Les Tremblements de terre/I/09

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J.-B. Baillière et Fils (p. 135-146).

CHAPITRE IX


DÉGAGEMENT DE FLUIDES ÉLASTIQUES
ET MODIFICATIONS PERMANENTES DU SOL


Parmi les questions que soulève l’étude des tremblements de terre, il en est que les observations récentes paraissent résoudre en sens contraire des idées naguère généralement admises. L’une d’elles est relative à l’existence de dégagements de gaz et de vapeurs, en dehors des régions volcaniques, au moment des commotions séismiques. Il est peu de tremblements de terre dans lesquels on n’ait signalé l’émission de gaz, de fumée ou d’odeurs singulières, provenant des fentes du sol nouvellement ouvertes, et dans ces émanations on a vu les traces d’éruptions volcaniques avortées. La production de ces dégagements de matières volatiles était liée, dans l’esprit de ceux qui en admettaient la réalité et l’importance, à l’une des théories le plus volontiers acceptées sur la cause des ébranlements souterrains. Mais une enquête poussée suffisamment loin démontre que les émanations en question font défaut dans la presque totalité des cas, et, quand par hasard on en observe quelque indication, l’explication en est facile et peut toujours être rapportée à quelque phénomène superficiel, sans aucune relation immédiate avec la constitution géologique des parties profondes du sol. Tantôt c’est une montagne calcaire dont les assises redressées laissent passer un courant d’air qui monte entre les strates et s’échappe à un niveau élevé après avoir pénétré dans la masse stratifiée par un point situé à la base des pentes. Ces dégagements d’air tiède, plus ou moins altéré, sont connus d’ailleurs en beaucoup de localités où ils constituent un phénomène naturel permanent, indépendant des séismes. Un tremblement de terre en peut modifier le débit ou le trajet, de même qu’il change habituellement la direction et le volume des cours d’eau souterrains, tarissant les sources ou augmentant le volume de leurs eaux ou bien encore en créant de nouvelles. D’autres fois, c’est un amas d’argile boueuse chargée de gaz des marais, provenant d’une décomposition de matières organiques dont la partie superficielle desséchée à l’air formait comme un revêtement imperméable. Cette partie durcie venant à être fendillée par les secousses, la boue sous-jacente laisse échapper les effluves du gaz qu’elle tenait emprisonné. Il se fait ainsi un dégagement gazeux généralement de très médiocre importance. Rien dans tout cela ne rappelle les violents dégagements de gaz et de vapeurs qui sont la cause des explosions dans les paroxysmes volcaniques. On ne peut même voir qu’une analogie lointaine et certainement douteuse entre ces faits et ceux qui caractérisent les volcans boueux.

Si quelque jour, un volcan nouveau se montre dans une région où jusqu’alors on n’a observé aucune manifestion éruptive, il est probable que le développement des phénomènes volcaniques normaux aura pour prélude de violents tremblements de terre ; mais, depuis le commencement de la période historique, rien de pareil n’a été constaté.

Il faut donc regarder comme fautifs ou suspects les récits si fréquents d’émissions de matières volatiles produites sous l’influence de commotions souterraines dans une région qui n’a pas été précédemment ou n’est pas encore le théâtre de phénomènes volcaniques.

Une seconde question, plus importante que la précédente doit aussi être résolue en sens inverse des idées qui ont régné dans la science jusqu’en ces dernières années. Il s’agit des changements durables dans la constitution du sol que l’on croyait naguère engendrés d’une manière fatale par les séismes. On pensait autrefois généralement, et beaucoup de savants partagent encore cette opinion, que tout violent tremblement de terre amenait nécessairement une dislocation profonde du sol et que des modifications stables dans le relief de la surface étaient la conséquence forcée de ces déplacements souterrains. On assimilait les fentes que produisent à notre époque les commotions séismiques avec les failles que l’on constate dans les anciens dépôts géologiques, et l’on a cherché à identifier les particularités que présentent ces deux catégories de phénomènes. Or, le trait essentiel qui distingue les failles anciennes est la dénivellation des deux bandes de terrain qui en constituent les bords. Par suite, on a cherché à prouver que des changements de niveau s’opéraient encore de nos jours de chaque côté des crevasses engendrées par les secousses et qu’un des bords des fentes subissait, par rapport à l’autre, un mouvement de descente correspondant à un affaissement inégal du terrain. Un examen rapide des modifications apportées par les ébranlements séismiques semble au premier abord donner raison aux partisans de cette idée. Les lèvres des fissures formées par les commotions souterraines présentent effectivement, dans la plupart des cas, des dénivellations légères. Mais il est facile de constater que les différences de niveau dues à l’action des secousses, sont opérées par un mécanisme spécial, bien différent de celui qui a donné naissance aux failles. Elles proviennent de ce que les déchirures du sol qu’elles affectent ont pour cause un glissement partiel de couches superficielles qui reposent sur un sous-sol incliné et sont susceptibles de se déplacer le long de leur surface de contact. Une assise dans ces conditions, lorsqu’elle est agitée par un tremblement de terre, tend à se détacher de la couche sous-jacente et à glisser vers le bas de la pente. La crevasse qui se fait résulte de ce qu’ordinairement l’assise qui subit ce mouvement ne se déplace qu’en partie. La fente se produit au point de séparation de la partie qui glisse et de celle qui demeure en place. Il ne s’agit donc pas là du déplacement d’une bande de terrain dans le sens vertical, correspondant à un effondrement ou à un tassement profond. On se trouve simplement en présence d’un glissement superficiel dont la cause est visible et qui ne constitue qu’un phénomène de médiocre importance.

Le tremblement de terre du 25 décembre 1884 en Andalousie a fourni plusieurs faits qui viennent à l’appui de notre assertion. Au nord-ouest de Grenade, à quelques kilomètres de cette ville, le tremblement de terre s’est fait sentir avec une certaine énergie sur le territoire de Guévéjar et y a occasionné des crevasses du sol qui ont vivement appelé l’attention. Le village est bâti sur une couche épaisse d’argile qui repose sur des bancs calcaires fortement inclinés et se trouve adossé à des escarpements formés des mêmes bancs. Les secousses ont eu pour effet d’entraîner vers le bas de la pente une portion de ce sol plastique avec tout ce qu’il portait. Le glissement a été de quelques mètres le long de la pente ; les arbres, les maisons, tout ce qui se trouvait sur une partie du terrain se sont trouvés mis en mouvement avec lui et se sont déplacés en même temps. La portion du terrain demeurée stationnaire s’est ainsi séparée de la partie dérangée par des crevasses d’un à deux mètres de large et de quelques mètres de profondeur. La déchirure tout à fait superficielle a laissé intacte la roche sous-jacente à la masse argileuse.

À Guaro, près de Periana, dans la province de Malaga, le phénomène, plus accentué encore, s’explique de la même façon. Là, le sol très incliné était constitué par une argile détrempée par des sources abondantes, recouverte de quelques lambeaux calcaires et adossée à des escarpements élevés de roches compactes jurassiques. Un sol aussi peu stable a été bouleversé violemment par les secousses. La masse argileuse, délayée par les pluies de l’hiver, a flué de tous côtés vers les parties déclives du terrain, transportant avec elle les débris d’assises calcaires dont elle était recouverte comme d’une carapace. Elle s’est sillonnée de larges crevasses transversales dues aux inégalités du mouvement de descente dont elle était animée. De plus, elle s’est détachée, vers le haut, des roches jurassiques auxquelles elle était adossée, et s’en est trouvée difinitivement séparée par une sorte de fossé peu profond, large de 1 à 2 mètres. Là encore, il ne peut donc être question de rien qui soit assimilable à une faille. Et il en est de même pour tous les exemples de fentes avec dénivellation qui ont été cités comme ayant eu pour cause un ébranlement souterrain. Toutes les fois que les faits signalés ont été soumis à un contrôle sérieux, on a toujours trouvé qu’il s’agissait de phénomènes superficiels comme ceux dont il vient d’être question et non de déplacements profonds transmis à la surface.

L’observation révèle au contraire que les effets des tremblements de terre sont à peine sensibles dès que l’on s’enfonce dans le sol. Ils ne se traduisent en effet que par les variations que présente le débit, le degré de limpidité et la température des sources. C’est ainsi par exemple que j’ai vu en 1867 à Mételin les eaux qui avaient circulé souterrainements dans des tufs trachytiques devenir laiteuses pendant quelques jours et subir les changements les plus inattendus dans leur débit. En 1854, en Andalousie, la commission française a constaté près du pont d’Ilo l’apparition d’une source abondante qui, dit-on, au moment de la secousse principale, avait présenté une température de 45°, et qui, trois mois plus tard, possédait encore une température de 26°. Par suite du même tremblement de terre des modifications sensibles se sont manifestées dans le débit, la température et même dans la composition chimique des eaux de la source thermale d’Alhama ; en même temps, une autre source abondante ayant à peu près la température et la composition de la source ancienne, s’est montrée un kilomètre plus loin.

Les exemples de ce genre abondent dans les annales de la séismologie, et le recul des eaux du Jourdain décrit dans les vers du Psalmiste n’est autre chose que l’arrêt des sources qui alimentent le fleuve ; il est du reste rattaché par l’auteur sacré à l’ébranlement des collines et des montagnes et au mouvement de la mer dont le poète décrit l’imposante évolution en termes magnifiques[1].

Assurément les commotions n’arrivent pas à la surface du terrain sans produire quelques troubles dans les parties profondes qu’elles traversent, mais ces modifications ne sauraient être bien considérables, autrement elles entraîneraient des modifications importantes dans l’orographie de la région ébranlée. Ajoutons que dans l’intérieur des mines les chocs séismiques les plus violents passent le plus souvent inaperçus, les galeries ne sont jamais bouleversées, les boisages les plus imparfaits demeurent intacts. Les crevasses anciennes ne se rouvrent pas et les failles préexistantes ne manifestent aucun dérangement nouveau. Les parties superficielles du sol présentent seules des dérangements notables ; elles subissent le sort des constructions et des objets meubles qui s’y rencontrent ; de même qu’eux, elles sont secouées et tirées de leur position d’équilibre, disloquées si elles ne présentent entre elles qu’une faible cohésion. Dans ce qu’il est permis d’observer, rien ne prouve qu’il se produise profondément aucun tassement notable, aucun plissement des couches, aucune dislocation, aucun de ces dérangements que l’on a réunis sous le nom générique de phénomènes géotechniques.

Pour expliquer les désordres presque exclusivement superficiels causés par les tremblements de terre, on a comparé l’effet produit à ce qui a lieu quand des billes d’ivoire suspendues se trouvent en contact et que l’on donne un choc à celle qui est située à l’une des extrémités de la série. La seule qui se mette en mouvement est celle qui est placée à l’autre bout.

On a également expliqué le fait en disant que les roches de la surface offraient une élasticité plus grande que celles de la profondeur à cause de l’absence de pression, mais une telle opinion ne nous paraît pas plausible, eu égard aux limites des variations d’élasticité que peuvent présenter les roches. Ces variations sont trop faibles pour rendre compte de la différence des effets mécaniques produits. La première explication nous paraît bien plus satisfaisante, car il est indéniable par exemple que dans les localités où, sur une roche compacte repose un mince dépôt d’alluvion, celui-ci entre en mouvement « comme du sable sur la table de résonance d’un piano »[2]. Dans une même maison, les secousses d’un tremblement de terre sont bien plus fortement senties aux étages supérieurs qu’au rez-de-chaussée, et là plus encore que sur le sol des caves. Lors du tremblement de terre du 25 février dernier, M. Stéphan, à l’Observatoire de Marseille a pu, au second étage de l’établissement, noter tous les détails du phénomène, tandis que les personnes stationnant dans une pièce située au rez-de-chaussée, et au sous-sol du même édifice, n’ont éprouvé aucune sensation particulière. À Nice, dans un hôtel, dans les chambres du quatrième étage, tous les meubles ont été jetés par terre, tandis qu’au premier, tout s’est trouvé en place après l’ébranlement.

Le même fait peut être d’ailleurs constaté expérimentalement. Dans le cours des études préalables que j’ai dû faire avec M. Michel Lévy, pour arriver à la construction de l’appareil qui nous a servi à mesurer la vitesse de propagation des vibrations dans le sol, nous avons reconnu qu’un bain de mercure était fortement agité par les moindres mouvements de la rue quand il était placé sur une table de l’une des salles du second étage au Collège de France, et, qu’au contraire, il demeurait à peu près constamment au repos quand on le posait par terre sur le sol des caves.

Je ne crains donc pas de considérer comme controuvés tous les récits dans lesquels on a fait mention de la formation de fentes avec dérangement inégal et notable des assises du sol dans le sens vertical sous l’action des secousses d’un tremblement de terre, et où l’on n’a vu, dans les modifications toujours minimes de la surface, que l’indication d’un trouble beaucoup plus marqué dans la disposition des masses profondes de l’écorce terrestre[3].

L’opinion négative qui vient d’être émise, formulée surtout aussi nettement que je me suis efforcé de le faire, paraîtra certainement étrange à qui ne connaît les tremblements de terre que par les descriptions des ouvrages classiques ou par les récits toujours pleins d’exagération des recueils périodiques ; elles surprendront moins ceux qui ont cherché à étudier sur place ces mystérieux phénomènes. Quand un tremblement de terre a lieu, les termes dans lesquels il est raconté en amplifient généralement les moindres détails, mais, sur aucun point de la question, l’exagération n’est plus manifeste que dans l’exposé des modifications du sol. Les plus minces crevasses sont représentées comme de larges fossés ; des fentes de quelques mètres de profondeur sont décrites et figurées comme des cavités sans fond. Il est peu de sujets sur lesquels l’imagination des narrateurs se soit laissée aller avec plus de complaisance.

Je n’insisterais donc pas davantage sur cette discussion, s’il n’y avait lieu de prendre en considération quelques faits importants admis comme exacts par la plupart des savants qui s’occupent de physique terrestre, et qui, s’ils étaient réels, constitueraient autant d’arguments puissants en faveur de l’opinion que je combats.

Les principaux sont empruntés à l’observation des côtes du Chili et du Pérou, qui, comme on le sait, sont fréquemment ébranlées par les tremblements de terre. On rapporte que les commotions séismiques ont pour effet ordinaire d’y produire des dénivellations, de telle sorte que certaines plages sont envahies par la mer, tandis que d’autres s’exhaussent et laissent à sec des bandes de terrain jadis immergées. Suess, dans l’un des chapitres les plus intéressants de son magistral ouvrage de physique terrestre, a longuement réfuté ces opinions erronées, accréditées dans la science comme des sortes de légendes. Les lignes qui vont suivre ne font que reproduire les principaux traits de son argumentation[4].

Le premier fait cité comme exemple de soulèvement du sol à la suite d’un séisme est celui qui se rapporte au tremblement de terre de Callao, du 28 octobre 1746. L’ébranlement du sol fut accompagné de mouvements violents de la mer ; une marée extraordinaire inonda les ruines de Callao et couvrit les débris de la ville d’un énorme amas de sable et de cailloux roulés. L’île de San Lorenzo, située à 2 milles du rivage, se trouva séparée de la côte par un bras de mer profond, tandis que plus tard, en 1760, elle s’y trouvait presque réunie par un bas-fond. Évidemment, il ne s’agit point ici d’un soulèvement du sol, mais seulement d’un espace marin, creusé et comblé alternativement par les vagues.

Il en est de même pour les effets du tremblement de terre de Valparaiso du 19 novembre 1882. Le soulèvement de la côte décrit en détail par Mrs. Maria Graham dans une lettre adressée par elle à la Société géologique de Londres, est complètement nié par le zoologiste Cuming, témoin oculaire comme elle de l’événement. Le seul fait sur lequel ils soient d’accord est l’accumulation au devant des quais de la ville d’un amas de sable

  1. Si je cite avec quelque détail ces faits qui semblent contredire la thèse que je soutiens, c’est afin de laisser en dernier lieu le lecteur seul juge de la question débattue.
  2. Heim, Association scientifique, août 1880, p. 298.
  3. Les tremblements de terre qui accompagnent les éruptions volcaniques sont également très remarquables par l’absence ordinaire de changements dans la configuration du sol. La fissure longue quelquefois de plusieurs kilomètres, qui donne issue aux laves et aux dégagements de gaz s’accompagne rarement de dérangements considérables du terrain avoisinant. Les deux lèvres de la fissure offrent à peine de dénivellation. Quand il s’opère des changements durables, ils sont toujours peu importants. On peut en juger par les deux faits suivants que je considère comme tout à fait exceptionnels et par suite comme très remarquables.

    En décembre 1861, une éruption du Vésuve, précédée et accompagnée de secousses qui ont en partie ruiné la ville de Torre del Greco, a amené sur le bord de la mer dans le voisinage, sur une longueur de 200 mètres environ, un relèvement de la côte d’à peu près 1 mètre en sa partie centrale. Inversement, l’éruption de 1866 à Santorin a produit un affaissement du sol de l’île de Néa Kaméni. Les maisons bordant le quai, composées uniquement de rez-de-chaussée, se sont peu à peu enfoncées et quelques-unes ont été entièrement submergées. Cet effet s’est produit pendant une période de l’éruption durant laquelle il n’y avait pas d’explosions ni de secousses sensibles. Je ne connais pas d’exemples de soulèvement ou d’affaissement plus importants produits à l’époque contemporaine.

  4. Suess, Das Antlitz der Erde, t. I, p. 124.