Les Trois Dames de la Kasbah/XXII

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Calmann Lévy (p. 38-41).
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XXII


Joli baleinier, veux-tu naviguer ?
            Joli baleinier,
            Joli baleinier.

Ils allaient toujours, au hasard des rues biscornues qui serpentaient devant eux.

Ils avaient traversé des quartiers extraordinaires, tout illuminés de lanternes et de girandoles en papier, tout remplis de Bédouins et de burnous ; — il y avait autour d’eux par instants du bruit et des cris, — un brouhaha de voix gutturales et profondes, — des conversations dans une langue grave, coupée d’aspirations dures. — Au passage, on leur jetait des imprécations ou des moqueries.

Dans des espèces de bazars, — entrevus vaguement, — on vendait des choses sans usage connu : des loques poudreuses de soie et d’or, pêle-mêle avec des chapelets d’oignons enfilés ; et puis des courges, des oranges ; des légumes avec de vieilles babouches, et des poissons secs, à côté de paquets de fleurs d’oranger qui embaumaient.

Il y avait des échoppes comme des tanières, au fond desquelles des marchands au teint de momie, accroupis, emmaillotés dans des burnous sordides, semblaient des spectres au guet. — Des trous, en manière de porte, s’ouvraient sur des bouges pleins d’objets qui papillotaient devant leur vue trouble ; on y faisait la barbe à des gens, avec des rasoirs énormes, — à côté d’autres qui prenaient du café, ou qui chantaient, la bouche grande ouverte, en jouant du tambour.

Quelquefois c’étaient là-dedans des musiques assourdissantes : des grosses caisses frappées à tour de bras par des hommes en sueur, des fifres criards dans lesquels on soufflait à les rompre, — des hurlements d’enragés. Et, de temps en temps, menés par une petite flûte — qui filait des sons doux, et des mélodies plaintives, — des hommes dansaient ensemble, avec une rose piquée sur l’oreille, en prenant des poses gracieuses et lascives de bayadères.

Et des femmes, tout enveloppées de soie blanche, passaient avec un semblant de timidité et de pudeur qui se cache ; on ne voyait d’elles qu’une forme neigeuse et voilée, ayant de grands yeux peints, admirables.

Au milieu de tout cela, je ne sais quelle chaleur irritante ; et puis des senteurs spéciales à l’Algérie, des exhalaisons de corps humains et de détritus organiques surchauffés au soleil, — avec des odeurs d’épices, et d’aromates, et de musc et de fleurs.

Ils ne s’étonnaient plus de repasser dix fois de suite, et encore, et toujours, par les mêmes endroits, comme dans les labyrinthes. — Ils prenaient seulement garde de ne pas se séparer, ce qui est la dernière lueur de raison des hommes ivres, et choisissaient de préférence les rues hautes, aimant mieux monter que descendre, de peur de tomber.