Les Trois Nuits de Don Juan/6

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Calmann-Lévy (p. 114-127).



VI


Dans l’antichambre, tandis qu’il remettait sa canne et son pardessus à la bonne de Clarel, Fargeau entendit sonner à trois reprises le coucou de la salle à manger.

« Hum !… elle va trouver que je suis exact », pensa-t-il, avec un léger dépit : il avait honte de son empressement.

La vieille domestique lui ouvrit la porte du salon : au beau milieu de la pièce, à quatre pattes sur le tapis, Francine, les cheveux ébouriffés, les joues congestionnées, émargeait à coups de crayon bleu de grands rectangles de papier imprimé, étendus devant elle.

— Bonjour, vous ! dit la jeune femme. J’ai reçu ce matin les épreuves en placards de mon prochain livre… Alors, je suis venue les corriger ici, puisque je vous attendais… Il va paraître le premier mars : est-ce une bonne époque pour la librairie ?

Maxime, déconcerté par cet accueil imprévu, fronça les sourcils et crispa ses lèvres mobiles.

— Qu’est-ce que vous avez, Fargeau ?… Vous faites la tête d’un monsieur qui sort de chez le dentiste.

Le jeune homme s’offusqua :

— Je croyais que le rendez-vous que vous m’aviez fixé, hier, serait consacré à un entretien sérieux.

Francine eut un rire clair. Elle s’allongea tout à fait, à plat ventre sur le sol, les coudes enfoncés dans la peluche d’une carpette, le menton soutenu par les poings tendus en avant. Et sa face malicieuse brava l’irritation de Fargeau :

— Mon cher, rien n’est plus sérieux, aux yeux d’un bas bleu, que la préparation d’un futur bouquin… Vous êtes du métier, vous : c’est inexcusable de me manifester l’étonnement des profanes. Pour le moment, les fautes des typos m’intéressent infiniment plus que celle que je devrai commettre une nuit en votre honneur…

Fargeau, énervé, contemplait le jeune sphinx, dont le visage aguichant lui offrait la double énigme de sa bouche voluptueuse et de ses yeux railleurs. Enroulée dans un grand peignoir de laine blanche, Francine étalait ses formes graciles, aux membres souples, aux lignes serpentines : l’étoffe collante précisait avec impudeur certains détails de son corps. Maxime constata : « Elle n’a pas de corset et sa chemise est sans doute légère ! » Il apercevait, nettement accusée, la pointe d’un sein qui s’érigeait à travers le vêtement ; et cette indiscrétion minuscule lui semblait dix fois plus suggestive qu’un coin de nudité.

Clairvoyant, il songea : « La fine mouche !… Elle affecte l’insouciance ; et, cependant, sa petite mise en scène a été laborieusement préparée : cette pose abandonnée, cette tenue indécente… Et son allusion habile à la chose, après un flot de paroles insignifiantes… Pas maladroite comme allumeuse, la belle Clarel ! »

— Asseyez-vous donc, Fargeau, reprit Francine en s’étirant avec nonchalance.

Délibérément, Maxime s’accroupit en face d’elle, à la turque. Il observa :

— J’aime cette atmosphère de fantaisie que vous créez autour de vous. Dès que j’entre ici, je retrouve la même impression : j’ai l’illusion de vivre la vie factice d’un Gulliver sentimental ; Francine Clarel m’apparaît trop étrange pour n’être point la fiction puérile et profonde de quelque humoriste acerbe ; et, dans ce salon, où une jeune femme me reçoit avec la plus naturelle attitude — quoiqu’elle soit couchée par terre et me fasse asseoir sur le tapis, je serais à peine surpris de voir entrer un cheval bien élevé, soutenant un plateau à thé sur la pointe de ses sabots…

— En tout cas, je n’ai rien d’une indigène de Brobdingnac, rétorqua Francine, qui désignait du regard ses contours un peu grêles. Je ne suis qu’une simple petite bonne femme prête à répondre à vos questions…

Elle avait quitté le ton du badinage ; elle était enfin décidée à s’expliquer. Maxime se pencha vers la jeune figure animée : des mèches désordonnées tombaient sur le front, sur les yeux vifs qui luisaient comme ces yeux de griffon dont la prunelle scintille à travers une frange de poils trop longs ; et les lèvres entr’ouvertes ébauchaient, par habitude, leur sourire toujours ironique.

Fargeau eut l’intuition qu’elle allait le faire sombrer dans une trouble aventure ; mais, à quoi bon lutter ?… Il se rappela un ouvrage de son enfance où le mazdéisme était exposé en quelques naïves anecdotes à l’usage des écoliers : au cours de ces historiettes, le perfide Ahriman, après mille péripéties, était invariablement vaincu par le bon Ormazd. Longtemps, le petit garçon, imbu des légendes merveilleuses, avait peuplé le monde où il vivait des deux génies, l’un nuisible, l’autre bienfaisant : Ahriman, le camarade qui volait ses billes, le domestique qui le frappait, le maître qui le punissait ; Ormazd, le parrain qui lui apportait de beaux livres reliés d’or et de pourpre, l’ami Lorderie qui se pliait à ses moindres caprices ; et la caresse maternelle dont il sentait l’effleurement léger, chaque soir, quand il commençait à s’endormir… Son expérience juvénile lui avait enseigné peu à peu que, dans la vie réelle — à rebours du dénouement moral de ses contes orientaux — c’est toujours Ahriman qui l’emporte… Et, à cette minute encore, Maxime, incliné vers Clarel, cédait au cher mauvais Principe.

Il parla, l’accent léger, pour se dissimuler les conséquences peut-être graves de l’entretien :

— J’ai rêvé parfois que le diable m’achetait mon âme ; j’ai rêvé hier qu’une femme m’achetait deux nuits ; j’ai donc trois chances de perdre mon salut éternel. Et je viens vous demander, aujourd’hui, de me donner la clé du songe : que sera-t-il, demain ?

— Un cauchemar !

Fargeau n’avait ni le goût ni l’aisance de Francine, pour ces conversations en jeux de mots : son esprit bouillant se lassait vite des concetti. Il brusqua l’entretien :

— Écoutez, Francine… Je vous ai dit que je suis résolu… je vous affirme encore une fois que j’obéirai à votre volonté, quelle qu’elle soit. Consentez à vous exprimer sérieusement et faites-moi connaître les deux conditions de notre pacte… tout de suite.

— Pas si vite !… Si votre médecin vous ordonnait : « Prenez une cuillerée de cette potion chaque matin ; dans huit jours, vous serez rétabli », avaleriez-vous le contenu de la bouteille séance tenante en vous imaginant guérir plus tôt ?… La première nuit, d’abord.

— Mais, si j’accomplis ses obligations, en perdrai-je le bénéfice au cas où la seconde épreuve, ignorée jusqu’au dernier instant, m’apparaîtrait irréalisable ?… Ou bien, m’accorderez-vous la moitié de ma récompense ?

— Jamais, par exemple ! Vous seriez trop bien payé… Les choses faites à demi semblent souvent plus… Je me comprends…

— Donc, la partie n’est pas égale.

— Apaisez-vous : l’expérience numéro un sera la moins facile… Du moment que vous l’aurez exécutée, vous ne reculerez point devant l’autre.

— C’est encourageant !

— Vous dérobez-vous ?

Fargeau s’emporta :

— Assez !… Vous ne sentez pas que je vous aime au point de m’associer à vos folies et d’accepter des turpitudes… Je veux posséder l’âme qui brille dans vos yeux… J’éprouve un désir impérieux de vous, de votre chair, un désir à crier comme les bêtes qui brament d’amour. Et nous sommes là, en train de marivauder stupidement !… Qu’exigez-vous, Francine ? Je vous appartiens. J’oserais les pires actions : j’ai atteint l’heure où les gestes des brutes nous deviennent accessibles.

— Eh bien !… voici.

Clarel se releva, d’un gracieux effort de reins ; elle se mit debout, manifestant ainsi une gravité tardive. Fargeau l’imita. La jeune femme l’enveloppa de son regard profond, et reprit tranquillement :

— Voici. Je serai à vous, Maxime, je vous aimerai de toutes mes forces, et comme il vous plaira… Votre être me semblera aussi cher ce jour-là, qu’il m’est indifférent ce soir… Si…

Elle fit une nouvelle pause, savourant l’émotion qui pâlissait Fargeau ; puis, termina :

— Si vous passez une nuit dans le lit de madame Jacques Lorderie.

Maxime bondit :

— Hein ? Quoi ?… Vous plaisantez ! C’est de la démence… Moi, tromper Jacques : avec sa femme !

— Vous l’auriez bien trompé avec sa maîtresse.

Francine ajouta, caustique :

— Ce n’est pas la même chose : voilà ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Une maîtresse, ça n’a aucune valeur ; il ne demandait qu’à vous céder la sienne. C’est justement ce qui inspira mon plan de vengeance : Jacques a voulu vous faire manger dans son écuelle… Eh bien, mon cher, avant de déguster sa bisque, il faudra que vous goûtiez à son pot-au-feu. Celui qui a joué avec le fer périra par le fer : puisque notre bon Lorderie souhaitait d’être cocu grâce à vous, il le sera — un peu plus conjugalement qu’il ne l’aurait désiré ; — et le ciel exaucera deux fois son vœu. Amen.

Fargeau murmura :

— Pas ça… Non ; pas ça. Je préférerais tuer quelqu’un. Songez donc… Lorderie est un homme qui m’affectionne tendrement, à qui je dois tout. Il m’a rendu mille services. Au début, nous n’avions de fortune ni l’un ni l’autre ; mais Jacques, plus souple, plus adroit, se hissait à chaque place où j’avais échoué : alors, il me faisait signe : « Hep ! tu peux monter », et me tendait les bras. À l’Écho, il possède une certaine influence, ayant épousé une parente du directeur : aussitôt, il cherche à m’attirer près de lui. Non, Francine… Réfléchissez. Convenez qu’il m’est impossible d’entreprendre la séduction d’une autre femme, quand c’est vous qui obsédez ma pensée… On ne peut imaginer cela !… Et puis, je ne suis pas un lâche ; j’ai de l’honneur… Je ne trahirai jamais un ami tel que Lorderie. D’ailleurs, serait-ce un moyen de vous plaire que de me salir par un acte aussi bas ? Vous avez voulu m’éprouver… Dites ?

— Oh ! mon cher, je vous admirerai profondément le jour où vous vous serez avili afin de me servir : c’est le rouet d’Omphale qui nous jette dans les bras d’Hercule… Voyez-vous, aux yeux des femmes, l’amour a la saveur du gibier : nous l’apprécions beaucoup mieux lorsqu’il est un peu faisandé.

— Que vous êtes agaçante avec vos phrases !

Maxime regardait Clarel d’un air presque hostile. Il reprocha :

— La moindre fille a la charité de feindre la jalousie, devant son compagnon du moment… Et vous, froidement, vous osez me proposer la conquête d’une autre, sans égard pour ma passion… Est-ce de la sécheresse ou de l’inconscience ?

— Je vous ai déclaré loyalement que je ne vous aime pas. Mais je vous adorerai si vous m’aidez à châtier Lorderie. Ne comprenez-vous point que je déteste l’homme qui m’a odieusement humiliée et que ma haine se décuplait en vous écoutant louer ses vertus d’ami ?… Oui : j’ai le cœur sec. Jadis, mon âme était un arbre chargé de fleurs et de fruits : peu à peu, la vie a effeuillé les pétales, pourri la semence, secoué les branches à tous les vents ; et il n’est plus resté qu’un tronçon de bois dépouillé — mais se dressant fièrement sur ses racines solides — qui s’appelle : mon orgueil… c’est le seul point sensible où l’on puisse m’atteindre… J’en souffre terriblement, aujourd’hui. Ah ! Fargeau… Vous ne savez pas quelle maîtresse vous tiendrez contre vous, lorsque votre volonté aura triomphé des scrupules mesquins… Je m’imagine déjà mes caresses, à la pensée de l’acte accompli… Mon amour vaut bien une trahison.

Maxime faiblit, car il discuta :

— Cet acte, d’abord, serait impossible… Je connais madame Lorderie.

— Moi, je connais son mari.

— Denise Lorderie est une honnête femme : on n’a qu’à la considérer… elle est née petite bourgeoise.

— Le carnier de don Juan contient plus de lapins de choux que de poules faisanes… Cette chaste épouse entend Jacques chanter vos prouesses toute la journée : elle doit en rêver la nuit.

— Vous vous méprenez, Francine.

— Non… Et puis, qu’importe !… Vous êtes décidé : puisque vous tablez sur la résistance éventuelle de la victime.

Fargeau rougit : elle avait raison, il allait s’oublier… Il se ressaisit brusquement.

Francine était, là, à sa portée, demi-nue sous son peignoir mal agrafé ; ses lèvres rouges, ses regards brûlants semblaient défier sa convoitise. Après tout, il était bien bête… Perdre tant de paroles, quand il suffisait d’un geste… Elle ne sonnerait pas sa bonne ; elle craignait trop les situations ridicules.

Brutalement, il empoigna la jeune femme, emprisonnant son corps frêle, avec la joie de pétrir la chair fondante ; de serrer, de serrer jusqu’à sentir, sous ses doigts, la peau glisser le long des fausses côtes… Francine cédait, inerte. Sans se défendre, elle le laissa chercher sa bouche. Et soudain, Maxime fut surpris par un baiser savant, inattendu, qui le pénétrait de mollesse et de douceur, l’alanguissait de volupté, lui suggérant toutes les lâchetés du désir…

Il songea, enivré d’allégresse : « Elle s’abandonne… Donc elle m’aime instinctivement en dépit de sa comédie perverse. » Et son étreinte se relâchait, car la violence le rebutait à présent qu’il la croyait consentante… Alors, Francine, éclatant de rire, se dégagea prestement, s’élança vers l’antichambre, et ricana — hors de portée :

— Assez comme cela Fargeau : si je vous ai accordé le coup de l’étrier, c’était pour vous faire prendre courage avant l’assaut.

Blessé au vif, Maxime comprit qu’elle l’avait encore joué : il retint à peine une injure. Et, remettant machinalement le pardessus qu’elle lui tendait, il partit sans lui dire adieu, cependant que Clarel, rouvrant la porte d’entrée, se penchait au-dessus de l’escalier et rappelait le jeune homme pour lui crier moqueusement, d’une voix incisive :

— Et maintenant : va te battre !