Les Trois Nuits de Don Juan/7

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Calmann-Lévy (p. 128-144).



VII


Fargeau se retrouva sur le trottoir de la rue de Courcelles, la tête chaude, les idées en déroute et les lèvres tout enfiévrées par le baiser de Francine. Il s’aperçut qu’il était courbaturé de fatigue, comme à la suite d’une longue trotte. Hélant un chauffeur en maraude, il lui donna l’adresse de son domicile et s’allongea sur les coussins de la voiture avec une satisfaction animale.

Maxime habitait au fond d’Auteuil. Dès qu’il reconnut la perspective grise de la rue Mozart, il éprouva un dégoût subit de son intérieur. La pensée de se revoir dans un décor trop familier, d’embrasser sa femme, de répondre à ses questions, — lui devint insupportable. Cette aversion du home l’assaillait chaque fois qu’il se séparait de Clarel. Il se pencha par la portière et cria au wattman :

— À l’Écho National !

L’automobile fit volte-face, repartant vers les quartiers du centre. Arrivée à la Concorde, la voiture stoppa, immobilisée devant l’encombrement de la rue Royale. Alors, Maxime descendit et paya le chauffeur : il s’était représenté soudain l’Écho National à cinq heures du soir : la cohue des rédacteurs, des visiteurs, Lorderie bavardant avec Perrault, tout ce monde l’arrêtant, l’accaparant… Le journal lui parut trop fastidieux : il y renonça.

D’ailleurs, il se sentait reposé ; il eut envie de marcher à l’air. Le froid calmerait sa migraine. Il se dirigea du côté des Tuileries, remonta les quais. Ses regards suivaient rêveusement le ruban noir du fleuve, à peine visible dans la nuit tombante. Il réfléchissait.

Cette Francine Clarel était une détraquée malsaine : l’hypertrophie de sa vanité l’avait, en quelque sorte, déséquilibrée : jugeant que tout lui était dû, elle s’estimait lésée par le sort et son amertume exagérée la rendait implacable. Somme toute, si Lorderie l’avait gravement offensée, elle n’en était pas suffisamment éprise pour se livrer aux cruautés que suggèrent les grandes douleurs. Sa fierté seule souffrait ; or, le sadisme raffiné de sa vengeance outrepassait l’affront reçu. Quelle femme ! pensait Fargeau : si lucide, si intelligente, lorsqu’elle raisonne sur des généralités, elle devient tout à fait insensée quand sa personnalité est en cause. Elle est la première victime de son caractère : combien de gens s’insurgent ainsi contre leur fortune sans se douter que leur plus grand malheur fut de naître mécontents !

Il poursuivit ironiquement : « Comme je la jauge bien, hors de sa présence ! J’ai l’impression exacte du petit être absurde qu’est cette créature dangereuse et morbide… Et si, tout à coup, elle était devant moi, je ne songerais qu’à me griser du parfum de sa chevelure ! »

Un garçon livreur, qui s’obstinait à marcher sur ses talons en sifflant la valse à la mode, obséda Maxime qui traversa brusquement un pont — afin d’échapper à ce supplice — et se trouva quai Malaquais.

Fargeau continua sa route, sans savoir où le conduisaient ses pas. Le trottoir était à peu près désert ; dans l’obscurité environnante, brillaient les lumières de quelques vitrines : librairies d’antan exposant des volumes d’occasion, des estampes jaunies et de précieuses éditions anciennes ; devantures de marchands de couleurs exhibant des têtes de plâtre, des copies de tableaux célèbres. Une paix infinie planait sur ce coin de Paris.

Maxime reprenait : « Tromper Lorderie… Me méprise-t-elle assez !… Ou plutôt, non. Les femmes les plus honorables n’ont point le sens de l’honneur : peut-on demander à celle-là de le comprendre ?… Jacques : un ami unique, un de ces êtres rares que la chance du voisin ne fait point jaunir et qui savent lui prêter main-forte dans l’adversité. Tromper Lorderie… Cette Francine est toquée… Je ne parviendrais même pas à me forger l’excuse d’un mauvais souvenir troublant une heure de notre amitié : il s’est toujours montré parfait à mon égard. C’est moi qui ai jeté un froid entre nous, depuis que j’éprouve une stupide jalousie de tout ce qui a passé dans l’existence de cette femme… Elle me la baille belle, avec ses promesses : elle n’a pas inventé un amour inédit ! Alors… le plaisir qu’elle me donnerait n’équivaut point à cette loyale affection d’homme, dont l’aide me fait être deux devant les obstacles, telle l’ombre fidèle qui dédouble ma silhouette. »

Et puis, il devait à Jacques autre chose encore : sa situation à l’Écho, que des affaires de publicité rendaient très lucrative. Dans la vie, les questions d’argent compliquent fréquemment les questions de sentiments. Maxime se fût déjà révolté à l’idée de trahir un compagnon dévoué ; mais la pensée que cet ami était son protecteur mêlait une sensation d’écœurement à son indignation.

Pour la seconde fois, il formait la résolution de ne plus revoir Clarel. Un sursaut de désir l’exaspéra : « Ah ! pourtant, je l’aime trop… Je la veux… Il faut que je l’aie, à n’importe quel prix ! »

Alors, la raison de Fargeau essaya de reprendre le dessus et lui souffla malignement : « Eh bien ! monte chez la première fille venue, et que le geste éternellement semblable te procure l’illusion de posséder l’autre ! »

Machinalement, il leva les yeux vers les fenêtres de la plus proche maison, comme un passant galant qui cherche aventure. Et il fut stupéfait…

Sans qu’il s’en aperçût, sa promenade vagabonde l’avait conduit jusqu’à la place Saint-Michel ; il avait suivi le boulevard des étudiants, avec une inconscience de somnambule.

À présent, il était arrivé à la hauteur du Luxembourg, et les fenêtres qu’il regardait ainsi, c’étaient celles d’une maison qui faisait le coin de la rue de Médicis, d’une maison bien connue, bien familière : l’immeuble même où logeait Jacques Lorderie.

Maxime attacha une importance extrême à cette coïncidence : fataliste, il était impressionné par le hasard qui l’amenait juste là ; sa superstition y voulait découvrir un présage.

Ce n’était pas l’habitude qui l’avait attiré à cet endroit : il venait rarement chez Jacques. Madame Lorderie et madame Fargeau, seules, échangeaient des visites ; les deux hommes préféraient la liberté du dehors.

Et Maxime considérait la demeure de son ami avec une sorte de frayeur candide.

Jacques habitait au premier étage. Fargeau constata que la véranda du grand salon était brillamment éclairée : il pouvait distinguer jusqu’à la couleur rougeâtre d’une azalée dont la corbeille se trouvait dans l’embrasure. Une ombre féminine passa derrière la vitre. Maxime murmura : « Elle est chez elle… et elle est seule… Il est six heures et demie : Lorderie doit musarder à l’Écho National, à moins qu’il n’y travaille ou n’y reçoive quelques raseurs. »

Il ajouta, inquiet et soupçonneux : « Pourquoi ça m’intéresse-t-il, au fait… de la savoir seule ? »

Ce matin encore, Denise Lorderie était pour lui cette créature impersonnelle au physique un peu flou, au caractère indécis : la femme qu’il n’avait jamais songé à désirer.

Maintenant, il cherchait à se la représenter exactement : elle était blonde — ou châtain ; petite, grasse, déjà alourdie par l’embonpoint de la trentaine ; elle avait des joues rondes et fraîches, de beaux yeux bleus, une bouche pulpeuse dont la lèvre supérieure, presque toujours retroussée, découvrait les dents très blanches ; et elle était gaie, d’une humeur de fauvette jacasse.

Il la revoyait, assise à sa gauche, pendant les dîners auxquels ils se retrouvaient, deux ou trois fois dans l’hiver ; il se rappela soudainement ses épaules charnues qui fleuraient le muguet.

Et il fut tout troublé de se souvenir que la femme de Lorderie était jeune et attrayante… La machination de Francine lui paraissait moins fantasque, mais plus redoutable.

Lentement, à pas hésitants, Maxime se rapprocha de la porte d’entrée. Il pénétra sous la voûte. Son cœur battait à coups saccadés, comme décroché entre ses côtes, l’oppressant de chocs violents et irréguliers. Il s’arrêta ; puis, malgré lui, reprit son chemin. Il monta trois marches ; jamais un escalier ne lui avait semblé aussi rude ; il avançait péniblement, involontairement, ainsi que l’on cède à quelque suggestion…

Il s’exclama : « Allons !… Voici qu’Ahriman triomphe une fois de plus ! »

Ensuite, il essaya de réagir : « Je suis bête de m’exagérer l’importance d’une simple visite. » Et il se donna l’excuse des lâches, qui reculent les conséquences de leurs actes : « Après tout, il ne peut rien se passer ce soir ! »

Arrivé au premier, il sonna résolument. Une jeune femme de chambre au tablier festonné apparut.

Maxime questionna :

— Madame est-elle visible ?

— Mais oui, monsieur.

Il s’étonna que la servante se disposât à l’introduire sans prévenir auparavant sa maîtresse : « Ah çà !… On dirait que je suis attendu ! » Beaucoup moins intime avec madame Lorderie qu’avec son mari, Maxime n’espérait point un accueil si familier : cette réception insolite accentuait encore sa gêne.

La femme de chambre ouvrit la porte du salon. Les mains moites, la gorge serrée d’émotion, Maxime se dirigea vers la pièce illuminée…

— Monsieur Fargeau !… Oh ! comme c’est aimable à vous de nous avoir fait cette bonne surprise.

Un brouhaha de voix féminines, la vue d’une dizaine de dames empanachées, de deux ou trois jeunes gens graves, achevaient d’ahurir Fargeau : tout décontenancé, il finissait cependant par comprendre que sa visite tombait à merveille et qu’il se présentait — sans s’en douter — au « jour » de madame Lorderie.

Il alla saluer Denise ; puis, reconnut Renée Fargeau, parmi les dames rangées en demi-cercle : « Ma femme !… Par exemple, c’est le comble. » Renée interrogeait paisiblement :

— Tu as eu l’idée de venir me chercher ?… Tu es gentil.

Maxime, dominant son trouble, s’assit, tâcha de se mêler à la conversation.

Le salon de madame Lorderie était fréquenté par des bourgeoises oisives — ses connaissances particulières — et par des artistes débutants, qui jugeaient habile de faire leur cour à la femme afin de se concilier la faveur du mari. Les propos se ressentaient de ce double courant ; tour à tour trop futiles ou trop littéraires. Tandis qu’une dame vantait le talent de sa couturière (une ancienne « première » de la rue de la Paix), deux jeunes gens — sans pitié pour leurs voisines — entamaient une fougueuse discussion sur l’évolution politique d’un illustre écrivain contemporain.

Souriante et sereine, indifférente à ces papotages discordants, Denise Lorderie ne s’occupait que de ses bonnes, surveillant du coin de l’œil la façon dont elles préparaient la table à thé et les gâteaux. De temps en temps elle s’efforçait de saisir une réplique au vol et lançait à l’un et à l’autre, au petit bonheur, une phrase qui n’avait aucun rapport avec l’entretien : mais ces quiproquos passaient inaperçus.

Maxime se rappelait, à présent, que Renée lui avait annoncé au déjeuner : « Cet après-midi, j’irai essayer mon corset, mes chapeaux, et puis, je terminerai la journée chez Denise Lorderie. » Il l’avait écoutée distraitement : au déjeuner, il ne se souciait guère de Denise !… Et le seul intérêt du moment, c’était son rendez-vous avec Francine.

Maxime leva les yeux : une jolie fillette l’interpellait gentiment, lui tendant une tasse de chocolat. C’était Simone Lorderie, la fille de Jacques, une mignonne gamine de neuf ans que sa mère avait déjà dressée au manège factice des politesses et des caquetages de salons.

Fargeau regardait affectueusement cette miniature de mondaine : longue et menue dans sa robe droite de velours turquoise, l’enfant, blonde comme Denise — d’un blond cendré de tabac turc — dévisageait Maxime avec de grands yeux marron, doux et veloutés : les yeux mêmes de son père. Et le jeune homme, contraint, repensait à Jacques…

Naturellement, les visiteuses s’extasiaient toutes sur la grâce de la petite Simone.

— Comme vous êtes heureuse ! dit Renée Fargeau à madame Lorderie. Moi qui regrette tant de n’avoir pas d’enfant ! Pour un peu, j’irais à Lourdes…

Maxime sourit malgré lui. Sa femme, délicate et maladive, guettée par la tuberculose, eût redouté à l’égal de la mort une grossesse qu’il lui avait toujours épargnée. Mais Renée — bien qu’elle fût peu mondaine — affectait, dès qu’elle était avec une amie, ce ton faux, ces sentiments outrés, cette sensibilité mensongère qui caractérisent la conversation des femmes, et les mettent toutes à l’unisson, dans ce concert de bavardages où l’hypocrisie donne le la.

Maxime examinait attentivement Denise Lorderie, un peu boulotte mais fort élégante dans sa robe de charmeuse gris perle ; ses cheveux châtain clair, relevés en arrière, dégageant le front, encadraient d’ondulations régulières un visage rond et rose de belle Flamande ; ses regards bleus avaient une expression charmante de quiétude et de candeur : on sentait que l’idéal de Denise se bornait à son existence paisible, à son mari aimable et volage, à sa fillette docile.

Il songea : « Si jamais je séduis une telle femme, je mériterai mon surnom !… Elle a autant de dispositions pour l’adultère que Francine Clarel pour les pénitences monastiques… D’ailleurs, je ne saurais lui plaire, car elle ne me tente pas du tout. »

Puis, il contempla sa femme : souple et frêle, Renée offrait une délicieuse figure affinée sous la mousse pâle d’une chevelure presque argentée à force d’être blonde ; ses yeux verts, à la prunelle dilatée, avaient la douceur alanguie d’un regard de chatte paresseuse. Adorablement coiffée d’un petit bonnet d’hermine, enroulée dans une étole de renard blanc, la jeune femme considérait tendrement son mari, heureuse de se sentir jolie en sa présence.

Il regarda les autres visiteuses : une vieille dame quelconque flanquée de deux adolescentes anémiques, une belle rousse appétissante qui dévorait un petit pain fourré avec une sensualité engageante ; et trois jeunes femmes animées qui comparaient les mérites respectifs de leur domesticité. Il s’émanait de ces créatures agréables une sorte de frivolité pacifique.

Fargeau se dit : « Voilà des femmes qui, pour la plupart, mènent une existence normale ; elles sont honnêtes ; elles ont une morale, des principes qu’elles ne comprennent peut-être pas très bien, mais qu’elles observent religieusement ; leurs passions, leurs méchancetés, leurs joies et leurs préoccupations gardent toujours une mesure, un respect des prescriptions reçues. Leur vie ressemble à un canevas tracé d’avance sur lequel elles brodent les couleurs de leurs fantaisies restreintes… Ah ! combien ma sauvage est différente de ces correctes civilisées ! »

Il évoquait le sourire cynique d’une brune frimousse provocante.

— Vous connaissez Francine Clarel, monsieur Fargeau ?

Denise l’interrogeait. Il tressaillit au nom de Francine, se sentit rougir jusqu’aux tempes.

L’un des jeunes confrères qui se trouvaient là, venait de citer Clarel, avec l’aigreur envieuse du débutant de vingt ans qui parle de l’auteur de vingt-cinq ans : l’aube est jalouse du matin.

Et madame Lorderie s’écriait :

— Mon mari estime qu’elle a des qualités… Il est en relations avec elle, seulement il n’a jamais voulu l’inviter : il prétend qu’elle refuserait parce que le monde l’ennuie… Alors, figurez-vous… J’ai une curiosité folle de la voir, cette femme qui se cache. Elle est donc laide ?

Dans un élan de solidarité masculine, Maxime riposta vivement :

— Lorderie a raison, madame. Je connais Francine Clarel, en effet… Elle n’a rien d’intéressant. D’ailleurs, il vaut mieux ignorer la personnalité d’un écrivain : le meilleur de lui-même, il le met dans ses livres… Et lorsque nous sommes en sa présence, il n’a plus que des restes à nous servir. À quoi bon s’inquiéter de la silhouette, quand on peut acheter l’âme pour trois francs cinquante !

Fargeau était horripilé par cette malencontreuse conversation. Il s’imaginait que toute l’assistance allait deviner son secret. Il adressa un signe imperceptible à Renée qui se leva aussitôt, ayant compris qu’il désirait partir.

Et ce fut très prosaïquement — tel un mari empressé raccompagnant sa jeune femme — que Maxime sortit de cette maison devant laquelle il avait éprouvé la première défaillance de son honneur.