Les Trois Nuits de Don Juan/13

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Calmann-Lévy (p. 202-223).



XIII


Maxime Fargeau ne pouvait, admettre l’hypothèse d’une résistance féminine.

Nulle fatuité dans son cas : l’habitude du triomphe lui avait façonné une âme spéciale ; il était né favori d’Ève : il ne songeait guère à s’en glorifier, mais protestait naïvement contre l’exception.

Son état d’esprit était celui d’un joueur heureux qui vient d’éprouver sa première perte ; il considère le tapis vert avec une stupeur ingénue ; il s’indigne contre la fortune traîtresse ; puis, il se ravise, persiste à lutter, s’obstine, double sa mise, ponte et martingale… Aux périodes de chance, il s’amusait comme un dilettante : la déveine en fait un incurable passionné.

Maxime n’avait plus qu’une pensée, maintenant : posséder Francine. Ah ! quand il aurait le droit de l’étreindre à son aise et qu’elle crierait de joie sous ses caresses, on verrait bien si elle ne se laisserait point dompter, la mauvaise bête.

Il désira en finir le plus tôt possible et n’hésita pas un instant à se rendre chez Denise.

Quand madame Lorderie entendit sonner à cette heure tardive, elle crut que c’était un télégraphiste qui apportait une dépêche. Elle était seule, la petite Simone dormait déjà. Elle alla ouvrir — avec l’appréhension que nous suggère l’imprévu — et se trouva en face de Fargeau.

Deux réflexions également affligeantes se présentèrent à son esprit dans la même seconde :

« Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? »

« Quelle guigne : j’ai justement mon vieux peignoir ! »

Cette dernière préoccupation fut celle qui domina, et madame Lorderie s’écria, d’un air désolé :

— Oh !… monsieur Fargeau : vous m’excusez de vous recevoir en négligé ?

Maxime répondit machinalement :

— C’est moi, madame, qui suis impardonnable de vous déranger.

Ils sentirent également la dissonance de ces paroles banales tombant dans une ambiance insolite.

Madame Lorderie le faisait entrer au salon, et tournait, par habitude, le commutateur électrique qui illuminait les douze bougies du lustre, — alors qu’on n’en laissait que trois d’allumées, lorsqu’il n’y avait pas de visiteur.

Maxime demanda :

— Jacques est là ?

— Non.

Il affecta de s’étonner. Madame Lorderie ajoutait :

— Mon mari est au banquet des Gens de lettres.

La surprise de Fargeau devint sincère, il réfléchit : « Le dîner des gens de lettres ?… mais il avait lieu hier… L’absence de Jacques a donc une raison inavouable puisqu’il en a fourni un faux prétexte à sa femme. »

Madame Lorderie se trémoussa sur sa bergère, atrocement gênée : elle regrettait d’avoir donné tant de lumière, s’apercevant trop tard que cet éclairage implacable faisait ressortir la fraîcheur douteuse de son vêtement d’intérieur.

Maxime, qui détestait le mensonge, parvint néanmoins à énoncer péniblement :

— Je regrette que Jacques ne soit pas ici… J’étais monté, en passant, pour lui dire bonsoir et lui parler, par la même occasion, d’une affaire qui nous intéresse…

Leurs regards se croisèrent, complices : ils feignaient l’ignorance d’une arrière-pensée devinée.

Denise se gourmandait : « J’ai été inconséquente… Depuis quinze jours, il me poursuit et mon inertie est un encouragement tacite. Voilà le résultat… il s’enhardit au point de risquer une visite nocturne… sachant très probablement mon mari à ce banquet… Qu’est-ce que je vais inventer pour me sortir d’embarras ? Je ne peux pas le renvoyer. »

Elle se reprochait sincèrement sa conduite, car une sorte de frayeur vague l’envahissait. Fargeau la regardait avec plus d’attention que les jours précédents ; c’était à cet instant où elle se croyait à son désavantage qu’elle lui paraissait mieux que de coutume : la femme se juge d’après sa robe, mais l’homme la juge d’après son corps.

Denise se trouvait impeccable lorsqu’elle s’était congestionnée à force d’étrangler telle ou telle portion de sa rondelette personne — selon la fantaisie des modes — dans un costume qui déformait son embonpoint, remontant les chairs abdominales jusqu’aux seins et dessinant les contours ballonnés d’une croupe défigurée sous un amas d’étoffes drapées. C’était une élégante : le mot dit tout.

Ce soir, Maxime lui découvrait une grâce insoupçonnée dans ce vieux peignoir d’un mauve passé qui épousait mollement les lignes plus harmonieuses d’un corps débarrassé du corset. Denise lui rappelait les belles servantes de Franz Hals ; ses membres robustes s’avéraient d’une fermeté appétissante ; et, malgré le défaut d’une poitrine tombante — la poitrine des mères qui ont nourri elles-mêmes leur bébé — l’ensemble qu’offrait Denise avait une espèce de charme comestible.

Madame Lorderie subissait l’examen de Maxime avec un effroi grandissant ; les regards approbateurs de ces yeux gris, vifs et pétillants, causaient à Denise la sensation d’une brûlure intense. Elle éprouvait cet émoi puéril et voluptueux des honnêtes femmes ou des vierges qui se sont placées dans une situation fausse. La présence de Fargeau l’énervait et l’affolait ; elle commençait à perdre la tête. Elle contemplait machinalement les mains du jeune homme — de longues pattes fines et nerveuses, à la peau sèche, aux doigts minces, aux ongles bombés — et sentait que si ces mains l’eussent emprisonnée dans une étreinte dont elle appréhendait les délices coupables, elle n’aurait su résister.

Et soudain, dans un effort consciencieux pour réagir, Denise eut une inspiration. Elle s’écria :

— Vous allez prendre une tasse de chocolat… Si ! si !… Je vous défends de refuser… Je sais par madame Fargeau que vous avez l’habitude de souper…

— Mais… il n’est pas l’heure.

— Vous avez faim : j’en suis sûre… je l’ai deviné ! Attendez-moi un moment : Simone vous tiendra compagnie.

— Elle n’est donc pas couchée ?

— Oh ! ma petite est une grande fille… Elle reste levée jusqu’à onze heures.

Madame Lorderie sortit en coup de vent, fuyant le danger. Elle courut vers la chambre de sa fille. L’enfant dormait profondément, les coudes remontés au-dessus de l’oreiller, les poings dans ses cheveux. Denise la considéra un instant, avec ce respect des mères pour le repos des jeunes êtres. Et puis, elle se décida, tira doucement la fillette hors du lit, la prit dans ses bras. Et, tout en lui enfilant ses bas, en lui passant ses pantoufles, en retapant ses boucles blondes, madame Lorderie murmura à Simone :

— Écoute, mon trésor… Fais bien attention à ce que je te dis… Il y a monsieur Fargeau, l’ami de papa, qui est au salon. Il faut que tu ailles le saluer et causer avec lui ; il sera très content de te voir : c’est pour cela que je t’ai réveillée. Tu entends ?… Tu ne lui raconteras pas que tu étais couchée : il se moquerait de toi et te prendrait pour un petit bébé… Tu resteras au salon tant qu’il sera là… Et si tu es sage, tu seras récompensée. As-tu compris ?

— Oui, maman, répliqua la petite Simone en ouvrant ses grands yeux ensommeillés.

Madame Lorderie lui répéta trois ou quatre fois ses recommandations minutieuses ensuite, elle s’en fut à l’office préparer sa petite cuisine, après avoir envoyé l’enfant au salon.

Le départ brusque de Denise avait fait sourire Fargeau. Il n’était point dupe de son innocente comédie : on ne couche pas les gamines de neuf ans après onze heures ; elle allait chercher Simone pour se protéger de lui à l’aide de ce frêle et tout-puissant bouclier. Maxime soupira : « Pauvre femme ! son désir de tromper son mari ressemble à mon envie de trahir mon ami. Nous formons une jolie paire d’amoureux, à nous deux !… Allons, j’ai encore perdu mon temps et je puis renoncer à l’aventure. Pour commettre l’infamie de séduire la femme de Jacques, il aurait fallu au moins que je fusse épris d’elle… Je ne suis capable de ressentir à son voisinage qu’une vague sollicitation de sexe… Ah ! Elle sera réussie, la nuit qu’avait préméditée Francine : une vraie « nuit blanche », c’est le mot. Francine… Il serait obligé de subir ses sarcasmes, demain… Elle se fâcherait, l’étrange et folle créature. Tout à coup, Maxime pensa : « Au fait, comment savait-elle que Lorderie serait absent, ce soir ?… » Lorderie devait se trouver en bonne fortune, puisqu’il avait invoqué un alibi mensonger afin de passer une partie de la nuit hors de chez lui… Et Francine était au courant ?… Le soupçon se précisa : eh, parbleu ! c’était clair… Clarel avait rappelé Jacques auprès d’elle afin de ménager ce tête-à-tête avec Denise… C’était bien de Francine, cette idée-là : et son sadisme se délectait sans doute à cajoler Lorderie tandis qu’elle se représentait la scène qui se déroulait ici.

Une jalousie furieuse mordit Fargeau, qui souhaita d’être transporté subitement rue de Courcelles ; et le jeune homme se tortura à imaginer ce qui se passait là-bas, à se forger le spectacle d’une réconciliation amoureuse ; — ne supposant guère qu’à l’instant exact — juste retour des choses, — Jacques éprouvait à son endroit les mêmes affres anticipées, du fond de l’auto qui le ramenait à son domicile.

Fargeau était à cent lieues du salon de madame Lorderie, il ne se souciait plus du tout de sa démarche nocturne, et il fut naturellement stupéfait de voir la petite Simone devant lui.

— Bonsoir, monsieur, disait l’enfant en le regardant de ses grands yeux fixes.

Maxime reprit conscience. L’aspect de cette bambine aux paupières encore gonflées, hâtivement revêtue d’une robe boutonnée de travers, attendrit le jeune homme. Il songea que Denise était une femme charmante et méprisa énergiquement Clarel. Il projeta de battre en retraite dès le retour de madame Lorderie ; en attendant, il tâcha d’engager une conversation avec Simone.

Il s’exclama — de cette voix fausse et chantante que l’on se croit forcé de prendre pour parler aux enfants :

— Comme on vous laisse veiller tard, mademoiselle Simone !… Vous n’êtes pas fatiguée ?

La fillette eut la mine réfléchie de quelqu’un qui a promis de garder un secret. D’ailleurs, elle était plus sérieuse que d’habitude, sentant obscurément qu’elle était mêlée à un incident inaccoutumé. Elle répondit avec une fierté comique :

— Je ne suis pas un bébé… J’aurai dix ans dans six jours.

Elle ajouta, par une association d’idées :

— Papa m’a dit que le jour de ma fête il m’emmènerait à la matinée du Malade imaginaire, aux Français.

Fargeau caressa doucement la tête blonde et proposa :

— Et moi, vous voulez bien que je vous envoie un présent pour votre anniversaire de naissance ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, dans six jours, vous recevrez une belle poupée qui aura des cheveux d’or semblables aux vôtres…

Mais Simone fit la moue ; elle murmura :

— Pas une poupée… Je ne joue jamais. Les poupées, c’est bête… ça ne bouge pas : leurs yeux m’agacent.

Elle prit un air câlin et demanda, avec cette délicieuse indiscrétion des petits :

— Dites, monsieur… Achetez-moi plutôt une boîte de couleurs à l’huile et une palette carrée… J’ai tant envie d’essayer de peindre sur toile ; et papa refuse de me donner des couleurs à l’huile parce qu’il craint que je ne m’empoisonne en suçant mes pinceaux… Pourtant, je ne les suce pas, vous savez !

Maxime souriait, gagné par ce babillage qui l’apaisait inconsciemment. Il l’interrogea :

— Vous êtes donc une artiste, mademoiselle Simone ?

— J’adore le dessin, les tableaux… Maman me conduit souvent au Musée du Luxembourg… Quand je serai grande, j’irai travailler à l’École des Beaux-Arts pour faire de jolies choses, comme Meissonier…

— Ah ! C’est Meissonier qui obtient vos préférences. Vous me montrerez vos esquisses : moi aussi, j’aime la peinture… Si vous me les apportez, vous aurez votre boîte de couleurs.

— Alors, je cours chercher mes cartons tout de suite… mais vous ne vous moquerez pas de moi ?

L’enfant se précipitait hors de la pièce ; puis revenait presque aussitôt, courbée sous la charge d’un grand portefeuille à dessins. Fargeau, sceptique et complaisant, tendit la main vers les feuilles de papier qu’elle en tirait, une à une. Il se préparait à admirer d’informes gribouillages. Il fut très étonné : le premier dessin représentait un jeune héros, vêtu d’une légère tunique, et jouant de la lyre ; à ses pieds, un lion, un léopard et une panthère, ramassés dans des poses différentes, semblaient l’écouter avec ravissement. Et Maxime constatait — malgré des défauts de proportions et une ignorance totale de la perspective — le talent précoce de Simone, qui avait su donner une curieuse expression d’extase aux yeux de ses fauves et une grâce extrême au geste du bras qui tenait l’instrument.

— C’est Orphée, murmura Simone. Les bêtes : je les ai copiées vivantes, au jardin des Plantes.

— Mais vous êtes particulièrement douée, mon enfant ! s’écria Fargeau, intéressé.

Encouragée, la petite sortait d’autres croquis.

Une somptueuse sultane apparut. Elle était peinte à l’aquarelle. La finesse de son profil, le trait sûr du sourcil surmontant la longue paupière brune, frappèrent Maxime. Et les détails ingénieux, le coloris adroitement combiné de son costume chatoyant, dénotaient un sens hâtif du goût et de la mesure.

— Schéhérazade, annonça Simone.

Ensuite, Maxime vit défiler Ali-Baba et les Quarante Voleurs, Bacchus et Silène, Aladin, le Minotaure, Sindbad le marin, la belle Andromède liée sur son rocher ; — dans une succession désordonnée qui lui apprenait que la petite Simone empruntait tour à tour ses sujets aux « Mille et une Nuits » éditées à l’usage de la jeunesse, ou bien à sa mythologie enfantine.

Ce fut à ce moment que Jacques Lorderie ouvrit la porte du salon.

Il aperçut Fargeau, dont le bras enserrait affectueusement la taille de sa fille ; et l’entendit déclarer :

— Vous aurez beaucoup de talent, ma petite Simone, il faudra cultiver ça !

Fargeau était conquis par l’émotion vibrante dont frémit tout véritable artiste qui découvre l’éclosion d’un autre artiste ; il songeait : « Où diable a-t-elle été pêcher sa vocation, celle-là ? Sa mère ne compte pas — intellectuellement… Et son père est un bon grammairien sans imagination. »

Il était emballé à tel point que, lorsque ses regards tombèrent sur Lorderie arrêté au seuil de la pièce, il ne pensa même pas à s’inquiéter de sa présence inattendue. Et, s’adressant à Jacques comme s’il continuait une conversation, Maxime dit tout naturellement :

— Tu devrais lui faire travailler la peinture, à ta fille… Elle a des dispositions étonnantes.

Lorderie fut effaré. L’enfant se jetait sur son père et lui sautait au cou en murmurant :

— Monsieur Fargeau va me donner des couleurs à l’huile, en tubes… Tu permets, s’pas ?

Alors, Maxime se rappela seulement le motif de sa visite nocturne en remarquant la figure décomposée et les yeux hagards de Jacques Lorderie. Il eut une vague intuition : à force de désirer Clarel, de ne plus voir qu’elle, Maxime avait fini par la connaître un peu. Il se demanda : « Puisque je présume qu’il était chez Francine, serait-ce elle qui l’eût renvoyé ici afin de me faire surprendre ?… Il a l’air d’un homme renseigné… Non : elle n’eût point osé cela. » À tout hasard, avec son instinct de séducteur, Fargeau se chercha une justification. Il dit :

— Je ne t’ai pas rencontré au journal, aujourd’hui… On y a parlé de la crise ministérielle : le bruit court que Griviers, notre ancien camarade de Condorcet, prend le portefeuille de l’Intérieur… J’ai pensé que cela l’intéresserait, toi qui sollicites le ruban rouge… Et je suis venu, pour t’annoncer la nouvelle… ce soir… à n’importe quelle heure.

Lorderie le considéra fixement, sans répondre ; puis, il ordonna à sa fille :

— Va te coucher, ma mignonne.

L’enfant répliqua étourdiment :

— Je ne peux pas. Maman m’a dit de rester au salon tant que monsieur Fargeau serait là.

— Obéis-moi.

Docile, la petite Simone sortit, après avoir tendu son front à son père, puis à Maxime.

Fargeau avait rougi, à la phrase innocente de la gamine ; tandis que Lorderie comprenait du coup qu’il ne s’était rien passé, que Denise se défendait contre Maxime puisqu’elle s’aidait de la présence de sa fille. Ainsi… tous les torts étaient du côté du jeune homme ; son acharnement à poursuivre madame Lorderie n’avait même point l’excuse d’une coquetterie féminine : Denise ne l’avait pas encouragé.

Et soudain — bouleversé par la joie de se savoir sauf autant que par sa déception à découvrir son ami encore plus coupable d’intention, Jacques s’écroula sur un pouf et se mit à pleurer à chaudes larmes, hoquetant de gros sanglots ; ridicule et touchant comme tout homme en peine ; abandonné à cette crise émotive qui trahissait sa nature sensible et faible.

Violemment troublé, Maxime se précipita vers son ami. Il supplia :

— Jacques… Je t’en prie, ne te fais pas de mal !… On nous a tendu un piège et nous nous sommes laissé tromper… Écoute… je peux te le prouver… Tu viens de chez Francine, n’est-ce pas : elle a cherché à t’inquiéter… C’est elle qui m’a envoyé chez toi, à cette heure indue…

Lorderie relevait son visage boursouflé de plaques violettes ; ses prunelles humides interrogèrent ardemment Fargeau, mais le jeune homme s’interrompit net. Denise entrait, portant sur un plateau le chocolat fumant. La jeune femme poussa une exclamation, à la vue de son mari :

— Comment ! tu es déjà revenu ! Quelle heure est-il donc ?… Je ne t’ai pas entendu ouvrir…

Elle s’approcha, remarqua les joues congestionnées et les pommettes mouillées de Jacques. Elle jetta un cri :

— Oh !… tu pleures… Qu’est-ce que tu as ?… Jacques !… Mon chéri…

Denise posait son plateau dans un coin sur une table et accourait, effrayée.

Alors Jacques recommença de sangloter, se livrant sans vergogne au soulagement qu’il en éprouvait, à la détente qui le calmait délicieusement ; il versait les larmes heureuses d’un passager qui vient d’échapper au naufrage… Il ressentait aussi le plaisir inconscient d’apitoyer sa femme et son ami, de les retrouver — grâce à ses pleurs — dans leur rôle normal de compagnons fidèles. Et se doutant, d’après les dernières paroles de Fargeau, qu’il était la victime de quelque guet-apens de Clarel, il gémissait par intermittence :

— Ah ! la garce… la garce !

Madame Lorderie regardait Maxime d’un air anxieux : le jeune homme était-il responsable de l’état dans lequel elle voyait son mari ? Les premiers mots de Jacques lui furent une réponse ; s’apaisant peu à peu, Lorderie parvint à articuler :

— Denise… je te demande pardon. Ne fais pas attention… c’est une erreur… Tout à l’heure, n’est-ce pas, à ce dîner… une mauvaise langue a tenu des propos sur Fargeau, m’a insinué que tu te laissais conter fleurette par lui… Je n’ai rien cru, naturellement : je te sais incapable… Seulement, ça m’a rendu maussade ; la méchanceté des gens me dégoûte. Incommodé, énervé, je suis rentré plus tôt… Et de rencontrer Maxime justement ici, ce soir… Ça m’a produit un drôle d’effet… Je me suis imaginé ce que j’aurais souffert si ç’avait été vrai.

Denise fut partagée entre la fierté d’être restée pure et le remords d’avoir senti sa vertu chanceler une seconde : quoique l’épée ne fût point tombée, Damoclès savait bien qu’elle ne tenait qu’à un fil.

Et sous l’empire de ces deux sentiments, Denise s’indigna — mais d’un air contrit :

— Jacques !… Tu as pu envisager cela !

Lorderie répliqua vivement :

— Puisque je t’affirme que je n’ai accordé aucune importance à ces commérages, voyons !… La petite était là, causant avec Maxime… Il m’a expliqué tout de suite le mobile de sa visite : une nouvelle très agréable… Griviers est à la tête du nouveau cabinet. Si tu savais ce que ça m’intéresse !… Fargeau est bien gentil de s’être dérangé exprès… Par exemple, tu dois le comprendre, je n’ai pas été maître de mes nerfs… Voilà tout. D’abord, la meilleure preuve que je ne suis pas fâché contre Maxime, que je lui garde ma confiance, c’est que je vais descendre avec lui et le reconduire jusqu’à la place Saint-Michel, là !… comme au bon temps de notre jeunesse, quand nous courions le Quartier Latin… J’espère que tu es convaincue… Allons viens, Maxime.

D’un regard impérieux, Jacques intimait à Fargeau son désir d’être seuls. Il lui saisit le bras — d’un geste qu’il voulut amical et qui n’était que trop fébrile.

Maxime, confus, honteux de son attitude grotesque, se laissait entraîner sans résistance.

Denise implora :

— Ne t’attarde pas dehors… J’ai eu si peur !

Jacques revint sur ses pas et l’embrassa avec tendresse, se soulageant dans son affection d’époux de toute l’émotion de son amitié endolorie. Et tandis que les deux hommes s’en allaient, madame Lorderie, mal remise de cette fausse alerte, encore tremblante d’avoir effleuré le danger, s’exclama naïvement :

— Dire qu’il y a des femmes qui trompent leur mari… Ben, elles en ont du courage !