Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/09

La bibliothèque libre.
Émile Testard (Tome IIp. 51-55).
La forge  ►
Deuxième partie. Livre I


IX

L’ÉCUEIL, ET LA MANIÈRE DE S’EN SERVIR


Une semaine se passa.

Quoiqu’on fût dans une saison de pluie, il ne pleuvait pas, ce qui réjouissait fort Gilliatt.

Du reste, ce qu’il entreprenait dépassait, en apparence du moins, la force humaine. Le succès était tellement invraisemblable que la tentative paraissait folle.

Les opérations serrées de près manifestent leurs empêchements et leurs périls. Rien n’est tel que de commencer pour voir combien il sera malaisé de finir. Tout début résiste. Le premier pas qu’on fait est un révélateur inexorable. La difficulté qu’on touche pique comme une épine.

Gilliatt eut tout de suite à compter avec l’obstacle.

Pour tirer du naufrage, où elle était aux trois quarts enfoncée, la machine de la Durande, pour tenter, avec quelque chance de réussite, un tel sauvetage en un tel lieu dans une telle saison, il semblait qu’il fallût être une troupe d’hommes, Gilliatt était seul ; il fallait tout un outillage de charpenterie et de machinerie, Gilliatt avait une scie, une hache, un ciseau et un marteau ; il fallait un bon atelier et un bon baraquement, Gilliatt n’avait pas de toit ; il fallait des provisions et des vivres, Gilliatt n’avait pas de pain.

Quelqu’un qui, pendant toute cette première semaine, eût vu Gilliatt travailler dans l’écueil, ne se fût pas rendu compte de ce qu’il voulait faire. Il semblait ne plus songer à la Durande ni aux deux Douvres. Il n’était occupé que de ce qu’il y avait dans les brisants ; il paraissait absorbé dans le sauvetage des petites épaves. Il profitait des marées basses pour dépouiller les récifs de tout ce que le naufrage leur avait partagé. Il allait de roche en roche ramassant ce que la mer y avait jeté, les haillons de voilure, les bouts de corde, les morceaux de fer, les éclats de panneaux, les bordages défoncés, les vergues cassées, là une poutre, là une chaîne, là une poulie.

En même temps il étudiait toutes les anfractuosités de l’écueil. Aucune n’était habitable, au grand désappointement de Gilliatt qui avait froid la nuit dans l’entre-deux de pavés où il logeait sur le comble de la grande Douvre, et qui eût souhaité trouver une meilleure mansarde.

Deux de ces anfractuosités étaient assez spacieuses ; quoique le dallage de roche naturel en fût presque partout oblique et inégal, on pouvait s’y tenir debout et y marcher. La pluie et le vent y avaient leurs aises, mais les plus hautes marées ne les atteignaient point. Elles étaient voisines de la petite Douvre, et d’un abord possible à toute heure. Gilliatt décida que l’une serait un magasin, et l’autre une forge.

Avec tous les rabans de têtière et tous les rabans de pointure qu’il put recueillir, il fit des ballots des menues épaves, liant les débris en faisceaux et les toiles en paquets. Il aiguilleta soigneusement le tout. À mesure que la marée en montant venait renflouer ces ballots, il les traînait à travers les récifs jusqu’à son magasin. Il avait trouvé dans un creux de roche une guinderesse au moyen de laquelle il pouvait haler même les grosses pièces de charpente. Il tira de la mer de la même façon les nombreux tronçons de chaînes, épars dans les brisants.

Gilliatt était tenace et étonnant dans ce labeur. Il faisait tout ce qu’il voulait. Rien ne résiste à un acharnement de fourmi.

À la fin de la semaine, Gilliatt avait dans ce hangar de granit tout l’informe bric-à-brac de la tempête mis en ordre. Il y avait le coin des écouets et le coin des écoutes ; les boulines n’étaient point mêlées avec les drisses ; les bigots étaient rangés selon la quantité de trous qu’ils avaient ; les emboudinures, soigneusement détachées des organeaux des ancres brisées, étaient roulées en écheveaux ; les moques, qui n’ont point de rouet, étaient séparées des moufles ; les cabillots, les margouillets, les pataras, les gabarons, les joutereaux, les calebas, les galoches, les pantoires, les oreilles d’âne, les racages, les bosses, les boutehors, occupaient, pourvu qu’ils ne fussent pas complètement défigurés par l’avarie, des compartiments différents ; toute la charpente, traversins, piliers, épontilles, chouquets, mantelets, jumelles, hiloires, était entassée à part ; chaque fois que cela avait été possible, les planches des fragments de franc-bord embouffeté avaient été rentrées les unes dans les autres ; il n’y avait nulle confusion des garcettes de ris avec les garcettes de tournevire, ni des araignées avec les touées, ni des poulies de galhauban avec les poulies de franc-funin, ni des morceaux de virure avec les morceaux de vibord ; un recoin avait été réservé à une partie du trelingage de la Durande, qui appuyait les haubans de hune et les gambes de hune. Chaque débris avait sa place. Tout le naufrage était là, classé et étiqueté. C’était quelque chose comme le chaos en magasin.

Une voile d’étai, fixée par de grosses pierres, recouvrait, fort trouée il est vrai, ce que la pluie pouvait endommager.

Si fracassé qu’eût été l’avant de la Durande, Gilliatt était parvenu à sauver les deux bossoirs avec leurs trois roues de poulies.

Il retrouva le beaupré, et il eut beaucoup de peine à en dérouler les liures ; elles étaient fort adhérentes, ayant été, comme toujours, faites au cabestan, et par un temps sec. Gilliatt pourtant les détacha, ce gros funin pouvant lui être fort utile.

Il avait également recueilli la petite ancre qui était demeurée accrochée dans un creux de bas-fond où la mer descendante la découvrait.

Il trouva dans ce qui avait été la cabine de Tangrouille un morceau de craie, et le serra soigneusement. On peut avoir des marques à faire.

Un seau de cuir à incendie et plusieurs bailles en assez bon état complétaient cet en-cas de travail.

Tout ce qui restait du chargement de charbon de terre de la Durande fut porté dans le magasin.

En huit jours ce sauvetage des débris fut achevé ; l’écueil fut nettoyé, et la Durande fut allégée. Il ne resta plus sur l’épave que la machine.

Le morceau de la muraille de l’avant qui adhérait à l’arrière ne fatiguait point la carcasse. Il y pendait sans tiraillement, étant soutenu par une saillie de roche. Il était d’ailleurs large et vaste, et lourd à traîner, et il eût encombré le magasin. Ce panneau de muraille avait l’aspect d’un radeau. Gilliatt le laissa où il était.

Gilliatt, profondément pensif dans ce labeur, chercha en vain la « poupée » de la Durande. C’était une des choses que le flot avait à jamais emportées. Gilliatt, pour la retrouver, eût donné ses deux bras, s’il n’en eût pas eu tant besoin.

À l’entrée du magasin et en dehors, on voyait deux tas de rebut, le tas de fer, bon à reforger, et le tas de bois, bon à brûler.

Gilliatt était à la besogne au point du jour. Hors des heures de sommeil, il ne prenait pas un moment de repos.

Les cormorans, volant çà et là, le regardaient travailler.