Les Trois Dames de la Kasbah/XXXV

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Calmann Lévy (p. 66-69).
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XXXV


Une heure du matin. — Ils se retrouvaient, sans savoir comment, tout en haut de la Kasbah. Ils étaient assis sur des rochers, à l’entrée d’un bois d’eucalyptus, dont une bouffée de vent agitait de temps à autre les feuilles légères.

Au-dessous d’eux la ville arabe, et plus bas la ville chrétienne, s’étaient endormies ; les derniers cris, les derniers chants d’orgie venaient de finir. L’antique Kasbah, protégée par la majesté et les pudeurs de la nuit, redevenait elle-même et se recueillait dans le passé.

On voyait des entrées de rues centenaires, qui descendaient se perdre dans des profondeurs noires. La lune éclairait avec une pâleur sereine des groupes de constructions mauresques, restées, malgré leur grand âge, d’une blancheur mystérieuse, et qui semblaient des habitations enchantées. Au loin s’étendait la mer gris-perle, avec des feux de navires.

Toutes les exhalaisons humaines étaient tombées, avec les odeurs d’épices, de maisons à boire et de prostituées. Il n’y avait plus que le parfum suave des orangers, avec je ne sais quelle autre senteur fraîche et saine, qui montait de la campagne comme un rajeunissement.

L’air avait ce calme tiède et cette transparence des nuits de l’Algérie ; un souffle de vent, qui se soulevait à intervalles réguliers comme la respiration des choses, faisait remuer derrière eux les feuillages du bois.

Un apaisement se faisait aussi dans leur tête ; ils songeaient à toutes ces femmes entrevues dans les vieilles maisons aux murailles de faïence, qui chantaient « Dani dann » en battant des mains avec un bruit de bagues et de bracelets. Ils songeaient aussi à leurs trois compagnons basques, qu’ils avaient abandonnés au milieu d’elles : ils se demandaient s’il ne serait pas possible, en cherchant bien, de retrouver cette porte et de retourner à leur secours…

Yves, lui, se rappelait la Bretagne, les grandes falaises de granit où souffle le vent humide de l’Océan, et les brumes grises se traînant comme de longs voiles sur l’immensité de la mer houleuse, et les grands paysages mornes du pays celtique. Tout cela, vu de l’Algérie, était pâle comme une vision maladive, suave et triste comme une poésie du Nord. Et puis il revoyait le pays de Léon ; la lande plate et fleurie, toute jaune d’ajoncs en fleurs ; et le clocher à jour se dressant dans la plaine, sur le fond terne et mélancolique du ciel breton… Une lueur lui revenait de sa claire intelligence. Il avait honte, il ne voulait plus être ivre, et il passait ses mains sur son front, comme pour enlever de devant ses yeux le voile pesant de l’alcool.