Les Trois Nuits de Don Juan/14

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Calmann-Lévy (p. 224-240).



XIV


Ils suivaient la rue de Médicis, silencieuse, sous un ciel pâle que le clair de lune baignait de lumière blanche. Maxime, levant machinalement la tête, s’aperçut que l’astre était cerné d’un halo bleuâtre. Il pensa : « Tiens, il pleuvra demain. » Car c’est surtout dans les moments graves que par une anomalie bizarre les choses extérieures nous inspirent des réflexions sans intérêt.

Jacques interrogea brusquement :

— Eh bien ! Maintenant, explique-toi : qu’as-tu voulu dire, là-haut ?

Maxime répondit par une autre question :

— Je ne me suis pas trompé : tu étais chez Clarel ?

— Oui. Elle m’a téléphoné hier, vers deux heures, pour me fixer un rendez-vous.

— La fourbe… Elle m’a dénoncé, parbleu ! après t’avoir attiré auprès d’elle afin d’isoler ta femme à un jour prévu…

— Au fait, elle s’est préoccupée de savoir si Denise sortirait de son côté.

— Et dans l’après-midi même, elle m’imposait cette visite…

— Mais, sapristi ! Parle plus clairement : tu sembles prétendre qu’elle t’aurait obligé de faire quelque chose ? Qu’est-ce que ça signifie ?… Moi, je constate l’évidence : je t’ai trouvé chez moi, cette nuit ; tu as motivé ta présence inusitée par un prétexte absurde… Or, vingt minutes auparavant, Francine m’apprenait tes assiduités à l’égard de ma femme, et m’affirmait non sans raison, qu’il me serait facile de vous surprendre ensemble, Denise et toi.

— Lorderie, je suis très malheureux !

Jacques ne comprit guère cette exclamation. Pour l’instant, les apparences l’invitaient à se croire plus à plaindre que Fargeau. Il insista :

— Je ne doute pas de la droiture de ma femme… Mais, en revanche, ta conduite m’apparaît assez équivoque et je te prie de me découvrir la raison qui te porte à me fuir depuis quelque temps, alors que tu recherches le séjour de mon domicile dès que j’en suis absent ?… Dans quel but y étais-tu, ce soir ?

— Écoute… Jacques : je vais t’avouer tout, j’aime mieux ça.

Ils étaient arrivés devant l’Odéon. Ils se mirent à marcher le long des galeries ; ils tournaient autour du théâtre avec l’allure nonchalante de deux flâneurs, baissant le ton et modérant leurs gestes parce que des gens, qui sortaient pendant un entr’acte, les croisaient à chaque pas.

Après s’être recueilli, Maxime commença d’une voix sourde :

— Je suis de ceux qui croient au hasard. Le hasard est un barbet malin qui mène notre existence aveugle : selon que le chien tire sa corde à droite ou à gauche, la pauvre trottine sur une route unie ou trébuche contre toutes les pierres d’un chemin rocailleux. Il y a des gens qui s’écrient, en écarquillant leurs paupières vides : « J’y vois très bien, je cours droit au but. » À la minute même, le chien Hasard fait une pirouette et les voilà qui tombent par terre. Va, Lorderie !… la cause de nos tourments, c’est la fatalité qui voulut, un jour, qu’une femme jetât son billet dans une boîte aux lettres à l’instant exact où une autre femme y glissait le sien.

Il mit sa main sur le bras de Jacques pour calmer l’impatience de son ami, et poursuivit :

— Le soir où tu me proposas, avec ton insouciance de sceptique, d’échanger nos maîtresses respectives comme nous venions d’échanger leurs lettres ; le soir où la coïncidence de la poste, amenant ces correspondances par le même courrier, t’inspira cette idée légère… Francine Clarel était là, à côté de nous — attendant le rédacteur en chef dans son bureau, — et elle surprit toute notre conversation.

Lorderie interrompit, avec une injustice naïve :

— Ah !… la rosse !…

Maxime continua :

— Tu connais Clarel, ayant vécu dans son intimité durant deux ans. Ai-je besoin de te décrire la fureur et la haine qu’elle ressentit en t’écoutant ?… Et c’est fort compréhensible. En général, il est périlleux d’entendre quelqu’un parler de vous, lorsqu’il ignore votre présence : cette fois, tu avais forcé la dose habituelle. Francine ne songea plus qu’à se venger de son humiliation. Et voici où mon malheur commence… Je m’étais ingénié à rencontrer Clarel afin de gagner notre pari. Du jour où je fus en relations avec elle, je m’épris ardemment de Francine. J’ai eu bien des aventures, mais je n’ai jamais eu de passion : tu ne peux te rendre compte de ce que ça renferme de désir, de sentiment, d’illusions inassouvies, le premier amour d’un blasé ! Avoir possédé négligemment toutes les femmes et se trouver en face de la Femme ! Être fasciné aussi ingénument qu’un adolescent à l’âge, hélas ! où nous n’avons plus la versatilité de la jeunesse pour nous guérir… Je sais que Francine Clarel est une créature quelconque qui ne jouit point d’une séduction rare. Mais qu’importe ! C’est celle qui était destinée à transformer mon caprice en un amour obstiné, l’unique maîtresse capable de me retenir ; et l’on voit tous les jours des hommes s’affoler pour une petite femme très ordinaire que bien d’autres ne regardent même point. Or, tandis que je me laissais aller à ma passion, Clarel tendait ses filets, m’amenait sournoisement au point qu’elle visait. Elle m’avait dissimulé longtemps son arrière-pensée : elle feignait à ton égard une tendresse qui m’exaspérait… Ah ! Lorderie, si je t’ai évité alors, c’est que tu m’inspirais une jalousie féroce ; je te détestais d’être aimé d’elle. Je passe sous silence les alternatives d’espérances et de déceptions auxquelles me soumettait cette coquette. Bref, sache que j’étais à moitié fou le jour où elle accepta de se donner à moi contre une condition inimaginable.

Fargeau murmura, en détournant la tête :

— Francine avait décidé — c’étaient là ses représailles — que tu serais trompé, légitimement, par l’ami même à qui tu avais offert ta maîtresse. Elle se fût accordée moi le jour où je lui eus apporté la preuve d’une trahison sans lendemain… Jacques… Tâche à faire déraisonner ta raison pour mieux comprendre mon état d’esprit… Je n’envisageai pas une seconde la possibilité d’exécuter ce plan de détraquée… Mais Francine exerce sur moi une influence néfaste ; c’est comme une espèce d’envoûtement qui égare ma volonté… Un soir, elle me poussa chez toi : je trouvai ta femme au milieu d’une réception, je fus en face de ta petite Simone qui me rappela à mon devoir rien qu’en me regardant avec tes prunelles… Je sortis, me croyant sauvé, affranchi désormais de Clarel. Bah ! Le mangeur de haschisch se prétend guéri de son vice, mais dès que la pâte verte se retrouve à sa portée… les belles résolutions s’envolent ! Si tu savais… Elle m’a ensorcelé par tous les moyens. Je l’ai vue, à moitié nue, abandonnée sur son lit ; et je devinais les joies de son corps… Je ne pensais plus qu’à cette nuit qu’elle m’avait promise. Quand elle me disait : « Allez là-bas », je lui obéissais sans avoir conscience… Demande à ta femme si jamais un mot de galanterie s’est échappé de ma bouche : devant Denise Lorderie, j’étais toujours figé de honte tel un ivrogne dégrisé. Et enfin, aujourd’hui, Francine m’a envoyé chez toi après m’avoir exalté du goût de ses lèvres et du parfum de ses cheveux… Dire qu’elle complotait à ce moment même de me calomnier à tes yeux en me plaçant dans une situation où les apparences semblent plus probantes que la vérité. Conviens que je suis aussi malheureux que blâmable, Jacques, puisque celle qui m’a joué avec tant de perfidie, je l’adore malgré moi… Et ce soir, vois-tu, ce soir où tu m’as supposé coupable : justement, je n’ai jamais senti avec plus de force que je serais incapable d’accomplir cette vilenie… Ta femme, étonnée, inquiète de notre tête-à-tête embarrassé, a usé d’un subterfuge si délicat et si touchant en allant réveiller sa fille afin de mettre un peu d’innocence entre nos âmes troublées… Dans cette atmosphère bourgeoise, devant cette enfant charmante, j’ai recouvré soudain mon bon sens.

Lorderie avait écouté l’étrange confidence de Fargeau d’un air abasourdi ; la stupeur l’avait empêché d’interrompre. Après un temps, il finit par s’écrier :

— Eh bien !… je l’ai échappé belle.

Il constata sans colère :

— Tu es d’une amoralité stupéfiante, Maxime. Tu viens de me raconter tout naturellement que, depuis deux semaines, tu ne songes qu’à me tromper ; et tu sembles avoir perdu la notion de tes actes. Je ne t’en veux pas… Il ne s’est rien passé : en amour, on pardonne tout, hors le geste physique.

» Mais qu’as-tu fait de ton énergie, mon pauvre ami ?… Tu t’es laissé dévoyer au point de tenter de me nuire, sans réfléchir au remords que tu aurais enduré après coup ?… Tu aurais souffert de mes propres maux. Voyons, Fargeau, il était insensé de t’acharner à séduire Francine du moment qu’elle se butait dans son idée… Comment as-tu pu concevoir une minute ?… Décidément, c’est contagieux la folie : elle t’avait communiqué la sienne. Que diable ! À ta place, j’aurais rempli mon rôle de don Juan ; et, lâchant la capricieuse, je me serais diverti à d’autres conquêtes… plutôt… plutôt… que de trahir l’ami qui…

Lorderie s’arrêta. Le tact de son affection l’obligeait à ne point rappeler son dévouement, et il s’affligeait en pensant qu’il n’osait évoquer leur fraternité de peur d’accabler Fargeau.

Maxime cheminait à ses côtés, la tête basse, les bras ballants, traînant sa canne, avec la démarche molle d’un vaincu. Jacques le considéra, plein d’étonnement et de vague commisération. Pour la première fois, depuis qu’ils se connaissaient, Lorderie se sentit supérieur à son ami.

Fargeau releva son front, ses regards douloureux s’attachèrent sur Jacques ; puis, il dit simplement :

— Je l’aime tant… si tu savais !

Malgré lui, Jacques fut remué. Il ne comprenait pas que l’on pût tenir si intensément à une femme, mais, puisque Maxime subissait l’emprise de Clarel…

Fargeau ajoutait d’une voix rauque :

— Je l’ai perdue, maintenant. Elle est si mauvaise !

Lorderie fut pris d’une pitié involontaire pour ce voluptueux passionné qui souffrait visiblement.

Il crut l’apaiser en dépréciant Francine :

— Est-ce singulier, d’être féru de cette femme !… Elle n’est pas extraordinaire, au fond… Son bagout, toutes les filles de Paris le possèdent dès qu’elles apprennent à parler : l’esprit n’est-il point la menue monnaie de la race française ?… Tu la trouves jolie ? Le visage est expressif et les mains sont fines… Mais elle a déjà les yeux et les traits fatigués par le travail prolongé. Et puis… si les hanches sont belles, néanmoins, elle a les seins trop petits…

— Tais-toi !

Fargeau lui lançait un regard farouche et se mordait les lèvres, d’un mouvement crispé.

Lorderie devina qu’il ne lui pardonnait pas d’avoir été l’amant de Francine Clarel. Il en éprouva un sentiment bizarre : il était attristé d’une confuse honte à l’idée qu’une de ses actions était cause du mal de Fargeau. Jacques n’était point de ces égoïstes affectueux qui cherchent uniquement dans leurs amitiés à satisfaire le besoin de se sentir aimés et d’aimer un peu, mais que la peine d’un ami d’élection laisse, au fond, indifférents. Au contraire, ses sensations de joie ou de géhenne étaient étroitement associées à celles du compagnon de prédilection.

Il pensa : « N’est-ce pas un peu ma faute, ce qui arrive aujourd’hui ? J’ai commis une grossièreté en traitant Francine à la manière d’une maîtresse de passage que l’on jette au bras du voisin, avec un sourire d’adieu… Elle l’a su. Elle veut se venger de moi, et elle y est déjà parvenue sans s’en douter, puisqu’elle a fait souffrir mon ami… Puis-je garder rancune à Fargeau de son inconsciente tentative d’adultère : on n’accuse point le somnambule qui manque de briser un objet précieux en accomplissant les gestes que lui suggère le sommeil hypnotique. Depuis deux mois, ce malheureux garçon manifeste la volonté d’un automate. Mais, moi… J’étais parfaitement lucide, le soir où me vint cette fantaisie insolente de lui céder Clarel. Eh bien !… aux yeux d’un juge impartial, lequel — de Maxime ou de moi — aurait eu la responsabilité des événements qui ont suivi ?… Quand brûlent des forêts entières, le promeneur insouciant qui était passé là, la veille, pouvait-il imaginer qu’il faisait œuvre d’incendiaire en jetant négligemment sur la lisière du bois son cigare encore allumé ? »

Lorderie s’arrêta brusquement de marcher ; il appliqua sa main sur l’épaule de Fargeau. La sécurité de son honneur conjugal l’inclinait à la mansuétude et il s’abandonnait à la bénignité qui dirige les faibles. Joyeux d’avoir trouvé le dénouement qui délivrerait Maxime, Lorderie eut un éclair de bonté qui éleva un moment son âme au-dessus des mesquineries humaines. Et contemplant Fargeau avec un regard qui exprimait son immense tendresse, Jacques dit posément :

— Nous allons rompre ostensiblement… Nous ne nous adressons plus la parole en public et nous échangeons un coup de chapeau très sec lorsque nous nous croisons, devant le monde. Je te laisse ma place à l’Écho National ; mais comme « Fiat lux » m’a offert récemment sa critique littéraire, je quitte l’Écho pour entrer dans ce nouveau journal : ainsi notre rupture s’affirme éclatante. D’ici la semaine prochaine, la brouille Maxime Fargeau-Jacques Lorderie sera le potin du jour : on verra des entrefilets spirituels, des échos transparents dans la Vie en rose ou dans le Cri parisien… Et parmi les gens qui représentent ce tout petit clan de Paris qui s’appelle le Tout-Paris, nul n’ignorera cette catastrophe minuscule : l’éboulement d’une vieille amitié…

Maxime lui coupa la parole :

— Lorderie, avant de prendre un parti définitif, songe que je n’avais pas réfléchi une minute aux conséquences de ma conduite… Je ne peux pas imaginer que nous nous séparerons ainsi, brutalement…

Jacques reprocha :

— Oh ! Maxime… Comment oses-tu supposer que si notre rupture était sérieuse, je te l’annoncerais le sourire aux lèvres ?… Grand bêta ! Tu ne comprends donc pas que je te fournis ta preuve ? Dans notre milieu, on inventera mille histoires pour expliquer notre histoire… Querelles littéraires… Jalousie d’auteurs… Mais elle… elle qui apprendra notre brouille avec une joie triomphante, crois-tu qu’elle doutera une seconde de toi, lorsque tu lui diras : « Je vous ai obéi… Et Jacques m’a chassé, parce qu’il a tout découvert ? »

— Tu ferais cela ? cria Fargeau. Tu te laisserais passer pour un mari grotesque aux yeux de ton ancienne maîtresse ?… Tu risquerais qu’elle divulguât peut-être…

— Non : je la connais… elle est discrète et ne claironne point ses victoires. Quant à jouer les Dandin aux regards de Francine, je m’en moque !… Ça m’est bien égal qu’elle me croie cocu. J’ai trop de plaisir à penser que la dupeuse sera dupée. Elle ne l’aura pas volé !

Jacques ajouta d’une voix vibrante :

— Et puis, vois-tu, mon ami, ces choses-là n’ont pas d’importance en regard de ton amour… Tu es fou de cette femme, il te la faut… Tant que tu n’auras pas possédé Clarel, tu souffriras le supplice d’un damné. Moi, ça me fait mal de te sentir avoir mal. Ah ! bon Dieu, si mon amitié est capable de t’aider à guérir ton caprice, j’en suis assez heureux pour ne pas me cabrer devant les moyens que j’emploie… Sois l’amant de Francine ; et, après, tu reconnaîtras sans doute qu’elle ne valait point la peine qu’elle a failli nous causer… Je te retrouverai comme avant. Tu seras mon grand, mon fort, mon beau Fargeau… Tu auras de nouveau tes yeux calmes et ta voix limpide… Ces vilains plis s’effaceront des commissures de tes lèvres… Et nous redeviendrons deux copains bien unis. Oh ! mon cher vieux, je sacrifie volontiers mon amour-propre aux pieds d’une jeune gredine, pour replâtrer notre ancien bonheur !

Maxime, ému et honteux, murmura : « Dire que c’est ainsi que tu réponds à ma demi-trahison ! »

D’un élan irrépressible, il se jeta dans les bras de Lorderie et l’embrassa, d’un baiser viril et maladroit qui lui rappelait leur enfance, leurs étreintes bourrues, au collège, lorsqu’ils se réconciliaient à la suite d’une courte dispute…

Tandis que les quelques passants attardés sous les galeries se retournaient avec étonnement pour les considérer, — car il est rare de voir deux hommes se donner l’accolade en public, ailleurs que sur les quais des gares.