Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 1/8

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Émile Testard (Tome Ip. 138-141).
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Première partie. Livre I


VIII

LA CHAISE GILD-HOLM-’UR


Ce serait vainement qu’on chercherait aujourd’hui, dans l’anse du Houmet, la maison de Gilliatt, son jardin, et la crique où il abritait la panse. Le Bû de la Rue n’existe plus. La petite presqu’île qui portait cette maison est tombée sous le pic des démolisseurs de falaises et a été chargée, charretée à charretée, sur les navires des brocanteurs de rochers et des marchands de granit. Elle est devenue quai, église et palais, dans la capitale. Toute cette crête d’écueils est depuis longtemps partie pour Londres.

Ces allongements de rochers dans la mer, avec leurs crevasses et leurs dentelures, sont de vraies petites chaînes de montagnes ; on a, en les voyant, l’impression qu’aurait un géant regardant les Cordillères. L’idiome local les appelle Banques. Ces banques ont des figures diverses. Les unes ressemblent à une épine dorsale, chaque rocher est une vertèbre ; les autres à une arête de poisson ; les autres à un crocodile qui boit.

À l’extrémité de la banque du Bû de la Rue, il y avait une grande roche que les pêcheurs du Houmet appelaient la Corne de la Bête. Cette roche, sorte de Pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au pinacle de Jersey. À marée haute, le flot la séparait de la banque, et la Corne était isolée. À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. La curiosité de ce rocher, c’était, du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue ; on s’y arrêtait « pour l’amour du prospect », comme on dit à Guernesey ; quelque chose vous retenait ; il y a un charme dans les grands horizons. Cette chaise s’offrait ; elle faisait une sorte de niche dans la façade à pic du rocher ; grimper à cette niche était facile, la mer qui l’avait taillée dans le roc avait étagé au-dessous et commodément disposé une sorte d’escalier de pierres plates ; l’abîme a de ces prévenances, défiez-vous de ses politesses ; la chaise tentait, on y montait, on s’y asseyait ; là on était à l’aise ; pour siège le granit usé et arrondi par l’écume, pour accoudoirs deux anfractuosités qui semblaient faites exprès, pour dossier toute la haute muraille verticale du rocher qu’on admirait au-dessus de sa tête sans penser à se dire qu’il serait impossible de l’escalader ; rien de plus simple que de s’oublier dans ce fauteuil ; on découvrait toute la mer, on voyait au loin les navires arriver ou s’en aller, on pouvait suivre des yeux une voile jusqu’à ce qu’elle s’enfonçât au delà des Casquets sous la rondeur de l’océan, on s’émerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la brise et du flot ; il existe à Cayenne un vespertilio, sachant ce qu’il fait, qui vous endort dans l’ombre avec un doux et ténébreux battement d’ailes ; le vent est cette chauve-souris invisible ; quand il n’est pas ravageur, il est endormeur. On contemplait la mer, on écoutait le vent, on se sentait gagner par l’assoupissement de l’extase. Quand les yeux sont remplis d’un excès de beauté et de lumière, c’est une volupté de les fermer. Tout à coup on se réveillait. Il était trop tard. La marée avait grossi peu à peu. L’eau enveloppait le rocher.

On était perdu.

Redoutable blocus que celui-ci : la mer montante.

La marée croît insensiblement d’abord, puis violemment. Arrivée aux rochers, la colère la prend, elle écume. Nager ne réussit pas toujours dans les brisants. D’excellents nageurs s’étaient noyés à la corne du Bû de la Rue.

En de certains lieux, à de certaines heures, regarder la mer est un poison. C’est comme, quelquefois, regarder une femme.

Les très anciens habitants de Guernesey appelaient jadis cette niche façonnée dans le roc par le flot la chaise Gild-Holm-’Ur, ou Kidormur. Mot celte, dit-on, que ceux qui savent le celte ne comprennent pas et que ceux qui savent le français comprennent. Qui-dort-meurt. Telle est la traduction paysanne.

On est libre de choisir entre cette traduction, Qui-dort-meurt, et la traduction donnée en 1819, je crois, dans l’Armoricain, par M. Athénas. Selon cet honorable celtisant, Gild-Holm-’Ur signifierait Halte-de-troupes-d’oiseaux.

Il existe à Aurigny une autre chaise de ce genre, qu’on nomme la Chaise-au-Moine, si bien confectionnée par le flot, et avec une saillie de roche ajustée si à propos, qu’on pourrait dire que la mer a la complaisance de vous mettre un tabouret sous les pieds.

Au plein de la mer, à la marée haute, on n’apercevait plus la chaise Gild-Holm-’Ur. L’eau la couvrait entièrement.

La chaise Gild-Holm-’Ur était la voisine du Bû de la Rue. Gilliatt la connaissait et s’y asseyait. Il venait souvent là. Méditait-il ? Non. Nous venons de le dire, il songeait. Il ne se laissait pas surprendre par la marée.