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Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 2/07

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Émile Testard (Tome IIp. 117-122).


VII

TOUT DE SUITE UN DANGER


Il y avait peu de brise, mais ce qui soufflait, soufflait de l’ouest. C’est une mauvaise habitude que le vent a volontiers dans l’équinoxe.

La marée montante, selon le vent qui souffle, se comporte diversement dans l’écueil Douvres. Suivant la rafale qui le pousse, le flot entre dans ce corridor soit par l’est, soit par l’ouest. Si la mer entre par l’est, elle est bonne et molle ; si elle entre par l’ouest, elle est furieuse. Cela tient à ce que le vent d’est, venant de terre, a peu d’haleine, tandis que le vent d’ouest, qui traverse l’Atlantique, apporte tout le souffle de l’immensité. Même très peu de brise apparente, si elle vient de l’ouest, est inquiétante. Elle roule les larges lames de l’étendue illimitée, et pousse trop de vague à la fois dans l’étranglement.

Une eau qui s’engouffre est toujours affreuse. Il en est d’une eau comme d’une foule ; une multitude est un liquide ; quand la quantité pouvant entrer est moindre que la quantité voulant entrer, il y a écrasement pour la foule et convulsion pour l’eau. Tant que le vent du couchant règne, fût-ce la plus faible brise, les Douvres ont deux fois par jour cet assaut. La marée s’élève, le flux presse, la roche résiste, le goulet ne s’ouvre qu’avarement, le flot enfoncé de force bondit et rugit, et une houle forcenée bat les deux façades intérieures de la ruelle. De sorte que les Douvres, par le moindre vent d’ouest, offrent ce spectacle singulier : dehors, sur la mer, le calme ; dans l’écueil, un orage. Ce tumulte local et circonscrit n’a rien d’une tempête ; ce n’est qu’une émeute de vagues, mais terrible. Quant aux vents de nord et de sud, ils prennent l’écueil en travers et ne font que peu de ressac dans le boyau. L’entrée par l’est, détail qu’il faut rappeler, confine au rocher l’Homme, l’ouverture redoutable de l’ouest est à l’extrémité opposée, précisément entre les deux Douvres.

C’est à cette ouverture de l’ouest que se trouvait Gilliatt avec la Durande échouée et la panse embossée.

Une catastrophe semblait inévitable. Cette catastrophe imminente avait, en quantité faible, mais suffisante, le vent qu’il lui fallait.

Avant peu d’heures, le gonflement de la marée ascendante allait se ruer de haute lutte dans le détroit des Douvres. Les premières lames bruissaient déjà. Ce gonflement, mascaret de tout l’Atlantique, aurait derrière lui la totalité de la mer. Aucune bourrasque, aucune colère ; mais une simple onde souveraine contenant en elle une force d’impulsion qui, partie de l’Amérique pour aboutir à l’Europe, a deux mille lieues de jet. Cette onde, barre gigantesque de l’océan, rencontrerait l’hiatus de l’écueil et, froncée aux deux Douvres, tours de l’entrée, piliers du détroit, enflée par le flux, enflée par l’empêchement, repoussée par le rocher, surmenée par la brise, ferait violence à l’écueil, pénétrerait avec toutes les torsions de l’obstacle subi et toutes les frénésies de la vague entravée, entre les deux murailles, y trouverait la panse et la Durande, et les briserait.

Contre cette éventualité, il fallait un bouclier. Gilliatt l’avait.

Il fallait empêcher la marée de pénétrer d’emblée, lui interdire de heurter tout en la laissant monter, lui barrer le passage sans lui refuser l’entrée, lui résister et lui céder, prévenir la compression du flot dans le goulet, qui était tout le danger, remplacer l’irruption par l’introduction, soutirer à la vague son emportement et sa brutalité, contraindre cette furie à la douceur. Il fallait substituer à l’obstacle qui irrite l’obstacle qui apaise.

Gilliatt, avec cette adresse qu’il avait, plus forte que la force, exécutant une manœuvre de chamois dans la montagne ou de sapajou dans la forêt, utilisant pour des enjambées oscillantes et vertigineuses la moindre pierre en saillie, sautant à l’eau, sortant de l’eau, nageant dans le remous, grimpant au rocher, une corde entre les dents, un marteau à la main, détacha le grelin qui maintenait suspendu et collé au soubassement de la petite Douvre le pan de muraille de l’avant de la Durande, façonna avec des bouts de haussière des espèces de gonds rattachant ce panneau aux gros clous plantés dans le granit, fit tourner sur ces gonds cette armature de planches pareille à une trappe d’écluse, l’offrit en flanc, comme on fait d’une joue de gouvernail, au flot qui en poussa et en appliqua une extrémité sur la grande Douvre pendant que les gonds de corde retenaient sur la petite Douvre l’autre extrémité, opéra sur la grande Douvre, au moyen des clous d’attente plantés d’avance, la même fixation que sur la petite, amarra solidement cette vaste plaque de bois au double pilier du goulet, croisa sur ce barrage une chaîne comme un baudrier sur une cuirasse, et en moins d’une heure cette clôture se dressa contre la marée, et la ruelle de l’écueil fut fermée comme par une porte.

Cette puissante applique, lourde masse de poutres et de planches, qui, à plat eût été un radeau, et, debout, était un mur, avait, le flot aidant, été maniée par Gilliatt avec une dextérité de saltimbanque. On pourrait presque dire que le tour était fait avant que la mer montante eût eu le temps de s’en apercevoir.

C’était un de ces cas où Jean Bart eût dit le fameux mot qu’il adressait au flot de la mer chaque fois qu’il esquivait un naufrage : attrapé, l’anglais ! On sait que quand Jean Bart voulait insulter l’océan, il l’appelait l’anglais.

Le détroit barré, Gilliatt songea à la panse. Il dévida assez de câble sur les deux ancres pour qu’elle pût monter avec la marée. Opération analogue à ce que les anciens marins appelaient « mouiller avec des embossures ». Dans tout ceci, Gilliatt n’était pas pris au dépourvu ; le cas était prévu ; un homme du métier l’eût reconnu à deux poulies de guinderesse frappées en galoche à l’arrière de la panse, dans lesquelles passaient deux grelins dont les bouts étaient en ralingue aux organeaux des deux ancres.

Cependant le flux avait grossi ; la demi-montée s’était faite ; c’est à ce moment que les chocs des lames de la marée, même paisible, peuvent être rudes. Ce que Gilliatt avait combiné se réalisa. Le flot roulait violemment vers le barrage, le rencontrait, s’y enflait, et passait dessous. Au dehors, c’était la houle, au dedans l’infiltration. Gilliatt avait imaginé quelque chose comme les fourches caudines de la mer. La marée était vaincue.