Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 2/04

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Émile Testard (Tome IIp. 97-104).


IV

SUB RE


L’homme qui faisait ces choses était devenu effrayant.

Gilliatt, dans ce labeur multiple, dépensait toutes ses forces à la fois ; il les renouvelait difficilement.

Privations d’un côté, lassitude de l’autre, il avait maigri. Ses cheveux et sa barbe avaient poussé. Il n’avait plus qu’une chemise qui ne fût pas en loques. Il était pieds nus, le vent ayant emporté un de ses souliers, et la mer l’autre. Les éclats de l’enclume rudimentaire, et fort dangereuse, dont il se servait, lui avaient fait aux mains et aux bras de petites plaies, éclaboussures du travail. Ces plaies, écorchures plutôt que blessures, étaient superficielles, mais irritées par l’air vif et par l’eau salée.

Il avait faim, il avait soif, il avait froid.

Son bidon d’eau douce était vide. Sa farine de seigle était employée ou mangée. Il n’avait plus qu’un peu de biscuit.

Il le cassait avec les dents, manquant d’eau pour le détremper.

Peu à peu et jour à jour ses forces décroissaient.

Ce rocher redoutable lui soutirait la vie.

Boire était une question ; manger était une question ; dormir était une question.

Il mangeait quand il parvenait à prendre un cloporte de mer ou un crabe ; il buvait quand il voyait un oiseau de mer s’abattre sur une pointe de rocher. Il y grimpait et y trouvait un creux avec un peu d’eau douce. Il buvait après l’oiseau, quelquefois avec l’oiseau ; car les mauves et les mouettes s’étaient accoutumées à lui, et ne s’envolaient pas à son approche. Gilliatt, même dans ses plus grandes faims, ne leur faisait point de mal. Il avait, on s’en souvient, la superstition des oiseaux. Les oiseaux, de leur côté, ses cheveux étant hérissés et horribles et sa barbe longue, n’en avaient plus peur ; ce changement de figure les rassurait ; ils ne le trouvaient plus un homme et le croyaient une bête.

Les oiseaux et Gilliatt étaient maintenant bons amis. Ces pauvres s’entr’aidaient. Tant que Gilliatt avait eu du seigle, il leur avait émietté de petits morceaux des galettes qu’il faisait ; à cette heure, à leur tour, ils lui indiquaient les endroits où il y avait de l’eau.

Il mangeait les coquillages crus ; les coquillages sont, dans une certaine mesure, désaltérants. Quant aux crabes, il les faisait cuire ; n’ayant pas de marmite, il les rôtissait entre deux pierres rougies au feu, à la manière des gens sauvages des îles Féroë.

Cependant un peu d’équinoxe s’était déclaré ; la pluie était venue ; mais une pluie hostile. Point d’ondées, point d’averses, mais de longues aiguilles, fines, glacées, pénétrantes, aiguës, qui perçaient les vêtements de Gilliatt jusqu’à la peau et la peau jusqu’aux os. Cette pluie donnait peu à boire et mouillait beaucoup.

Avare d’assistance, prodigue de misère, telle était cette pluie, indigne du ciel. Gilliatt l’eut sur lui pendant plus d’une semaine tout le jour et toute la nuit. Cette pluie était une mauvaise action d’en haut.

La nuit, dans son trou de rocher, il ne dormait que par l’accablement du travail. Les grands cousins de mer venaient le piquer. Il se réveillait couvert de pustules.

Il avait la fièvre, ce qui le soutenait ; la fièvre est un secours, qui tue. D’instinct, il mâchait du lichen ou suçait des feuilles de cochléaria sauvage, maigres pousses des fentes sèches de l’écueil. Du reste, il s’occupait peu de sa souffrance. Il n’avait pas le temps de se distraire de sa besogne à cause de lui, Gilliatt. La machine de la Durande se portait bien. Cela lui suffisait.

À chaque instant, pour les nécessités de son travail, il se jetait à la nage, puis reprenait pied. Il entrait dans l’eau et en sortait, comme on passe d’une chambre de son appartement dans l’autre.

Ses vêtements ne séchaient plus. Ils étaient pénétrés d’eau de pluie qui ne tarissait pas et d’eau de mer qui ne sèche jamais. Gilliatt vivait mouillé.

Vivre mouillé est une habitude qu’on prend. Les pauvres groupes irlandais, vieillards, mères, jeunes filles presque nues, enfants, qui passent l’hiver en plein air sous l’averse et la neige blottis les uns contre les autres aux angles des maisons dans les rues de Londres, vivent et meurent mouillés.

Être mouillé et avoir soif ; Gilliatt endurait cette torture bizarre. Il mordait par moments la manche de sa vareuse.

Le feu qu’il faisait ne le réchauffait guère ; le feu en plein air n’est qu’un demi-secours ; on brûle d’un côté et l’on gèle de l’autre.

Gilliatt, en sueur, grelottait.

Tout résistait autour de Gilliatt dans une sorte de silence terrible. Il se sentait l’ennemi.

Les choses ont un sombre Non possumus.

Leur inertie est un avertissement lugubre.

Une immense mauvaise volonté entourait Gilliatt. Il avait des brûlures et des frissons. Le feu le mordait, l’eau le glaçait, la soif l’enfiévrait, le vent lui déchirait ses habits, la faim lui minait l’estomac. Il subissait l’oppression d’un ensemble épuisant. L’obstacle, tranquille, vaste, ayant l’irresponsabilité apparente du fait fatal, mais plein d’on ne sait quelle unanimité farouche, convergeait de toutes parts sur Gilliatt. Gilliatt le sentait appuyé inexorablement sur lui. Nul moyen de s’y soustraire. C’était presque quelqu’un. Gilliatt avait conscience d’un rejet sombre et d’une haine faisant effort pour le diminuer. Il ne tenait qu’à lui de fuir ; mais, puisqu’il restait, il avait affaire à l’hostilité impénétrable. Ne pouvant le mettre dehors, on le mettait dessous. On ? L’inconnu. Cela l’étreignait, le comprimait, lui ôtait la place, lui ôtait l’haleine. Il était meurtri par l’invisible. Chaque jour la vis mystérieuse se serrait d’un cran.

La situation de Gilliatt en ce milieu inquiétant ressemblait à un duel louche dans lequel il y a un traître.

La coalition des forces obscures l’environnait. Il sentait une résolution de se débarrasser de lui. C’est ainsi que le glacier chasse le bloc erratique.

Presque sans avoir l’air d’y toucher, cette coalition latente le mettait en haillons, en sang, aux abois, et, pour ainsi dire, hors de combat avant le combat. Il n’en travaillait pas moins, et sans relâche ; mais, à mesure que l’ouvrage se faisait, l’ouvrier se défaisait. On eût dit que cette fauve nature, redoutant l’âme, prenait le parti d’exténuer l’homme. Gilliatt tenait tête, et attendait. L’abîme commençait par l’user. Que ferait l’abîme ensuite ?

La double Douvre, ce dragon fait de granit et embusqué en pleine mer, avait admis Gilliatt. Elle l’avait laissé entrer et laissé faire. Cette acceptation ressemblait à l’hospitalité d’une gueule ouverte.

Le désert, l’étendue, l’espace où il y a pour l’homme tant de refus, l’inclémence muette des phénomènes suivant leurs cours, la grande loi générale implacable et passive, les flux et reflux, l’écueil, pléiade noire dont chaque pointe est une étoile à tourbillons, centre d’une irradiation de courants, on ne sait quel complot de l’indifférence des choses contre la témérité d’un être, l’hiver, les nuées, la mer assiégeante, enveloppaient Gilliatt, le cernaient lentement, se fermaient en quelque sorte sur lui, et le séparaient des vivants comme un cachot qui monterait autour d’un homme. Tout contre lui, rien pour lui ; il était isolé, abandonné, affaibli, miné, oublié. Gilliatt avait sa cambuse vide, son outillage ébréché ou défaillant, la soif et la faim le jour, le froid la nuit, des plaies et des loques, des guenilles sur des suppurations, des trous aux habits et à la chair, les mains déchirées, les pieds saignants, les membres maigres, le visage livide, une flamme dans les yeux.

Flamme superbe, la volonté visible. L’œil de l’homme est ainsi fait qu’on y aperçoit sa vertu. Notre prunelle dit quelle quantité d’homme il y a en nous. Nous nous affirmons par la lumière qui est sous notre sourcil. Les petites consciences clignent de l’œil, les grandes jettent des éclairs. Si rien ne brille sous la paupière, c’est que rien ne pense dans le cerveau, c’est que rien n’aime dans le cœur. Celui qui aime veut, et celui qui veut éclaire et éclate. La résolution met le feu au regard ; feu admirable qui se compose de la combustion des pensées timides.

Les opiniâtres sont les sublimes. Qui n’est que brave n’a qu’un accès, qui n’est que vaillant n’a qu’un tempérament, qui n’est que courageux n’a qu’une vertu ; l’obstiné dans le vrai a la grandeur. Presque tout le secret des grands cœurs est dans ce mot : perseverando. La persévérance est au courage ce que la roue est au levier ; c’est le renouvellement perpétuel du point d’appui. Que le but soit sur la terre ou au ciel, aller au but, tout est là ; dans le premier cas, on est Colomb, dans le second cas, on est Jésus. La croix est folle ; de là sa gloire. Ne pas laisser discuter sa conscience ni désarmer sa volonté, c’est ainsi qu’on obtient la souffrance, et le triomphe. Dans l’ordre des faits moraux tomber n’exclut point planer. De la chute sort l’ascension. Les médiocres se laissent déconseiller par l’obstacle spécieux ; les forts, non. Périr est leur peut-être, conquérir est leur certitude. Vous pouvez donner à Étienne toutes sortes de bonnes raisons pour qu’il ne se fasse pas lapider. Le dédain des objections raisonnables enfante cette sublime victoire vaincue qu’on nomme le martyre.

Tous les efforts de Gilliatt semblaient cramponnés à l’impossible, la réussite était chétive ou lente, et il fallait dépenser beaucoup pour obtenir peu ; c’est là ce qui le faisait magnanime, c’est là ce qui le faisait pathétique.

Que, pour échafauder quatre poutres au-dessus d’un navire échoué, pour découper et isoler dans ce navire la partie sauvetable, pour ajuster à cette épave dans l’épave quatre palans avec leurs câbles, il eût fallu tant de préparatifs, tant de travaux, tant de tâtonnements, tant de nuits sur la dure, tant de jours dans la peine, c’était là la misère du travail solitaire. Fatalité dans la cause, nécessité dans l’effet. Cette misère, Gilliatt l’avait plus qu’acceptée ; il l’avait voulue. Redoutant un concurrent, parce qu’un concurrent eût pu être un rival, il n’avait point cherché d’auxiliaire. L’écrasante entreprise, le risque, le danger, la besogne multipliée par elle-même, l’engloutissement possible du sauveteur par le sauvetage, la famine, la fièvre, le dénûment, la détresse, il avait tout pris pour lui seul. Il avait eu cet égoïsme.

Il était sous une sorte d’effrayante cloche pneumatique. La vitalité se retirait peu à peu de lui. Il s’en apercevait à peine.

L’épuisement des forces n’épuise pas la volonté. Croire n’est que la deuxième puissance ; vouloir est la première. Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont rien à côté de ce que fait la volonté. Tout le terrain que Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. L’amoindrissement de l’homme physique sous l’action refoulante de cette sauvage nature aboutissait au grandissement de l’homme moral.

Gilliatt ne sentait point la fatigue, ou, pour mieux dire, n’y consentait pas. Le consentement de l’âme refusé aux défaillances du corps est une force immense.

Gilliatt voyait les pas que faisait son travail, et ne voyait que cela. C’était le misérable sans le savoir. Son but, auquel il touchait presque, l’hallucinait. Il souffrait toutes ces souffrances sans qu’il lui vînt une autre pensée que celle-ci : en avant ! Son œuvre lui montait à la tête. La volonté grise. On peut s’enivrer de son âme.

Cette ivrognerie-là s’appelle l’héroïsme.

Gilliatt était une espèce de Job de l’océan.

Mais un Job luttant, un Job combattant et faisant front aux fléaux, un Job conquérant, et, si de tels mots n’étaient pas trop grands pour un pauvre matelot pêcheur de crabes et de langoustes, un Job Prométhée.