Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 3/1

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Émile Testard (Tome IIp. 145-147).
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I

L’EXTRÊME TOUCHE L’EXTRÊME, ET LE CONTRAIRE ANNONCE LE CONTRAIRE


Rien n’est menaçant comme l’équinoxe en retard.

Il y a sur la mer un phénomène farouche qu’on pourrait appeler l’arrivée des vents du large.

En toute saison, particulièrement à l’époque des syzygies, à l’instant où l’on doit le moins s’y attendre, la mer est prise soudain d’une tranquillité étrange. Ce prodigieux mouvement perpétuel s’apaise ; il a de l’assoupissement ; il entre en langueur ; il semble qu’il va se donner relâche ; on pourrait le croire fatigué. Tous les chiffons marins, depuis le guidon de pêche jusqu’aux enseignes de guerre, pendent le long des mâts. Les pavillons amiraux, royaux, impériaux, dorment.

Tout à coup ces loques se mettent à remuer discrètement.

C’est le moment, s’il y a des nuages, d’épier la formation des cirrus ; si le soleil se couche, d’examiner la rougeur du soir ; s’il fait nuit et s’il y a lune, d’étudier les halos.

Dans cette minute-là, le capitaine ou le chef d’escadre qui a la chance de posséder un de ces verres-de-tempête dont l’inventeur est inconnu observe ce verre au microscope et prend ses précautions contre le vent du sud si la mixture a un aspect de sucre fondu, et contre le vent du nord si la mixture s’exfolie en cristallisations pareilles à des fourrés de fougères ou à des bois de sapins. Dans cette minute-là, après avoir consulté quelque gnomon mystérieux gravé par les romains, ou par les démons, sur une de ces énigmatiques pierres droites qu’on appelle en Bretagne menhir et en Irlande cruach, le pauvre pêcheur irlandais ou breton retire sa barque de la mer.

Cependant la sérénité du ciel et de l’océan persiste. Le matin se lève radieux et l’aurore sourit ; ce qui remplissait d’horreur religieuse les vieux poëtes et les vieux devins, épouvantés qu’on pût croire à la fausseté du soleil. Solem quis dicere falsum audeat ?

La sombre vision du possible latent est interceptée à l’homme par l’opacité fatale des choses. Le plus redoutable et le plus perfide des aspects, c’est le masque de l’abîme.

On dit : anguille sous roche ; on devrait dire : tempête sous calme.

Quelques heures, quelques jours parfois, se passent ainsi. Les pilotes braquent leurs longues-vues çà et là. Le visage des vieux marins a un air de sévérité qui tient à la colère secrète de l’attente.

Subitement on entend un grand murmure confus. Il y a une sorte de dialogue mystérieux dans l’air.

On ne voit rien.

L’étendue demeure impassible.

Cependant le bruit s’accroît, grossit, s’élève. Le dialogue s’accentue.

Il y a quelqu’un derrière l’horizon.

Quelqu’un de terrible, le vent.

Le vent, c’est-à-dire cette populace de titans que nous appelons les souffles.

L’immense canaille de l’ombre.

L’Inde les nommait les Marouts, la Judée les Kéroubims, la Grèce les Aquilons. Ce sont les invisibles oiseaux fauves de l’infini. Ces borées accourent.