Les Trois Yeux/II, 7

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VII

Les lèvres jointes.

Il suffit de lire les journaux de l’époque pour se rendre compte que l’émoi causé par les visions de Meudon atteignit sa période aiguë à la suite du mémoire de Benjamin Prévotelle. J’en ai quatre sur ma table, de ces journaux, datés du lendemain. Les huit pages de chacun d’eux ne contiennent pas une ligne qui n’ait trait à ce qu’on appela tout de suite la splendide hypothèse.

D’ailleurs, unanimité, ou à peu près, dans l’approbation et dans l’enthousiasme. À peine quelques cris de protestation véhémente poussés par des savants que la hardiesse du mémoire plus encore que ses lacunes exaspérait. Pour la masse du public, il ne s’agissait pas d’une hypothèse, mais d’une vérité définitive. Chacun apportait sa preuve, comme une pierre à l’édifice. Si fortes qu’elles fussent — et on les exposait dans toute leur rigueur – les objections paraissaient provisoires, et susceptibles d’être écartées par une étude plus attentive et un contrôle sérieux des phénomènes. Et c’est à cette conclusion, la conclusion même de Benjamin Prévotelle, qu’aboutissaient tous les articles, toutes les interwiews et toutes les lettres publiées. Les mesures préconisées par lui étaient réclamées avec énergie. Il fallait agir au plus vite et organiser une série d’expériences à l’Amphithéâtre de Meudon.

Au milieu de cette effervescence, l’enlèvement de Massignac compta peu. Le sieur Massignac était disparu ? On ne trouvait rien qui permit de savoir qui l’avait enlevé et où on l’avait enfermé ? Soit. Cela n’importait guère. Comme le disait Benjamin Prévotelle, l’occasion était trop bonne pour qu’on n’en profitât point. Dès le premier matin on avait mis les scellés sur les portes de l’Enclos. Qu’attendait-on pour commencer les épreuves ?

Pour moi, je ne soufflai mot de mon aventure de Bougival, toujours dans la crainte de compromettre Bérangère puisqu’elle y était mêlée de la façon la plus directe. Je retournai néanmoins au bord de la Seine. De l’enquête que j’y fis, il résulta que Massignac et Velmot avaient vécu une partie de l’hiver dans l’île, en compagnie d’un gamin qui, durant leur absence, gardait la maison que l’un d’eux avait louée sous un nom d’emprunt. J’explorai cette maison. Personne n’y habitait plus. Quelques meubles, quelques ustensiles, voilà tout.

Le quatrième jour, une commission nommée d’urgence se réunit à l’Enclos vers le milieu de l’après-midi. Comme le ciel était nuageux, on se contenta d’examiner les bidons trouvés dans le soubassement du mur, puis, une fois le rideau de fer relevé, de découper, à différents endroits de l’écran et sur les bords, des bandes de substance gris foncé. L’analyse ne révéla absolument rien de spécial. On trouva un amalgame de matières organiques et d’acides dont la nomenclature serait fastidieuse, et qui, de quelque manière qu’on les traitât, ne fournirent pas la moindre explication du plus petit phénomène. Mais, le sixième jour, le ciel se dégagea, et la commission revint, accrue de personnages officiels et de curieux qui avaient réussi à se mêler au cortège. La station devant l’écran fut vaine et quelque peu ridicule. Tous ces gens, à l’affût d’une chose qui ne se produisait pas, plantés devant un mur où il n’y avait rien, les yeux agrandis, les visages crispés, avaient un air de gravité tout à fait réjouissant.

Une heure s’écoula dans une attente anxieuse. Le mur demeura impassible.

Déception d’autant plus grande que cette épreuve était attendue dans le public comme le dénouement connu d’avance de la tragédie la plus passionnante. Fallait-il renoncer à savoir, et admettre que seule la formule de Noël Dorgeroux pouvait susciter les visions ? J’en étais, quant à moi, persuadé. En dehors des substances prélevées, il y avait un liquide, le liquide que Massignac composait selon la formule qu’il enfermait précieusement, comme mon oncle, dans des fioles ou dans des flacons bleus, et qui, répandu sur l’écran avant chaque séance, lui communiquait le mystérieux pouvoir de l’évocation.

Des recherches furent effectuées. Pas de fioles. Pas de flacons bleus.

Décidément, on commençait à regretter la disparition, peut-être la mort du sieur Massignac. Le grand secret allait-il se perdre au moment où l’hypothèse de Benjamin Prévotelle venait d’en montrer l’importance considérable ?

Or, le matin du onzième jour qui suivit le mémoire de Benjamin Prévotelle, c’est-à-dire le 27 mai, des journaux publièrent une note signée de Théodore Massignac par laquelle il annonçait qu’à la fin de cette même journée la troisième séance de l’Enclos aurait lieu sous sa propre direction.

De fait vers midi, il se présenta. Les portes étant closes et gardées par quatre agents, il ne put entrer. Mais à trois heures arriva un fonctionnaire de la Préfecture, muni de pleins pouvoirs pour négocier.

Massignac posa ses conditions. Il redeviendrait le maître absolu de l’Enclos, lequel serait entouré d’agents et, entre les séances, consigné à tout autre personne que lui. Aucun spectateur ne pourrait être muni d’un appareil de photographie ou d’un instrument quelconque. Tout fut accordé. Pour reprendre la série interrompue des séances miraculeuses, pour renouer le fil des communications avec Vénus — car cette capitulation des pouvoirs publics devant l’audace d’un homme dont on connaissait le crime, montrait que l’hypothèse de Benjamin Prévotelle était adoptée en haut lieu — on passait sur tout.

Au fond, et personne ne s’y trompa, on filait doux dans l’espoir de prendre une revanche prochaine et, par quelque subterfuge, de mettre la main sur l’écran à telle minute où l’opération serait efficace. Massignac le sentit si bien qu’à l’ouverture des portes il eut le cynisme de faire distribuer une circulaire ainsi conçue : « Le public est prévenu que toute tentative contre la direction aura pour conséquence immédiate l’anéantissement de l’écran et la perte irréparable du secret de Noël Dorgeroux. »

Pour ma part, n’ayant pas eu la preuve que Massignac fût mort, je ne m’étais pas étonné de son retour. Mais le changement de ses traits et de son attitude me stupéfia. Il était vieilli de dix ans, se tenait courbé, et l’éternel sourire, qui semblait être jadis son expression naturelle, n’animait plus sa figure amaigrie, jaune et inquiète. Il me vit et m’entraîna à l’écart :

– Hein ! il m’a mis dans un fichu état ! Ah ! le bandit ! Il m’a roué de coups d’abord, au fond d’une cave… Et puis il m’a plongé dans l’eau pour me faire causer… Depuis, il m’a fallu dix jours de lit pour en revenir ! Ah ! ce n’est pas de sa faute si je n’y suis pas resté, le misérable ! D’ailleurs il doit avoir son compte, lui aussi… et plus sévèrement que moi, j’espère. La main qui l’a frappé ne tremblait pas.

De quelle main parlait-il, et comment le drame s’était-il dénoué dans les ténèbres, je ne le lui demandai pas. Une seule chose importait.

– Massignac, vous avez lu le mémoire de Benjamin Prévotelle ? Est-il conforme à la vérité ? Conforme au rapport de mon oncle que vous avez lu ?

Il haussa les épaules.

– Qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce que je conserve les visions pour moi ? Non, n’est-ce pas ? Au contraire. Je cherche à les montrer à tout le monde et à gagner honnêtement l’argent qu’on me paie. Que veut-on de plus ?

– On veut mettre à l’abri une découverte…

– Jamais ! jamais ! prononça-t-il avec colère. Qu’on me fiche la paix avec toutes ces histoires là ! J’ai acheté, oui, acheté, le secret de Noël Dorgeroux. Eh bien, je le garde pour moi, pour moi tout seul, envers et contre tout, et malgré toutes les menaces. Je ne parlerai pas plus que quand j’étais entre les griffes de Velmot et sur le point de crever. Je vous le dis, Victorien Beaugrand, le secret de Noël Dorgeroux mourra de ma propre mort, j’en fais le serment.

Lorsque Massignac, quelques minutes plus tard, se dirigea vers sa place, il n’avait plus son air de dompteur qui pénètre dans une cage, mais bien plutôt les allures d’une bête traquée, que les moindres bruits effarouchent et qui frémit à l’approche de la trique et des coups de cravache. Mais les gardiens à chaîne d’huissier étaient là, provocants, farouches, leur solde doublée, m’avait-on dit.
le retour de massignac
pour ma part, je ne m’étais pas étonné de son retour. mais le changement de ses traits et de son attitude me stupéfia. il était vieilli de dix ans

Précaution inutile. Le danger qui menaçait Massignac ne venait pas de la foule. Elle se tenait dans un silence religieux, comme préparée à la célébration de quelque office solennel. Ni applaudissements, ni invectives à l’égard de Massignac. On attendait gravement ce qui allait se produire, sans que personne doutât que cela fût sur le point de se produire. Les spectateurs des gradins les plus élevés — j’étais de ceux-là — tournaient souvent la tête. Au ciel pur, tout luisant d’or, brillait Vénus, Étoile du Soir.

Quelle émotion ! Pour la première fois des hommes avaient la certitude qu’ils étaient regardés par des yeux qui n’étaient pas les leurs et veillés par des esprits qui différaient de leur esprit. Pour la première fois, ils s’unissaient de façon tangible à cet au-delà de l’espace, peuplé jadis de leurs seuls rêves et de leurs seuls espoirs, et d’où maintenant descendait vers eux le regard affectueux de leurs frères nouveaux. Ce n’étaient pas des légendes et des fantômes jetés en plein ciel par nos âmes inassouvies, mais des êtres vivants qui s’adressaient à nous dans le langage vivant et naturel des images, jusqu’à l’heure où nous causerions avec eux comme des amis à jamais retrouvés.

Leurs yeux, leurs Trois Yeux, furent infiniment doux ce jour-là, chargés d’une tendresse qui semblait de l’amour, et qui nous fît tressaillir d’une égale tendresse et d’un même amour. Qu’annonçaient-ils, ces yeux de femme, ces yeux de plusieurs femmes, qui palpitèrent devant nous avec des sourires, des promesses, une telle séduction et une telle volupté ? De quelles scènes heureuses et charmantes de notre passé allions-nous être les témoins émerveillés ?

J’observai mes voisins. Tous étaient comme moi, tendus vers l’écran. D’avance le spectacle creusait les visages. Je notai la pâleur de deux jeunes gens. Une femme, que des voiles de deuil m’empêchaient de voir, tenait son mouchoir à la main, prête à pleurer.

Ce fut d’abord un paysage de lumière violente qui nous apparut, un paysage italien, avec une route poudreuse, où des cavaliers, vêtus d’uniformes comme en portaient les armées de la Révolution, galopaient autour d’une berline attelée de quatre chevaux. Puis, tout de suite, ce fut, dans un jardin d’ombre, à l’extrémité d’une allée de cyprès noirs, une maison aux volets fermés qui reposait sur une terrasse fleurie. La berline vint s’arrêter au pied de cette terrasse, et repartit après avoir déposé un officier qui bondit jusqu’à la porte et frappa du pommeau de son sabre. La porte s’ouvrit presque aussitôt. Une grande jeune femme s’élança de la maison les bras tendus vers l’officier. Mais, au moment de s’étreindre, ils reculèrent tous deux de quelques pas, comme pour suspendre leur bonheur afin d’en mieux goûter l’ivresse.

Alors l’écran nous montra le visage de cette femme, et aucun mot ne saurait dire l’expression de joie et d’amour éperdu qui faisait de ce visage, pas très beau ni très jeune, la chose du monde la plus frémissante de jeunesse et de beauté. Puis les deux amants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme si leurs vies, trop longtemps séparées, cherchaient à n’en plus faire qu’une. Et leurs bouches s’unirent.

Nous ne sûmes plus rien de l’officier français et de sa maîtresse italienne. Une autre image succéda, moins lumineuse, mais aussi nette, l’image d’un long rempart crénelé, bossué de tours rondes à machicoulis. En bas et au milieu, parmi les ruines d’un bastion, il y avait des arbres rangés en demi-lune, de chaque côté d’un vieux chêne. Et peu à peu, de l’ombre de ces arbres, sortit en pleine clarté une toute jeune fille, coiffée du hennin et vêtue d’une ample robe qui traînait à terre. Elle s’arrêta les mains ouvertes et levées. Elle apercevait quelque chose que nous ne pouvions voir, nous. Sa jolie figure eut un adorable sourire. Ses yeux se fermèrent à moitié, et sa mince silhouette sembla défaillir et attendre. Ce qu’elle attendait, c’était un jeune garçon, qui vint vers elle et qui lui prit les lèvres tandis qu’elle s’abandonnait sur son épaule.

Couple passionné, qui nous troubla certes, comme le couple d’Italie, par tout ce qu’il y avait en lui de désir et de langueur, mais combien plus encore par l’idée que c’était un couple qui vivait, devant nous et à l’heure actuelle, sa véritable vie d’autrefois ! Nos sensations n’étaient plus celles des séances précédentes, encore pleines d’hésitation et d’ignorance. Nous savions maintenant. En cet après-midi de notre époque, nous regardions vivre des êtres du quinzième siècle. Ils ne répétaient pas pour notre plaisir des gestes déjà exécutés. Ils les accomplissaient pour la première fois dans le temps et dans l’espace. C’était leur premier baiser d’amour.

Cela, cette sensation de voir cela, c’est une sensation qui dépasse toutes celles que l’on peut imaginer ! Voir le passé, non point en évocation, mais en réalité ! Voir un page et une demoiselle à hennin qui se baisent la bouche !

Voir, comme nous le vîmes aussitôt après, une colline grecque ! Voir l’Acropole sous son ciel d’il y a deux mille ans, avec ses jardins et ses maisons, avec ses palmiers, avec ses ruelles, avec ses Propylées, avec ses temples, avec le Parthénon, non point en ruines, mais dans sa splendeur et dans son intégrité. Le Parthénon ! Un peuple de statues l’environne. Des hommes et des femmes en montent les marches. Et ce sont des Athéniens et des Athéniennes du temps de Périclès ou de Démosthène !

je reconnus bérangère. elle leva vers moi un regard passionné, m’entoura le cou de ses deux bras et me tendit sa bouche en balbutiant des mots d’amour

Ils vont. Ils se croisent. Ils causent. Puis ils s’effacent. Une petite rue descend entre deux murs blancs, toute déserte. Un groupe passe et s’en va, laissant derrière lui un homme et une femme qui s’arrêtent soudain, regardent autour d’eux, et s’embrassent ardemment. Et nous voyons, au dessous du voile qui ceint le front de la femme, deux grands yeux noirs dont les paupières battent comme des ailes, qui s’ouvrent, qui se ferment, et qui rient, et qui pleurent.

Ainsi nous remontons à travers les âges, et nous comprenons que ceux de là-haut qui, penchés sur la terre, ont recueilli ces images successives veulent, en nous les offrant, nous montrer le geste, toujours jeune et toujours renouvelé, de cet amour universel, dont ils se proclament comme nous les esclaves et les fervents. La même loi, mais qui ne s’exprime peut-être pas chez eux par l’enivrement d’une telle caresse, les gouverne et les exalte. Le même élan les transporte. Mais connaissent-ils l’adorable union des lèvres ?

D’autres couples passèrent. D’autres époques ressuscitèrent. D’autres civilisations nous apparurent. Nous vîmes le baiser d’une Égyptienne et d’un jeune fellah, et celui qu’échangèrent, tout en haut d’un jardin suspendu, dans un décor d’Assyrie, une princesse et un mage, et celui qui transfigura jusqu’à les rendre presque humains deux êtres innommables accroupis à l’entrée d’une caverne, et d’autres et d’autres encore… Visions brèves, dont quelques-unes étaient peu distinctes, effacées comme les couleurs d’une fresque trop ancienne, mais visions intenses, puissantes par la signification qu’elles prenaient, pleines, à la fois, de poésie et de réalité brutale, de violence et de beauté sereine.

Et toujours les yeux de la femme en étaient le centre et comme la raison d’être. Oh ! le sourire, et les larmes, et l’allégresse, et le désespoir, et le ravissement de tous ces yeux ! Comme il fallait que nos amis de là-haut en eussent également senti tout le charme pour nous les dédier ainsi ! Comme il fallait qu’ils eussent senti, et peut-être regretté, toute la différence entre ces yeux d’extase et d’enchantement et leurs yeux à eux, mornes et vides de toute expression ! Il y avait tant de douceur dans les yeux de ces femmes, tant de grâce, tant d’ingénuité, tant de perfidie délicieuse, tant de détresse et de séduction, tant de joie victorieuse, tant d’humilité reconnaissante – et tant d’amour, pendant qu’elles offraient leurs lèvres !

La fin de ces visions, je ne pus la voir. Un remous s’était produit autour de moi, parmi la foule que l’angoisse bouleversait, et je me trouvai près de la femme en deuil que j’avais remarquée, et dont la figure demeurait invisible sous les voiles.

Elle les écarta, ces voiles. Aussitôt je reconnus Bérangère.

– Toi ! toi ! murmurai-je.

Elle leva vers moi un regard passionné, m’entoura le cou de ses deux bras, et me tendit sa bouche en balbutiant des mots d’amour…

Je n’osai me pencher, elle me dit :

– Je vous en prie… Je vous en supplie…

Nos lèvres s’unirent, et j’appris ainsi, sans qu’il fût besoin d’explication, que les insinuations de Massignac contre sa fille étaient fausses, qu’elle était la victime terrifiée des deux bandits, et qu’elle n’avait jamais cessé de m’aimer.