Les Trois Hommes en Allemagne/12

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Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 245-267).


CHAPITRE DOUZIÈME

Nous sommes contristés par les instincts primitifs des Germains. Une vue superbe, mais pas de restaurant. Une opinion continentale sur l’Insulaire. Il n’est pas assez débrouillard pour se mettre à l’abri de la pluie. Arrivée d’un voyageur fatigué, muni d’une brique. Le chien va à la chasse. Une résidence de famille peu désirable. Un pays de vergers. Un vieux bonhomme très gai gravit la montagne. George, alarmé par l’heure tardive, descend vivement par l’autre côté. Harris le suit pour lui montrer le chemin. Je déteste rester seul et suis Harris à mon tour. Prononciation spéciale à l’usage des étrangers.


Ce qui froisse les sentiments des Anglo-Saxons des classes supérieures est l’instinct terre à terre qui pousse les Allemands à placer un restaurant au terme de chaque excursion. On trouve toujours et partout une « Wirtschaft » bondée, soit au sommet des montagnes, soit dans les gorges féeriques, dans les défilés déserts comme près des chutes d’eau ou des fleuves majestueux. Comment peut-on s’extasier devant une vue lorsqu’on se trouve entouré de tables tachées de bière ? Comment se perdre dans des rêveries historiques en respirant une odeur de veau rôti et d’épinards ?

Un jour, désireux d’élever nos âmes, nous nous mîmes à grimper à travers des bois touffus.

— Et, dit Harris avec sarcasme tandis que nous nous arrêtions un moment pour respirer et pour serrer d’un cran nos ceintures, nous allons trouver là-haut un restaurant splendide où des gens engouffreront des beefsteaks saignants et des tartes aux prunes en buvant du vin blanc.

— Vous croyez ? dit George.

— Voyons, vous connaissez bien leurs habitudes. Ils ne consentiraient pas à dédier à la solitude et à la contemplation le moindre ravin ; ils ne laisseraient pas à l’amant de la nature un seul sommet intact.

— Je pense, remarquai-je, que nous arriverons un peu avant une heure, pourvu que nous ne flânions pas.

— Le « Mittagstisch », grommela Harris, sera juste prêt, avec peut-être quelques-unes de ces petites truites au bleu, qu’ils pêchent par ici. En Allemagne on semble ne jamais pouvoir se défaire de l’idée de boire et de manger. C’est horripilant !


Nous continuâmes notre chemin, et les beautés de la route nous firent oublier notre indignation. Mon calcul se trouva exact.

À une heure moins un quart Harris, qui était en tête, dit :

— Nous voici arrivés, je vois le sommet.

— Voyez-vous le restaurant ? dit George.

— Je ne l’aperçois pas, mais vous pouvez être sûr qu’il y est, le monstre !

Cinq minutes plus tard nous étions au sommet. Nous regardâmes vers le nord, le sud, l’est, l’ouest ; puis nous nous regardâmes.

— Vue magnifique, n’est-ce pas ? dit Harris.

— Magnifique, acquiesçai-je.

— Superbe, confirma George.

— Ils ont eu pour une fois le bon goût de mettre le restaurant hors de vue, dit Harris.

— Ils semblent l’avoir caché, dit George.

— Il ne vous choque pas tellement quand on ne vous le met pas sous le nez, dit Harris.

— Naturellement, s’il est bien placé, observai-je, un restaurant en général n’a rien de désagréable.

— Je désirerais savoir où ils l’ont mis, dit George.

— Si nous le cherchions ? dit Harris, saisi d’une heureuse inspiration.

L’idée nous sembla pratique. Nous convînmes d’explorer la région dans différentes directions et de nous retrouver au sommet pour nous faire part du résultat de nos recherches. Après une demi-heure nous étions de nouveau réunis. Les paroles étaient inutiles. Nos figures montraient assez clairement qu’enfin nous avions découvert un coin de nature allemande inviolé par les appétits.

— Je ne l’aurais jamais cru, dit Harris ; et vous ?

— Je pense que ce doit être le seul coin de tout le Vaterland qui en soit dépourvu.

— Et nous trois, étrangers, nous l’avons découvert sans effort, risqua George.

— Nous voici à même, observai-je, de régaler nos sentiments les plus délicats sans être dérangés par les sollicitations de notre vile matière. Voyez le jeu de la lumière sur ces pics lointains. N’est-ce pas ravissant ?

— À propos de nature, dit George, quel est selon vous le chemin le plus court pour redescendre ?

— Le chemin de gauche, répliquai-je après avoir consulté le guide, nous conduit en deux heures environ à Sommersteig, où, entre parenthèses, je remarque que l’Aigle d’Or est très recommandé. Le sentier de droite, un peu plus long, nous offre des panoramas plus vastes.

— Ne trouvez-vous pas, dit Harris, qu’un panorama ressemble follement à tous les autres panoramas ?

— Moi, pour ma part, je prends le chemin de gauche, dit George.

Et Harris et moi le suivîmes. Mais nous ne descendîmes pas aussi rapidement que nous l’avions prévu. Les orages s’amassent vite dans ces régions et, avant que nous eussions fait un quart d’heure de marche, le dilemme se posa : trouver un abri, ou passer le reste de la journée dans des vêtements trempés. Nous nous décidâmes pour l’abri et choisîmes un arbre qui, dans des circonstances ordinaires, aurait constitué une protection efficace. Mais un orage dans la forêt Noire n’est pas chose ordinaire. Nous commençâmes par nous expliquer l’un à l’autre, pour nous consoler, qu’un orage aussi violent ne durerait pas. Puis nous essayâmes de nous réconforter en pensant que s’il durait nous serions assez vite trop mouillés pour craindre de l’être davantage.

— D’après la tournure que prennent les événements, dit Harris, il aurait, ma foi, mieux valu qu’il y eût un restaurant là-haut.

— Je ne vois pas l’avantage, dit George, d’être à la fois mouillé et affamé. J’attends encore cinq minutes, et je poursuis ma route.

— Ces solitudes montagneuses, remarquai-je, ont beaucoup de charme quand il fait beau. Les jours de pluie, surtout si vous n’avez plus l’âge de…

À ce moment un gros homme nous appela. Il se tenait à une cinquantaine de mètres, abrité sous un vaste parapluie.

— Ne voulez-vous pas entrer ? proposait le gros homme.

— Entrer où ? criai-je. (Je le pris d’abord pour un de ces imbéciles qui essaient de rire là où il n’y a rien de risible.)

— Entrer au restaurant, répondit-il.

Nous quittâmes notre abri et allâmes vers lui. Nous étions avides d’obtenir de plus amples informations.

— Je vous ai déjà appelés par la fenêtre, dit le gros monsieur quand nous fûmes près de lui, mais je suppose que vous ne m’entendiez pas. Cet orage peut encore durer une heure, vous allez être rudement mouillés.

C’était un bon vieux bien sympathique : il semblait s’intéresser vivement à nous. Je dis :

— C’est gentil de votre part d’être sorti. Nous ne sommes pas des fous. Il ne faut pas croire que nous soyons restés sous cet arbre une demi-heure, sachant dès la première minute qu’un restaurant dissimulé par des arbres se trouvait à peine à vingt yards. Nous ne nous doutions pas le moins du monde d’être aussi près d’un restaurant.

— Je le pensais bien, dit le vieux gentleman ; et c’est pour cela que je suis venu.

Il paraît que tout le monde dans l’auberge nous avait également observés des fenêtres, se demandant pourquoi nous restions dehors, l’air si malheureux. Sans ce brave vieux, ces imbéciles auraient sans doute continué à nous regarder tout le reste de l’après-midi. L’hôte s’excusa — comme nous avions l’air anglais, il ne savait pas si… Ce n’est pas une figure oratoire. Ils croient tous sur le continent que tout Anglais est un peu fou. Ils en sont sincèrement convaincus, comme les paysans anglais croient mordicus que les Français se nourrissent exclusivement de grenouilles.

C’était un petit restaurant confortable où l’on mangeait bien et où le vin était vraiment tout à fait passable. Nous y restâmes quelques heures, nous nous séchâmes en faisant un bon repas et en parlant du site. Juste comme nous allions quitter ce lieu hospitalier, survint un incident qui montre à quel point sur cette terre les influences du mal l’emportent sur celles du bien.

Un voyageur entra. Il semblait rongé de soucis. Il tenait à la main une brique attachée à un bout de ficelle. Il entra vite et nerveusement, ferma précautionneusement la porte, vérifia cette fermeture, regarda longuement et soigneusement par la fenêtre et alors avec un soupir de soulagement posa sa brique à côté de lui sur le banc et demanda à boire et à manger.

Il y avait du mystère là-dessous. On se demandait ce qu’il allait faire avec cette brique, pourquoi il avait pris tant de précautions pour fermer cette porte, pourquoi il avait eu l’air si inquiet en regardant par la fenêtre ; mais son aspect était trop minable pour qu’on fût tenté d’engager la conversation. Tandis qu’il mangeait et buvait il devint plus gai, soupira moins souvent. Un peu plus tard il allongea ses jambes, alluma un cigare malodorant et en tira des bouffées avec calme et satisfaction.

Alors la Chose arriva. Elle arriva trop subitement pour qu’on puisse en donner une explication détaillée. Je me souviens qu’une Fraülein venant de la cuisine entra dans la pièce, une poêle à la main ; je la vis se diriger vers la porte de sortie. Le moment d’après toute la pièce était sens dessus dessous. Cela vous rappelait ces spectacles à transformation : d’un décor vaporeux bercé d’une musique lente, peuplé de fleurs se balançant sur leurs tiges et de fées, on se trouve brusquement transporté au milieu de policemen criant et trébuchant parmi des bébés qui hurlent et des dandies qui sur des pentes glissantes se battent avec des arlequins, des dominos et des clowns. Comme la Fraülein à la poêle atteignait la porte, celle-ci fut si rapidement poussée qu’on aurait dit que tous les diables de l’enfer avaient attendu, pressés derrière elle, le moment favorable. Deux cochons et un poulet surgirent avec fracas dans la pièce ; un chat, qui dormait sur un tonneau de bière, s’éveilla en sursaut et entra dans la mêlée. La demoiselle lança sa poêle en l’air et se coucha par terre tout de son long. L’homme à la brique sauta sur ses pieds, renversant sa table avec tout ce qui se trouvait dessus. On cherchait à se rendre compte de la cause de ce désastre : on la découvrit aussitôt dans la personne d’un terrier métis aux oreilles pointues et à la queue d’écureuil. L’hôte s’élança d’une autre porte et essaya de le chasser à coups de pied ; au lieu de lui ce fut un cochon, le plus gros des deux, qui reçut le coup. C’était un coup de pied vigoureux et bien placé, et le cochon le reçut en plein ; rien ne s’en perdit. On avait pitié du pauvre animal, mais quelle que fût la compassion qu’on ressentît pour lui, elle n’était pas comparable à celle qu’il ressentait pour lui-même. Il s’arrêta de courir. Il s’assit au milieu de la pièce et, prenant l’univers à témoin, il le rendit juge de l’injustice de son sort. On dut entendre ses plaintes jusque dans les vallées environnantes et se demander quelle révolution cosmique bouleversait la montagne.

Quant à la poule, elle courait en caquetant dans toutes les directions à la fois. C’était un oiseau remarquable ; elle semblait avoir la faculté d’escalader sans peine un mur à pic ; et elle et le chat, à eux deux, arrivaient à jeter par terre tout ce qui ne s’y trouvait pas encore. En moins de quarante secondes il y eut dans cette salle neuf personnes contre un seul chien, et toutes occupées à lui administrer des coups de pied. Il est probable que de temps à autre l’un d’eux atteignait son but, car parfois le chien s’arrêtait d’aboyer pour hurler. Mais il ne se décourageait pas pour cela. Il pensait évidemment que tout ici-bas doit se payer, même une chasse au cochon et au poulet ; et que, somme toute, cela en valait la peine.

Il avait en outre la satisfaction de voir que, pour chaque coup reçu par lui, la plupart des autres êtres vivants présents en encaissaient deux. Quant au malheureux cochon — celui qui restait sur place, assis et se lamentant au milieu de la pièce, — il dut en attraper quatre pour un. Atteindre le chien était aussi difficile que de jouer au football avec un ballon toujours absent. Cette bête ne se dérobait pas au moment où on décochait le coup ; non, — elle attendait le moment où le pied, déjà trop lancé pour être retenu, n’avait plus que l’espoir de rencontrer un objet assez résistant pour arrêter sa course et éviter ainsi à son propriétaire une chute bruyante et complète. Quand on touchait le chien, c’était par pur hasard, au moment où l’on ne s’y attendait pas ; et d’une manière générale cela vous prenait tellement au dépourvu qu’après l’avoir frappé on perdait l’équilibre et tombait par dessus lui. Et chacun, toutes les demi-minutes, était sûr de choir par la faute du cochon, du cochon assis, de celui qui se trouvait incapable de se mettre hors du chemin de tous ces agités.

On ne saurait dire combien ce charivari dura. Il se termina grâce au bon sens de George. Depuis quelque temps déjà, il s’efforçait d’attraper non pas le chien, mais le cochon, celui qui restait capable de se mouvoir. Le cernant enfin dans un coin, il lui persuada de cesser sa course folle tout autour de la pièce, et d’aller prendre ses ébats en plein air. Le cochon fila par la porte avec une longue plainte.

Nous désirons toujours ce que nous ne possédons pas. Un cochon, un poulet, neuf personnes et un chat semblaient bien peu de chose dans l’esprit du chien au prix de la proie qui s’enfuyait. Imprudemment il la poursuivit et George ferma la porte derrière lui et mit le verrou.

Alors l’hôte se leva et mesura l’étendue du désastre, comptant les objets qui jonchaient le sol.

— Vous avez un chien plein de malice, dit-il à l’homme qui était entré avec une brique.

— Ce n’est pas mon chien, répliqua l’homme d’un air sombre.

— Alors à qui appartient-il ? dit l’hôte.

— Je n’en sais rien, répondit l’homme.

— Ça ne prend pas avec moi, savez-vous ? dit l’hôte, ramassant une chromo qui représentait l’empereur d’Allemagne et essuyant avec sa manche la bière qui la souillait.

— Je sais que ça ne prend pas, répliqua l’homme ; j’en étais sûr. D’ailleurs j’en ai assez de dire à tout le monde que ce n’est pas mon chien, personne ne me croit.

— Mais alors pourquoi vous promener partout avec lui, si ce n’est pas votre chien ? qu’a-t-il donc de si attrayant ?

— Je ne me promène pas partout avec lui : c’est lui qui se promène avec moi. Il m’a rencontré ce matin à dix heures et depuis ne me lâche plus. Je croyais m’en être débarrassé après mon entrée chez vous. Je l’avais laissé à plus d’un quart d’heure d’ici, occupé à tuer un canard. Je m’attends à ce qu’on veuille m’obliger à payer aussi ce dégât, lors de mon retour.

— Avez-vous essayé de lui lancer des pierres ? demanda Harris.

— Si j’ai essayé de lui lancer des pierres ! répondit l’homme avec mépris. Je lui ai lancé des pierres jusqu’au moment où mon bras n’en pouvait plus ; mais il croit que j’en fais un jeu et me les rapporte toutes. Je traîne cette sale brique depuis bientôt une heure avec l’espoir de pouvoir le noyer, mais jamais il ne s’approche suffisamment de moi pour que je le saisisse. Il s’assied toujours à au moins six pouces hors de ma portée et me regarde, la gueule ouverte.

— C’est une des histoires les plus comiques que j’aie entendues depuis longtemps, dit l’hôte.

— Heureusement que cela amuse quelqu’un ! grommela l’homme.

Nous le quittâmes qui aidait l’hôte à ramasser les objets cassés, et continuâmes notre chemin. À une douzaine de yards de la porte le fidèle animal attendait son ami. Il semblait fatigué, mais content. C’était apparemment un chien aux fantaisies brusques et bizarres, et nous craignîmes à ce moment qu’il ne se sentît pris d’une affection soudaine pour nous. Mais il nous laissa passer avec indifférence. Sa fidélité envers cet homme qui ne lui rendait pas la pareille était chose touchante et nous ne fîmes rien pour l’amoindrir.


Ayant achevé notre tour de forêt Noire à notre entière satisfaction, nous nous acheminâmes sur nos bicyclettes vers Munster, par Vieux-Brisach et Colmar, d’où nous commençâmes une petite exploration vers la chaîne des Vosges où l’humanité s’arrête ; du moins telle est l’opinion de l’empereur d’Allemagne actuel. Vieux-Brisach est une forteresse, construite anciennement parmi les rochers, tantôt d’un côté du Rhin, tantôt de l’autre (car le Rhin dans sa prime jeunesse ne semble pas avoir bien su trouver son chemin), qui a dû, surtout dans les temps lointains, plaire comme résidence aux amateurs de changements et d’imprévu. Qu’une guerre fût déclarée pour une cause quelconque et contre n’importe quels adversaires, Vieux-Brisach en était toujours. Tous l’assiégèrent, la plupart des peuples le conquirent ; la majorité d’entre eux le perdirent à nouveau ; personne ne parut capable de s’y maintenir. L’habitant de Vieux-Brisach n’a jamais été à même d’affirmer avec certitude de qui il était le sujet et de quel pays il dépendait ; subitement devenu français, il avait à peine eu le temps d’apprendre assez de français pour savoir payer ses impôts que déjà il devenait autrichien. Le temps qu’il s’appliquât à découvrir ce qu’il fallait faire pour être un bon sujet autrichien, il s’apercevait qu’il ne l’était plus, et se voyait sujet allemand ; mais dire auquel des douze États il appartenait resta pour lui un problème insoluble. Un matin il se réveillait catholique fervent, le lendemain protestant. La seule chose qui dut donner quelque stabilité à son existence était la nécessité uniforme de payer chèrement le privilège d’être ce qu’il était pour le moment. Mais quand on se met à réfléchir à ce sujet, on s’étonne qu’au moyen âge les hommes, sauf les rois et les percepteurs d’impôts, se soient donné la peine de vivre.

On ne saurait comparer les Vosges aux monts de la forêt Noire, quant à la beauté et à la variété. Pour le touriste, elles ont pourtant sur eux une supériorité : leur pauvreté plus grande. Le paysan des Vosges n’a pas cet air peu poétique de prospérité satisfaite qui gâte son vis-à-vis de l’autre côté du Rhin. Les fermes et les villages possèdent à un plus haut point le charme des choses vétustes. Un autre intérêt que présentent les Vosges est ses ruines. Beaucoup de ses nombreux châteaux sont perchés à des endroits où l’on aurait pu croire que seuls les aigles aimeraient construire leurs nids. D’autres, ayant été commencés par les Romains et achevés par les Troubadours, ne présentent plus maintenant qu’un dédale de murs restés debout, couvrant de larges espaces et où l’on peut flâner pendant des heures.

Le fruitier et le marchand de primeurs sont des personnages inconnus dans les Vosges. Presque toutes les denrées qu’ils vendraient y poussent à l’état sauvage et le seul effort à faire pour les acquérir est de les cueillir. Il est difficile quand on traverse les Vosges de suivre à la lettre un programme, car la tentation de s’arrêter par une journée chaude et de manger des fruits est généralement trop forte pour qu’on y résiste. Des framboises — je n’en avais jamais mangé d’aussi délicieuses, — des fraises des bois, des groseilles en grappes et des groseilles à maquereau poussent à profusion sur les pentes des collines, telles les mûres sauvages le long des prairies anglaises. Le petit Vosgien n’a pas besoin de voler dans un verger, il a la facilité de se rendre malade sans commettre un péché. Il y a une quantité énorme de vergers dans les Vosges ; mais vouloir s’aventurer dans l’un d’eux avec l’intention de voler des fruits serait une tentative aussi folle que celle d’un poisson essayant de se faufiler dans une piscine sans avoir payé son entrée. Naturellement on se trompe souvent.


Il nous arriva une après-midi d’atteindre un plateau après une montée rude, et de nous arrêter peut-être trop longtemps, mangeant probablement plus de fruits que nous ne pouvions en supporter ; il y en avait une telle profusion autour de nous, une telle variété ! nous commençâmes par quelques fraises attardées et nous passâmes aux framboises. Puis Harris trouva un arbre plein de reines-claudes déjà mûres.

— C’est je crois la meilleure aubaine que nous ayons eue jusqu’à présent, dit George, nous ferions bien d’en profiter. (Ce qui nous sembla de bon conseil.)

— C’est malheureux, objecta Harris, que les poires soient encore si dures.

Il s’en plaignit pendant un moment, mais quand plus tard je découvris quelques mirabelles d’une saveur tout à fait remarquable, cela le consola presque entièrement.

— Je crois, dit George, que nous sommes encore trop au nord pour trouver des ananas. J’aurais beaucoup de plaisir à manger un ananas fraîchement cueilli. On se lasse vite de ces fruits trop courants.

— Le défaut de la contrée, c’est qu’elle produit trop de baies et pas assez de gros fruits, observa Harris. Pour mon compte j’aurais préféré une plus grande quantité de reines-claudes.

— Tiens, un homme qui monte la côte, remarquai-je, on dirait un indigène. Il nous indiquera peut-être où trouver d’autres reines-claudes.

— Il marche vite pour un vieil homme, dit Harris.

Il gravissait évidemment la côte avec une très grande rapidité. Si bien que, autant que nous pussions en juger d’aussi loin, il nous sembla remarquablement gai, chantant et criant à tue-tête, et agitant les bras.

— Quelle bonne humeur a ce vieux ! dit Harris, cela réconforte, cela fait du bien à voir. Mais pourquoi porte-t-il son bâton sur l’épaule ? Pourquoi ne s’appuie-t-il pas dessus pour gravir cette rude montée ?

— Dites donc, je ne crois pas que ce soit un bâton, dit George.

— Qu’est-ce que cela peut être alors ? questionna Harris.

— Mais il me semble bien que cela a une vague allure de fusil, répliqua Georges.

— Ne croyez-vous pas que nous nous sommes peut-être trompés ? suggéra Harris. Ne croyez-vous pas que ceci ressemble fort à un verger privé ?

Je répondis :

— Vous souvenez-vous de cette histoire tragique, arrivée il y a bientôt deux ans ? Un soldat cueillit quelques cerises en passant devant une maison et le paysan auquel appartenaient ces cerises sortit de chez lui et tua le militaire sans un mot d’avertissement.

— Mais, dit George, il est sûrement défendu de tuer un homme d’un coup de fusil pour quelques fruits cueillis.

— Naturellement, répondis-je, c’était tout à fait illégal. La seule excuse fournie par son avocat fut que le paysan était très irascible et qu’on avait touché à ses cerises favorites.

— Maintenant que vous en parlez, d’autres détails me reviennent en mémoire, dit Harris, la commune dans laquelle le drame se déroula fut obligée de payer de gros dommages-intérêts à la famille du soldat décédé ; ce qui n’était que juste.

George déclara :

— J’ai assez vu cet endroit. D’ailleurs, il se fait tard.

— S’il continue à marcher à cette allure, jeta Harris, il va tomber et se faire du mal. Je ne veux pas assister à cet accident…

Je me vis déjà abandonné, seul là-haut, sans personne avec qui causer. D’autre part, je ne me souvenais pas d’avoir depuis ma plus tendre enfance, eu la joie de descendre une côte vraiment raide à toute allure. J’estimai intéressant de voir si je pourrais revivre cette sensation. C’est un exercice assez violent, mais, dit-on, excellent pour le foie…


Nous passâmes cette nuit-là à Barr, jolie petite ville située sur le chemin de Sainte-Odile, couvent intéressant et ancien perdu dans les montagnes, où on est servi par de vraies nonnes et où l’addition est faite par un prêtre. À Barr, un touriste entra juste avant le souper. Il paraissait être anglais, mais parlait une langue comme je n’en avais pas encore entendu jusqu’ici. C’était d’ailleurs un langage élégant et agréable à ouïr. L’hôte le regarda, effaré ; l’hôtesse secoua la tête. Il soupira et essaya d’une autre langue qui évoqua en moi des souvenirs lointains, quoique sur le moment je ne pusse les localiser. Mais de nouveau personne ne comprit.

— C’est assommant, dit-il à haute voix en anglais.

— Ah ! vous êtes anglais ! s’exclama l’hôte, dont le visage s’éclaira.

— Et monsieur a l’air fatigué, ajouta l’hôtesse, une petite femme avenante. Monsieur désire-t-il souper ?

Tous deux parlaient l’anglais couramment et presque aussi bien que l’allemand et le français ; ils firent de leur mieux pour contenter le voyageur. À souper il fut mon voisin de table, j’engageai la conversation.

— Dites-moi, demandai-je (car le sujet m’intéressait), quelle est la langue que vous parliez lorsque vous êtes entré ?

— L’allemand.

— Oh ! répliquai-je, je vous demande pardon.

— Vous ne m’aviez pas compris ? continua-t-il.

— Certainement par ma faute. Mes connaissances sont très limitées. En voyageant, on acquiert des bribes d’allemand à droite et à gauche ; mais naturellement ce n’est pas comme vous…

— L’hôte et sa femme ne m’ont pas compris non plus et c’est leur langue.

— Je ne crois pas, dis-je. Les enfants par ici parlent allemand, c’est vrai, et nos hôte et hôtesse le savent jusqu’à un certain point. Mais à travers toute l’Alsace et la Lorraine les vieux parlent toujours le français.

— Je leur ai aussi adressé la parole en français, et ils ne m’ont pas mieux compris.

— C’est certainement très curieux !

— C’est évidemment très curieux, continua-t-il ; dans mon cas c’est même incompréhensible. Je suis titulaire de diplômes témoignant de mon aptitude à parler les langues modernes. Je suis même lauréat de français et d’allemand. La correction de mes constructions, la pureté de ma prononciation étaient considérées à mon collège comme absolument remarquables. Et cependant, quand je suis sur le continent, personne pour ainsi dire ne comprend ce que je dis. Pouvez-vous m’expliquer ce phénomène.

— Je crois que je le puis, répliquai-je. Votre prononciation est trop parfaite. Vous vous souvenez des paroles de cet Écossais qui pour la première fois de sa vie goûtait du whisky pur : « Il est excellent, mais je ne peux pas le boire. » Il en est de même de votre allemand. Il fait moins l’effet d’un langage utilisable que d’une récitation. Permettez-moi de vous donner un conseil : prononcez aussi mal que possible et introduisez dans vos discours le plus de fautes que vous pourrez.


C’est partout la même chose. Chaque peuple tient en réserve une prononciation spéciale à l’usage exclusif des étrangers, prononciation à laquelle il ne penserait pas à se conformer et qui lui demeure incompréhensible quand on l’emploie. J’entendis une fois une Anglaise expliquer à un Français comment prononcer le mot « have ».

— Vous le prononcez, disait la dame d’une voix pleine de reproches, comme si on écrivait h-a-v. Mais ce n’est pas le cas. Il y a un e à la fin.

— Je croyais, dit l’élève, qu’on ne prononçait pas l’e à la fin de h-a-v-e.

— En effet on ne le prononce pas, expliqua le professeur, c’est ce que vous appelez un e muet ; mais il exerce une influence sur la voyelle précédente : il en modifie un peu l’inflexion.

Jusque là, il avait toujours dit « have » d’une manière intelligible. À partir de ce moment, quand il lui arrivait de prononcer ce mot il s’arrêtait, rassemblait ses idées et émettait un son que seul le contexte pouvait expliquer.

À l’exception des martyrs de l’Église primitive, peu d’hommes ont, je crois, enduré ce que j’ai enduré moi-même en essayant d’acquérir la prononciation correcte du mot allemand qui signifie église, « Kirche ». Bien avant de m’en être tiré, je m’étais décidé à ne jamais aller à l’église en Allemagne plutôt que de me faire du mauvais sang à cause de ce mot.

— Non, non, m’expliquait mon professeur (c’était un homme qui prenait sa tâche à cœur), vous le prononcez comme si on l’écrivait K-i-r-ch-k-e. Il n’y a de k qu’au commencement. C’est… (et pour la vingtième fois dans cette matinée il me donnait à entendre la manière de le prononcer).

Ce qui me parut triste, c’est que je n’aurais pour rien au monde pu découvrir de différence entre sa manière de prononcer et la mienne. De guerre lasse, il essayait une autre méthode :

— Vous prononcez ce mot du fond de la gorge. (C’était tout à fait juste : c’était bien là ce que je faisais.) Je voudrais que vous le prononçassiez d’ici tout en bas. (Et de son index gras il me désignait la région de laquelle saurais dû tirer le son.)

Après de pénibles efforts, ayant pour résultat de me faire émettre des sons qui éveillaient en moi l’idée de tout, sauf d’un lieu de recueillement, je m’excusais :

— Je sens que vraiment je ne pourrai jamais y arriver. J’avoue que voici des années que je parle avec ma bouche. Je ne savais pas qu’un homme fût capable de parler avec son estomac. Ne croyez-vous pas qu’en ce qui me concerne il est un peu tard pour l’apprendre ?

Je finis par savoir prononcer ce mot correctement. À cet effet, j’avais passé des heures dans des coins sombres et, à la grande terreur des rares passants, m’étais exercé dans des rues silencieuses. Mon professeur fut enchanté de moi et je fus satisfait de moi-même jusqu’au jour où je mis les pieds en Allemagne. En Allemagne, je constatai que personne ne comprenait ce que je voulais dire. À cause de ce mot jamais je ne pus m’approcher d’une église. Il me fallut abandonner la prononciation correcte et revenir au prix de nouveaux efforts à mon ancienne prononciation vicieuse. Alors leur visage s’éclairait et ils me disaient, suivant le cas, que c’était en tournant tel coin, ou au bout de la rue la plus proche.

Je pense également qu’on ferait mieux d’enseigner la prononciation des langues étrangères sans demander à l’élève ces exploits d’acrobatie interne qui sont souvent impossibles et toujours sans profit. Voici le genre de conseils que l’on reçoit :

— Appuyez vos amygdales contre la partie inférieure de votre larynx. Puis avec la partie convexe du septum recourbé, pas complètement, mais presque, jusqu’à toucher la luette, essayez avec le bout de la langue d’atteindre le corps thyroïde. Faites une large inspiration et comprimez la glotte. Maintenant, sans desserrer les lèvres, prononcez : « garou. »

Et même, si l’on surmonte la difficulté, ils ne sont pas contents.