Les Triomphes sur la vie et la mort de Madame Laure

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Troisième partie

Les Triomphes

sur la vie et la mort de madame Laure.



Argument général des Triomphes

L’intention du Poète, en composant ces triomphes, a été la même que celle qui lui a fait écrire le Canzoniere, c’est-à-dire de revenir de temps en temps par la pensée, soit au commencement, soit au cours, soit à la fin de sa passion amoureuse, et d’en prendre de fréquentes occasions pour payer un tribut d’éloges et d’hommages à l’unique et sublime objet de son amour.

Pour arriver à ce but, il a imaginé de décrire l’homme dans ses différents états et de saisir ce prétexte naturel pour parler de soi-même et de sa chère Laure.

L’homme, dans son premier état de jeunesse, est vaincu par ses appétits qui peuvent tous se résumer sous le nom générique de l’amour.

Mais, devenu sérieux, voyant les inconvénients d’un tel état, il lutte avec l’aide de la raison et du bon sens contre ses appétits, et il en triomphe au moyen de la chasteté, se gardant bien de les satisfaire.

Au milieu de ses combats et de ses victoires survient la Mort qui, faisant égaux les vaincus et les vainqueurs, les fait tous disparaître de ce monde.

Mais pourtant, elle n’a pas assez de pouvoir pour effacer aussi la mémoire de l’homme qui, par des actions éclatantes et honorables, a cherché à survivre à sa propre mort. Et, en fait, cet homme vit, grâce à sa renommée, une longue suite de siècles.

Le temps, il est vrai, parvint à effacer jusqu’au souvenir de cet homme, qui en fin de compte ne peut être sûr de vivre éternellement qu’en jouissant au sein de Dieu et avec Dieu de l’éternelle béatitude.

Ainsi l’amour triomphe de l’homme ; la chasteté triomphe de l’amour ; la mort triomphe de l’un et de l’autre ; la renommée triomphe de la mort ; le temps triomphe de la renommée, et l’éternité triomphe du temps.


TRIOMPHE DE L’AMOUR


C’est là que voulut triompher Celui que le vulgaire adore. Et je vis à quel servage, à quelle mort, à quelle ruine va quiconque devient amoureux.
Triomphe de l’amour, ch. IV.

CHAPITRE I.

Dans ce premier chapitre, le poète raconte un songe où il voit Amour triomphant traîner après lui une foule de captifs. Un ami du poète, qui se trouve parmi eux, lui dit les noms de quelques-uns.

Au temps qui renouvelle mes soupirs, par la douce souvenance de ce jour qui fut le point de départ de si longs tourments,

Le Soleil échauffait déjà l’une et l’autre corne du Taureau, et la jeune épouse de Tithon courait glacée à son antique demeure.

Amour, les dédains, les plaintes et la saison m’avaient ramené au lieu clos où mon cœur lassé dépose tout fardeau.

Là, parmi les herbes, fatigué déjà de pleurer, vaincu par le sommeil, je vis une grande lumière, et au dedans beaucoup de douleur et peu de joie.

Je vis un victorieux et souverain capitaine, semblable à un de ceux qu’un char triomphal conduit dans le Capitole à une grande gloire.

Moi qui ne suis pas accoutumé à jouir d’une telle vue dans le siècle ennuyeux où je vis, siècle vide de tout mérite et tout rempli d’orgueil,

Je regardai, levant des yeux lourds et fatigués, ce spectacle grandiose, inusité et nouveau ; car je n’éprouve pas d’autre plaisir que celui d’apprendre.

Je vis quatre destriers bien plus blancs que neige, et, sur un char de feu, un jeune garçon à l’air cruel, l’arc en main et ayant au flanc les flèches

Contre lesquelles il n’y a ni casque ni bouclier qui résiste. Sur ses épaules, il avait deux grandes ailes aux mille couleurs, et tout le reste de son corps était nu.

Autour de lui étaient d’innombrables mortels, les uns pris dans la bataille, les autres tués, d’autres blessés de traits poignants.

Désireux d’avoir de leurs nouvelles, je m’avançai jusqu’à ce que je fusse mêlé à ces gens qu’Amour a séparés de la vie avant le temps.

Alors je m’efforçai de regarder si j’en reconnaîtrais quelques-uns parmi la foule épaisse des victimes de ce roi toujours à jeun de larmes.

Je n’y reconnus personne ; et s’il y avait quelqu’un de ma connaissance, la mort, ou la cruelle et dure prison avait changé son aspect.

Une ombre un peu moins triste que les autres vint à ma rencontre et m’appela par mon nom, disant : « — Voilà ce qu’on gagne à aimer. — »

Alors moi, tout étonné, je dis : « — Or, comment me connais-tu, puisque je ne te reconnais pas ? — » Et elle : « — Cela provient des lourdes charges

« Des chaînes que je porte ; l’air obscur empêche aussi tes yeux ; mais je te suis vraiment ami, et je naquis comme toi en terre toscane. — »

Ses paroles et sa façon de raisonner que j’avais connue autrefois, me découvrirent ce que son visage me cachait ; et nous montâmes ainsi sur un point découvert.

Et il commença : « — Il y a grand temps que je pensais te voir ici parmi nous : car dès tes premières années, ta vue me donnait de toi un semblable présage. — »

« — Et ce fut bien vrai ; mais les amoureux soucis m’épouvantèrent si bien que j’abandonnai l’entreprise ; mais j’en porte la poitrine et les vêtements déchirés. — »

Ainsi dis-je, et lui, quand il eut entendu ma réponse, dit en souriant : « — Ô mon fils, quelle flamme est allumée pour toi ! — »

Je ne le compris pas alors ; mais maintenant je retrouve ses paroles si bien gravées dans ma tête, que jamais rien n’a été plus solidement gravé dans le marbre.

Et à cause du jeune âge qui rend hardis et prompts l’esprit et la langue, je lui demandai : « — Dis-moi, de grâce, quels gens sont ceux-ci. — »

« — D’ici à peu de temps tu le sauras par toi-même, — répondit-il, — et tu en seras. Tel est le lieu qu’on te destine, et tu ne le sais pas.

« Et tu changeras de visage et de cheveux, avant que le lien dont je parle ait été dénoué de ton col et de tes pieds encore rebelles.

« Mais pour satisfaire ton juvénile désir, je te parlerai de nous, et premièrement du Maître qui nous enlève ainsi la vie et la liberté.

« C’est là celui que le monde nomme Amour ; cruel, comme tu vois, et comme tu le verras mieux quand il sera devenu ton maître, ainsi qu’il est le nôtre.

« C’est un doux enfant et un féroce vieillard ; bien le sait qui l’éprouve ; et cela te sera chose pleinement claire avant mille ans, et dès à présent je t’en avertis.

« Il naquit de l’oisiveté et de la lascivité humaine ; il a été nourri de pensers doux et suaves ; il a été fait Seigneur et Dieu par les gens futiles.

« Les uns sont morts à cause de lui, les autres, soumis aux plus dures lois, traînent une vie âpre et acerbe, sous mille chaînes et sous mille clefs.

« Celui qui, d’un air si seigneurial et si superbe, vient le premier, est César que Cléopâtre enchaîna en Égypte parmi les fleurs et l’herbe.

« Maintenant on triomphe de lui ; et c’est bien juste, puisqu’un autre l’a vaincu lui qui vainquit le monde, que le monde se glorifie de la défaite de son vainqueur.

« L’autre est son fils ; et cependant celui-ci aima plus sagement ; c’est César-Auguste qui, par ses prières, enleva à un autre sa Livia.

« Le troisième est l’impitoyable et injuste Néron ; vois-le marcher plein d’ire et de dédain. Une femme le vainquit, tout fort qu’il paraisse.

« Vois le bon Marcus, digne de toute louange, la bouche et le cœur pleins de philosophie. Cependant Faustine est cause qu’il est ici enchaîné.

« Ces deux, remplis de crainte et de soupçons, l’un est Denys et l’autre est Alexandre ; mais ce dernier a reçu le juste prix de la crainte qu’il inspirait.

« Le suivant est celui qui pleura sous Antandre la mort de Créuse, et qui enleva la maîtresse de celui qui avait ravi à Évandre son fils.

« Tu as entendu parler de celui qui refusa d’assouvir la passion furieuse de sa belle mère, et qui se débarrassa par la fuite de ses obsessions.

« Mais cette résolution chaste et digne causa sa mort, tellement Phèdre, amante terrible et farouche, changea son amour en haine.

« Elle aussi en mourut, vengeant peut-être Hippolyte, Thésée et Ariane ; car c’est en aimant, comme tu vois, qu’elle courut à la mort.

« Tel qui blâme autrui, se condamne soi-même ; car celui qui prend plaisir à tromper ne doit pas se plaindre si les autres le trompent.

« Vois ce fameux, avec toute sa gloire, emmené prisonnier entre les deux sœurs mortes. L’une est amoureuse de lui, et lui est amoureux de l’autre.

« Celui qui l’accompagne est ce puissant et fort Hercule qu’Amour prit ; et l’autre est Achille dont les amours eurent une fin très douloureuse.

« Cet autre est Démophonte, et cet autre est Phillis ; celui-ci est Jason, et celle-là est Médée qui suivit Amour et Jason par tant de pays,

« Et qui fut d’autant plus courroucée et cruelle envers son amant, qu’elle avait été plus coupable envers son père et son frère ; car elle croyait en être plus digne de son amour.

« Hipsiphile vient ensuite ; elle se plaint elle aussi du barbare amour qui lui a ravi le sien ; puis vient celle qui a le titre de belle.

« Avec elle est le berger qui malheureusement contempla si attentivement son beau visage, ce qui occasionna de grandes tempêtes et bouleversa le monde.

« Écoute ensuite se plaindre, parmi les autres infortunés, Œnone de Paris et Ménélas d’Hélène, et Hermione appeler Oreste,

« Laodamia son Protésilas et Argia son Polynice, bien plus fidèle que l’avare épouse d’Amphiaraus.

Entends les pleurs et les soupirs, entends les cris des malheureuses embrasées, qui ont rendu leur esprit à celui-ci qui les mène de cette façon.

« Je ne pourrais jamais te dire le nom de tous ; et ce ne sont pas seulement des hommes, mais des dieux qui remplissent la plus grande partie de ce bois de myrtes ombreux.

« Vois Vénus la belle, et avec elle Mars, les pieds, les bras et le cou chargés de fers ; et Pluton avec Proserpine à l’écart.

« Vois Junon, la jalouse, et le blond Apollon qui avait coutume de mépriser le jeune âge de l’Amour et l’arc qui lui porta par la suite en Thessalie un tel coup.

« Que dois-je dire ? Pour abréger, ils sont tous ici prisonniers, les dieux de Varron ; et, chargés d’innombrables liens.

« Jupiter vient enchaîné en avant du char. — »

CHAPITRE II.

Le poète raconte une conversation qu’il a eue avec Massinissa et Sophonisbe, ainsi qu’une autre avec Séleucus. Il donne ensuite par une comparaison, une idée de l’immense multitude des amants qu’il n’a pu reconnaître ; il conclut en disant le nom de quelques-uns qu’il a reconnus.

Fatigué déjà, mais non encore rassasié de voir, je me tournais de çà, de là, regardant des choses que je n’ai pas le temps de me rappeler.

Mon cœur allait de penser en penser, quand il fut complètement attiré par deux qui passaient côte à côte, s’entretenant doucement.

Je fus ému par leur air extraordinaire et leur langage étranger qui m’était inconnu, mais que mon interprète me fit pleinement connaître.

Quand j’eus su qui ils étaient, je les accostai avec plus d’assurance ; car l’un d’eux était un esprit ami de notre nom, tandis que l’autre, lui, était cruel et dur.

Je m’approchai du premier : « — Ô antique Massinissa, par ton cher Scipion, et par celle-ci, commençai-je, ne te fâche pas de ce que je dis. — »

Il me regarda et dit : « — J’apprendrais d’abord volontiers qui tu es, puisque tu as si bien connu mes deux affections. — »

« — Ce que je suis, — lui répondis-je, — ne mérite pas d’être connu par un homme tel que toi, car une petite flamme ne peut projeter aussi loin une grande lumière.

« Mais ta royale renommée arrive partout ; et tel qui ne te verra jamais, ou ne t’a jamais vu, s’attache à toi par un beau lien d’amour.

« Or, dis-moi, puisque celui-ci vous mène en paix. (Et je montrai leur capitaine), quel est ce couple qui me semble compter parmi les choses rares et fidèles ? — »

« — Ta langue, si prompte à prononcer mon nom, prouve, — dit-il, — que tu le sais par toi-même. Mais je te le dirai pour soulager mon âme chagrine.

« Ayant placé toute mon âme sur ce grand homme, tellement qu’en cela je le cède à peine à Lélius, partout où furent ses enseignes je le suivis.

« La fortune lui fut toujours favorable ; mais non cependant comme le méritait la valeur dont, plus qu’un autre, il eut l’âme pleine.

« Après que les armes romaines se furent répandues à son grand honneur jusqu’à l’extrême occident, Amour survint qui nous enchaîna tous les deux.

« Et jamais plus douce flamme en deux cœurs ne brûla, ni ne brûlera, je crois. Mais hélas ! pour satisfaire tant de désirs, les nuits nous furent accordées courtes et rares.

« En vain nous fûmes conduits au joug du mariage ; en vain nous invoquâmes pour notre ardent amour les meilleures raisons, nos nœuds légitimes furent rompus :

« Celui qui, à lui seul, vaut plus que le monde entier, nous sépara par ses nobles paroles, sans tenir aucun compte de nos soupirs.

« Et bien que cette séparation soit la cause pour laquelle je me plaignis et je me plains, je vis briller en lui une éclatante vertu ; car tout à fait aveugle est celui qui ne voit pas le soleil.

« Une grande justice est un grave dommage pour les amants. Ce conseil donné par un tel ami fut donc l’écueil où vint échouer notre amoureuse entreprise.

« C’était pour moi un père par la gloire, un fils par l’amour, un frère par les années ; c’est pourquoi je dus obéir, mais le cœur triste et les yeux troublés.

« Ainsi cette amie qui m’était chère dut périr ; car se voyant tombée au pouvoir des Romains, elle aima mieux mourir qu’être esclave.

« Et moi je fus le ministre de ma douleur. Celui qui me priait m’adressait de si ardentes prières, que je me sacrifiai pour ne pas l’offenser.

« Et je lui envoyai le poison, avec quel poignant désespoir, moi seul je le sais, et elle le comprit bien. Et tu le comprendras aussi toi, si tu as ressenti peu ou prou l’amour.

« Les larmes, voilà l’héritage que me laissa une telle épouse. Je préférai perdre avec elle tout mon bien, toute mon espérance, que de manquer à ma foi.

« Mais cherche maintenant si tu trouves dans cette troupe chose digne de remarque ; car le temps est court, et tu as plus à voir qu’il ne te reste encore de jour. — »

J’étais plein de pitié, pensant au peu de temps qui avait été accordé à l’amour brûlant de deux amants pareils. Il me semblait que mon cœur se fondait comme neige au soleil ;

Quand j’entendis dire en poussant plus avant : « — Certes, celui-ci ne me déplut pas jadis, mais je suis résolu à haïr tous les autres tant qu’ils sont. — »

Puis je dis : « — Que ton cœur s’apaise, ô Sophonisbe ; car ta Carthage fut terrassée trois fois par nos mains, et, à la troisième, elle est restée gisante à terre. — »

Et elle : « — Je veux que tu me montres autre chose. Si l’Afrique pleura, l’Italie n’eut pas à en rire. Demandez-le à votre histoire. — »

Cependant son ami et le nôtre se mit à sourire, et se mêla avec elle à la grande foule ; et tous deux échappèrent à mes regards.

Comme un homme qui chevauche sur un terrain douteux, et qui à chaque pas s’arrête et regarde, et hésite à aller plus avant,

Ainsi les amants rendaient ma marche lente et indécise ; car j’étais désireux de savoir comment chacun d’eux brûlait dans ce feu.

J’en vis un à main gauche, hors du chemin, ayant l’air d’un homme qui a cherché et trouvé une chose dont il est à la fois honteux et joyeux ;

Il avait donné à un autre son épouse bien-aimée. Ô souverain amour, ô courtoisie insensée ! Elle aussi, paraissait joyeuse et honteuse

De cet échange, et tous deux s’en allaient ensemble, causant de leurs douces amours et soupirant après le royaume de Soria.

Je m’approchai de ces esprits qui, se tenant à l’écart, suivaient un autre chemin, et je dis au premier : « — Je te prie de m’attendre. — »

Et lui, à mon parler latin, s’arrêta un instant, le visage courroucé ; puis, comme s’il devinait mon intention,

Il dit : « — Je suis Séleucus, et celui-ci est Antiochus, mon fils, qui soutint une grande guerre contre vous. Mais la raison ne peut rien contre la force.

« Celle-ci, après avoir été ma femme fut ensuite la sienne ; car pour l’empêcher de mourir d’amour, je la lui donnai ; et ce don fut chose licite entre nous.

« Stratonice est son nom ; et, comme tu vois, notre sort est inséparable ; c’est à ce signe qu’on voit combien notre amour est tenace et fort.

« Elle consentit à me laisser le trône ; moi, je consentis à abandonner tout mon bonheur, et lui, consentit à donner sa vie, de sorte que chacun de nous faisait plus compte des autres que de soi-même.

« Et sans la discrète assistance du noble médecin, qui s’aperçut bien de son mal, son existence aurait été terminée en sa fleur.

« Aimant en silence, il fut sur le point de mourir ; aimer fut sa force, se taire fut sa vertu. Ce fut la pitié qui me fit le secourir. — »

Il dit ainsi ; et comme un homme qui change de volonté, il hâta tellement ses pas quand il eut fini de parler, qu’à peine je pus lui rendre son salut.

Quand cette ombre se fut dérobée à mes regards, je demeurai triste, et je m’en allai soupirant ; et mon cœur ne se détacha pas de son récit,

Jusqu’à ce qu’il me fut dit : « — Tu arrêtes trop longtemps ta pensée sur des choses diverses ; et tu sais bien que le temps est très court. — »

Xerxès mena moins de gens d’armes en Grèce, qu’il n’y avait là d’amants nus et prisonniers. L’œil ne pouvait en soutenir la vue.

Ils étaient de langues et de pays si divers, que sur mille c’est à peine si je savais le nom d’un seul, et le petit nombre de ceux dont j’eus connaissance fournirait matière à tout un volume.

Persée était l’un d’eux, et je voulus savoir comment lui plut, en Éthiopie, Andromède, la vierge noire aux beaux yeux et à la belle chevelure.

Il y avait aussi ce frivole amant, qui, amoureux de sa propre beauté, perdit la vie, et resta pauvre et seul pour en avoir eu trop grande abondance ;

Il devint une belle fleur qui ne produit pas de fruit ; elle était là aussi, celle qui l’aima, et dont le corps fut changé en un dur rocher à la voix résonnante.

Et cet autre si prompt à faire son propre malheur, Iphis, qui, par amour pour autrui, se prit en haine ; et quantité d’autres condamnés à semblable peine ;

Gens qui, pour avoir aimé, vécurent désespérés, et parmi lesquels je reconnus quelques modernes que je perdrais mon temps à nommer.

Il y avait ces deux infortunés qu’Amour a réunis éternellement, Alcyon et Ceïx, qui sur le rivage de la mer font leur nid sous de plus doux hivers.

Près d’eux, pensif, se tenait Esacus, cherchant Hespérie, tantôt assis sur un rocher, tantôt plongeant sous l’eau, tantôt planant dans les airs.

Et je vis la cruelle fille de Nisus s’enfuir en volant ; je vis courir Atalante qui fut vaincue par trois pommes d’or et par un beau visage.

Avec elle était Hippomène, la seule, au milieu de tant d’amants et de coureurs malheureux, qui se réjouisse et se vante de sa victoire.

Parmi ces fabuleux et frivoles amants, je vis Acis tenant Galathée dans ses bras, dont Polyphème faisait grande rumeur.

Je vis Glaucus flottant au milieu de cette foule, sans celle à qui seule semblent s’adresser ses prières, et traitant une autre amante de dure et de cruelle.

Je vis Carmente et Picus, qui fut jadis un de nos rois et qui est maintenant un oiseau vagabond. Celle qui le métamorphosa lui laissa son nom, son royal manteau et ses ornements.

Je vis les pleurs d’Égérie ; je vis Scylla, dont les os furent changés en un dur rocher alpestre, et qui devint une infamie pour la mer de Sicile ;

Et celle qui, douloureuse et désespérée, tenait la plume dans sa main droite et le fer nu dans sa main gauche.

Je vis Pygmalion avec sa statue vivante ; et mille autres que j’ai entendus chanter sur l’une et l’autre rive de Castalie et d’Aganippe.

Je vis, en dernier lieu, Cydipe, trompée au moyen d’une pomme.

CHAPITRE III.

Le poète se fait dire les noms d’une nouvelle troupe d’amants. Puis il raconte comment il s’énamoura et de qui. Il dit que Laure n’aimait pas ; il décrit ses beautés. Enfin, il dit ce qu’il sait par expérience de la vie des amants.

Mon cœur était si plein d’étonnement, que je restais comme un homme qui ne peut parler et se tait, et qui attend qu’on le conseille.

Quand mon ami : « — Que fais-tu ? Que regardes-tu ? à quoi penses-tu — dit-il — Ne sais-tu pas bien que je fais partie de cette foule, et qu’il faut que je la suive ? — »

« Frère, — répondis-je, — tu sais l’état où je suis, et que c’est le désir de savoir qui m’a si fort embrasé que ma marche est retardée par lui. — »

Et lui : « — J’avais déjà compris ton silence. Tu veux savoir qui sont encore ces autres amants. Je te le dirai, si cela ne m’est pas interdit.

« Vois ce grand, que chacun honore, c’est Pompée ; il a avec lui Cornélia qui pleure et se plaint du vil Ptolémée.

« L’autre, plus loin, est le grand roi grec qui ne vit pas Egisthe et l’impie Clytemnestre. Tu peux voir par là si l’Amour est bien aveugle.

« Voici un tout autre exemple de fidélité et d’amour : vois Hipermestre ; vois Pyrame et Thisbé, gisant tous les deux à l’ombre ; vois Léandre au milieu de la mer et Héro à sa fenêtre.

« Celui-là, si rêveur, est Ulysse, ombre aimable qu’attend et invoque sa chaste épouse ; mais l’amour de Circé le retient et l’enlace.

« Cet autre est le fils d’Hamilcar ; pendant tant d’années Rome et toute l’Italie n’ont pu le vaincre, et voici qu’une vile femme de la Pouille le captive et l’enchaîne.

« Celle qui suit son maître, les cheveux coupés courts, fut reine du Pont. Vois comme son attitude est celle d’une esclave et comme elle se dompte elle-même !

« Cette autre est Portia que le fer et le feu rendent parfaite ; cette autre est Julie ; elle se plaint de son époux qui lui préfère sa seconde femme.

« Tourne là-bas les yeux vers le grand patriarche qui ne se repent pas d’avoir été trompé, et qui ne se plaint pas d’avoir servi deux fois sept ans pour obtenir Rachel.

« Amour vivace, qui croît au milieu des souffrances ! Vois le père de celui-ci, vois son aïeul qui quitte son pays natal avec Sarah.

« Vois ensuite comment l’amour cruel et dépravé vainquit David et l’entraîna à commettre le crime qu’il pleura plus tard en un lieu obscur et profond.

« Il semble qu’un semblable nuage obscurcisse et couvre la claire renommée de son fils, réputé comme le plus sage, et le rende tout à fait différent du prince que je viens de nommer.

« Vois son autre fils qui en un même instant aime et n’aime plus ; vois Tamar qui, pleine d’indignation et de douleur, se plaint à son frère Absalon.

« Un peu en avant d’elle, vois Samson, plus fort que sage, qui dans sa sottise, repose sa tête sur le sein de son ennemie.

« Vois ici comment, au milieu des épées et des lances, grâce à l’amour et au sommeil, une jeune veuve, par son beau parler et son beau visage,

Triomphe d’Holopherne ; vois-la s’en retourner seule, avec une servante, à minuit et en toute hâte, emportant l’horrible tête et remerciant Dieu.

« Vois Sichem et son sang mêlé par la circoncision et la mort ; vois le père et le peuple pris au même piège.

« Voilà ce qui a causé sa passion subite. Vois Assuérus ; vois de quelle façon il applique un remède à son amour, afin de pouvoir le supporter patiemment.

« Il se délivre d’une chaîne et se lie d’une autre ; voilà le remède qu’il emploie pour un tel mal ; c’est ainsi qu’on chasse un clou avec un autre clou.

« Veux-tu voir en un même cœur l’affection et l’ennui, la douceur et l’amertume ? Regarde maintenant le féroce Hérode ; l’amour et la cruauté l’assiègent.

« Vois comme il brûle tout d’abord, et puis se ronge dans un tardif repentir de sa férocité, appelant Marianne qui ne l’entend pas.

« Vois trois belles dames énamourées, Procris, Artémise et Déidamie ; et ces trois autres non moins ardentes que scélérates,

« Sémiramis, Biblis et la coupable Myrrha ; vois comme elles semblent honteuses de leur vie louche et coupable.

« Voici ceux qui remplissent les livres de songes, Lancelot, Tristan et les autres chevaliers errants, ce qui fait que le vulgaire les envie.

« Vois Ginevra, Iseult et les autres amants, et le couple de Rimini, qui vont ensemble faisant entendre de douloureuses plaintes. — »

Ainsi il parlait ; et moi, comme un homme qui redoute un mal futur, et tremble avant le danger, pressentant que quelqu’un va l’assaillir,

J’étais de la couleur du cadavre qu’on arrache à la tombe ; lorsque, à mes côtés, je vis ma jouvencelle, plus pure que la blanche colombe.

Elle s’empara de moi ; et moi qui aurais juré pouvoir me défendre d’un homme couvert de ses armes, je fus enchaîné par des paroles et par des gestes.

Et comme je crois bien me rappeler, mon ami s’approcha plus près de moi, et, avec son sourire, pour augmenter encore mon souci,

Me dit à l’oreille : « — Désormais il t’est permis de parler directement toi-même avec qui tu voudras, car nous sommes tous marqués de la même poix. — »

J’étais devenu un de ceux à qui le bonheur des autres déplaît plus que leur propre mal, en voyant celle qui m’avait fait son prisonnier, rester libre et paisible.

Et, comme je m’en aperçois trop tard après le mal, elle me faisait mourir d’amour, de jalousie, de désir pour sa beauté.

Je ne détournais pas les yeux de son beau visage, comme un homme malade qui désire toute chose douce et contraire à sa guérison.

J’étais aveugle et sourd à tout autre plaisir, la suivant par des endroits si dangereux, que j’en tremble encore quand je m’en souviens.

C’est depuis ce temps que je tiens les yeux humides et baissés, que j’ai le cœur plein de rêves, et que je cherche la solitude des fontaines, des ruisseaux, des montagnes, des bois et des rochers.

Depuis ce moment jusqu’à ce jour, je n’ai cessé de couvrir le papier de pensées, de larmes et d’encre ; autant j’en prépare et j’en écris, autant j’en déchire.

Depuis ce moment jusqu’à ce jour, je sais ce qui se fait dans le cloître de l’Amour ; à qui sait lire, je montre sur mon front ce qu’on y craint et ce qu’on y espère.

Et je vois cette beauté cruelle aller et venir sans se soucier de moi ni de mes peines, fière de sa vertu et de mes dépouilles.

D’autre part, si je comprends bien, ce Maître qui fait sentir sa force à tout l’univers, a peur d’elle ; ce qui fait que j’ai perdu tout espoir ;

Que je n’ai ni le courage ni la force de me défendre ; et celui en qui j’espérais la flatte, tandis qu’il nous maltraite cruellement, moi et les autres.

Personne ne peut l’émouvoir peu ou prou, tellement elle est sauvage et rebelle aux étendards de l’Amour.

Elle est vraiment un Soleil parmi les étoiles. Son port majestueux qui n’appartient qu’à elle, son sourire, ses dédains, ses discours,

Ses cheveux retenus par l’or ou épars au vent, ses yeux brillant d’une céleste lumière, m’enflamment tellement que je suis heureux de brûler pour elle.

Qui pourrait jamais dignement parler de ses manières à la fois si douces et si nobles, et de sa vertu auprès de laquelle mon style est quasi comme un petit fleuve auprès de la mer ?

Ce sont là choses nouvelles, qui n’ont jamais été vues et qu’on ne verra jamais plus d’une fois, ce qui fait que toutes les langues seraient muettes pour les célébrer.

Ainsi je me vois prisonnier et elle est libre ; je la prie jour et nuit — ô cruel destin — et c’est à peine si elle écoute une de mes prières sur mille.

Dure loi d’Amour ! mais bien qu’elle soit injuste, il faut l’observer, parce qu’elle est descendue du ciel sur la terre, qu’elle est universelle et de toute antiquité.

Je sais maintenant comment le cœur se déchire, comment il faut faire la paix, la guerre, ou la trêve ; et dissimuler sa douleur quand il est sous le coup d’un chagrin poignant.

Et je sais comment en un même instant le sang se retire des joues et s’y précipite, s’il arrive que peur ou vergogne s’ensuive.

Je sais comment le serpent se cache sous les fleurs ; comment on est toujours entre la veille et le sommeil ; comment, sans être malade, on languit et on meurt.

Je sais comment on cherche sans cesse les traces de sa douce ennemie, en tremblant de la trouver ; et je sais de quelle façon l’amante se transforme en celui qui l’aime.

Je connais les longs soupirs et les joies brèves ; les volontés dont on change à chaque instant ; je sais comment on peut vivre l’âme séparée du corps.

Je sais me tromper moi-même mille fois le jour ; je sais, suivant l’objet de ma flamme, partout où il me fuit, brûler de loin et geler de près.

Je sais comment Amour règne en tyran sur l’esprit, et comment il en chasse toute logique ; je sais de combien de manières le cœur peut se fondre.

Je sais quelle petite corde suffit pour lier une âme sensible, quand elle est seule et n’a personne pour la défendre.

Je sais comment Amour lance ses traits et comment il vole ; je sais comment il menace ou frappe ; comment il ravit par force ou par ruse ;

Et combien ses faveurs sont peu stables, ses espérances douteuses et ses douleurs certaines. Je sais combien sont vaines ses promesses de fidélité ;

Comment son feu couvert brûle au fond des os ; comment son venin secret s’insinue dans les veines, et cause une mort et un incendie manifestes.

En somme, je sais comme est changeante et vaine, mêlée d’audace et de timidité la vie des amants qui, pour quelque douceur, éprouvent mille amertumes.

Je connais leurs façons, leurs soupirs, leurs chants, leur langage entrecoupé et leurs silences soudains, leurs rires si courts et leurs longues plaintes ;

Et combien pour eux le miel est tempéré par l’absinthe.

CHAPITRE IV.

Le poète raconte comment après être devenu amoureux, il se lia avec tous les autres amants ses compagnons d’infortune, dont il connut les peines et les tribulations ; comment il vit plusieurs poètes amoureux, de divers pays. Puis il pleure la mort de Tomasso de Messine ; il loue Lelio et Socrate ses amis. Enfin, revenant à son premier sujet, il dit par quel chemin et en quel lieu, lui et ses compagnons furent emmenés prisonniers pour servir au triomphe de l’Amour.

Après que ma mauvaise fortune m’eut fait tomber au pouvoir d’autrui, et m’eut coupé tous les nerfs de la liberté dont j’avais joui pendant un certain temps,

Moi, qui étais plus sauvage que les cerfs, je devins subitement aussi soumis que mes infortunés et misérables compagnons ;

Et je vis leurs peines et leurs tourments, et par quels tortueux sentiers, et avec quel art ils étaient conduits à l’amoureux troupeau.

Pendant que je portais mes regards de tous côtés, pour voir si je n’en apercevrais aucun qui se soit illustré par ses écrits, soit dans l’antiquité, soit de nos jours,

Je vis celui qui n’aima qu’Eurydice et qui la suivit en Enfer, et, mourant pour elle, l’appela de sa langue déjà froide.

Je reconnus Alcée, si habile à parler de l’amour ; Pindare ; Anacréon qui avait abrité ses muses dans le seul port de l’Amour.

Je vis Virgile ; et il me sembla qu’il était entouré de compagnons à l’esprit élevé et subtil, de ceux que volontiers le monde a acclamés.

L’un était Ovide, et l’autre Tibulle ; cet autre était Properce, qui tous trois chantèrent ardemment l’amour ; un autre était Catulle.

Une jeune Grecque marchait de pair avec eux, qui chanta jadis avec les plus nobles poètes, et dont le style fut rare et beau.

Regardant ainsi de çà et de là, je vis sur une plage verte et fleurie des gens qui s’en allaient devisant d’amour.

Voici Dante et Béatrice ; voici Selvaggia ; voici Gino da Pistoia, Guitton d’Arezzo qui semble tout courroucé de n’être pas le premier.

Voici les deux Guido, jadis si estimés ; Onesto de Bologne ; et les Siciliens qui jadis étaient les premiers et sont ici les derniers ;

Sennuccio et Franceschin, dont le talent fut si humain, comme chacun sait ; puis venait une troupe de gens étrangers d’allure et de manières.

Le premier de tous était Arnauld Daniel, grand maestro d’amour, qui fait encore honneur à sa patrie pour son style neuf et beau.

Il y avait ceux qu’Amour eut si peu de peine à vaincre ; les deux Pierre ; Arnauld, moins célèbre que le précédent ; il y avait aussi ceux qui furent soumis avec plus de peine,

Je veux dire l’un et l’autre Raimbaud, dont l’un chanta Béatrice dans le Montferrat ; et le vieux Pierre d’Auvergne avec Giraud ;

Fouquet, qui a légué son nom à Marseille après en avoir déshérité Gênes, et qui, sur la fin de la vie, changea, pour une meilleure patrie, d’habit et d’état ;

Geoffroi Rudel, qui employa la voile et la rame pour courir à sa propre mort ; et ce Guillaume, qui, pour avoir trop chanté, se vit moissonner à la fleur de ses jours ;

Amerigo, Bernard, Hugo et Anselme ; et mille autres que j’ai vus, à qui la langue servit constamment de lance, d’épée, de bouclier et de casque.

Et, puisqu’il faut que j’expose clairement toute ma douleur, je me tournai vers les nôtres, et je vis le bon Tomasso qui illustra Bologne et qui est maintenant enseveli à Messine.

Ô douceur passagère ! ô vie pénible ! qui donc t’a enlevé si tôt à moi, toi sans lequel je ne savais pas faire un pas ?

Où es-tu maintenant, toi qui hier encore étais avec moi ? La vie mortelle, qui nous plaît tant, n’est en réalité qu’un rêve de malade et qu’une fable de roman.

J’étais à une petite distance en dehors du sentier commun, quand je vis tout d’abord Socrate et Lélio, avec lesquels j’ai vécu plus longtemps encore.

Ô quel couple d’amis ! En rimes, ni en prose, je ne pourrais jamais louer leur mérite comme il faut.

Avec eux deux j’ai poursuivi des doctrines diverses, car nous allions tous les trois sous le même joug. Je leur ai découvert toutes mes plaies.

Le temps, ni l’absence ne pourront jamais me séparer d’eux, comme je l’espère et le désire, jusqu’aux cendres du bûcher funéraire.

Avec eux j’ai cueilli le glorieux rameau dont, trop tôt peut-être, j’ai armé mes tempes, en mémoire de celle que j’aime tant,

Et dont, bien que mon cœur soit plein de sa pensée, je n’ai pu jamais cueillir ni branche ni feuille, tellement ses racines me furent amères et impitoyables.

Mais quoique j’aie sujet de me plaindre comme un homme offensé, ce que j’ai vu de mes yeux m’empêchera de le faire jamais.

C’est un sujet de tragédie et non de comédie, que de voir enchaîné celui dont on a fait le dieu des esprits lents, obtus et stupides.

Mais avant de décrire ce spectacle, je veux continuer à dire ce qu’Amour fit de nous, puis je dirai ce qu’il eut à souffrir à son tour d’une autre, bien que ce soit encore digne non d’un chantre comme moi, mais d’Homère ou d’Orphée.

Nous suivîmes le bruit des ailes pourprées des coursiers volants, à travers mille fossés, jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans le royaume de sa mère.

Là, nos chaînes ne furent point allégées ni dénouées, mais nous fûmes traînés par les bois et les montagnes, et personne de nous ne savait en quelle partie du monde nous étions.

Au delà de l’endroit où Égée soupire et se plaint, est une petite île plus délicieuse et plus douce que toutes celles que le soleil échauffe et que la mer baigne.

Au centre, est une ombreuse et verte colline, aux parfums si suaves, aux eaux si douces, que toute pensée virile ne peut rester dans l’âme.

C’est la terre qui est si chère à Vénus, et qui lui fut consacrée dans ces temps où la vraie croyance était encore cachée et inconnue.

Aujourd’hui encore on y connaît si peu la vertu — tellement elle a gardé l’empreinte de sa vile origine — qu’elle paraît douce aux méchants et déplaisante aux gens vertueux.

Or, c’est là que le gentil Seigneur triompha de nous et de tous ceux qu’il avait pris dans ses lacs, de la mer des Indes à celle de Thulé.

Son sein était plein de pensées et ses bras de choses vaines, de plaisirs fugitifs et de constants ennuis ; il faisait éclore les roses pendant l’hiver et était de glace au cœur de l’été.

Il avait devant lui l’espérance douteuse et la joie passagère, et derrière lui le repentir et la douleur, comme on le voit dans l’empire de Rome et dans celui de Troie.

Et toute cette vallée retentissait du bruit des eaux tombantes et du chant des oiseaux, et ses rives étaient blanches, vertes, roses, perses et jaunes.

On trouvait des ruisseaux s’échappant de sources vives, et, pendant la saison chaude, la fraîcheur de l’herbe, les ombrages touffus, et les doux zéphyrs ;

Puis, quand l’hiver vient rafraîchir l’atmosphère, les soleils tièdes, les jeux, les mets exquis, et la molle oisiveté qui envahit les cœurs faibles.

C’était la saison où l’équinoxe fait que le jour l’emporte sur la nuit, et où Progné avec sa sœur retourne à ses doux travaux.

Ô instabilité de notre destin ! C’est dans l’endroit, dans la saison et à l’heure où il réclame un plus large tribut,

Que voulut triompher celui que le vulgaire adore. Et je vis à quel servage, à quelle mort, à quelle ruine va quiconque devient amoureux.

Les erreurs, les songes et les sombres imaginations entouraient son char triomphal, et sur le seuil de son palais se tenaient les fausses opinions.

Par les escaliers on voyait l’espérance lubrique, le gain mal acquis et le dommage utile, et des degrés où plus on monte, plus on se trouve avoir descendu.

On y trouvait le repos pénible, l’agitation tranquille ; le déshonneur éclatant et la gloire obscure ; la loyauté perfide et la perfidie fidèle ;

La fureur diligente et la raison paresseuse ; il y avait une prison où l’on arrive par des voies larges, et d’où l’on sort à grand’peine par des chemins étroits.

On y descend par une pente rapide, on en sort par une montée pénible. Au dedans, habite la confusion aux allures troubles, et mêlées de douleurs assurées et de joies incertaines.

Jamais Vulcain, Lipari ou Ischia, le Stromboli ou le Montgibello n’ont bouillonné avec tant de rage. Il s’aime bien peu, celui qui se risque à une telle aventure.

C’est dans si noire et si étroite cage que nous fûmes enfermés. C’est là que, avec le temps, je changeai de plumes et d’aspect.

Et cependant, regrettant la liberté, mon âme que le grand désir rendait prompte et légère, se consola en voyant les choses passées.

J’étais devenu comme la neige au soleil, en voyant tant d’esprits si illustres renfermés dans cette affreuse prison, comme lorsque, pressé par le temps, on regarde un grand tableau.

Et qu’on tourne encore les yeux en arrière, alors que le pied est déjà en route.


TRIOMPHE DE LA CHASTETÉ

Ce fut au milieu d’elles et de quelques autres âmes illustres, que je vis triompher de Celui que j’avais vu triompher d’abord de l’univers entier.
Triomphe de la chasteté.

CHAPITRE UNIQUE.

Le poète se console de n’avoir pas été épargné par l’Amour, en voyant que les dieux et les hommes les plus grands ne le furent pas davantage. Il explique que si Laure a été épargnée par l’Amour, c’est que ce dieu n’a pas pu faire autrement. Puis il décrit le combat de l’Amour contre Laure. Il raconte la victoire remportée par Laure sur l’ennemi commun et la confusion de ce dernier. Il cite le nom de quelques dames qui assistèrent au triomphe de Laure et désigne le lieu où elle a triomphé. Il dit comment Scipion l’accompagna jusqu’à Rome au temple de la Pudeur, à qui elle consacra les dépouilles de la victoire ; comment elle mit l’Amour en prison et à qui elle en confia la garde.

Quand je vis domptée sous un même joug et en un même lieu la superbe des Dieux et des hommes que le monde regarde comme des divinités,

Je pris exemple sur leur malheureux sort, faisant profit du mal des autres pour me consoler de mes mésaventures et de mes propres douleurs.

Car si je vois Phébus et le jouvenceau d’Abidos, l’un honoré comme Dieu, et l’autre simple mortel, frappés d’un même trait et atteints d’une même blessure ;

Et si je vois, prises dans un même filet, Junon et Didon qui fut poussée à la mort par son pieux amour pour son mari et non pas pour Énée, comme on le croit généralement,

Je ne dois pas me plaindre d’avoir été vaincu, moi jeune, imprudent, désarmé et livré à moi-même. Et si Amour n’a point enchaîné mon ennemie,

Ce n’est pas encore une juste raison pour que je me plaigne ; car je l’ai vu par suite réduit en un tel état, que je n’eus pas à en pleurer, tellement les ailes et la faculté de voler lui avaient été enlevées.

Une plus grande rumeur n’est pas produite par deux fiers lions qui se heurtent de la poitrine, ou par deux éclairs ardents qui se font faire place par le ciel, la terre et la mer,

Que celle que je vis produire par Amour lorsqu’il s’ébranla avec toutes ses forces contre celle dont je parle. Elle, de son côté, fut plus prompte que la flamme ou que le vent.

Le bruit est moins grand et moins terrible, quand l’Etna est secoué plus violemment par Encelade, ou quand Scylla et Charybde sont en colère,

Que ne fut le bruit produit par le premier choc de ce douteux et grave combat ; et je ne crois pas que je sache et que je puisse le dire.

Chacun des assistants cherchait les endroits élevés pour mieux voir ; et l’horreur de l’aventure avait rendu immobiles les cœurs et les yeux.

Ce vainqueur, qui avait attaqué le premier, tenait dans sa main droite la flèche et dans son autre main l’arc, dont il avait déjà tendu la corde à son oreille.

Jamais un léopard, libre dans la forêt, ou venant de rompre sa chaîne ne courut si rapidement au passage de la biche qui fuit,

Qu’il n’eût paru ici lent et tardif, tellement Amour fut prompt à frapper, et le visage étincelant du feu dont je brûle tout entier.

La pitié et le désir combattaient en moi ; il m’eût été doux d’avoir une telle compagne de captivité, et dur de la voir périr d’une telle façon.

Mais la vertu qui n’abandonne jamais les bons, montra à quel point ont tort ceux qui la délaissent et se plaignent d’autrui.

Car jamais maître d’armes ne fut si habile à éviter un coup, ni nocher si prompt à détourner un navire d’un écueil pour le faire entrer au port,

Que ce beau visage fut prompt à se recouvrir d’un intrépide et honnête bouclier contre le coup si rude et si funeste à qui ose l’attendre.

Je me tenais dans l’attente, et les yeux fixés sur l’issue du combat, espérant que la victoire resterait à celui à qui elle était d’habitude, et dans mon désir de ne plus être séparé de ma dame,

Comme celui qui veut démesurément une chose l’a écrite, avant même de parler, sur le front et dans les yeux,

J’allais dire : « — Mon Seigneur, si tu es vainqueur, enchaîne-moi avec celle-ci, si tu m’en crois digne ; et ne crains pas que jamais je ne me sauve d’ici. — »

Quand je le vis si plein de rage et d’indignation, si courroucé que les plus grands génies, à plus forte raison le mien qui est si petit, succomberaient à le dire.

Car déjà sur cette froide honnêteté étaient venus s’éteindre ses traits d’or, allumés au feu de l’amoureuse beauté et trempés dans le plaisir.

Jamais ne déployèrent une valeur aussi vraie, Camille ni les autres amazones qui marchaient au combat, ayant seulement conservé le sein gauche.

César montra moins d’ardeur à Pharsale contre son gendre, que celle-ci n’en montra contre celui qui brise toutes les cottes de mailles.

Toutes ces illustres vertus étaient armées pour elle — ô troupe glorieuse ! — et se tenaient par la main, deux à deux.

Honnêteté et Vergogne étaient en tête, noble couple de vertus divines qui la rendent si supérieure aux autres femmes.

Bon sens et Modestie suivaient les deux premières ; Prestance et Gaieté formaient le corps de bataille ; Persévérance et Gloire se tenaient à l’arrière-garde.

En dehors, et tout autour, se voyaient Bel-Accueil, Prévoyance, Courtoisie, Pureté, Crainte d’infamie, Désir d’honneur ;

Pensées mûres en un jeune âge, et — accouplement si rare en ce monde — Chasteté unie à Beauté suprême.

C’est ainsi escortée qu’elle s’avançait contre Amour ; et elle fut si bien secondée par la faveur du ciel et par les âmes bien nées dont je parlerai tout à l’heure, que son adversaire ne put supporter l’éclat de sa vue.

Je lui vis enlever mille et mille fameuses et chères dépouilles, et arracher des mains mille glorieuses palmes de victoire.

Il dut paraître moins étrange à Annibal, après tant de victoires, de tomber tout d’un coup vaincu par un jeune Romain.

Ce grand Philistin, devant qui tout Israël tournait les épaules, dut tomber avec moins de rage dans la vallée de Térébinthe,

Au premier coup de pierre du jeune garçon hébreu ; et de même Cyrus, en Scythie, dut trouver moins dur de succomber sous la vengeance mémorable de la veuve dont on avait tué le fils,

Comme un homme sain, qui s’étonne et se plaint de tomber subitement malade ; ou comme un homme surpris dans une action honteuse, qui cache ses yeux dans ses mains,

Tel était Amour et pis encore ; car la crainte et la douleur, la honte et la colère étaient imprimées tout d’un trait sur son visage.

La mer ne frémit pas si fortement quand elle se courrouce, ni Inarimé quand Typhée se plaint, ni Mongibello quand Encelade soupire.

Je passe ici sous silence les choses grandes et glorieuses que je vis et que je n’ose dire ; j’en viens à ma Dame et à ses autres compagnes au-dessous d’elle.

Elle était vêtue ce jour-là d’une robe blanche ; elle avait à la main le bouclier dont Méduse ne put supporter la vue. Il y avait là une colonne d’un beau jaspe,

À laquelle, au moyen d’une chaîne de diamant et de topaze, trempée dans le Léthé, en usage jadis chez les femmes, mais qui ne l’est plus aujourd’hui,

Je la vis lier Amour. Puis elle lui infligea un tel traitement, que cela suffit bien pour tirer vengeance de mille autres méfaits. Pour moi, j’en fus content et satisfait.

Je ne pourrais faire entrer dans mes rimes les bienheureuses vierges sacrées qui se trouvaient présentes ; Calliope, Clio et les sept autres muses, ne le pourraient même pas.

Je parlerai seulement de quelques-unes qui sont au plus haut sommet de la vraie honnêteté ; parmi elles, Lucrèce marchait la première, à main droite.

L’autre était Pénélope. Elles avaient brisé les traits, l’arc et le carquois de cet insolent, et lui avaient arraché les ailes.

Virginie venait après, suivant son père farouche, armé d’indignation, de pitié et de son épée, qui changea la condition de sa fille et de Rome,

Rendant la liberté à l’une à l’autre. Puis venaient les Tudesques qui, par une mort cruelle, conservèrent leur barbare honneur.

La juive Judith, sage, chaste et courageuse ; et cette Grecque qui se précipita dans la mer pour mourir pure et fuir un sort rigoureux.

Ce fut au milieu d’elles et de quelques autres âmes illustres, que je vis triompher de celui que j’avais vu triompher d’abord de l’univers entier.

Parmi les autres, je vis la pieuse jeune vestale qui courut avec confiance au Tibre, et, pour se disculper de toute infamie,

Porta dans un crible l’eau du fleuve jusqu’au temple ; je vis aussi Ersilia avec ses Sabines, troupe dont le nom remplit tous les livres.

Puis je vis, parmi les étrangères, celle qui voulut mourir pour son cher et fidèle époux, et non pour Énée.

Que le vulgaire ignorant se taise là-dessus ; je veux parler de Didon, qui courut vers la mort, poussée par l’honneur et non par un futile amour, comme la renommée le dit.

Enfin, je vis une femme qui se renferma à l’étroit sur la rive de l’Arno pour conserver son honneur ; mais cela ne lui réussit pas, car la force l’emporta sur sa belle résolution.

Le triomphe de Laure était arrivé à l’endroit où les ondes salées battent les murs de Baia. C’était pendant la douce saison. Il prit à main droite et aborda en terre ferme.

De là, passant entre le mont Barbara et l’Averne, antique séjour de la Sibylle, il s’en alla droit à Linterne.

Dans une si étroite et si solitaire bourgade était le grand homme à qui l’Afrique a donné son nom, parce que le premier il l’entr’ouvrit jusqu’au vif avec son épée.

Là, la grande nouvelle du triomphe de Laure, triomphe qui n’était pas diminué à être vu de près, plut à tous ; et la plus chaste était ici la plus belle.

Et il ne déplut pas de suivre le triomphe d’un autre, à celui qui, si ce qu’on en croit n’est pas un vain bruit, n’était né que pour triompher et pour commander.

Ainsi nous arrivâmes à la cité souveraine, et nous allâmes tout d’abord à ce temple consacré par Sulpicia pour chasser de son esprit une flamme insensée.

Puis nous passâmes au temple de la Pudeur, qui allume en tout cœur noble les honnêtes désirs, et dédié non à la plèbe, mais à la race patricienne.

Là, la belle victorieuse étala les glorieuses dépouilles ; là elle déposa les lauriers sacrés de sa victoire.

Et le jouvenceau Toscan, qui ne cache point les blessures que lui fit un fer non suspect, fut commis à la garde de l’ennemi commun,

Ainsi que plusieurs autres, qui avaient fait à Amour une éclatante résistance. Et mon compagnon, du mieux qu’il sut, me dit le nom de quelques-uns d’entre eux,

Parmi lesquels je vis Hippolyte et Joseph.


TRIOMPHE DE LA MORT

Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ? Vous retournez tous à la grande mère antique, et c’est à peine si l’on retrouve la trace de votre nom.
(Triomphe de la Mort, ch. Ier)

CHAPITRE I.

Dans ce chapitre, Pétrarque décrit le retour de Rome en Provence de Laure victorieuse. Il dit comment sur sa route elle rencontra la Mort, et quel entretien elle eut avec cette dernière. Il entre dans une digression sur la vanité des choses mondaines, à propos de la multitude de ceux qui meurent en pleine puissance. Puis il raconte la mort de Laure.

Cette belle et glorieuse Dame, qui n’est plus aujourd’hui qu’un pur esprit et qu’un peu de poussière, et qui fut autrefois une colonne de haute valeur,

S’en revenait de cette guerre couverte d’honneur, heureuse d’avoir vaincu le grand ennemi qui dompte tout l’univers par ses artifices,

Et cela avec la seule arme d’un cœur pudique, d’un beau visage, de vertueuses pensées, d’un langage prudent et ami de l’honnêteté.

C’était un miracle tout nouveau que de voir les armes brisées de l’Amour, l’arc et les flèches avec lesquelles il a tué les uns et fait les autres prisonniers.

La belle Dame et ses compagnes choisies, revenant de leur noble victoire, marchaient serrées autour d’un beau drapeau.

Elles étaient peu nombreuses, parce que la véritable gloire est rare ; mais chacune d’elle paraissait bien digne d’être illustrée par la poésie et par l’histoire.

Leur bannière victorieuse représentait une blanche hermine sur champ de sinople, avec un collier d’or fin et de topazes.

Leur démarche et leurs saints discours étaient vraiment chose non humaine, mais divine. Ah ! bienheureux qui naît pour une telle destinée !

Elles semblaient de claires étoiles autour d’un Soleil qui, loin de cacher leur vue, redoublait leur éclat ; elles étaient couronnées de roses et de violettes.

Et, comme tout cœur gentil, cette troupe s’en venait joyeuse de l’honneur acquis, quand je vis une enseigne obscure et triste.

Et une femme enveloppée dans un vêtement noir, avec un air si furieux, que je ne sais pas s’il y eut une telle fureur à Flégra au temps des géants,

S’avança et dit : « — Ô toi, Dame, qui va si fière de ta jeunesse et de ta beauté, et qui ne sait pas le terme de ta vie,

« Je suis l’importune et la cruelle que vous appelez sourde et aveugle, ô vous pour qui il fait nuit avant le soir.

« De mon glaive qui frappe et tranche, j’ai conduit à leur fin la race grecque et la race troyenne, et en dernier lieu, les Romains,

« Ainsi que les autres peuples barbares et étrangers ; j’arrive quand on ne m’attend pas, et j’ai interrompu mille projets vains.

« Or, pendant qu’il vous est le plus doux de vivre, je dirige ma course vers vous, avant que la Fortune n’ait mêlé quelque amertume à votre joie. — »

« — Tu n’as aucun pouvoir sur celles-ci, et tu en as bien peu sur moi et seulement en ce qui regarde mon corps — répondit celle qui fut unique en ce monde —

« J’en connais un qui en sera plus fâché que moi, c’est celui dont le salut dépend de ma vie ; quant à moi tu me feras une grâce en m’enlevant d’ici bas. — »

Comme celui qui jette les yeux sur une chose nouvelle et voit qu’elle ne concorde pas avec son principe, ce qui l’étonne et le fait revenir sur soi-même,

Ainsi fut-il de cette bête féroce ; puis, quand elle se fut un peu remise : « — je les reconnais bien — dit-elle, — et je sais quand mes dents les ont mordues. — »

Puis, d’un œil moins courroucé et moins sombre, elle dit : « — Toi qui mènes la belle troupe, tu n’as jamais éprouvé, il est vrai, mon rude choc.

« Si tu en crois mon conseil, alors que je pourrais user de la force, il vaut mieux fuir la vieillesse et ses nombreuses infirmités.

« Je suis disposée à te faire un honneur que je ne fais point d’habitude aux autres, et à te faire disparaître sans peur et sans souffrance aucune. — »

« — Comme il plaira au Maître qui est au ciel et qui de là régit et modère l’univers, tu feras de moi ce que tu fais des autres. — »

Ainsi répondit Laure. Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts, que prose ni vers ne pourraient le rendre.

De l’Inde, du Catay, du Maroc et de l’Espagne, cette immense multitude de gens morts dans la longue succession des temps, avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine.

Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables.

Où sont maintenant leurs richesses ? Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres, et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ?

Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles ! — Et qui donc ne l’y place pas ? — S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste.

Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ? Vous retournez tous à la grande mère antique, et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom !

Cependant, des mille peines que vous vous donnez, y en a-t-il une qui soit utile ? Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ? Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise.

À quoi sert de subjuguer tant de pays, et de rendre tributaires les nations étrangères, pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ?

Après les entreprises périlleuses et vaines, après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors, trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ?

Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ? Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème, il est temps que je revienne à mon premier sujet.

Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse, et le moment du pas douloureux que le monde redoute.

Il y avait là pour voir Laure, une autre vaillante troupe de dames non encore séparées de leurs corps, et qui voulaient savoir si la Mort serait pitoyable.

Cette belle compagnie était rassemblée là pour contempler la fin qu’il faut que tous fassent et ne fassent qu’une fois.

Elles étaient toutes ses amies et ses voisines. Alors la Mort arracha de sa main un cheveu d’or de cette blonde tête.

Ainsi elle cueillit la plus belle fleur du monde ; non par haine, mais pour démontrer plus clairement sa puissance sur les choses sublimes.

Que de lamentations ! que de pleurs furent répandus, sans qu’une larme tombât de ces yeux secs désormais, et pour lesquels j’ai si longtemps chanté et brûlé !

Et au milieu de tant de soupirs et de tant de douleurs, elle seule était silencieuse et gaie, cueillant déjà les fruits de sa belle vie.

« — Va-t’en en paix, ô véritable Déesse mortelle — », dirent ses compagnes. Et elle le fut bien en vérité ; mais cela ne lui servit de rien contre la Mort si sévère à exiger son droit.

Qu’adviendra-t-il des autres, si celle-ci fut tour à tour brûlante et glacée en quelques nuits, et changea tant de fois ? Ô espérances humaines, aveugles et fausses !

Si la terre fut baignée de nombreuses larmes par la pitié de ces âmes gentilles, celui-là le sait qui le vit ; et toi qui l’écoutes, tu peux te l’imaginer.

Ce fut à la première heure du sixième jour d’avril qu’elle s’empara jadis de moi, et qu’elle m’a laissé maintenant hélas ! Comme la Fortune change de façons d’agir !

Jamais personne ne se plaignit autant de sa propre servitude ou de sa mort, que moi de la liberté et de la vie qui me furent laissées.

Suivant les lois du monde et de l’âge, on aurait dû me faire partir avant elle, moi qui étais venu le premier, et ne pas priver si tôt l’univers de son plus bel ornement.

Or, quelle fut ma douleur, cela ne se peut mesurer ici, car à peine osé-je y penser, loin d’être assez hardi pour en parler en vers ni en rimes.

« — La vertu est morte, ainsi que la beauté et la courtoisie — disaient tristement les belles dames autour du chaste lit — qu’adviendra-t-il désormais de nous ?

« Qui verra jamais plus dans une femme, beauté si parfaite ? qui entendra un langage si plein de savoir, un chant si rempli d’angélique douceur ?

« Son esprit, pour quitter ce beau sein où il s’était caché avec toutes les vertus, avait rendu le ciel serein sur son passage.

« Aucun de ses ennemis n’eut jamais la hardiesse de paraître devant elle avec un visage sombre, jusqu’à ce que la Mort eût livré son rude assaut. — »

Après qu’on lui eût rendu un juste tribut de larmes et de crainte, chacune de ses compagnes regardait son beau visage, et se tenait muette de désespoir,

L’âme de Laure s’en alla en paix et contente, non comme une flamme qu’on éteint de force, mais comme une lumière qui s’éteint d’elle-même,

Comme un suave et pur flambeau auquel la nourriture manque peu à peu, conservant jusqu’à la fin sa contenance habituelle.

Non point pâle, mais plus blanche que la neige qui tombe à flocons dans une belle vallée, alors que le vent se tait, elle paraissait reposer comme une personne lasse.

Son esprit étant déjà séparé d’elle, ce que les sots appellent mourir était comme un doux sommeil dans ses beaux yeux.

La Mort semblait belle sur son beau visage.

CHAPITRE II.

Le poète raconte comment dans un songe, il lui sembla voir Laure qui le consolait de la douleur que sa mort lui avait causée, et comment il s’entretint avec elle.

La nuit qui suivit l’horrible événement qui éteignit pour moi le soleil, ou pour mieux dire le replaça dans le ciel, d’où je suis resté ici-bas comme un homme aveugle,

Épanchait dans l’air sa douce fraîcheur estivale, en même temps que la blanche amie de Tithon a coutume de soulever le voile des songes confus,

Quand une dame, ressemblant à la saison, et couronnée de pierreries orientales, vint vers moi du milieu de mille autres femmes couronnées comme elle.

Parlant et soupirant, elle me tendit cette main tant de fois désirée ; et j’en ressentis au cœur une douceur éternelle.

« — Reconnais celle qui détourna tes pas des sentiers vulgaires, dès que ton cœur gentil se fut aperçu d’elle. — »

Puis, pensive, d’un air humble et sage, elle s’assit et me fit asseoir sur une rive qu’ombrageaient un beau laurier et un hêtre.

« — Comment ne reconnaîtrais-je pas mon âme, ma Déesse ? — » répondis-je comme un homme qui parle et pleure. « — Mais dis-moi, je te prie, si tu es morte ou vivante. — »

« — Moi je suis vivante, et toi tu es mort encore — dit-elle — et tu le seras jusqu’à ce que ta dernière heure vienne t’arracher à la terre.

« Mais le temps est court et notre désir est long. Donc, je te préviens que tu aies à restreindre et à refréner tes paroles avant que le jour, qui est déjà proche, ne se lève. — »

Et moi : « — Au terme de cette autre sirène qu’on nomme la vie, dis-moi, toi qui le sais pour l’avoir éprouvé, si mourir est une grande souffrance. — »

Elle répondit : « — Pendant que tu vas à la remorque du vulgaire et de son opinion aveugle et cruelle, tu ne peux jamais être heureux.

« La mort est la fin d’une prison obscure pour les âmes gentilles ; pour les autres qui ont placé tout leur succès dans la fange, c’est une souffrance.

« Et maintenant ma mort qui te rend si triste, te réjouirait si tu sentais la millième partie de ma joie. — »

Ainsi elle parlait, les yeux dévotement fixés au ciel ; puis elle imposa silence à ses lèvres de roses jusqu’à ce que je dis :

« — Sylla, Marius, Néron, Gaius et Mesenticus, les maux d’entrailles et d’estomac, les fièvres ardentes font paraître la mort plus amère que l’absinthe. — »

« — Je ne puis nier — dit-elle — que l’angoisse qui précède la mort ne soit une forte douleur, mais plus forte encore est la crainte du dam éternel.

« Mais si l’âme se réconforte en Dieu, ainsi que le cœur qui, par lui-même, est faible, la mort n’est-elle pas autre chose qu’un léger soupir ?

« J’étais déjà proche du dernier pas ; ma chair était malade et mon âme encore vigoureuse, quand j’entendis dire d’un ton triste et bas :

« Oh ! malheureux qui compte les jours, dont chacun lui semble mille années ; qui vit en pure perte, et jamais ne redescend en lui-même sur la terre ;

« Qui va cherchant sur la mer et sur toutes les rives, et partout où il se trouve, n’a jamais qu’une seule préoccupation : penser à elle seule, parler d’elle seule, écrire sur elle seule ! »

« Alors, du côté d’où venait le son, je tournai mes regards langoureux ; et je vis celle qui nous servit tous deux, qui me poussa et qui te retint.

« Je la reconnus à son visage et à sa voix ; car souvent autrefois elle a consolé mon cœur. Maintenant grave et sage, elle était alors honnête et belle.

« Et quand j’étais dans mon plus bel état, dans mon âge le plus vert ; quand je t’étais plus chère que tu ne l’as donné à dire et à penser à beaucoup de gens,

« La vie me fut presque amère en comparaison de cette tranquille et douce mort si rarement accordée aux mortels ;

« Car dans tout ce passage de la vie à la mort j’étais plus joyeuse que l’exilé qui revient à sa douce chaumière ; si ce n’est que j’étais seulement troublée de pitié pour toi. — »

« — Eh ! madame — dis-je — par cette fidélité qui vous fut, je crois, manifeste en son temps et qui maintenant vous est encore plus évidente en présence de celui qui voit tout,

« Amour vous mit-il jamais en tête d’avoir pitié de mon long martyre, sans pour cela abandonner votre haute et honnête entreprise ?

« Car vos doux dédains, vos douces colères, vos doux apaisements écrits dans vos beaux yeux, ont tenu pendant de nombreuses années mon désir dans le doute. — »

À peine eus-je dit ces paroles, que je vis briller ce doux rire qui était autrefois un Soleil pour mes facultés abattues.

Puis elle dit en soupirant : « — Mon cœur n’a jamais été séparé de toi et ne le sera jamais ; mais je modérai ta flamme par la sévérité de mon visage ;

« Parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour sauver, à toi et à moi, notre jeune renommée. Une mère qui donne le fouet à son enfant, ne l’en aime pas moins.

« Combien de fois me dis-je à moi-même : celui-ci m’aime ; bien plus, il brûle ; or il convient que je veille à cela ; et mal prend garde celui qui craint ou désire.

« Qu’il regarde le dehors et qu’il ne voie pas le dedans ; voilà ce qui te retint et te contraignit souvent, comme le frein retient le cheval.

« Plus de mille fois la colère était peinte sur mon visage quand Amour me brûlait le cœur. Mais jamais en moi le désir ne vainquit la raison.

« Puis quand je te voyais vaincu par la douleur, je tournais doucement les yeux vers toi, sauvant et ta vie et notre honneur.

« Et quand ta passion était trop puissante, je te saluais de la tête et de la voix, tantôt d’un air craintif, tantôt d’un air courroucé.

Voilà quels furent envers toi mes agissements et mes artifices : tantôt de douces complaisances et tantôt de fiers dédains ; tu le sais, car tu l’as chanté en mainte occasion.

« Parfois j’ai vu tes yeux si imprégnés de larmes, que j’ai dit : Il va mourir si je ne l’aide, je le vois bien.

« Alors, je faisais en sorte de te donner un honnête secours. Parfois aussi je t’ai vu éperonné de tels désirs, que j’ai dit : ici il faut employer un mors plus dur.

« Ainsi te réchauffant ou t’apaisant, te faisant devenir pâle ou vermeil, tantôt triste et tantôt joyeux, je t’ai conduit jusqu’ici sain et sauf, quoique las, et je m’en réjouis. — »

Et moi : « — Madame, c’est-là une trop grande récompense de ma fidélité pour que j’y croie — » dis-je en tremblant, et le visage baigné de larmes.

« — Homme de peu de foi ! Or, si je ne le savais pas, moi, pour être bien vrai, pourquoi le dirais-je ? — répondit-elle, et son visage parut s’enflammer. —

« Si dans le monde, tu plus à mes yeux, je me tais là-dessus ; mais ce doux lien que tu avais autour du cœur me plut beaucoup.

« Elle me plut aussi la belle renommée que de loin et de près tes chants m’ont acquise, si j’ai bien entendu la vérité ; et je n’ai jamais demandé à ton amour autre chose que la modération.

« C’est ce qui lui a seul manqué ; et tandis que par ton attitude triste tu cherchais à me montrer ce que je voyais toujours, tu as ouvert ton cœur à tout le monde.

« De là ma froideur dont tu te plains encore ; quant au reste, il y avait entre nous cette intelligence qu’inspire l’amour, pourvu qu’il soit tempéré par l’honnêteté.

« Les flammes amoureuses brûlèrent quasi également en nous deux, au moins après que je me fus aperçue de ton feu ; mais si l’un de nous les montrait, l’autre les cachait.

« Tu étais déjà fatigué de crier merci, que moi je me taisais ; car la vergogne et la crainte faisaient paraître peu de chose un grand désir.

« La douleur n’est pas moindre parce qu’on la cache, de même qu’elle n’est pas plus grande quand on va se lamentant ; la fiction n’accroît ni ne diminue la vérité,

« Mais au moins tout voile ne s’est-il pas déchiré, quand, toi présent, j’ai accueilli tes paroles par cette chanson : « Dire plus, notre amour ne l’ose ? »

« Mon cœur était avec toi ; je gardai les yeux pour moi ; tu t’es plaint de cela comme d’un partage injuste, alors cependant que je te donnais le meilleur et que je t’enlevais le moins bon.

« Et ne crois pas que, bien qu’ils te fussent enlevés, ils ne t’ont pas été mille et mille fois rendus, et qu’ils ne se tournèrent pas vers toi avec pitié.

« Et ils se seraient toujours tournés tranquillement vers toi, si je n’avais pas eu peur de tes dangereuses flammes.

« Je veux te dire plus encore, pour ne pas te laisser sans une conclusion qu’il te sera peut-être agréable d’entendre au moment de nous séparer :

« Très heureuse en toutes les autres choses, une seule m’a déplu ; c’est d’être née dans une trop humble cité.

« Je regrette vraiment encore de ne pas être née au moins plus près de ton nid de fleurs. Mais assez beau fut le pays dans lequel je te plus.

« Car ton cœur, en lequel seul je me fie, pouvait se tourner ailleurs si tu ne m’avais pas connue ; et j’en aurais été moins illustre et d’une moindre renommée. — »

« — Cela non — répondis-je — car la troisième sphère du ciel m’élevait à un tel amour, où qu’il fût, stable et immobile. — »

« — Or, quoi qu’il en soit — dit-elle — j’en tirai un honneur qui me suit encore ; mais le plaisir de m’entendre t’empêche de voir que l’heure s’enfuit.

« Vois l’Aurore qui ramène aux mortels le jour de son lit doré ; vois le Soleil qui est déjà sorti de l’Océan jusqu’à la ceinture.

« L’Aurore vient nous séparer, et j’en souffre. Si tu as autre chose à dire, efforce-toi d’être bref, et mesure tes paroles au temps qui te reste. — »

« — Autant j’ai souffert autrefois, autant — dis-je — votre langage suave et léger m’a causé de douceur et de joie ; mais la vie sans vous m’est dure et lourde.

« Donc, je voudrais savoir, Madame, si je dois vous suivre bientôt ou tardivement. — » Elle, déjà levée pour partir, dit : « — À ce que je crois,

« Tu ne resteras pas longtemps sur la terre sans moi. — »


TRIOMPHE DE LA RENOMMÉE

Soudain, regardant autour de moi parmi les herbes, je vis venir du côté opposé, celle qui tire l’homme du tombeau et le fait revivre.
(Triomphe de la Renommée, ch. I.)

CHAPITRE I.

Continuant son rêve, le poète dit comment, après le départ de la Mort, survint la Renommée triomphante. Décrivant les personnages célèbres qui l’accompagnaient, il les partage en trois groupes : le premier composé de Romains, que la guerre ou d’autres œuvres que les lettres ont rendus illustres ; le deuxième d’étrangers qui se sont illustrés également en dehors des lettres ; et le troisième de romains et d’étrangers que les lettres ont rendus célèbres. Dans ce chapitre, il décrit le premier de ces groupes.

Après que la Mort eut triomphé de celle qui d’ordinaire triomphait de moi, et que notre monde eut été privé de son soleil,

Cette impitoyable et mauvaise partit, la pâleur empreinte sur son visage, horrible, glorieuse d’avoir éteint le flambeau de beauté.

Soudain, regardant autour de moi parmi les herbes, je vis venir du côté opposé celle qui tire l’homme du tombeau, et le fait revivre.

Comme au point du jour l’amoureuse étoile s’avance d’ordinaire de l’orient, précédant le Soleil qui en fait volontiers sa compagne,

Ainsi venait celle-ci. Et maintenant de quelle école sortira le maître qui pourra pleinement décrire ce que je vais dire en simples paroles ?

Tout autour le ciel était si serein que, nonobstant le grand désir qui me brûlait dans le cœur, mon œil ne pouvait pas ne pas en être ébloui.

Sur les fronts des gens illustres qui l’accompagnaient, était écrite leur propre valeur ; ce qui fit que je reconnus un grand nombre de ceux que j’avais vus enchaîner par Amour.

À main gauche, où je portai tout d’abord les yeux, la belle dame avait César et Scipion ; mais lequel était le plus près, je pus à grand peine le discerner.

L’un esclave de la vertu et non de l’amour, l’autre esclave de tous deux. Puis, après un si glorieux et si beau commencement, j’aperçus

Des gens armés de fer et de vaillance, comme on en voyait au Capitole dans les temps antiques, soit par la voie Sacrée, soit par la voie Lata.

Ils venaient tous dans l’ordre que je vais dire, et chacun d’eux portait sur le front le nom qui lui avait acquis le plus de gloire.

J’étais attentif à leur noble chuchotement, à leur visage, à leurs gestes. Ces deux premiers étaient suivis, l’un par son neveu, l’autre par son fils,

Lequel fut sans égal au monde. Je vis ceux qui voulurent fermer avec leur corps le passage aux armées ennemies,

Les deux pères, accompagnés de leurs trois fils, dont l’un marchait en avant des deux autres ; et le dernier était le plus illustre.

Ensuite, flamboyait comme un rubis celui qui, du conseil et de la main, apporta le meilleur secours à toute l’Italie.

Je parle de Claude, qui nuitamment et sans bruit, ainsi que le vit le Métaurus, vint purger le bon champ Romain de la mauvaise semence.

Il eut des yeux pour voir, et des ailes pour voler. Un grand vieillard venait après lui, qui amusa Annibal par ses artifices.

Puis venaient un autre Fabius, avec les deux Caton, les deux Paul, les deux Brutus et les deux Marcellus ; Régulus qui aima Rome et non soi-même.

Un Curius et un Fabricius, bien plus beaux dans leur pauvreté que Midas et Crassus avec leur or qui les rendit ennemis de la vertu ;

Cincinnatus et Serranus qui ne font point un pas sans les précédents ; et le grand Camille, las de vivre, mais non de bien faire,

Le ciel lui accorda une faveur telle que sa haute vertu le ramena dans sa patrie, d’où l’avait chassé une rage aveugle.

Puis venaient ce Torquatus qui frappa son propre fils, et qui aima mieux le perdre, que de permettre qu’on portât atteinte à la discipline militaire ;

L’un et l’autre Décius, dont l’un ouvrit avec sa poitrine les bataillons ennemis. Ô noble vœu, qui conduisit le père et le fils à un même genre de mort !

Avec eux venaient Curtius, non moins dévoué à sa patrie, qui, de son corps et de ses armes, combla l’horrible gouffre entr’ouvert au milieu du forum ;

Mummius, Levinius, Attilius avec Titus Flaminius qui, par la force et plus encore par la douceur, vainquit le peuple grec.

Il y avait aussi celui qui entoura le roi de Syrie d’un cercle magnanime, et par ses paroles et son énergique volonté le contraignit à lui obéir ;

Et celui qui, seul et en armes, défendit le rocher d’où il fut plus tard précipité ; et celui qui défendit à lui tout seul un pont contre toutes les forces de la Toscane ;

Et celui qui, au milieu de l’armée ennemie, frappa vainement de sa main et la brûla ensuite, si irrité contre lui-même qu’il ne sentit pas la douleur ;

Et celui qui remporta la première victoire sur mer contre les Carthaginois, et brisa et dispersa leurs navires contre la Sicile et la Sardaigne.

Je reconnus Appius à ses yeux et à ses compagnons qui furent toujours durs et impitoyables pour l’humble plèbe ; puis j’en vis un, grand, avec des manières pleines de douceur.

Et n’eût été que sa lumière s’obscurcit à la fin de sa vie, il eût été le premier de tous ; et certes il fut pour nous ce que Bacchus, Alcide et Épaminondas furent pour Thèbes.

Mais il est parfois malheureux de vivre trop longtemps ; je vis ensuite celui que son adresse et sa légèreté firent surnommer le « Curseur » et qui fut la fleur de son temps.

Autant il fut cruel et sévère sous les armes, autant celui qui venait après lui fut bénin ; je ne sais s’il fut meilleur comme général ou comme soldat.

Puis venaient celui que la vanité de son sang enfla d’une tumeur maligne, le noble Volumnius, dont les hauts faits furent dignes d’une haute louange ;

Cossus, Philon, Rutilius. Je vis, se tenant à l’écart des autres lumières, venir trois Soleils, aux membres brisés et aux armures défaites et rompues.

Ces trois rois, ces trois foudres de guerre étaient Lucius Dentatus, Marcus Sergius et Sceva. Un coupable successeur avait obscurci la gloire de ce dernier.

Puis venaient Marius qui terrassa Jugurtha et les Cimbres ainsi que la fureur tudesque ; et Fulvius Flaccus qui était bien placé pour punir les traîtres ;

Et le plus noble des Fulvius ; et un seul Gracchus de ce grand nid turbulent et inquiet, qui lassa plus d’une fois le peuple romain ;

Et celui qui fut réputé heureux et plein de joie — je ne dis pas qu’il le fut, car on ne voit pas clairement le secret enfermé au plus profond d’un cœur.

Je veux parler de Métellus ; je vis son père, ainsi que son héritier, qui revinrent chargés des dépouilles de la Macédoine, de la Numidie, de la Crète et de l’Espagne.

Puis, je vis Vespasien et son fils, le bon et le beau et non pas le beau et le mauvais ; et le bon Nerva, et Trajan, loyaux princes.

Hélius Adrien et son fils Antonin le Pieux, belle succession de princes jusqu’à Marcus Aurélius, et qui eurent au moins une conduite naturelle.

Pendant que, curieux, je cherchais encore des yeux, je vis le grand fondateur et les cinq autres rois ; le septième était sous terre, chargé d’iniquité,

Comme il advient à quiconque délaisse la vertu.

CHAPITRE II.

Le poète, après avoir dit comment, après les Romains dont il vient de parler, il vit les étrangers qui se sont illustrés par leurs belles actions, en nomme un grand nombre qu’il loue pleinement, et d’autres auxquels il n’accorde qu’une certaine part d’éloges.

Plein d’un immense et noble étonnement, je m’étais mis à regarder le vaillant peuple de Mars, dont il n’y eut pas le pareil au monde.

Je confrontais ce que je voyais avec les antiques livres où sont écrits les noms illustres et les hauts faits, et je sentais que dans l’énumération que je venais d’en faire, il en manquait une grande partie.

Mais les étrangers illustres me détournèrent de cette pensée. Annibal marchait le premier, ainsi qu’Achille qui a été chanté en vers, et eut une si belle renommée.

Puis venaient les deux illustres Troyens et les deux grands Persans : Philippe et son fils qui, courant de Pellas aux Indes, vainquit tant de pays divers.

Je vis l’autre Alexandre, non loin de là, qui ne courait pas si vite car il eut de bien autres obstacles. Combien, ô Fortune ! tu es parcimonieuse du véritable honneur !

Je vis les trois Thébains dont j’ai déjà parlé, formant un beau groupe ; et, dans un autre, Ajax, Diomède et Ulysse qui désira trop voir de ce monde ;

Nestor qui sut et vit tant de choses ; Agamemnon et Ménélas, lesquels, peu heureux en femmes, soulevèrent de grandes guerres parmi les nations.

Léonidas qui proposa joyeusement à ses compagnons un dur dîner, un souper terrible, et qui en un petit espace fit d’admirables choses.

Alcibiade qui, à son plaisir, tourna et retourna si souvent Athènes, avec sa douce parole et son visage serein ;

Miltiade qui affranchit la Grèce du grand joug ; et le bon fils, qui, avec une parfaite piété filiale, s’enchaîna vivant pour délivrer son père mort.

Thémistocle et Thésée, dans cette même troupe ; Aristide qui fut un Fabricius grec. À tous fut cruellement refusée

La sépulture dans leur patrie. La malice de leurs concitoyens les a rendus illustres ; rien ne fait mieux voir la différence qui existe entre deux choses contraires que de les voir à petite distance l’une de l’autre.

Phocion allait avec les deux précédents ; il fut chassé de son pays et mourut en exil ; récompense bien différente de celle qu’avaient méritée ses œuvres.

Comme je me retournais, je vis le bon Pyrrhus et le bon roi Massinissa qui semblait regarder comme une injure de ne pas être compris dans la troupe des Romains.

Regardant d’un côté et d’autre, je reconnus avec lui Hiéron le Syracusain, et le cruel Hamilcar si divisé de sentiments avec eux tous.

Je vis le roi de Lydie qui sortit jadis tout nu du feu, exemple manifeste que nul bouclier ne prévaut contre la fortune.

Je vis Siphax qui fut livré à pareil sort ; Brennus, sous qui nombre de gens tombèrent, et qui tomba à son tour sous le fameux temple.

Cette troupe était très nombreuse et composée de gens de physionomies très diverses ; et pendant que je levais les yeux, j’en vis une partie rassemblée en un groupe.

Le premier de ce groupe était celui qui voulut faire un grand temple à Dieu pour qu’il habitât parmi les hommes ; mais celui qui exécuta cette œuvre, venait derrière lui.

C’est à lui qu’était réservé de construire le temple, et il bâtit, des fondements au sommet, le saint édifice. À mon avis, il ne fut pas aussi bon architecte pour ses propres actions.

Puis je vis celui qui fut si avant dans la faveur de Dieu, qu’il lui parla face à face, ce dont aucun autre ne peut se vanter.

Et celui qui, de même qu’on enchaîne un animal, lia le Soleil avec sa langue puissante, pour suivre la trace de ses ennemis.

Ô noble confiance ! qui honore dûment Dieu, a pouvoir sur tout ce que Dieu a créé, et peut arrêter le ciel avec une simple parole !

Puis je vis notre père à qui il fut ordonné de quitter sa patrie, et d’aller habiter le pays déjà élu pour le salut de l’espèce humaine.

Il avait avec lui son fils et son neveu, sur qui fut faite l’épreuve des deux épouses, ainsi que le sage et le chaste Joseph, que je vis un peu à l’écart de son père.

Puis, étendant la vue aussi loin que je le pouvais, et regardant jusqu’au point que l’œil ne dépasse pas, je vis le juste Ezéchias et Samson dégradé.

Je vis derrière lui celui qui construisit la grande arche, et celui qui commença plus tard la grande tour, laquelle fut si chargée de péché et d’erreur.

Puis ce bon Judas que personne ne put forcer à abandonner les lois de ses pères, invaincu et franc comme un homme qui court à la mort par amour pour la justice.

Déjà mon désir était presque fatigué, quand un agréable spectacle me rendit encore plus désireux de voir que je ne l’avais été jusqu’alors.

Je vis plusieurs femmes en une seule troupe, Antiope et Oritie, armée et belle, Hyppolyte affligée et triste à cause de son fils ;

Et Ménalippe ; et chacune était si experte aux armes, qu’il fut glorieux au grand Alcide de les vaincre ; il vainquit l’une, et Thésée vainquit l’autre sœur.

J’aperçus la veuve qui vit mourir son fils d’un air si tranquille, et se vengea si bien que, du même coup, elle tua Cyrus et sa renommée.

Pourtant, l’esprit de Cyrus, encore aujourd’hui, voyant combien misérable fut sa fin, semble en mourir encore de vergogne, tellement, ce jour-là, il perdit de son renom.

Puis je vis celle qui malheureusement pour elle vint à Troie ; parmi ces mêmes femmes, je vis une vierge latine qui causa tant d’ennuis aux Troyens en Italie.

Puis je vis la magnanime reine qui, les cheveux à moitié tressés et le reste épars, courut apaiser la sédition de Babylone.

Puis je vis Cléopâtre ; et chacune d’elles brûlait d’indignes feux ; je vis aussi dans ce groupe Zénobie, beaucoup plus avare de son honneur.

Elle était belle, dans l’âge de la floraison et de la fraîcheur, et son honnêteté doit être d’autant plus louée, qu’elle était plus jeune et plus belle.

Il y eut dans ce cœur de femme tant de fermeté, qu’avec son beau visage et armée de sa chevelure, elle fit trembler qui, par nature, méprisait tous les autres.

Je parle de l’altier empire romain qu’elle assaillit par les armes, bien qu’à la fin, elle servit de riche ornement à notre triomphe.

Parmi les noms que je tais et que je passe pour abréger, je ne mets pas Judith, l’audacieuse veuve, qui trancha la tête à son fol amant.

Mais Ninus, d’où tirent leur origine toutes les histoires humaines, pourquoi le laissé-je, ainsi que son grand successeur que l’orgueil conduisit à une vie bestiale ?

Pourquoi laissé-je Bélus, source de l’erreur, bien que ce n’ait pas été sa faute ? Et Zoroastre qui fut l’inventeur de l’art de la magie ?

Et celui qui fit une si malheureuse conduite à nos généraux, forcés de repasser l’Euphrate à la sombre lueur des étoiles, cruel accroissement aux douleurs de l’Italie ?

Où est le grand Mithridate, cet éternel ennemi des Romains, qui, toujours errant, fuyait devant eux l’été comme l’hiver ?

J’enserre bien des grandes choses en un petit faisceau. Où est le roi Artus ? Où sont les trois Césars-Augustes, celui d’Afrique, celui d’Espagne, celui de Lorraine ?

Ce dernier était accompagné de ses douze vaillants ; puis s’en venait seul le bon Godefroy, qui fît la sainte entreprise et la juste expédition.

Celui-ci — je m’en indigne et j’en fais de vains reproches — fonda à Jérusalem, de ses propres mains, le royaume mal gardé et si négligé depuis.

Allez dans votre superbe, ô misérables chrétiens, vous exterminant les uns les autres, sans vous soucier que le tombeau du Christ soit aux mains des chiens !

Après celui-là, je ne vis presque plus personne — si je ne me trompe — qui ait acquis une grande renommée, dans la paix ou dans la guerre.

Cependant, de même que dans les cérémonies les meilleurs viennent les derniers, je vis à la fin le Sarrazin qui causa aux nôtres grande vergogne et grand dommage.

Celui de Lure suivait le Sarrazin ; puis venait le duc de Lancastre qui, il y a peu de temps, fut un rude voisin pour le royaume des Français.

Je regardai, comme un homme qui pousse volontiers plus loin, si j’en verrais que mes yeux eussent déjà vus ailleurs ;

Et j’en vis deux qui ont quitté depuis peu notre siècle et notre pays ; ils fermaient cette illustre troupe.

C’était le bon roi sicilien, qui visa aux choses élevées et sut voir de loin, en véritable Argus ; et d’un autre côté, mon grand Colonna,

Magnanime, gentil, constant et libéral.

CHAPITRE III.

Dans ce chapitre, le poète place ceux qui se sont rendus célèbres par leurs œuvres littéraires. Il ne fait mention toutefois que des Grecs et des Romains.

Je ne savais pas m’arracher d’un tel spectacle, lorsque j’entendis : « Regarde de l’autre côté, car on s’acquiert bien aussi de la gloire autrement que par les armes. »

Je me tournai à main gauche, et je vis Platon qui, de toute cette troupe, s’est le plus approché du but qu’atteint seul celui à qui cela est concédé par le ciel.

Puis Aristote, plein d’un génie sublime ; Pythagore, qui le premier appela modestement la philosophie d’un nom digne d’elle ;

Socrate et Xénophon ; et cet ardent vieillard à qui les Muses furent tant amies, qu’Argos, Mycènes et Troie s’en sont ressenties.

Il chanta les pérégrinations et les fatigues du fils de Laerte et de la Déesse ; il fut le premier peintre des mémoires antiques.

À ses côtés, s’en allait chantant le Mantouan, qui rivalisa avec lui, et un autre sous les pas duquel l’herbe fleurissait.

C’était Marcus Tullius, par lequel on vit tout ce que l’éloquence contient de fruits et de fleurs ; ces deux là sont les yeux de notre langue,

Ensuite venait Démosthènes, ayant désormais perdu l’espérance de tenir le premier rang, et peu satisfait d’honneurs secondaires.

Il me paraissait un grand foudre de feu, ainsi que le dit Eschine qui put le sentir, lui qui, auprès de l’éloquence de Démosthènes, parut rude.

Je ne puis raconter par ordre quand ni où je vis celui-ci ou celui-là, ni dire lequel marchait le premier ou lequel suivait ;

Car pensant à d’innombrables choses et regardant une si nombreuse foule et de telle qualité, mes yeux s’écartaient de ma pensée.

Je vis Solon, inventeur de l’utile plante qui, si elle est mal cultivée, produit un mauvais fruit ; il était avec les six autres dont la Grèce se glorifie.

Là, je vis des gens de notre pays. Ils avaient à leur tête Varron, la troisième grande lumière des Romains ; plus je le regardais, plus il brillait.

Je vis Crispus Salluste ; et tout à côté de lui, quelqu’un qui, le regardant de travers, lui porta envie, à savoir le grand Tite-Live de Padoue.

Pendant que je regardais, je découvris soudain son voisin Pline, le véronnais, plus avisé pour écrire que pour se garer de la mort.

Puis je vis Platinus, le grand platonicien, qui croyant vivre en sûreté dans l’oisiveté, fut prévenu par sa cruelle destinée,

Laquelle avait été marquée dès le ventre de sa mère, et qu’aucune précaution ne put détourner. Puis je vis Crassus, Antoine, Ortensius, Galba, Calvus

Avec Pollion, qui eurent une telle audace, qu’ils armèrent leur langue contre Cicéron, cherchant à l’accabler sous des calomnies indignes.

Je vis Thucydide, qui sut bien distinguer les temps, les lieux et les belles choses qui s’y produisirent, et les endroits qui s’imbibèrent de sang.

Je vis Hérodote, père de l’histoire grecque ; ainsi que le noble géomètre, tout bariolé de triangles, de cercles et de carrés ;

Et celui qui à notre égard fut comme une pierre, Porphyre, qui remplit le carquois de la dialectique de sillogismes aiguisés,

Se servant de sophismes pour combattre la vérité ; et celui de Cos, qui fit une œuvre meilleure, si bien compris furent ses aphorismes.

Apollon et Esculape sont devant lui, si obscurcis, qu’à peine mon regard peut les distinguer, tellement il semble que le temps efface et recouvre les noms.

Celui qui le suit est de Pergame ; c’est de lui que vient l’art si déchu de nos jours. À son époque, cet art n’était pas encore avili, mais peu étendu et obscur ; il l’éclaira et l’agrandit ;

Je vis Anaxarque, intrépide et viril ; et Xénocrate plus solide qu’un roc et que nulle force ne put amener à commettre acte vil.

Je vis Archimède, qui se tenait le visage baissé, et Démocrite marchant tout pensif, qui de sa propre volonté se priva d’or et de lumière.

Je vis Hippicis, le vieillard qui fut assez hardi pour dire : je sais tout ; puis Archésilaüs certain de rien et doutant de toute chose.

Je vis Héraclite, écrivain obscur, et Diogène le Cynique étalant sa vie au grand jour beaucoup plus ouvertement que ne le veut la pudeur ;

Et cet autre qui, riche d’une autre richesse, vit d’un air joyeux ses champs dévastés et déserts, croyant qu’ils lui auraient attiré la haine et l’envie.

Là était Dicéarque le Curieux ; et, bien différents dans leur profession, Quintilien, Sénèque et Plutarque.

J’y vis quelques-uns qui ont troublé de vents adverses les mers et les flots de l’intelligence, illustres non par leur savoir, mais par leur manie de contredire ;

Qui se sont entrechoqués comme des lions, et se sont enchaînés avec leur queue comme des dragons, chacun d’eux se contentant de sa propre science.

Je vis Carnéades, si habile dans ses leçons, que lorsqu’il parlait, c’est à peine si l’on discernait le vrai du faux, tellement il parlait vite.

Sa longue vie et la grandeur de son génie le poussa à mettre d’accord les diverses sectes que la fureur littéraire excite à la guerre ;

Mais il ne put y parvenir, car à mesure que la science croissait, l’envie croissait aussi, et avec le savoir le venin s’emparait des cœurs enflés.

Contre le bon Sire qui éleva l’espèce humaine, en déclarant l’âme immortelle, Épicure s’arma, ce qui obscurcit sa renommée.

Il fut assez audacieux pour soutenir que l’âme n’était pas immortelle — à la fois aveugle à la lumière de la vérité, et fameux pour cela même — ses disciples égalèrent le maître.

Je parle de Métradore et d’Aristippe. Puis, je vis Chrysippe tisser une toile subtile avec un grand ensuple et un admirable fuseau.

Je vis Zénon, père des Stoïciens, qui se tenait tout debout pour rendre ses paroles claires, montrant successivement la paume de sa main ouverte, et son poing fermé.

Je vis aussi Cléante qui, pour affermir l’œuvre commencée par Zenon, tissait sa toile gentille qui ramène au vrai l’opinion flottante.

Ici, je les laissai, et je ne dirai plus rien d’eux.


TRIOMPHE DU TEMPS

C’est un printemps douteux, une instable sérénité, que votre renommée ; un léger nuage suffit pour l’obscurcir. Le temps est un grand poison pour les grands noms.
(Triomphe du Temps.)

CHAPITRE UNIQUE.

Dans ce triomphe, pour montrer comment la renommée des hommes périt promptement, effacée par le temps qui la détruit, le poète fait quereller le Soleil, qui représente le Temps, avec la Renommée. Afin d’anéantir plus vite celle-ci, le Soleil redouble sa propre vitesse. Le poète se base là-dessus pour déprécier la vie humaine qui est si courte, et pour blâmer ceux qui fondent leur espérance sur elle, ou qui s’imaginent que leur renommée les fera vivre éternellement après leur mort.

Le soleil, ceint de rayons et précédé de l’Aurore, sortait de son palais d’or avec une telle précipitation que vous auriez dit : il vient seulement de se coucher.

Dès qu’il fut un peu élevé, il regarda tout autour de lui, comme font les gens sages, et il se dit à lui-même : « — À quoi penses tu ? Il faut désormais que tu montres plus de souci.

« Voici : si un homme fameux, vivant sur terre, ne doit point mourir grâce à sa renommée, qu’adviendra-t-il de la loi que le Ciel a faite ?

« Et si la renommée d’un mortel, qui devait s’éteindre si rapidement, s’accroît par la mort même, je vois notre supériorité toucher à sa fin, ce qui me fâche.

« Pourquoi attendre davantage ? ou bien que peut-il arriver de pis ? qu’ai-je dans le ciel que n’ait un homme sur la terre, puisque je demande comme une grâce d’être son égal ?

« J’entretiens, avec quelle peine ! quatre chevaux ; je les fais paître dans l’Océan, je les aiguillonne et je les fouette ; et je ne puis dompter la renommée d’un mortel !

« C’est une injure digne de mon courroux et non de mon dédain, même quand je serais dans le ciel, non pas le premier, mais le second ou le troisième.

« Or, il faut que mon zèle s’allume, de telle sorte que la colère double les ailes à mon vol ; car je porte envie aux hommes, et je ne le cache pas.

« J’en vois, après mille, et mille et mille ans, plus illustres encore que pendant leur vie ; et moi je marche au milieu de perpétuelles fatigues.

« Je suis aujourd’hui tel que j’étais avant que la terre fût créée, roulant jour et nuit sur la route circulaire de l’infini. — »

Après qu’il eut dit cela, il reprit, dédaigneux, son cours, plus rapide que le faucon planant de haut à la recherche de sa proie.

Je dis plus rapide ; la pensée même, et non pas seulement la parole ni la plume, ne pourrait jamais suivre son vol. Aussi, je le regardai avec une grande frayeur.

Alors, la comparant à cette admirable rapidité, j’eus d’autant plus notre existence en mépris, qu’elle m’avait auparavant paru charmante.

Et il me sembla que c’était une grande vanité que d’arrêter son cœur sur des choses que le temps efface, et qui passent au moment même qu’on croit le plus les tenir.

Donc, que celui qui a souci de soi-même, ou qui craint pour l’avenir, ait bien soin, pendant qu’il a son entier libre arbitre, de placer son espoir sur des choses durables.

Car j’ai vu le Temps marcher si rapide à la suite de son guide qui jamais ne se repose, que je ne le dirai pas, parce que je craindrais de ne pas pouvoir le faire.

J’ai vu la glace, et tout de suite après la rose ; presque en un même moment le grand froid et le grand chaud ; ce qui, seulement à l’entendre, semble une admirable chose.

Mais quiconque y réfléchira avec un jugement sain, verra bien qu’il en est ainsi, ce que je n’avais pas encore vu, quant à moi ; de quoi je suis très fâché contre moi-même.

Jusque-là, j’avais suivi les espérances vaines et les vains désirs ; maintenant, j’ai devant les yeux un éclatant spectacle ; maintenant, je me vois moi-même et je comprends mon erreur.

Et, autant que je peux, je m’apprête pour la fin, songeant combien est courte ma vie pendant laquelle j’étais ce matin un enfant, et je suis maintenant un vieillard.

La vie mortelle est-elle rien de plus qu’un jour nébuleux, court, froid et plein de tristesse, qui peut sembler belle, mais qui ne vaut rien ?

Ici est l’espérance humaine et, ici la joie ; ici les misérables mortels lèvent la tête ; et aucun ne sait le temps qu’il a à vivre et l’heure où il doit mourir.

Je vois combien est prompte la fuite de ma vie et de celle de tous les autres ; et dans la rapidité du soleil, la ruine du monde se manifeste.

Maintenant, ô jeunes gens, raffermissez-vous dans vos folles sornettes, et mesurez-vous largement le temps, car un mal prévu cause une douleur moindre.

Peut-être je prodigue en vain mes paroles, mais je vous avertis que vous êtes affligés d’une grave et mortifère léthargie.

Car les heures volent, et les jours, et les ans, et les mois ; et tous nous avons, à des intervalles fort courts, à chercher d’autres pays.

Ne faites pas au cœur un calus contre la vérité, comme vous en avez l’habitude ; ouvrez au contraire les yeux, pendant que vous pouvez amender votre erreur.

N’attendez pas que la Mort frappe, comme font la plupart, car le nombre des sots est certes infini.

Quand j’eus vu bien clairement le vol et la fuite de la grande planète, qui m’ont causé tant de tourments et d’erreurs,

J’aperçus des gens qui s’en allaient tranquillement sans crainte du Temps ni de sa rage, étant sous la garde de quelque historien ou de quelque poète.

Il semble que l’envie s’acharne plus sur eux que sur d’autres, car eux-mêmes ils ont pris leur vol hors de la commune cage.

C’est contre eux que celui qui seul brille s’apprêtait à faire le plus d’efforts, et redoublait la vitesse de son vol.

Il avait doublé l’avoine à ses coursiers ; et la reine dont j’ai parlé plus haut voulait déjà se séparer de quelques-uns des siens.

J’entendis dire — je ne sais par qui, mais ce qui fut dit, je l’écrivis — « — contre ces hommes, qui sont à proprement parler de frêles plantes, abîmes obscurs d’aveugle oubli,

« Le Soleil, vainqueur de tout génie, roulera non pas seulement des années, mais des lustres et des siècles, et fera voir le peu de consistance de ces illustres.

« Combien furent célèbres, depuis le Pénée jusqu’à l’Èbre, dont le souvenir s’est évanoui ou ne tardera pas à s’évanouir ! Combien sur le Xante et combien dans la vallée du Tibre !

« C’est un printemps douteux, une instable sérénité que votre renommée ; un léger nuage l’obscurcit. Le long espace de temps est un grand poison pour les grands noms.

« Ils passent vos triomphes et vos pompes ; elles passent les seigneuries, ils passent les royaumes ; le Temps détruit toute chose mortelle.

« Et ce qu’il enlève aux moins bons, il ne le donne pas aux plus dignes. Et ce n’est pas seulement les choses du dehors que le Temps efface, mais vos éloquences et vos génies.

« Ainsi fuyant, il emporte le monde avec lui ; et jamais il ne se repose ; jamais il ne s’arrête ni ne revient sur ses pas, jusqu’à ce qu’il vous ait réduit à un peu de poussière.

« Or, la gloire humaine ayant tant de têtes, ce n’est pas grande merveille si, pour les abattre, il faut plus longtemps que pour le reste.

« Mais quoi que le vulgaire pense ou dise, si notre vie n’était pas si courte, vous les verriez bientôt réduites en poussière. — »

Après avoir entendu cela — car on ne doit pas se refuser à croire au vrai, mais on doit lui donner une entière croyance — je vis toute notre gloire fondre comme neige au soleil.

Et je vis le Temps emporter comme une proie une telle quantité de vos noms, qui je les tins pour nuls, bien que la foule ne sache pas cela et ne le croie pas,

La foule aveugle, jouet du vent, qui se repaît d’opinions fausses, estimant que mieux vaut mourir vieux qu’au berceau.

Combien déjà sont morts heureux au maillot ! Combien sont morts misérables dans l’extrême vieillesse ! D’aucuns disent : heureux qui ne naît point.

Mais en admettant que, pour la foule habituée aux grandes erreurs, le nom soit plus éclatant après une longue existence, qu’est-ce que cette renommée qu’on prise tant ?

Autant en détruit et en emporte le Temps avare. On appelle cela de la renommée, et c’est une seconde mort contre laquelle il n’y a pas plus de remède que contre la première.

Ainsi le Temps triomphe des noms et de l’univers.


TRIOMPHE DE LA DIVINITÉ

Et les années ne gouverneront plus les renommées des mortels ; mais celui qui sera une fois illustre, le sera éternellement.
(Triomphe de la Divinité.)

CHAPITRE UNIQUE.

Effrayé de la fragilité des choses terrestres, Pétrarque ne veut plus se confier qu’à Dieu ; il décrit la fin du monde et annonce l’éternité d’un autre. Il se réjouit avec ceux qui sont appelés à participer à la gloire de ce nouveau monde, et s’apitoie sur ceux qui en sont exclus. Il espère être au nombre des premiers et revoir Laure au ciel.

N’ayant rien vu de stable ni de durable sous le ciel, je me retournai tout épouvanté et je dis : « Regarde, à quoi te fieras-tu ? »

Je repris : « Au Seigneur qui n’a jamais manqué à la promesse faite à quiconque se fie à lui. Mais je vois bien que le monde s’est joué de moi.

« Et je sens ce que je suis et ce que je fus ; et je vois marcher, pour ainsi dire voler le temps ; et je voudrais me plaindre, mais je ne sais de qui.

« Car la faute est uniquement à moi, qui aurais dû ouvrir à temps les yeux et ne pas attendre à la fin de ma vie, laquelle, à dire le vrai, est désormais trop avancée.

« Mais les grâces divines n’arrivent jamais trop tard. J’espère en elles pour opérer encore en moi des effets rares et élevés. »

C’est ainsi que je me parlai et que je me répondis : Maintenant, si les choses que le ciel roule et gouverne n’ont point de stabilité, quelle fin auront-elles après leur longue évolution ?

Ainsi je pensais, et pendant que mon esprit s’enfonçait davantage dans cette pensée, il me sembla voir un monde nouveau, immobile dans le temps et éternel.

Il me sembla que le Soleil et tout le ciel autour de lui, avec ses étoiles, disparaissait, ainsi que la terre et la mer, et qu’il en renaissait un plus beau et plus joyeux.

Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis s’arrêter celui qui jamais ne s’arrête et qui, dans son cours, fait changer tout !

Je vis ses trois parties réduites à une seule ; et cette partie unique devenir stable, de façon à ne plus pouvoir changer comme elle avait coutume de le faire.

Et comme en un pays désert et inculte, il n’y avait eu dans ce nouveau monde, il n’y a, il n’y aura jamais, ni avant, ni après, choses qui rendent la vie amère, changeante et mauvaise.

Ma pensée passe outre comme les rayons du soleil à travers le verre, et bien plus encore, car rien ne la retient. Oh ! quelle grâce ce me sera, si jamais je l’obtiens,

De voir ici présent le souverain Bien sans aucun mélange de mal, que seul le temps produit, et qui vient et s’en va avec lui !

Le Soleil ne s’arrêtera plus dans le Taureau ni dans les Poissons, pour produire ces variations d’où naît et meurt, se ralentit ou s’accroît notre labeur.

Bienheureux les esprits qui se trouveront ou qui se trouvent dans ce chœur sublime de telle façon que leur nom jouisse d’une éternelle mémoire !

Heureux celui qui trouve le gué de ce torrent montagneux et rapide qui s’appelle la vie et qui est si cher au plus grand nombre !

Malheureux le vulgaire aveugle qui place ses espérances sur les choses que le temps emporte si rapidement !

Ô malheureux mortels vraiment sourds, nus et frêles, dénués de prévoyance et de sagesse, malades de tous vos membres !

Cherchez celui qui gouverne le monde d’un signe, qui soulève et apaise les éléments ; de la connaissance duquel je ne m’approche point,

Mais dont les anges sont joyeux et satisfaits de voir une des mille parties, à quoi ils bornent leurs désirs et leurs pensées.

Ô esprit incertain, toujours privé de l’objet de tes désirs, à quoi bon tant de pensées ? Une heure disperse ce qu’on avait eu grand’peine à rassembler en beaucoup d’années.

Ce qui pèse sur notre âme et l’entrave, le passé, le présent, hier, demain, le matin et le soir, tout cela passera en un moment comme l’ombre.

Rien n’aura plus été, ni ne sera plus ; seul le présent subsistera, et l’éternité seule restera une et entière.

Combien d’obstacles qui cachaient la vue du passé et celle de l’avenir, seront aplanis ! Il ne restera rien sur quoi nous puissions appuyer notre espérance ou notre souvenir,

Dont la diversité fait tellement dévier l’homme, que la vie semble un jeu, chacun pensant : que deviendrai-je, qu’ai-je été ?

Le temps ne sera plus divisé en petites portions, mais il sera un ; il n’y aura plus d’été, ni d’hiver, mais le temps sera immobile comme la mort, et l’espace sera changé.

Et les années ne gouverneront plus les renommées des mortels ; au contraire, celui qui une fois sera devenu célèbre, le sera éternellement.

Heureuses les âmes qui sont ou qui seront dans le chemin qui conduit à cette fin dont je parle, quelle qu’elle soit.

Et parmi les autres âmes belles et choisies, plus heureuse encore celle que la Mort faucha bien avant le terme naturel !

C’est alors qu’apparaîtront les angéliques vertus, les paroles honnêtes et les chastes pensées que Nature avait mises dans son cœur juvénile.

Et que bon nombre de visages que le Temps et la Mort ont flétris, reviendront à leur plus florissant état ; c’est alors, Amour, qu’on verra à quoi tu m’as enchaîné.

Et je serai montré au doigt : voici, dira-t-on, celui qui pleure toujours, et au milieu de ses larmes fut plus heureux que les autres ne le furent au milieu des éclats de rire.

Et celle que je chante encore en pleurant, s’émerveillera grandement en soi-même, en se voyant louée par-dessus toutes les autres.

Quand cela arrivera-t-il ? je ne sais ; elle le sait peut-être, elle. Une telle croyance a de nombreux sectateurs ; mais qui peut connaître un si grand secret ?

Je crois que ces choses sont proches, et qu’il sera bientôt fait justice des vérités et des erreurs, car toutes les œuvres humaines seront alors comme des toiles d’araignée.

On verra comme on se repose sur des soins superflus, comme on travaille et comme on sue en vain, et comme se trompent les hommes.

Aucun secret ne pourra se cacher ou rester enfermé ; toute conscience, pure ou flétrie, apparaîtra nue aux yeux du monde entier.

Et quelqu’un viendra pour nous juger et nous reconnaître ; puis nous verrons chacun aller au lieu qui lui sera assigné, comme la bête qui, étant chassée, se renfonce dans le bois.

Et l’on verra que dans ces hauts parages dont vous êtes si orgueilleux, l’or et les terres ont été un dommage et non un avantage.

Et, par contre, on verra ceux qui ont toujours vécu, courbés sous le frein d’un modeste sort, sans pompe aucune, se réjouir en eux-mêmes.

Ces cinq Triomphes, nous les avons vus ici bas sur cette terre, et, Dieu le permettant, nous verrons enfin le sixième là-haut.

Nous verrons le Temps détruire toute chose aussi promptement ; et la Mort si avare de ses droits ; et l’un et l’autre seront anéantis en même temps.

Nous verrons ceux qui ont mérité une éclatante renommée et que le Temps a détruits ; et les beaux visages que le Temps et la Mort cruelle ont fait pâlir.

Revenant plus beaux que jamais, ils laisseront à la Mort impétueuse l’oubli, les aspects sombres et moroses et les jours mauvais.

Revenus à l’âge de leur plus verte floraison, ils auront, avec une beauté immortelle, une éternelle renommée ; mais au-dessus de tous ceux qui vont se refaire une nouvelle existence,

Est celle que le monde pleure et réclame par ma voix et par ma plume fatiguée. Mais le ciel veut la posséder tout entière.

Sur la rive d’un fleuve qui naît dans la Gébenne, Amour me fit à cause d’elle une si longue guerre, que le souvenir en est encore dans mon cœur.

Heureuse pierre qui recouvre son beau visage ! Mais quand elle aura repris sa belle forme, si celui qui la vit sur terre fut heureux,

Que sera-ce donc quand il la reverra dans le ciel ?