Les Tronçons du Glaive/05

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CINQUIÈME PARTIE


XVII

Au château des Hunaudières, près du Mans, Eugène, pour la vingtième fois depuis six jours, relisait le cher billet de Charmont, reçu par un heureux hasard le 1er janvier, le papier parfumé encore sous l’enveloppe salie et dont l’écriture l’émouvait comme une caresse de la main même de Marie. Il demeurait sous le coup de l’attendrissement causé par la nouvelle intime, cet espoir d’un petit être en qui tous deux revivraient, prolongeraient la famille, la race. Tout son amour s’en trouvait ravivé, pénétré de pitié, de reconnaissance. Il revoyait sa femme si jolie dans le voile neigeux et la robe blanche, puis la courte ivresse de ces trois jours où ils avaient oublié le monde, où elle s’était donnée entière, avec tant de grâce et de pudeur. Quoique la lettre fût déjà ancienne, il se laissait aller au mirage de revivre ensemble un instant, dans une illusion de bonheur partagé ; il se représentait la chambre tendue de cretonne, avec ses vieilles gravures, son meuble de soie bleue, son chiffonnier ancien. La fenêtre donnait sur la terrasse d’où l’on domine la Loire, l’étendue des champs semés de noyers ; un ciel rose d’automne se mirait dans l’eau tranquille. Une échappée dora l’incertain des jours ; et aussitôt le frêle château de cartes s’effondrait ; il sentait le sable fuir sous ses pieds, l’abîme ouvert. Il songeait avec terreur qu’un mois s’était écoulé. Qu’avaient apporté ces quatre semaines, quel inconnu de dangers sur Charmont ? Plus libre d’y penser, maintenant qu’une inaction reposante, après un si obsédant cauchemar de combats et de retraites, le rendait à lui-même, il avait été repris par l’inquiétude affreuse : qu’était devenue Marie à cette heure, la Touraine envahie, le château occupé sans doute ? Entre tant d’êtres qui lui tenaient de si près, sa mère, ses grands-parens, ses sœurs, Marie personnifiait ses regrets et ses craintes. L’idée de celui qui était et qui n’était pas encore, de la mystérieuse survenance de cette chair née d’eux-mêmes, qui serait une pensée, une vie, aurait une volonté, un destin, l’emplissait d’un trouble infini. Il ne s’attendait pas si tôt à compter avec ce tiers, envisageait néanmoins résolument la charge de sa responsabilité, de ses devoirs nouveaux. Il eût voulu reprendre vite une existence normale, se consacrer à sa femme, au petit Jean, — car ce serait un garçon, on l’appellerait du nom de l’aïeul, — oublier le passé, se vouer au travail du présent, pour assurer l’avenir. Alors la meule retombait sur lui, l’écrasait. Il était le prisonnier de ces jours qui se succédaient impitoyablement, la victime de cette tourmente d’événemens, petits et grands, qui tous le frappaient, le meurtrissaient, lui cent millième, infime, mais souffrant de tout son esprit et de toute sa chair.

Vainement, depuis son arrivée dans les sapins du Tertre Rouge, après l’accablante marche de Vendôme au Mans, il avait passé une semaine à réparer ses forces, sous la hutte de branchages et de toile, au sol de bruyère sèche. Puis le bataillon, déplacé, cantonnait à ce château des Hunaudières, où depuis une dizaine de jours on achevait de se refaire ; le régiment avait été décimé, les survivans manquaient de tout, en guenilles et sabots. Par bonheur, des vêtemens chauds, les effets d’équipement, du linge de rechange étaient distribués. M. de Joffroy allait à La Roche-sur-Yon chercher le dépôt, un renfort de mobiles guéris, de convalescens et d’égarés. Les vides se comblaient ; les cadres se reformèrent. Des exercices quotidiens unifiaient les élémens épars du 75e. On reprenait figure. Mais le Mans fascinait toujours. Malgré les consignes formelles, la rareté des permissions, on s’y ruait par fugues, avide d’échapper au camp, de retrouver des plaisirs dont la privation centuplait la valeur : un bon repas, un bain, lire les journaux, coucher dans un lit ; pour d’autres, un assouvissement de luxure et d’ivresse. Hôtels et cafés étaient combles ; la Boule d’Or et l’Hôtel de France pleins de généraux, les rues et les bouges gorgés de soldats. Après tant de misère, ce bien-être dissolvait. Une animation bouleversait le commerce et la ville, où magasins et boutiques bourdonnaient de foule bigarrée. À toute vapeur, par les voies ferrées, se succédaient des trains chargés de troupes, d’approvisionnemens et d’armes. Centre énorme où affluaient les ressources de la France, les envois de Rennes, de Nantes et de Bordeaux pour ravitailler, remettre debout ces multitudes, où refluaient tant d’hommes débandés, accourant vers un peu de joie comme des éphémères à la flamme. Que réservait demain ? Cette question, que tant d’officiers et de soldats perdus dans le rang se posaient, un seul homme, obstiné dans sa foi, l’affrontait avec une héroïque espérance. C’était celui qui des champs de Coulmiers, de Loigny, de Josnes, de Vendôme, par des retraites où sa pensée infatigable triomphait de l’épuisement des hommes et de l’acharnement de la nature, avait ramené jusque-là son armée bien lasse, mais capable de se battre et de vaincre encore, surtout de reprendre le plus tôt possible l’élan vers Paris, pensée constante, but suprême. C’était Chanzy « le Tenace. » Dès les cantonnemens et les bivouacs établis, fin décembre, sur les positions à garder, il avait décidé, tandis qu’on arrêterait un plan et que les troupes respireraient, de conserver le contact et l’offensive. Ainsi il parait à toute éventualité, surveillant l’ennemi, prêt à le recevoir, en attendant de pousser de nouveau sur la capitale. Justement, il venait d’en recevoir des nouvelles par ballon. Le capitaine de Boisdeffre, messager de Trochu, lui annonçait qu’il n’y avait plus d’approvisionnemens que jusqu’au 20 janvier ; il fallait donc se hâter. C’est alors que Chanzy, fidèle à sa grande idée d’opérations concentriques, réclamait par lettres, dépêches, missions d’officier, des éclaircissemens auprès du ministre ; il signalait la situation précaire de la grande ville, voulait qu’on le tînt au courant des mouvemens de Faidherbe et de Bourbaki ; puis, désapprouvant la marche à grande envergure de celui-ci, dans les neiges de l’Est, quand tout devait porter sur Paris, il soumettait à Bordeaux un plan général, coordonnant le triple effort. Mais Freycinet avait tenu bon, persuadé que son prople plan était celui qui démoraliserait le plus l’armée allemande : en quinze jours, Bourbaki, maître des Vosges, se rabattrait, vainqueur… Le sort en était jeté. Au lieu d’une action commune, plus rien que des opérations individuelles, des efforts décousus.

Du moins Chanzy, n’ayant plus à compter que sur lui, aiguillonnait ses colonnes mobiles. Des engagemens avaient eu lieu, qui nettoyaient un moment le pays. Mais lentement, après un répit, les Allemands avançaient, battant Rousseau et Jouffroy en détail ; dans le coup de feu des escarmouches, par les froides journées de neige et de brouillard, ils sinuaient le long des routes, à travers le pays peu praticable à la cavalerie, à l’artillerie, accidenté de vallées étroites, de coteaux et de chemins creux, couvert de bois et de villages, hérissé de clôtures. De toutes parts, on se repliait vers le Mans. Un vent d’ouest tempêtait, les fossés étaient jonchés de voitures, il fallait pousser à plat de sabre les chevaux sur le verglas. La voix du canon se rapprochait, les fuyards se répandaient, l’ennemi était là. Mecklembourg et Frédéric-Charles arrivaient, ramenant, pour le choc définitif, leurs troupes à bout, l’un par la vallée de l’Huisne, l’autre par les routes de Saint-Calais, de Vendôme et de Tours ; ils progressaient chaque jour, rétrécissant le demi-cercle que formaient leurs soixante mille fantassins, leurs quinze mille cavaliers et leurs trois cents canons. Le 9, ils atteignaient les avant-postes, s’emparaient de Connerré, de Thorigné et d’Ardenay.

Alité depuis quelques jours, dévoré de fièvre, Chanzy retrouve sa volonté lucide ; il embrasse d’un coup d’œil la situation compromise, dicte des instructions sévères, où sa douleur frémit. La retraite, dont on parle autour de lui, il la rejette fièrement, elle ne mène à rien qu’au désordre ! On attaquera, on reprendra les positions perdues. Qu’on n’allègue pas le mauvais temps, il sévit pour les Allemands aussi. Une vigoureuse offensive, et l’on vaincra.

Ces paroles altières, dont Eugène perçoit l’écho dans les ordres lus devant les troupes le matin du 10, sous la neige qui tombe, il se les répète sans conviction en marchant. En avant d’eux, Parigné se détachait sur sa colline, dans la tranquillité des bois. Au même instant, le canon s’élevait. Et aussitôt, le 75e appelé en ligne se sépara. Une partie du bataillon d’Eugène se dispersa en tirailleurs. Dès lors, ce fut, comme à travers un accès de fièvre chaude, l’habituelle vision de flamme, de fumée et de sang, les branches qui cassent, les maisons dont les plâtras dégringolent, les hommes qui tombent, à travers le sifflement des balles et l’éclat gémissant des obus, toute la démence qu’est un combat dans la paisible nature, sous le silence d’un ciel de neige. Les munitions s’épuisent ; une panique de mobilisés ; des hurrahs tout près, dans un bois. Comment se retrouve-t-on dans Parigné, où des mitrailleuses alternent leurs craquemens avec l’explosion des pièces de 4 ? Une nuée de Prussiens s’abat. Les mitrailleuses sont prises, reprises. Les Prussiens fourmillent. Comment se trouve-t-on maintenant sur la route de tout à l’heure, fuyant vers Ruaudin, poursuivis par des uhlans ? Comme c’est court et long, une bataille !

Eugène, quand il se ressaisit, au crépuscule, fut étonné de ne retrouver autour de lui que M. de Joffroy et une dizaine d’hommes de la compagnie ; seuls de sa section, Boniface et Neuvy étaient là. Ils avaient perdu le régiment, campèrent sur place, mêlés à des lignards et à des chasseurs à pied. Le ventre vide, ils balayèrent la neige, et s’étendirent, roulés dans leurs couvertures, serrés les uns contre les autres. Nuit de sommeil fébrile pour Eugène, qui, réveillé à chaque instant, remâchait la fatigue et l’énervement de la journée, la fureur d’être battus encore, l’attente de la grande mêlée où se dénouerait cette fois le sort de la deuxième armée, qui sait ? celui de la France ! Il souhaita de toutes ses forces la victoire inattendue, flamboyante, qui ouvrirait la série des chances heureuses, balayerait la terre de France, le rendrait à lui-même, à sa vraie vie, aux siens. Les ronflemens de M. de Joffroy l’irritaient ; il enviait cette paix. À l’aube, comme il se dressait, secouant sa courbature transie, le capitaine ouvrit les yeux, et bâillant : — Ah ! fit-il, j’ai bien dormi !

Mais, au loin, un groupe galopant d’officiers parut, grandit, se rapprocha, comme un lancement de pensée rapide. Dans une escorte de burnous rouges, en tête de son état-major, un général, buste droit sous la pelisse, le front haut, s’arrêta. Son regard serein embrassa les zouaves, les chasseurs, les mobiles. Une confiance adoucissait sa figure énergique. Sous les moustaches effilées, la bouche fine souriait, dans la barbiche blonde. L’éclair d’une seconde, Eugène sentit se poser sur lui le regard du chef, et en même temps une forte impression de calme, d’espoir, entrait dans son cœur. Il comprit alors que c’était Chanzy, cet hommes que jamais il n’avait vu, ce maître tout-puissant de leurs vies, dont la volonté planait, souvent inefficace, toujours présente, sur leurs sommeils et leurs marches. Il fut remué à cette apparition, comme s’il eût vu un être mystérieux, l’âme même de cet immense corps qui, étendu sur des lieues de bois et de collines, rassemblait ses dernières forces. Il écoutait le général parler d’une voix nette, tranquille, à un colonel accouru. Les paroles tombaient dans le grand silence, comme un réconfort. Et, devant le groupe des officiers d’état-major attentifs, dont les visages reflétaient une expression mâle, les silhouettes graves des spahis brûlés de soleil, aux petits chevaux nerveux qui se mordaient, enragés de froid, Eugène éprouvait une impression de grandeur, au rayonnement de la pensée qui veillait là.

Chanzy s’éloignait. Nul ne se doutait, à le voir passer, qu’un prodige l’avait mis debout, le maintenait en selle. Au lit, la veille, toute la nuit, il avait sué la fièvre, inspirant à ses aides de camp de cruelles anxiétés ; au matin, il avait demandé son cheval, donné ses instructions à l’intendant général, au médecin en chef, et, lucide comme à ses meilleurs jours, galopé vers le faubourg de Pontlieue et la Tuilerie, commençant l’inspection de ses lignes par l’extrême droite. Inquiet de ce qu’au lieu de la vigoureuse offensive prescrite la veille, on eût reculé de toutes parts, il avait dicté des ordres inflexibles : résister à outrance, comme à Josnes, défendre les positions coûte que coûte, sans idée de retraite ; l’accès du Mans serait interdit ; la cavalerie ramasserait les fuyards, qui seraient ramenés au feu, et, s’ils bronchaient, fusillés ; tout chef de corps qui ne saurait maintenir sa troupe, cassé, comme récompensé sur le champ de bataille quiconque se distinguerait. Enfin, en cas de débandade, pour forcer l’armée à faire face, il n’hésiterait pas à couper les ponts. Lorsqu’il eut parcouru l’aile droite, quitté le front des troupes de Jauréguiberry, sa course à l’air vif, l’imminence de la bataille, lui avaient rendu toute sa belle humeur ; il avait vu, en avant de Changé, les sentinelles prussiennes et françaises se lancer des boules de neige ; plus loin, il avait essuyé une fusillade. Rentré en ville, il en ressortait pour visiter les hauteurs d’Yvré-l’Évêque. Là et à Champagné, repris pendant la nuit, était la division Gougeard ; sur le massif d’Auvours, couvert de bois et de retranchemens, le 17e corps ; plus loin, au nord du Mans entre la Sarthe et l’Huisne, Jaurès et le 21e corps, formant l’aile gauche, sur le plateau de Sargé. Le temps était clair, la neige dure.

La bataille fut lente à s’engager. À la gauche, commencée à onze heures, elle dura tout le jour, sans que Jaurès abandonnât Pont-de-Gesnes. Le grand-duc de Mecklembourg n’avançait pas, ou si peu, que, malgré 3 000 hommes tués ou débandés au 21e corps, il ne parvenait pas à donner la main à Frédéric-Charles, arrêté devant le centre. Alvensleben, après avoir enlevé, au bout d’une longue lutte, le village de Champagné, ne gagnait presque plus de terrain. Manstein, hâtant son entrée en ligne, n’abordait pourtant qu’à une heure le plateau d’Auvours. Il en était trois, quand, enfonçant enfin la résistance des mobiles de la division Paris, il s’emparait des fermes de la crête.

À ce moment, Eugène et M. de Joffroy, qui avec leur poignée d’hommes, avaient passé leur temps à chercher en vain leur régiment, venaient d’arriver à Yvré-l’Evêque, où la division de Bretagne se battait comme une vieille troupe, sous le général Gougeard. Eugène était pâle de faim, n’ayant rien pris depuis la veille qu’un peu de biscuit dans du café ; une sombre exaspération lui venait d’errer à l’aventure, inutile. Il eût voulu se lancer dans quelque acte violent, prendre part à une ruée décisive, se soulager en frappant. Soudain, arrivés près du vieux pont, sur l’Huisne, à travers un dédale de soldats, M. de Joffroy lui prit le bras : — Regardez donc !…

Boniface, Neuvy, les autres se pressaient contre eux : ils levèrent tous la tête. Vis-à-vis, sur les pentes glissantes du plateau d’Auvours, dans la neige, des mobiles, des lignards et, avec un affreux désordre, des artilleurs, fouettant leurs chevaux, se précipitaient, se bousculaient, accourant vers la rivière, pressés de s’engouffrer sur le pont. À cette vue, des cris s’élevaient, une oscillation courait dans la division de Bretagne. Une voix alors domina le tumulte ; Eugène vit un officier supérieur de marine, qui portait à la manche les trois étoiles de général de division, donner des ordres. Deux canons aussitôt se braquèrent, chargés à mitraille contre les fuyards.

— À la bonne heure, dit M. de Joffroy. Voilà un homme ! Qui est-ce ? — Le général Gougeard, jeta en passant un officier de zouaves pontificaux.

Eugène entendait la voix sommant les fuyards de s’arrêter, menaçant de faire feu. La cohue tournoya, hésitante. Des affolés, tentant de passer la rivière sur la glace, disparurent. Maintenant, le général a rallié quelques débris, mais on est trop peu ; il appelle ses propres soldats, les mobilisés de Rennes et de Nantes, le premier bataillon de zouaves pontificaux. Le moment est venu. Eugène et M. de Joffroy l’ont compris. Le plateau d’Auvours, c’est la clef du Mans ; par là, les Allemands, trouant au centre, divisent l’armée en deux tronçons, coupent la retraite. Il faut reprendre la hauteur à tout prix. Instinctivement, ils sont aux premiers rangs, mêlés aux zouaves pontificaux qui les interpellent : « Eh ! les mobiles, y a de la place ! » Le général Gougeard lève son sabre et, se souvenant de la devise des héros de Loigny : « Allons, messieurs, en avant, pour Dieu et la Patrie ! Le salut de l’armée l’exige ! »

La charge sonne. La petite colonne s’ébranle. La pente abrupte est devant elle, hérissée de taillis à la base, puis hachée de petits murs et de talus de culture ; partout des arbres, des haies, des buissons. Une neige épaisse emplit les creux, cache les fossés. En haut, derrière les bois et les retranchemens, des masses d’infanterie prussienne. De sang-froid, on aurait peur. Mais, au son des clairons et des tambours, lançant les notes saccadées de la charge, le cœur bondit, une étrange ivresse emporte sous un feu meurtrier ces hommes confondus qui sans répondre grimpent, baïonnette haute. À mesure qu’on s’élève, la colonne grossit ; des soldats de toutes armes, des chasseurs du 10e, restés à combattre dans un pli, se joignent à l’assaut ; on approche des cimes ; le feu roule, dans un fracas désespéré. Le cheval du général Gougeard s’abat, atteint de six balles. Mille petits combats s’éparpillent, à chaque obstacle. Encore un élan, des maisons conquises, on est au sommet du plateau, dans un champ planté d’arbres. Eugène voit à son côté M, de Joffroy ; leurs hommes sont là, soulevés du même transport. Boniface, la baïonnette tordue, rit nerveusement. Neuvy a l’air ivre. Près d’eux, des zouaves pontificaux sont étendus, morts ; d’autres foncent contre un taillis d’où les Prussiens embusqués tirent à bout portant. Un vertige de rage, de fatigue et de faim frappe irrésistiblement Eugène ; il voit rouge, dans une frénésie de meurtre ; le sang de la bête primitive crie en lui. Avec un soupir rauque, il se jette, le sabre brandi, dans un corps à corps de zouaves et de Prussiens, n’aperçoit qu’un officier blond, mince comme lui, et qui, nu-tête, lui tourne le dos. La fascination de cette nuque blanche et de ces cheveux bouclés ! À toute volée son sabre descend, entre comme une hachette dans du bois. Cette secousse, dont il a le poignet meurtri, la plaie béante de cette tête fendue, lui sont une stupeur qui se change en indicible émoi. Le blessé s’est retourné, le regarde. Jusqu’au fond de l’âme d’Eugène s’imprime la beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et le regard surtout, un regard tendre, d’un infini reproche. Ces yeux très bleus, très doux, dont l’eau pure se ternit, le poursuivent de leur expression désolée, où la vie qui s’en va contracte un inexprimable regret. — « Pourquoi m’as-tu frappé ? semblent-ils dire. Quel mal t’ai-je fait ? » Et dans le même éclair les prunelles chavirent, le blanc remonte. L’officier chancelle, prostrant, bras ouverts, un long cadavre, dont Eugène ne voit plus que la tête fendue, la plaie horrible qui saigne dans la neige…

Ces yeux, la hantise de leur regard, Eugène ne pouvait les écarter, quand, les troupes de Gougeard relevées sur le plateau, il redescendait vers Yvré. Il pensait à l’homme étendu là-haut, contre terre. Il revoyait, avant le coup, sa nuque blanche, ses cheveux bouclés. C’était cela qui l’avait fasciné. Puis l’affreuse secousse, le crâne ouvert, et ce visage tournant vers lui l’expression inoubliable : « Pourquoi m’as-tu frappé ? quel mal t’ai-je fait ? » La beauté, l’air noble de cette face, où la vie se retirait des joues pâlissantes, augmentait son trouble. Sans doute, c’était quelqu’un. Comme il était jeune ! Il pouvait avoir son âge. Là-bas, des parens, une vie organisée l’attendaient… Autour d’Eugène, dans une salle basse, des officiers parlaient haut, animés, joyeux. On s’était bien battu. La griserie inusitée du succès agitait chacun. « Ils avaient reçu leur frottée ! » Un artilleur dit : « Chanzy est content de nous. Il vient de nommer Gougeard commandeur. » On applaudissait à cette récompense qui les honorait tous. Un autre : « On est vainqueur sur toute la ligne. » M. de Joffroy se frotta les mains. Eugène réussit à éloigner de lui la vision, son cœur se dilata : la guerre finie bientôt, Charmont délivré ! Vivre près de sa femme, pour le petit ! Un allégement délicieux dissipait sa fatigue. La vie lui parut belle. Au bout de la chambre, une voix contait gaiement : « Et, vous savez, je lui ai passé mon sabre au travers du corps, il n’a pas dit ouf ! » Eugène redevint triste. Les yeux bleus étaient devant lui. Alors il quitta la salle, où il se sentait comme étranger ; ces rires, cette excitation gaillarde lui étaient pénibles.

Dehors, sous le froid mordant qui faisait plus vive, au ciel d’acier, la scintillation des étoiles, il essaya de se raccrocher au sentiment de la victoire, à l’absolution du devoir simplement accompli. Un voile obscurcissait l’orgueil, la satisfaction de cette victoire, la légitimité de ce devoir. Il revint de mille lieues, quand Neuvy, qu’il n’avait pas vu s’approcher, le tira par la manche et lui dit en confidence : — Mon lieutenant, je voudrais vous remettre quelque chose. Et, bonnement, le moblot tendait un portefeuille de cuir rouge, bourré de lettres.

— J’ai ramassé ça à côté de l’officier à qui vous avez appliqué un si beau coup de sabre. Y en avait qui lui tiraient ses bottes, d’autres qui se disputaient sa montre et son argent. Ils ont jeté ça en disant : « C’est des lettres ! » J’ai pensé qu’il valait mieux les prendre…

Eugène, un tremblement dans les doigts, reçut le funèbre dépôt. Neuvy, débarrassé, s’éloignait, avec un dandinement paisible. Une angoisse étreignit Eugène, à palper le cuir doux, sous lequel passait le rebord froissé des lettres. Qu’en faire ? Il lui répugnait d’en prendre connaissance, et pourtant cela valait mieux. Il n’avait pas le droit de se dérober à cet acte d’humanité, qui sait ? à la prescription invisible. Il ouvrit le fermoir, parcourut à la clarté blême quelques lignes de la langue inconnue ; une poignante émotion le remua, devant l’écriture de femme, dont l’encre violette, les fins jambages penchés lui rappelèrent les lettres de Marie. M. de Joffroy, qui venait de sortir, l’apostropha : « Je vous y pince, l’amoureux ! Vous relisez des nouvelles de chez vous. » En quelques mots, Eugène expliqua, et, avec un soulagement, il remettait le paquet au capitaine : — Vous qui connaissez l’allemand… Tandis que M. de Joffroy qui avait pris un feuillet au hasard le déchiffrait, une curiosité intense penchait Eugène vers lui. Le cordial visage du capitaine s’attrista, dans sa barbe hirsute. Il lut à mi-voix, traduisant avec des pauses :


Mon cher Frantz, si tu savais comme je pense à ta chère petite vie… comme je maudis cette longue guerre qui nous sépare, bien que la gloire… que tu conquiers pour la patrie allemande, et avec l’aide de Dieu, me soit douce… Je veux t’annoncer aujourd’hui un très grand bonheur : réjouis-toi dans ton âme, mon bien-aimé Frantz… La volonté divine a béni notre union… Je sens, je sais maintenant que tu revis en moi. Au printemps, je serai mère… Si je ne t’en ai pas parlé plus tôt, c’est que je voulais être sûre… Ah ! mon cher Frantz, comme il nous paraîtra bon d’être réunis dans le vieux château, à côté de nos chers parens, Chéri, de vivre pour nous aimer, avec le mignon qui te ressemblera !…


Hochant la tête, M. de Joffroy, dont la voix s’altérait, s’arrêta. Il parcourut en silence la fin de la lettre, dit : « C’est signé : Gerta, » puis vérifia l’adresse, et, avec une précaution pieuse, il referma le portefeuille. — Je m’en charge, dit-il. Et, voyant Eugène bouleversé, il murmura gravement : — C’est la guerre !

Cette nécessité, ni la consolation de la victoire, qui rapprochait de la fin, ne parvenaient à calmer la conscience d’Eugène. L’extraordinaire coïncidence, la similitude de cet officier, jeune comme lui, bientôt père comme lui, et qu’il avait tué parce qu’il était l’ennemi, le bourrelait d’un remords aigu. Insoutenable, le regard se fixait sur lui, suppliant et sévère… Son devoir l’excusait-il tout entier ? N’avait-il pas frémi, au moment irréparable, d’une rage de bête, assassiné pour assassiner ? Cette femme là-bas, cette autre Marie, cet enfant… Et, songeant qu’à la place de sa victime, c’était lui-même qui eût pu être couché là-haut, il ne ressentait plus, avec un écœurement sans nom, que l’horreur épouvantée de la guerre, une pitié où, s’attendrissant sur lui-même, il plaignait dans un long regret ce malheureux et les siens. Repris de toute sa fatigue, découragé à tomber, il exécrait le fléau abominable, déshonneur de l’humanité.

C’est alors que, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la défaite, courant d’un bout à l’autre de l’armée, vint aboutir aux bivouacs d’Yvré-l’Evêque. On se regardait, on s’écriait. Personne n’y voulait croire. Mais, avec plus d’insistance, le bruit se propageait. On affirmait qu’à l’extrême droite, une position maîtresse avait été surprise. Les Prussiens pouvaient entrer au Mans ; on allait être coupé. Comme des somnambules, M. de Joffroy, Eugène et ses mobiles se remirent en marche, voulant savoir, rejoindre. Au bout d’une heure, trébuchant dans les chemins envahis, ils apprirent, d’un officier d’ordonnance qui, arrêté par des fuyards, jurait et sacrait, que la Tuilerie, aux portes du faubourg de Pontlieue, avait été enlevée sans un coup de feu par une compagnie prussienne en reconnaissance. Les mobilisés d’Ille-et-Vilaine faisaient la soupe : de pauvres gens, armés de fusils à piston qu’ils ne savaient même pas manier, fiévreux, exténués, et qui avaient croupi au camp de Conlie ; ils avaient pris peur, lâché pied. Impossible de les ramener ; les généraux s’usaient à vouloir pousser leurs hommes, ils se couchaient dans la neige. Maintenant la Tuilerie, le Tertre étaient solidement occupés, la déroute en train, le Mans perdu. C’êtait invraisemblable, c’était inouï ; c’était ainsi !

Comme un arc trop tendu, la corde humaine avait éclaté. Parce qu’elle n’avait pas d’endurance morale, la longue habitude militaire des Allemands, parce que la foi et l’élan admirables de quelques-uns ne suffisent pas, l’armée improvisée de Chanzy craquait de toutes parts. Devant les dépêches de Jauréguiberry, l’avertissant de la fatale aventure, lui racontant d’heure en heure la débandade grandissante, l’impossibilité d’arrêter ce courant qui gagnait de proche en proche, dans un vent de panique, se ruait irrésistible, le général en chef, atteint en plein espoir de réussite, ne voulait pas se résigner encore, ordonnait de se battre, de s’agripper au sol. Mais, quand le jour se leva sur l’irrémédiable débâcle, Auvours de nouveau perdu, Chanzy consentit à la retraite. Mieux valait peut-être conserver cette armée à la France, que de faire sauter les ponts et de s’acculer à la mort. Pleurant de rage, il écrivait à Gougeard : « Sauvons du moins l’honneur. » À Jauréguiberry : « Le cœur me saigne ; mais vous déclarez la lutte impossible, je cède. » Il prescrivait à Jaurès de couvrir son recul. Pendant que le 21e corps luttait pied à pied, préservant l’armée d’un écrasement total, il quittait la ville où une bataille de rues commençait, à travers un effroyable désordre d’évacuation, un engouffrement de cohue sur les ponts minés, dans la gare que les isolés prenaient d’assaut, jetant les blessés sur les voies pour s’empiler à leur place dans les wagons, et dont le dernier train s’éloignait, sous une grêle de projectiles.

Trois jours passèrent. Eugène et sa petite troupe avaient retrouvé le régiment. Le calvaire d’après Josnes et d’après Vendôme recommença. Il connut de nouveau la longueur des étapes où les pieds saignent, où les boyaux se tordent. Dans son abattement, il revoyait toujours le reproche des yeux bleus. Autour de lui, par la campagne blanche et souillée, les chemins glissans, coulait, coulait sans cesse la nappe d’hommes sordides, vidés, finis, dans le roulement morne des convois, le défilé des canons, l’immense fourmillement en désarroi des fantassins et des cavaliers. Eugène ne se souciait même plus qu’on allât vers Carentan, comme l’eût voulu Chanzy, ou vers Laval, comme l’ordonnait le ministre, ni que, chaque soir, reliant l’armée de plus en plus flottante, la volonté tenace, incoercible du chef dictât la direction, les voies. Saoul d’horreur, il avait coulé à pic, n’était plus qu’une épave. Les yeux bleus le regardaient toujours.

Le 15, à Sillé-le-Guillaume, à Saint-Jean-sur-Erve, la voix inexorable du canon reprit. C’était la dernière fois qu’on dût l’entendre ; le lendemain, on serait à Laval. Comme Eugène traversait l’Erve, au pont de Saint-Jean, le dernier obus éclata. Il appuya la main à sa poitrine, crut avoir reçu un ricochet de pierre. Puis tout se brouilla, il vomit du sang et, avant de s’évanouir, eut le temps d’apercevoir M. de Joffroy, qui le soulevait, l’emportait dans ses bras.

XVIII

Sur les routes de l’Est, bien loin de l’armée, le tohu-bohu de l’arrière se débattait, pêle-mêle inextricable des convois de tous les corps. De la station de Clerval aux lignes d’Héricourt, ce n’était, sur les routes aux pentes en miroir, que jurons, chutes de chevaux, le lent avancement des fourgons de l’intendance et des véhicules de réquisition, charrettes paysannes dont les conducteurs improvisés, parfois des tailleurs, des horlogers, désertaient en masse, le passage des détachemens en armes du 15e corps, débarquant seulement, et qui rejoignaient. De-ci de-là, des gendarmes se démenaient, impuissans. Glissant aux montées, glissant aux descentes, restant des heures en panne dans la neige, l’écoulement sans fin s’épuisait sur place, immobilisant les vivres, les munitions, dont là-bas l’armée manquait. En sens inverse, dépassant les convois immédiats, trains d’artillerie, ambulances, un flot de débandés, faux malades et fuyards, commençait à filtrer, arrivait jusqu’aux convois de l’arrière, répandait des bruits vagues et sinistres.

Henri, qui, avec son petit groupe de voitures régimentaires et de zouaves, végétait misérablement, perdu dans l’ahan de cette cohue, avait, depuis son passage à Villersexel en ruines, définitivement abdiqué tout espoir de retrouver jamais son bataillon. Sa haine contre M. Du Breuil n’avait plus de bornes. Nul doute que, par un plan machiavélique, son oncle, sous prétexte de lui marquer de l’intérêt, n’eût voulu, en l’éloignant du danger, lui interdire toute occasion de gloire. D’être ainsi traité en enfant, méconnu dans ses aptitudes, sa bonne volonté, lui était une souffrance aussi douloureuse que le froid et la faim, plus humiliante encore. Être parti pour se battre, défendre son pays, et se voir réduit à faire le charretier, au milieu des coups de fouet, du grincement des essieux, des voix grossières ! Avoir rêvé l’ivresse du champ de bataille, et se traîner sur le verglas et dans la neige, le ventre vide ! Le canon d’Arcey, et celui dont, depuis le matin, on entendait au loin, par instans, l’imperceptible murmure, lui avaient été, lui étaient intolérables. Ils gravissaient une côte sous des sapins, où le poids du givre courbait les branches, en stalactites de cristal.

Ce jour-là, l’armée de l’Est avait abordé, de Montbéliard à Chênebier, l’armée de Werder, qui, campée sur la ligne de la Lisaine, lui coupait le chemin de Belfort. Bourbaki, toujours rivé à ses approvisionnemens de Clerval, avait, après l’aveugle combat de Villersexel, perdu deux jours à se refaire, un à enlever Arcey sans profit, deux autres encore à atteindre avec une lenteur de chenille les positions que tout ce temps Werder, se dérobant le soir du 9 pour gagner Belfort de vitesse, avait à loisir et puissamment fortifiées. Trois routes menaient à la ville assiégée : celle de Lure qui, libre, tournait la droite allemande, celles d’Héricourt et de Montbéliard, sur lesquelles Bourbaki, nullement renseigné, entassait ses corps. Faute d’avoir su trouver des fers à glace pour une centaine d’éclaireurs, aucune reconnaissance ne s’était faite. Des milliers d’hommes de bonne volonté traînaient les chevaux par la bride, collés au flanc des colonnes.

Le général en chef, l’armée, marchaient sans yeux. Comme un troupeau de moutons, on se heurtait, on s’entêtait à un mur de 8 kilomètres, quand la trouée était possible sur les côtés. À l’extrême gauche ennemie, un faible détachement n’avait en face de lui que quatre bataillons de la garnison de Besançon. Puis commençait le front de bataille : le 15e corps, à peine formé, tout démoralisé par les douze jours de son atroce voyage en wagons, avait, sous Martineau des Chenetz, mission d’emporter Montbéliard et le château ; les bandes du 24e sous Bressolles, étaient amassées en face de Busserel ; à Héricourt, centre de la ligne allemande, protégée jusque sur la rive gauche par les ouvrages du Mougnot, Clinchant et le 20e corps ; enfin, arrivant seulement en face de Chagey et de Chênebier, point faible de la droite ennemie, Billot, resté en arrière avec le 18e corps et la division Cremer. Tout le mouvement d’attaque reposait sur eux. Mais, n’ayant reçu les ordres que tard, et se conformant aux fausses directions qui les jetaient en plein dans l’aile droite de Werder, au lieu de la leur faire déborder, Cremer et Billot échouaient dans leur mouvement, qui de tournant était tourné. Sur toute la ligne, les batteries allemandes garnissant les hauteurs de la rive droite, le mont Vaudois, empêchaient le déploiement des corps français : le 15e, enlevant les premières maisons de Montbéliard, venait se briser au pied du château ; le 24e ne parvenait pas à déboucher vis-à-vis de Bussurel ; le 20e, en arrière duquel Bourbaki inquiet attendait les événemens, près de la réserve commandée par Fallu de la Barrière, se bornait à une longue canonnade qui laissait le Mougnot, Héricourt intacts. L’officier qui la dirigeait se consumait d’impatience ; allant d’une batterie à l’autre, Jacques d’Avol s’énervait de ne pas entendre sur sa gauche le canon de Billot, de voir, sous le feu des canons prussiens en étage, les trois autres corps agglomérés, incapables de s’étendre dans l’étroite vallée, de franchir cette rivière de rien. À la lunette, il pouvait distinguer les pionniers badois, cassant la glace pour l’empêcher de donner passage, et, hors de portée, minuscule comme un jouet, une file d’attelages, hissant des canons sur une pente, couverte de cendres et de fumier. Enfin, trop tard, Billot, puis Cremer, arrivaient, l’un essayant en vain d’enlever Chagey, l’autre, si indépendant d’ordinaire, n’abordant même pas Chênebier, porte close de la route de Lure, et préférant marcher devant lui, vers la Lisaine, selon la lettre d’ordres dont il voyait l’erreur. Allons ! ce n’était pas aujourd’hui qu’on débloquait Belfort. Une irritation prenait d’Avol à voir tomber la nuit, qui n’apportait dans ses ténèbres que froid et misère, rendait demain plus incertain encore. L’armée allait s’engourdir, affamée, harassée, à la cruelle étoile des bivouacs. Et, dans son cœur indomptable, d’Avol songeait qu’en dépit de toutes ces causes de désorganisation, une volonté de fer aurait pu ressaisir, nouer encore ce faisceau à demi rompu. Au lieu d’ignares et d’indécis, il eût fallu à ces troupes capables de tout, du meilleur comme du pire, des chefs d’esprit net, d’âme ardente. Dans sa noble ambition, il souffrait de pouvoir si peu ; son rôle, si élargi pourtant, lui semblait restreint. Il enviait, sans partager leurs idées politiques, ces jeunes généraux que portait une fortune républicaine. Que n’était-il à la place de Billot, de Cremer, il n’osait ajouter, de Bourbaki !

Quand le matin du 10 se leva, Henri, qui, blotti dans la voiture, ronflait à côté de Rombart, fut long à se rendre compte de l’étrange vie à laquelle il renaissait. Dans les sapins fourmillans de convoyeurs et de soldats isolés, un grand brasier où avaient flambé des arbres entiers fumait encore. Une carcasse de cheval qui, dépecé, avait fourni le repas du soir, béait, montrant la cage des côtes, un bloc violet d’intestins gelés. La nuit avait été terrible. Au loin un ruban de route montait et descendait, déjà noir de charrettes en marche. Henri était encore à demi dans son rêve, à Charmont, dont le soleil couchant dore la terrasse. Marcelle et Rose viennent de s’effacer. Céline, avançant sur la pointe des pieds, le surprend d’un baiser dans le cou, et s’enfuit, confuse… Le contraste lui parut si violent, qu’il eut les yeux pleins de larmes, non d’un regret lâche, mais à la pensée qu’il menait cette existence de brute. Heureusement qu’on ne s’en doutait pas à Charmont ! Pour rien au monde, il n’eût voulu être vu ainsi ! Lui qui se promettait tant d’exploits à leur raconter, un jour ! Il jalousa violemment la chance de ses frères, Eugène, sous-lieutenant : il se le représentait à la tête de ses hommes, fier de commander ; et Louis, qui, sans avoir les fatigues de la campagne, voyait tout, savait tout ! Vraiment, le sort était trop injuste !

Ce jour-là, de Montbéliard à Chagey, sur toute la ligne, devant le château, à Bethoncourt, à Bussurel, au Mougnot, l’attaque des 15e, 24e et 20e corps, dans l’épais brouillard, avait encore fléchi. Seules à gauche, la division Penhoat, du 18e corps, et la division Cremer réparaient leur retard d’hier, enlevaient, dans un assaut furieux où s’illustraient les mobiles de la Gironde, la position de Chênebier. On n’était plus, par la route de Lure entr’ouverte, qu’à deux lieues de Belfort. Mais de nouveau, sur l’armée affamée, harassée, la nuit meurtrière tombait. Une angoisse tourmentait bien des cœurs. À son feu de bivouac, assis sur un pliant, le colonel Du Breuil tristement songeait. Il revoyait la journée perdue, l’échec de son régiment, et l’affolement de ses hommes tirant en tous sens. Un maladroit avait failli le tuer. Qu’apporterait demain ? Rejetant du bout de sa canne les brindilles enflammées, il contemplait le rougeoiement des braises. Son rhumatisme l’élançait, à gauche, de l’épaule au moignon. Il avait la fièvre, souffrait du froid, se sentait vieux. Ainsi tout croulait. Que pouvaient des anciens comme lui, des enfans comme ces recrues ? L’image d’Henri lui causa un souci ; il lui avait évité le danger, mais non tant d’autres souffrances. Pauvre armée ! Où étaient les magnifiques régimens de l’Empire ? Si Pierre était là seulement, avec sa jeunesse virile, son énergie ! Et le regret de l’évoquer prisonnier, inutile, grandissait plus amer, ce soir. Le blâmer ? Non ! non ! Mais la vue de d’Avol, aujourd’hui, passant au galop près des zouaves, lui avait été trop pénible, soulignant l’absence, disant : « Je suis bien là, moi ! Et tu as beau faire, toi, tu ne le remplaces pas ! » Le drame de conscience qui avait torturé son fils se prolongeait dans son âme inflexiblement droite ; Pierre avait-il compris entièrement son devoir ? Il écartait cette idée, certain qu’un Du Breuil n’avait pu obéir qu’à la voix de sa conscience. N’importe, la muette ironie de d’Avol le poursuivait.


— Allons, bon, dit Rombart. V’là qui pleut. Le déluge maintenant ! — J’aime autant ça, dit Henri, ça nous changera. — Pas de chemise, toujours ! quand tu seras trempé, tu m’en diras des nouvelles, mon petit !

Lorsqu’il eut marché une heure dans la boue glacée, sans un fil de sec, — la voiture était pleine, ayant ramassé trois zouaves d’un autre régiment, légèrement blessés, — Henri jugea que geler, comme la nuit dernière, à 15 degrés, ou patauger, morfondu, sous cette pluie transperçante, si froide que le verglas reprenait à mesure, c’était « kif-kif, » comme disait Rombart. Les deux maux étaient aussi affreux. Le vieux zouave, courbant le dos sous le capuchon pointu, ne répondait que par grognemens. Toute bonne humeur l’avait quitté. Ce n’était pas un métier de chrétien ! mieux valait cent fois se battre. Le canon, qu’ils entendaient à longs intervalles, plus distinct, lui causait la même rage sourde qu’à Henri. Et puis, il n’avait plus de tabac, c’était la fin de tout. Sans chique, il n’était pas un homme. Ils marchaient derrière la voiture, si las qu’ils s’accrochaient, pour se faire tirer. À deux heures, ils arrivèrent dans un village appelé Saulnot. Le cheval alors refusa d’avancer. Ni les uns ni les autres n’en pouvaient plus ; ils s’arrêtèrent près d’un hangar, déjà comble, mendièrent une place. Personne ne leur répondit ; tous les visages avaient un air d’égarement stupide, Rombart joua des coudes ; grelottant, Henri se laissa tomber sur le sol. La pluie dégoulinait à gros sanglots, d’une gouttière crevée.

Ce jour-là, dès quatre heures du matin, la bataille avait repris. Werder, voyant la route de Lure menacée par la perte de Chênebier, avait dirigé en hâte des réserves, ordonné de reprendre le village coûte que coûte. Mais les divisions Penhoat et Cremer s’y maintenaient en dépit de tous les eddorts. L’attaque allemande se replia. Succès inutile, puisque, loin de poursuivre le mouvement sur la gauche, de gagner résolument la route de Lure, la seule qui put mener à Belfort, Bourbaki se bornait à pousser encore une fois devant lui, contre le mont Vaudois, contre ces hauteurs derrière lesquelles l’ennemi trois fois moins nombreux manœuvrait à l’abri de ses canons, l’armée fourbue. Partout, à Montbéliard, à Bussurel, à Héricourt, à Chagey, elle était repoussée, sans avoir même pu atteindre le mince fossé de la Lisaine. À deux heures, Bourbaki, parcourant en arrière du front de bataille la ligne des troupes, accostait en sortant du bois de Couthenans le général Pallu de la Barrière, qui attendait, immobile en avant de la réserve. Les traits du général en chef étaient ravagés d’une amertume inexprimable. Il ployait sous la fatalité de ne pouvoir rien, de ne croire à rien, de se trouver, sans autre viatique qu’une bravoure stérile, en face de l’écrasante situation à laquelle il était inférieur. Faisant signe à Pallu de la Barrière de l’accompagner, il lui confia son angoisse : on avait échoué partout, et ce qui était plus grave, une nouvelle armée allemande était signalée, avançait vite, menaçant de couper les communications. Que faire, sinon battre en retraite ? Quelques pas plus loin, à un carrefour, le général Billot apparut, venant de Chênebier. Les généraux Feillet-Pilatrie et Bonnet étaient là. Sous la pluie battante, on mit pied à terre, on entra sous bois. Entouré des généraux et de leurs aides de camp, Bourbaki tint conseil. Les états-majors et les escortes attendaient, anxieux. Billot, interrogé, se déclarait prêt à marcher, à tenter l’offensive sur la gauche ; son corps n’était pas encore entamé ; la réserve demeurait intacte. Il jugeait la retraite prématurée. Son aide de camp, le commandant Brugère, insistait aussi.

— Vous êtes un fou, dit Bourbaki. À votre âge, j’aurais peut-être pensé comme vous. Mais je suis général en chef, et j’ai la responsabilité ! — Il inclina le front, et après un silence, soupira : — Commandant, les généraux devraient avoir votre âge. — Puis Billot revenant à la charge, il le prit à part : — Les Prussiens sont à Gray, marchent sur Dôle. Que j’attaque sans succès, je suis pris. Les troupes auront Manteuffel à dos.

Devant le spectre d’imminentes, de pires défaites, tout fut dit. Au risque de voir l’armée, sans le ressort du combat, fléchir soudain, la retraite était décidée. À peine les ordres furent-ils donnés, que, laissant Belfort à l’abandon, l’immense amalgame des corps s’ébranla. Et aussitôt, ces milliers d’hommes, gangrenés de souffrances inouïes, entrèrent en décomposition.

Sous son hangar, à Saulnot, Henri vit le soir même refluer, intarissablement, une coulée d’hommes, de chevaux, de canons et de voitures. Par toutes les routes des vallées de l’Ognon et du Doubs, vers Besançon qu’elle traversait dix jours avant, l’armée de l’Est, sous un vent de déroute, fuyait l’orage noir qui accourait sur son flanc. Bataillons, escadrons, batteries se répandaient, s’enchevêtraient. Les divisions, les brigades, les régimens s’en allaient par lambeaux, sans rien maintenant qui les reliât, que l’instinct de vivre. Une confusion énorme mélangeait le sillon des colonnes au refoulement des convois. Vingt fois, Henri et Rombart faillirent être emportés dans le remous. Leurs voitures, renversées au fossé, furent durant la première nuit brûlées par des cuirassiers, pour alimenter le feu où ils faisaient sécher leurs manteaux. Rombart, assis sur les cantines du colonel, sauvées à grand’peine, restait pensif en se rôtissant les semelles. Il avait vu de drôles de choses, expliqua-t-il à Henri, dans sa campagne de Crimée. Jamais ça ! Le jeune homme, au récit cette fois certain de la défaite, se disait : « A présent, c’est trop sûr ! Je ne me battrai jamais ! » Dans un écroulement pareil, qu’est-ce que c’était qu’une pauvre existence, une ambition comme la sienne ? Il n’avait plus, ainsi que tant d’autres, qu’à se laisser aller, à mourir de froid et de misère. Le petit monde de convoyeurs avec qui il vivait, disparu, balayé. Le seul parti à prendre était de s’attacher à quelque groupe qui passait, de suivre le courant, s’il ne voulait pas crever là, tout de suite… Tout à coup, Rombart poussa un cri de sauvage, et se mit à danser, debout sur les cantines. Henri le crut fou. En face d’eux, dans le soir presque tombé, des zouaves s’arrêtaient. Nul doute, c’était le 3e ! Et, là-bas, talonnant son cheval étique, cette grande silhouette, M. Du Breuil.

Le hasard providentiel qui, sur la route obstruée, paralysait là le premier bataillon de son régiment, Henri abasourdi n’y pouvait croire. Ce ne fut qu’en entendant son oncle, qui était descendu de cheval, s’exclamer dans un saisissement joyeux : « C’est toi, Henri ! » qu’il se rendit à l’évidence. M. Du Breuil l’entraînait sous le hangar, l’embrassait : — « Mon pauvre enfant, comme je suis content de te revoir ! — Alors devant l’émotion paternelle du vieillard, le cœur d’Henri s’ouvrit, sa haine était tombée, il fondit en larmes. — Tu as bien souffert ? demanda M. Du Breuil, en l’enveloppant d’un regard de pitié. — Ce n’est pas cela, dit Henri. C’est que j’ai cru que vous ne vouliez pas de moi, que vous m’aviez écarté exprès… Les autres se sont battus, et moi…Touché, M. Du Breuil réfléchit un moment. Puis avec une malice dont Henri perçut la bonté délicate : — Il n’y a pas de ma faute ! À la guerre, vois-tu, on peut se perdre. Tout est bien quand on se retrouve. Ton pied est guéri : tu ne me quitteras plus. Il jeta un regard de satisfaction sur Rombart, qui lui ramenait son neveu sauf et ses cantines intactes. Enfin il allait pouvoir changer de linge ! La nuit s’était faite. Et, comme on n’avançait plus, le bataillon campa sur place. Ce soir-là, Henri dîna, avec son oncle, d’une soupe au cheval, et, son odyssée racontée, alla, muni d’argent et d’une chemise de flanelle, sortie des cantines, rejoindre Rombart et se déshabiller, dans une chambre, pour la première fois depuis Chalon. Il était couvert de poux.

Le lendemain ce fut une ivresse pour Henri que de reprendre sa place dans le rang. Comme on était peu ! la compagnie, de cent cinquante, était tombée à soixante-sept. Un très vieux sous-lieutenant, ancien gendarme, et un capitaine imberbe, collégien admissible à Saint-Cyr, les dirigeaient. Henri avait peine à reconnaître ces figures creuses qui ne le reconnaissaient pas non plus. Il attribua d’abord cet accueil à une méfiance ; sans doute les camarades le prenaient pour un carottier, qui arrivait, le danger passé. Mais non, c’était seulement la plus morne indifférence ; ils pensaient bien à lui ! Le ciel pouvait tomber, tout leur était égal, hormis la satisfaction bestiale : se chauffer, manger, dormir. Et cela le désenchanta. Trois jours passèrent : on ne se mettait que tard en route, jamais on n’arrivait à l’étape. Toujours du monde devant soi, des trains de voitures, qui coupaient les colonnes. Alors, sur des kilomètres, les feux s’allumaient. Puis on repartait, et de nouveau c’était le piétinement, des pauses, les feux encore. Les distributions manquaient. Les villages, bondés de typhiques jaunes, de varioleux aux mains enflées, étaient saccagés vingt fois de suite sans relâche. On arrachait portes et charpentes pour les brûler. Au bruit des engagemens d’arrière-garde, on tournait la tête, on pressait le pas. Et tandis qu’Henri se désolait, supputant à chaque fois l’occasion manquée, suivant d’un regret cette chance qui ne se représenterait peut-être plus, le colonel Du Breuil souffrait aussi, mais de voir ses soldats courber l’épaule. Ainsi, on en était là : ils avaient peur ! Les cadets des braves de Kabylie, de Crimée, d’Italie, de Chine et du Mexique, les soldats avaient peur. On jetait les fusils par centaines. Le flot des débandés allait croissant. Devant le remblai de Saint-Ferjeux, on pilla des wagons de vivres ; on jeta des caisses d’habits et de pantalons à des brasiers hâtifs. Des pains de sucre sur deux pierres flambaient, comme des bûches. Les chevaux qui tombaient ne se relevaient plus ; leurs charognes emplissaient les fossés. Des traînards exténués envahissaient les gares, y couchaient la nuit, et le lendemain, on enlevait des cadavres. Quand on fut sous Besançon, il ne restait de l’armée de l’Est que le nom.


Tandis que Bourbaki ramenait à leur point de départ ces troupeaux d’hommes incapables de se battre désormais, et que Freycinet, ignorant de la situation, échafaudait de nouveaux plans de campagne, tous deux comptant que Garibaldi veillait sur la gauche, l’armée de Manteuffel, composée des IIe et VIIe corps qui couvraient vers Montargis et Auxerre le blocus de Paris, forçait de vitesse, volant au secours de Werder ? Du 13 au 17, partie de Châtillon-sur-Seine, elle se glissait entre Langres et Dijon, traversait hardiment cette région montagneuse, aux gorges profondes, aux bois impénétrables. Pas une fois, les Garibaldiens n’avaient essayé de l’arrêter, dans ces défilés où une poignée d’hommes eût tenu une brigade en échec. Ricciotti se repliait en hâte. Le 17 au soir, Manteuffel était maître sans combat de la vallée de la Tille, de la route de Vesoul ; mais, apprenant la retraite de Bourbaki, il se décidait alors, avec une admirable audace, à une marche nouvelle. Aller rejoindre Werder ? On n’arrivait ainsi qu’à rejeter l’armée de l’Est vaincue sur Lyon. Tandis qu’en faisant un brusque à droite, vers Gray, Dôle, en se faufilant entre Dijon et Besançon, — Werder poursuivant l’offensive, — on coupait Bourbaki de sa base. Il fallait pour cela renoncer à ses propres communications, escompter la chance ; mais on séparait de la France l’armée de l’Est, on la rejetait en Suisse ! Le 19, au soir, Manteuffel couchait à Gray ; le 21, il entrait à Dôle ; le 22, il franchissait le Doubs sur quatre ponts laissés intacts ; le 23, il refoulait Cremer à Dannemarie, s’emparait des positions avantageuses de Quingey et de Mouchard. De son côté, Werder occupait Clerval. Baume-les-Dames. Le mouvement enveloppant avait réussi, Bourbaki était acculé, sans vivres, à Besançon. Que faisait donc Garibaldi ? Arrivé à Dijon, le 8, encore affaibli par la maladie, il y attendait l’ennemi, dont on lui avait dès les premiers jours signalé la marche. Ne se souciant pas plus de l’armée de Bourbaki que si elle n’existait pas, il se bornait, au mépris de sa véritable mission, à éviter soigneusement le contact, tout à son installation dans la ville, aux chamailleries de Bordone avec le général Pellissier, commandant les mobilisés. Les éclaireurs se repliaient. De toutes parts, les renseignemens affluaient, des sources les plus sûres, ne laissant nul doute sur l’approche, le passage de fortes colonnes. Bordone haussait les épaules, conseillait à Freycinet de se défier des racontars d’un préfet et d’une population « alarmistes. » Mais le bruit se faisait si pressant, colporté par les journaux de toute opinion qui, unanimes, demandaient pourquoi l’armée des Vosges demeurait inactive, la clameur des habitans était si forte que, le 18, il se décidait à une reconnaissance. Les Garibaldiens ne dépassaient pas sept kilomètres, rentraient le soir même, satisfaits, au son de la Marseillaise. C’était le moment où se dirigeant vers le Doubs, Manteuffel, pour masquer son opération, et pour maintenir à Dijon Garibaldi, détachait la brigade de Kettler : sept mille hommes allaient en paralyser quarante-cinq mille. Bordone, toujours mécontent, quoique récemment nommé général, arguait, pour ne rien faire, de soi-disant conflits avec Pellissier, qu’il créait seul. En vain Freycinet, multipliant reproches et cajoleries, l’adjurait de bouger. Poussant leurs avant-gardes, les Poméraniens arrivaient.

Dans la journée du 20, Frédéric de Nairve, qui, de la hauteur de Messigny, avait vu s’approcher des partis de cavaliers, sortait de la préfecture, où il s’était empressé de venir rendre compte. Encore irrité du dédain tranchant avec lequel Bordone l’avait accueilli, il s’en allait retrouver à l’hôtel la jolie fille dont il s’était amouraché à Autun et que, par un hasard singulier qu’il n’avait pas songé alors à approfondir, il avait, après son coup de main sur les uhlans de Verrière, retrouvée dans Dijon à peine évacué par les Prussiens. Madeleine lui avait sauté au cou, elle était plus en beauté que jamais, toute sa blonde chair éblouissante et fraîche comme un fruit. Depuis, il vivait avec elle, ne la quittant que pour les courtes exigences du service, des reconnaissances d’un jour ou deux, comme la dernière, d’où il avait rapporté le renseignement dont Bordone avait fait fi. La jactance du sire l’emplissait de rancune. Il haussa les épaules. Après tout, son devoir était rempli ; il ne songeait plus qu’au repas bruyant, dans le restaurant plein de femmes, de lumières et de chemises rouges, à la soirée de jeu. Madeleine lui faisait honneur, envie à tous ; des yeux luisaient à son passage. Est-ce que ce fou de Malonski, hier, ne lui avait pas dit : « Tu es décavé ! Joue-moi ta femme ! » Plus souvent ! Il avait, dans l’inaction forcée de Dijon, achevé de redevenir le risque-tout, le passionné de jadis. Ce milieu trouble, cette libre existence de fièvre, de débauche et de sang, l’imprévu de la guerre, tout renouvelait le vieil homme, soufflait sur les braises, l’élançait dans une flambée de jeunesse et de plaisir. Il évitait de penser à ses frères, à la franche cordialité du forestier, à la sévérité grave du marin. Même il ne recherchait pas les occasions, pourtant fréquentes, de rencontrer le cousin Charles. L’ingénieur, attaché à l’état-major, se morfondait à Dijon. Ennuyé de ne rien faire depuis cette expédition où avec tant de joie ils s’étaient retrouvés, il guettait le moyen de se rendre de nouveau utile. Mais Bordone ne songeait guère à tirer parti des torpilles, pas plus que du reste. Justement Frédéric aperçut M. Réal venant sur l’autre trottoir, et, profitant de ce que l’autre ne le voyait pas, il s’abstint de lui faire signe. Sans doute il l’aimait bien ! mais le cousin Charles était si rangé, si absorbé par ses sentimens de famille. Au bout de dix minutes, bien qu’intelligens tous deux, ils ne trouvaient rien à se dire, sans communion de vie, d’idées.

Joyeux d’atteindre l’hôtel, où l’on menait grand bruit, il grimpa quatre à quatre, heurtant à la porte. — C’est toi ? criait une voix jeune. En jupon, la chemise glissant aux épaules, Madeleine ouvrit. Les volets étaient clos, un bon feu chauffait la pièce. — Je m’habille, fit-elle. Il jeta son béret sur le lit, où la robe à falbalas était préparée. Une bougie sur la cheminée doublait, dans la glace, la nuque ronde et grasse. Sur la blancheur du cou, qu’un grain noir mouchetait, les lourds cheveux tordaient leur chignon d’or. Il se pencha, baisa les mèches frisottantes, le pli satiné des épaules.

Elle demanda : — Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

— Rien de bon. Les Prussiens arrivent, ce pantin de Bordone nous laissera surprendre, comme à Autun.

Ils descendaient enfin, quand au bas de l’escalier, un homme, accompagné de gendarmes, les arrêta.

— Vous êtes bien Madeleine Wursch ? Suivez-moi.

Les yeux de la fille se dilatèrent, dans l’effroi de la surprise. Elle voulait crier. Et comme Frédéric s’interposait, le commissaire de police lui dit très vite, très bas :

— Cette femme est une espionne. Son émissaire pris aujourd’hui a tout avoué ; nous avons ses lettres, avec les renseignemens qu’elle donnait à l’ennemi.

Mieux que cette preuve, l’attitude de Madeleine parlait. Elle était devenue très pâle, ne niait rien ; belle joueuse, elle se raidissait, confiante en son étoile ; elle sortirait de ce mauvais pas. Elle se retourna, dans un dernier sourire à Frédéric. Les gendarmes la faisaient monter dans une voiture, qui s’éloigna.

— Si vous ne me croyez pas encore, dit le commissaire à Frédéric atterré, accompagnez-moi là-haut.

Ils retrouvaient, dans la chambre, au fond d’une malle, sous des piles de linge élégant, un petit coffre plein de rouleaux d’or, de doubles couronnes.

Frédéric, le lendemain, n’était pas encore revenu de son saisissement, une nuit d’insomnie dans le lit trop large, à se consumer d’un étrange malaise, fait de tristesse, de dégoût et de regrets. Dommage ! une si jolie fille ! Une diversion brutale le rendit à lui-même. Le canon grondait. Kettler, avec ses six bataillons, ses deux escadrons, ses deux batteries, osait venir attaquer dans Dijon l’armée des Vosges forte de 24 000 garibaldiens et de 22 000 mobilisés, retranchés derrière cinquante-deux canons.

La bataille durait trois jours. Le 21, Kettler enlevait les villages de Plombières, d’Hauteville, de Messigny, arrivait au pied de Talant. Frédéric retrouvait là son ivresse du combat, plus enivrante encore que celle de l’amour. Le 22, la journée était calme, malgré quelques engagemens partiels. Kettler se reposait et se réapprovisionnait. Frédéric ne pensait presque plus à Madeleine. Les rudes, les loyales figures de ses hommes lui remontaient le cœur. Cette atmosphère de danger lui était douce. Il était à l’aise parmi tous ces aventuriers semblables aux anciens reîtres, insoucieux de la vie, contens pourvu qu’ils eussent poche sonnante et table garnie. Le 23, Kettler reprenait la lutte, s’emparait de Pouilly, poussait jusqu’au faubourg Saint-Martin. Une lutte acharnée mêlait jusqu’au soir Poméraniens, chemises rouges, et mobilisés. Pouilly fut pris, repris, finalement arraché à l’ennemi. Au faubourg Saint-Martin, tant le corps à corps avait été sauvage, on retrouva, sous des tas de morts, un drapeau prussien. Kettler battait en retraite. Dijon était en fête. Une ovation triomphale accueillait Garibaldi, sa voiture était traînée à bras. Les habitans, revenus de leur courte panique, acclamaient leur sauveur. Bordone dépêchait à Freycinet des télégrammes lyriques, il avait cru voir cinquante mille Allemands. En retour, le délégué à la guerre, dans sa première émotion du succès, le félicitait de son courage et de son génie, déclarait Garibaldi décidément notre premier général, ne pensait à rien moins qu’à lui confier le commandement de Bourbaki, se faisant fort, avec cette organisation, de reprendre les Vosges !

Et pendant ce temps, l’armée de Manteuffel, au-dessus de Dijon, se hâtait toujours, précipitant vers Besançon le roulement de ses nuées noires, la menace grondante qui, chassant devant elle ce qui restait de l’armée de l’Est, allait la séparer de la France, la rejeter en Suisse.

XIX

Étendu dans son lit, à l’hôpital militaire de Versailles, où, depuis un mois, il se guérissait lentement de sa blessure du Bourget, Georges de Nairve sommeillait. Il ouvrit les yeux, revit la pièce nue aux murs vert d’eau, aux lits occupés par des officiers supérieurs allemands. La tête enveloppée de linges, très pâle, figure changée par la barbe poussée au-dessous des favoris, il était à peine remis du terrible ébranlement ; sa raison avait failli sombrer, et pendant des jours, la plaie ouverte, ce fut une longue crise, avec des délires et des abattemens. Formes troubles où, aux visages du médecin, de ses voisins de lit, se mêlaient les dernières visions du siège. Un trou brusque, un abîme le séparait de cette minute qui vers le Bourget en flammes sur son cheval fou l’emportait. Des marins bleus frappent de la crosse et de la baïonnette ; une barricade crépitante de coups de feu ; puis plus rien. Comment a-t-il été transporté là ?

Petit à petit, il était sorti du monde des rêves, avait repris notion des choses, de lui-même. Il était soigné, et bien soigné, par l’ennemi, et, ce qui ajoutait encore à sa tristesse, aux portes de Paris, dans ce Versailles qui, pendant deux siècles, avait été le rayonnant visage de la France. Maintenant il était sûr de guérir, et soit qu’on l’échangeât, soit que prisonnier il partît pour l’Allemagne, l’avenir lui paraissait également douloureux. Les égards qu’on lui témoignait, la courtoisie malgré tout condescendante de ces officiers dont il partageait la vie et les longues heures d’inaction, lui étaient d’autant plus pesans que jour et nuit, comme une insulte, bourdonnait à ses oreilles la perpétuelle rumeur du bombardement. Il ne pensait pas sans un cruel serrement de cœur à ces forts, maintenant dévastés, où sous la grêle des obus, trouant abris et casemates, ses camarades, ses marins faisaient héroïquement leur devoir, servaient les pièces avec autant de froide agilité que sur un pont de navire, entre deux parties de bâtonnet. Il revoyait Ivry, ferme à l’ancre, avec ses sabords de pierre, ses lourds canons embossés.

Ce qui redoublait ses idées noires, lui montrait déjà la fatalité accomplie, le pays perdu, c’était le bruit qui depuis quelque temps courait, l’imminente proclamation de Guillaume comme Empereur allemand. Elle devait avoir lieu aujourd’hui même, 18 janvier, au Château. On fêterait ainsi l’anniversaire du couronnement du premier roi de Prusse, à cent soixante-dix ans d’intervalle. Étape grandiose. Il y avait longtemps que cette idée hantait le cerveau de Guillaume et de ses rudes serviteurs. Bismarck y voyait l’apogée de son œuvre, l’unité allemande au profit des Hohenzollern ; il avait avec patience préparé la chose, savamment poussé devant lui toutes les nations germaines ; elles étaient venues, avec leurs princes et leurs armées, travailler au monument fait des ruines du voisin, solidifié par le dur ciment du sang. Une aventure, qui tenait du prodige, permettait au petit-fils des comtes de Brandebourg de ramasser, selon son vœu, la couronne impériale sur le champ de bataille. Non sur un seul, mais sur vingt, et des plus étonnantes victoires qui jusque-là se fussent vues, en face de Paris inviolable, demain violé.

Avec ses lits alignés, ses murs vert d’eau, la pièce s’engourdissait, silencieuse. Le seul officier qui fût debout, un colonel d’infanterie wurtembergeoise, le bras en écharpe, regardait attentivement à la vitre. En face, séparé de l’hôpital, ancien Grand Commun du Château, par la rue de la Surintendance, la façade de l’aile du Midi s’érigeait.

— Tiens ! dit le convalescent, en se retournant vers ses camarades. Voilà son Excellence le général de Roon qui arrive. La cérémonie commencera bientôt.

Brillans, les regards se tournaient, avec une joie recueillie, vers celui qui voyait pour tous. C’était un beau jour, dont ils sentaient toute la grandeur. Il y avait là deux Prussiens et un Bavarois. Le marin souffrait de leur silence expressif, et de cette voix dont, à travers les rauques syllabes étrangères, il comprenait le triomphe.

— Von Dümpfel m’a promis de venir nous raconter tout, murmura l’un des Prussiens, dont les traits lourds lui étaient antipathiques. Et tandis que le colonel énumérait au passage les personnages de marque, et que le Bavarois souriait avec douceur, Georges, de sa couche, contemplait les initiales sculptées dans la pierre, l’entrelacs des L sous la couronne royale. Quel soufflet à la nation abattue que la consécration de l’empereur d’Allemagne dans le palais des rois de France ! Quelle humiliation que le martèlement de toutes ces bottes éperonnées sur les pavés de la vieille ville monarchique. Ce Versailles, dont la magnificence avait ébloui l’Europe, au point que jusqu’au plus petit prince allemand, tous les souverains en avaient copié l’ordonnance pompeuse et les jardins plats, ce Versailles, foyer doré de la splendeur et du génie français, et où avant la guerre il avait promené, dans les vastes avenues désertes, dans la majesté du parc mélancoliques, sa rêverie hantée des fastes du passé, il se l’imaginait, tel que le lui évoquaient les détails du Moniteur, grouillant des mille uniformes des divers états-majors, du va-et-vient des troupes qui accompagnaient, avec une suite de fonctionnaires, le Grand Quartier Général des princes alliés et du roi. Les services du ministère de la Guerre et de la Chancellerie achevaient d’en faire une cité prussienne ; de la rue de Provence, de la rue Neuve où habitaient Bismarck, de Moltke, partaient sans relâche les ordres qui, faisant mouvoir généraux et préfets, garrottaient le pays conquis. Guillaume demeurait à la préfecture. Les trottoirs résonnaient du traînement des sabres ; un fleuve de bière coulait dans les cafés, moussait aux larges chopes. Une seconde population, aux exigences impérieuses, avait envahi les maisons particulières ; l’Hôtel des Réservoirs faisait fortune. Sur tous les murs étaient placardées des affiches allemandes. Certains négocians tenaient l’oie de Poméranie, le bœuf fumé de Hambourg, un assortiment de pipes berlinoises. Le marin, à qui le temps n’avait jamais paru aussi long, s’étonna d’entendre sonner les heures. D’habitude tout aux secousses du bombardement, il ne distinguait rien en dehors de cette basse grondante. On faisait donc trêve aujourd’hui, en l’honneur de la réjouissance ? Un bruit de fanfares étouffées passa dans l’air. Le mouvement de la porte qui s’ouvrait, l’apparition du major Von Dümpfel, en grande tenue, croix ballantes, lui fut pénible. Il ferma les yeux, ne put se soustraire au spectacle que dressait devant lui le récit enthousiaste du nouveau venu.

Dès dix heures du matin, les députations des différens corps, la foule des invités se pressaient dans les grands appartemens de Louis XIV. Au centre de la galerie des Glaces un autel s’adossait contre les fenêtres du parc. Du côté du Salon de la Guerre une estrade groupait les officiers porte-emblèmes avec tous les drapeaux et les étendards. Sa Majesté, précédée du grand maréchal de la Maison et du maréchal de la Cour, était entrée à midi, suivie des princes du sang, des princes souverains et des princes héréditaires, avait pris place, entendu le service divin et la prédication. Puis Elle s’était avancée vers l’estrade. À sa droite étaient le Prince Royal, le comte de Bismarck et le maréchal de Moltke, et de tous côtés. Leurs Altesses Royales ou Sérénissimes, le prince Albrecht, le prince Adalbert, les grands-ducs de Saxe-Weimar, d’Oldenbourg, de Bade, de Cobourg, les princes de Bavière et de Wurtemberg, le prince héréditaire de Hohenzollern, le duc de Holstein, cent autres. La Galerie sur toute sa longueur bruissait de généraux, de conseillers, de hauts dignitaires. Alors, entouré des drapeaux du 1er Régiment de la Garde, Sa Majesté s’était adressée aux illustres princes et alliés, consentant sur leur demande et celle des Villes libres, à rattacher à la couronne de Prusse la dignité impériale ; ensuite Elle avait ordonné à son chancelier de donner connaissance de la proclamation au peuple allemand. Une émotion profonde agitait l’assistance. M. de Bismark avait lu d’une voix calme. Puis le grand-duc de Bade avait acclamé Sa Majesté comme Empereur d’Allemagne. Et trois fois l’assemblée avait répété l’acclamation. L’émotion était à son comble. Sa Majesté Impériale avait embrassé son fils et les membres de sa famille, serré la main des princes. Puis Elle avait traversé la galerie, en parlant gracieusement à tous, au son de la musique militaire, qui, entre des marches triomphales, jouait le Die Wacht am Rhein !

Georges, au compte rendu joyeux, se raidissait en vain. Les officiers blessés se félicitaient chaleureusement ; navré, serrant les lèvres, le marin tourna la tête contre le mur. Il était transporté au milieu de l’immense galerie, se mêlait à la foule enivrée sous les plafonds peints dans leurs voussures d’or, parmi les lambris de marbre aux longs trophées. À travers les hautes fenêtres, reflétées dans le miroir des glaces, s’allongeaient à l’infini la perspective du Tapis Vert et du Grand Canal, la noble étendue du jardin, triste sous le ciel d’hiver, avec le peuple des statues. Au-dessus des parterres du grand roi, où s’était épanouie la fleur de la race, où flottait le souvenir de tant d’élégances et de gloires, dans cette salle témoin des plus éclatans triomphes, c’était bien le suprême outrage que cette élévation solennelle, fondant sur les ruines sanglantes de la patrie l’insolent édifice du nouvel Empire !…


À Paris, dans l’atelier de Martial, dans le petit appartement de Thévenat, les mansardes de Thérould et de Jacquenne, comme dans la foule des logis humbles ou riches, où deux millions d’êtres s’indignaient contre l’incapacité de Trochu et l’inaction du gouvernement, de jour en jour la colère grandissait. Où allait-on ? Quoi ! depuis le 21 décembre, près d’un mois, on n’avait rien tenté ! Depuis vingt jours, on subissait, sans y répondre par des sorties, l’incessant bombardement, on laissait écraser les marins et les forts, les habitans et la ville. Non que Paris fût las des obus meurtriers, ou même en souffrît trop. Sur la vaste superficie de la rive gauche, la seule que les Allemands pussent atteindre de ces hauteurs du Sud, si funestement abandonnées sans défense de Châtillon à Saint-Cloud, au début du siège, quatre cents maisons avaient été frappées, vingt-six incendies allumés. Deux cent douze victimes seulement, parmi cette immense population, avaient succombé. Les obus avaient beau décrire leurs courbes mathématiques, tomber avec une précision cruelle, on se souciait peu de cette bruyante intimidation. Après l’horreur de voir tuer des enfans, des vieillards, des femmes, après la première révolte des savans et des lettrés, signant, au nom de l’humanité, des protestations contre la pluie de fonte abattue sur le Muséum, les écoles et les bibliothèques, après la lettre de Trochu à de Moltke signalant le ravage qui s’acharnait contre les hôpitaux et la réponse de celui-ci, promettant avec sarcasme un tir mieux réglé, quand l’air plus pur et la distance plus courte le lui permettraient, mais n’en continuant pas moins à bombarder la nuit, à toute volée, la grande ville allait et venait, indifférente. Ce n’était pas leur bombardement qui avancerait d’une minute le moment psychologique !

Mais, hélas ! on le voyait venir quand même. Les ressources baissaient ; seule la famine prendrait Paris. C’était pour tous une angoisse que cette rareté croissante de ce qui permettait de vivre. La mortalité devenait effrayante ; les voitures d’enterrement, traînées par un seul cheval, se succédaient sans trêve. Plus de charbon, ni de bois pour résister à l’hiver, rien qu’une viande innomable, un pain répugnant, pour se soutenir. Le soir, avec ses quartiers enténébrés et déserts, l’énorme capitale semblait morte. C’est alors, dans ce froid et ce noir, que revenait plus vive la fureur du jour perdu, du temps qui avait coulé, inutile. Avec lui diminuait la réserve des forces, s’affaiblissaient les moyens de lutte. L’invisible cercle se rétrécissait, oppressant les poitrines. Bientôt, on ne pourrait plus respirer ; on tomberait vaincu, près de ses armes intactes. Et, dans un soulèvement de rage, on rejetait tout sur le conseil du Louvre, sur ces hommes du Quatre-Septembre à qui on avait fait un tel crédit, et qui l’avaient gaspillé en attentes stériles, en discussions vaines, sur ce Trochu, si populaire d’abord, maintenant haï. Lui qui avait dit : « Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas ! » que comptait-il faire ? Le salut ne lui tomberait pas du ciel. Avant que les soldats eussent perdu tout ressort, dans ces tranchées où le froid les tuait comme des mouches, et pendant que la garde nationale se consumait à ne rien faire, stupidement mise à l’écart, est-ce qu’on n’allait pas secouer cette léthargie, se battre enfin ? À quoi servaient tant d’hommes, de généraux, de canons ? De toutes parts, des voix s’élevaient, désespérées : sortir en masse, essayer de secouer les barreaux de la cage ! Paris, enragé, voulait voir la couleur de son sang.

Par malheur, l’ultime bataille où tête basse le peuple voulait foncer, la suprême partie qu’allait jouer Paris, avec la reddition pour enjeu, les généraux la livraient à contre-cœur, marchant d’avance à la défaite. Ne croyant pas au succès, ils ne faisaient rien pour le rendre possible. Irrités par les reproches de la rue, sans sympathie pour la plupart envers un régime contraire à leurs goûts, à leurs traditions, tous déprimés par l’incroyable série de revers, doutant de l’avenir, ils étaient prêts à donner leur vie, sans plus. Tant que dix mille braillards ne seraient pas par terre, les autres n’entendraient pas raison. Paris voulait une saignée, il l’aurait.

Le 18, au matin, dans tous les quartiers, emplissant les rues de ses cadences lugubres, la générale battait. Martial, debout depuis l’aube, avait entendu avec émotion la longue plainte des tambours. Dans le blême jour glacé de l’atelier, où sous leurs voiles les maquettes avaient des raideurs de cadavres, au coin du lit dans lequel Nini dormait, brûlante de fièvre, sous les couvertures augmentées d’un tas d’habits et de jupes, il astiquait son chassepot, avec une nerveuse impatience. Le nez allongé sur ses pattes. Pataud, le chien du fermier de Clamart, le regardait de ses yeux clairs. Affamé, il était venu gratter à la porte. Au rythme connu de la générale, Martial dressa l’oreille. Il l’avait entendue tant de fois ! Toujours en vain ! Était-ce encore pour quelque piétinement d’illusoire sortie, comme aux trois journées de la Marne, à celle du Bourget, ou comme au 31 octobre pour sauver ou renverser le gouvernement ? Cette fois, il eût été de ceux qui l’eussent volontiers démoli, s’il avait su par quoi le remplacer. Mais non, aujourd’hui, c’était la tentative finale, le va-tout qu’ils avaient si longtemps souhaité. On allait, à l’abri du Mont-Valérien, forcer le passage, de Montretout à Buzenval, tâcher par Garches d’arriver jusqu’à Versailles. Aujourd’hui cent vingt et unième jour du siège, après quatre mois d’enlizante oisiveté, la garde nationale marcherait. Sa bonne volonté dédaignée, son dévouement méconnu seraient mis à l’épreuve.

Doucement, pour qu’elle ne se réveillât pas, il embrassa Nini, mais sursautante elle se retourna, les yeux ouverts dans le demi-égarement de la fièvre. — Quoi ? fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

Voyant Martial coiffé de son képi, elle se souvint. Sa figure creusée, changée, eut une contraction douloureuse. Une quinte la secoua.

— Oh ! mon chéri.

Elle s’en voulut d’avoir dormi, perdu quelques instans encore de présence, cédant au sommeil qui succède aux nuits éveillées. Elle aussi sentait la gravité de l’instant, bouleversée par ce départ plus sérieux. Sa maladie, la mauvaise bronchite qui la minait avait, pendant ces deux semaines, fait d’effrayans progrès. Elle se sentait faible, usée par cette toux sèche et perpétuelle. Qu’il revînt vite ! Mais, courageuse, elle dominait son angoisse, s’efforçait à sourire ; elle promit de rester couchée. La mère Louchard veillerait sur elle, pour les petits soins. Et puis, avec Mme  Thévenat là-haut, elle était tranquille ! Martial, déguisant son inquiétude, souriait aussi, et, l’embrassant de tout son cœur, il s’arracha des bras qui le retenaient, jeta un vaillant : — Au revoir !

Dans la cour, une détresse le saisissait. La maigreur des bras et du cher visage, le cerne des yeux ardens, lui faisaient mal à voir. Pauvre petite amie, si résignée, si brave ! Il souffrait de ces temps impitoyables, de l’hiver atroce. Il n’y avait plus un sou dans le tiroir à secret. Ah ! si du moins il était riche, pouvait donner à Nini le feu qui réchauffe, la viande qui nourrit ! Il y a six jours, avant l’arrêté de Ferry, ceux qui avaient de l’argent dans leur poche pouvaient encore manger du pain blanc, fait de farines blutées en fraude. Il suffisait de sortir 60 francs, on avait un lapin ; 200 francs, une belle oie. Jamais il n’avait compris à ce point la puissance injuste de l’or.

Mais une voix qui essayait de paraître crâne le hélait : Louchard, armé de pied en cap, attendait sur le sol de la loge.

— Eh bien ! Monsieur Martial, voilà le grand jour !

— Ce n’est pas trop tôt, déclara derrière son dos l’hydropique. Mme  Louchard était fière de voir partir son mari. Remise de sa terreur du bombardement, elle avait remonté son lit de la cave, où vraiment on était trop mal. L’énergie qui au début du siège l’enflammait l’avait reprise. Elle confondait dans la même malédiction les Prussiens, Ferry, Trochu, et son fidèle Schmitz que, sur la foi de Louchard, elle accusait de trahison. Elle eût voulu qu’on en finît, d’une façon quelconque.

Martial s’éloignait, avec la sensation de quitter pour de bon cette maison qui abritait le plus clair de ses joies, son amour, son art, qui avait abrité tant d’heures de désœuvrement et d’amertume. Elle était à peu près vide maintenant, Blacourt, les Delourmel, Tinet et Mélie partis. Il ne restait que le fermier de Clamart, avec sa tribu et son chien, dans les pièces des Du Noyer, où, des poules et des lapins vendus, seule subsistait l’odeur infecte. Il unit dans une pensée d’adieu sa maîtresse et les bons Thévenat, la grâce fine de l’une et la sereine dignité, la mâle intelligence des autres. Avec eux il laissait derrière lui ce que le siège lui avait révélé de meilleur, la douceur de l’affection, la sécurité de l’amitié.

À son rang, il marchait, entre le chapelier et Thérould. Celui-ci, d’une gaieté fébrile, ne tarissait pas en plaisanteries acerbes. Pas un des membres du Gouvernement qui y échappât ; il critiquait jusqu’à la sortie. Mais comme le chapelier était gras ! Cet homme paterne expliqua qu’il s’était quelque peu cuirassé de couvertures. La bravoure n’excluait pas la prudence. Le régiment rassemblé, Martial poursuivait joyeusement la marche, scandait le pas. Souvent on s’arrêtait pour laisser défiler d’autres régimens de garde nationale mobilisée. À tous les visages, il croyait surprendre la même expression vaillante et recueillie ; on était loin de la forfanterie des premiers jours ! Ainsi, malgré les généraux, une troupe jeune, capable de sacrifice et d’élan, s’était formée. Il eut espoir.

Mais un encombrement prodigieux les immobilisait aux environs du pont de Neuilly. Trente régimens de gardes nationaux s’amassaient pêle-mêle. La fin du jour, les heures pluvieuses de la nuit se perdirent à attendre là qu’on dît où aller, à qui se joindre. Pas un officier d’état-major pour désigner à chaque régiment la colonne dont il devait faire partie. Dans les ténèbres, ces cohues tournoyaient sur elles-mêmes, tassées par de nouveaux afflux ; il fallait camper là, dans une épouvantable confusion. Cependant, à l’aube, se pressant aux ponts d’Asnières et de Neuilly, les trois colonnes d’attaque, aux ordres de Vinoy, de Bellemare, et de Ducrot, essayaient en vain de se constituer. Chacune d’elles, improvisée avec des élémens de ligne et de mobiles, pris au hasard de côté et d’autre, s’adjoignait tant bien que mal sur place les régimens de gardes nationaux, fatigués de la nuit. S’étouffant sur les tabliers étroits, sur les routes avoisinantes, chaque colonne tentait alors d’avancer, amalgame hétéroclite où se confondaient toutes les armes mélangées, une salade de fantassins, de cavaliers, d’artillerie, de génie, d’ambulances et de voitures de vivres. Trochu, qui s’était réservé la direction, devait faire donner le signal, dès son arrivée au Mont-Valérien. Mais, le Gouverneur ne paraissant pas, les trois coups de canon accompagnés de fusées n’étaient tirés qu’à sept heures. Trop tôt encore. Tels avaient été les préparatifs, la conduite de l’opération, que les têtes de colonnes de Vinoy et de Bellemare débouchaient seulement, dans l’étroite plaine allongée au pied du fort, devant les hauteurs de Montretout et de Buzenval. En arrière, sur une longueurde quatorze kilomètres, s’échelonnaient, dans un indescriptible chaos, le reste des deux premières colonnes et la colonne entière de Ducrot. Des divisions piétinaient encore à Courbevoie.

Mais, en face de Montretout, s’ouvrait le feu de l’infanterie de Vinoy. Tandis que Trochu lui faisait courir après, annonçant un nouveau signal pour dans une heure, puis, voyant l’action trop engagée, dépêchait à Bellemare pour qu’il se hâtât de soutenir l’attaque, Martial, en arrière de la Briqueterie, gravissait la côte de Suresnes. Son régiment avait été affecté à la colonne de gauche. À travers le brouillard, rangé maintenant avec son bataillon sur le bord de la route, il regardait défiler d’interminables passages de batteries, de lignards courbés sous le sac, de mobiles hâves, jambes crottées, visages terreux, ils marchaient à l’aveugle, les soldats de Vinoy mélangés à ceux de Bellemare, la gauche au centre. Ils ne savaient où ils allaient, ni à qui ils appartenaient. Martial, dans l’estompement de la brume, crut voir une bousculade de spectres. Au loin, la fusillade et le canon retentissaient. Jamais le supplice d’entendre, sans voir, déjà subi à la Marne, au Bourget, ne lui avait été plus dur. Il se demandait avec anxiété ce qu’on pouvait attendre d’une journée commencée de la sorte. Se battrait-il seulement ? Quelle criminelle impéritie présidait à ce décousu gigantesque, au destin de cette sortie dernière, où cent mille hommes risquaient leur vie, pour la délivrance ou la perte de Paris ? Un tel gâchis le suffoquait. Serait-ce donc qu’on ne voulût en réalité rien faire ? Tant de maladresse ne recouvrait-elle pas un calcul ? On n’était pas volontairement nul à ce point !

Dix heures. C’est le moment où après avoir enlevé la redoute de Montretout, les villas Pozzo di Borgo et Zimmermann, Vinoy ne parvenait pas à mettre en ligne son artillerie embourbée, retardée dans les chemins fourmillans ; le moment où Bellemare, maître de la Maison du Curé, du château et du parc de Buzenval, prenait pied sur le plateau, mais sans pouvoir dépasser la ferme de la Bergerie et la maison Craon. Les grand’gardes et les avant-postes prussiens, surpris dans le brouillard, étaient en partie refoulés, tandis que les premières troupes de Ducrot, encore loin dans la plaine, commençaient à peine à sortir de Rueil.

Martial, debout depuis trois heures du matin, ivre de lassitude, écœuré « de la drogue, » se morfondait, des flaques de la route à la boue d’un champ. Il enviait les camarades qui s’en allaient bravement ; on ne dirait pas cette fois que la garde nationale n’était bonne à rien ! Ah ! pourquoi n’avoir pas employé plus tôt tous ces hommes de bonne volonté, dont l’attitude résolue, l’air intelligent disaient les qualités natives ? Et lui, il n’avait pas bientôt fini de moisir là ? Nulle fanfaronnade, aucune griserie d’héroïsme, car, raffiné, réfléchi, il aimait la vie, son art. Mais le dégoût d’avoir été si longtemps tenu pour rien, l’envie de remuer un peu, de voir comment le Prussien était fait ! Pourquoi ne les utilisait-on pas, eux et ces centaines d’autres qui stationnaient près des innombrables files de voitures d’ambulance, de camions de chemin de fer, chargés de munitions et de vivres ? Le fracas continue, le temps s’écoule. Voilà d’autres gardes nationaux qui reviennent du feu, débandés, gesticulans. Martial distingue des groupes affolés prenant d’assaut des omnibus, et fouette cocher ! Jusqu’à des officiers qui se disent blessés et qui n’ont rien. Des lignards les huent : « En avant la trouée ! En avant. Messieurs de la guerre à outrance ! » Si on les avait disciplinés, instruits, peut-être tiendraient-ils mieux ! Qu’est-ce qu’a donc le Mont-Valérien aujourd’hui ? Pourquoi ne tonne-t-il pas ? Le seul jour où ses gros obus seraient vraiment utiles, silence complet. Thérould ricane : « Peut-être que Trochu dort ! On a peur de le réveiller. »

Deux heures et demie. C’est le moment où Ducrot, apparu vers onze heures, renonçait à poursuivre l’offensive. Tous ses efforts s’étaient brisés contre le mur de Longboyau, qui borde le parc de Buzenval. Dans celui de la Malmaison on n’avançait pas. Le général, depuis l’échec de la Marne, se désintéressait d’une partie, à son sens perdue. Il n’apportait plus cette fougue qui, sur les côteaux de Champigny, lui avaient fait inutilement chercher la victoire ou la mort. Il jugeait impossible la sortie par Garches ; à supposer qu’on enlevât la première ligne des défenses allemandes, on ne pourrait franchir la passe, on s’entasserait dans un goulot de bouteille. Même le bruit courait qu’à demi brouillé avec Trochu, il avait offert de résigner son commandement, de servir comme simple capitaine aux éclaireurs de Néverlée. Pourtant, après son arrivée tardive, il s’était battu de son mieux, suivant la vieille tactique d’alors : le va-devant-soi. Dix régimens s’entassaient dans le parc de Buzenval ; imprenable, le mur de Longboyau se dressait toujours, défiait tous les assauts. Ligne, mobiles, et ces mobilisés si suspects avaient rivalisé de courage. Le colonel de Rochebrune, le vieux marquis de Coriolis, le peintre Henri Regnault, l’explorateur Gustave Lambert, quantité d’officiers et de gardes nationaux tombaient, prouvant assez haut quelles ressources on avait jusqu’alors méprisées. Au centre, Bellemare était toujours arrêté devant la ferme de la Bergerie ; Vinoy, sans canons, immobile à Montretout, sous une pluie d’obus. On se fusillait à bout portant. Une lassitude, d’un bout à l’autre de la ligne, paralysait l’armée. On avait pu, au petit bonheur, à coups d’efforts désunis, s’emparer du bord du plateau. L’élan mourait là. On aurait tout juste assez de force pour se maintenir, repousser les Prussiens, qui à leur tour fonçaient.

Martial, à présent, n’espérait plus. Les visages autour de lui marquaient l’accablement sans bornes. Thérould s’était tu ; le chapelier matelassé hochait la tête ; il ne regrettait pas sa précaution ; les couvertures du moins lui tenaient chaud. Martial n’écoutait plus que comme un écho monotone ce bruit des mille détonations dont le tressaut lui avait fait toute la matinée battre le cœur. Il en avait assez, repris de l’habituelle nausée. Puisqu’on ne voulait pas de lui, vite, qu’on s’en allât. Des débandés longeaient les routes, à toutes jambes. La nuit venait. En arrière, les canons de Vinoy, embourbés, inutiles.

Cinq heures et demie. C’est le moment où, bien que l’attaque prussienne eût échoué, de Buzenval à Saint-Cloud, la bataille exténuée finissait d’elle-même. Les ténèbres s’épaississaient sur l’inextricable cohue, ces milliers d’hommes agglomérés dans un si petit espace. Vinoy chancelant à Montretout, les soldats de Bellemare se tirant dans le dos les uns aux autres, ceux de Ducrot à bout de forces, Trochu ordonnait de commencer la retraite. Seules les troupes de la droite, composées d’élémens plus solides, se repliaient avec assez de calme.

Martial, à la Briqueterie, assistait à une débandade sans nom. À peine le recul décidé, le reste de l’armée, sans attendre d’autres indications, s’ébranlait en une volte-face subite. Oubliant à la villa Zimmermann le commandant de Lareinty et ses mobiles, la colonne de gauche, mêlée à celle du centre, se précipitait à la faveur de l’ombre ; vers la Briqueterie et la Fouilleuse un torrent refluait, hagard, rué dans une panique sauvage. Sur toutes les pentes, des mobiles dévalaient, déchargeant leurs fusils, criant : La paix ! la paix ! Des gardes nationaux, fous de peur, se meurtrissaient aux voitures, passant entre les roues, à travers l’amoncellement des ambulances et des camions. Un amas d’hommes, de chevaux, de canons, flottait avec un bourdonnement éperdu sous le Mont-Valérien, clapotait irrésistible, dans l’entonnoir de Suresnes, s’écrasait aux ponts. Paris, haussé pour respirer dans un soulèvement de cent mille poitrines, retombait encore une fois, la dernière. Il n’avait pu voir au delà de sa barrière de coteaux. Le cercle de fer l’étreignait, resserré, infrangible. Martial, pris dans le remous, si serré que parfois il faisait vingt mètres sans toucher terre, ne se retrouvait pas rue Soufflot avant le lendemain matin. Il avait traversé une ville d’insomnie et de fièvre, des rues échauffées de colère, dans la stupeur où les jetait la nouvelle de cette formidable déroute, répandue au soir par les fuyards. Les voitures qui dès le petit jour sillonnèrent les chaussées, les trains de ceinture dégorgeant aux gares leurs chargemens de blessés, les trottoirs envahis de cacolets et de civières, tout contribuait à augmenter la désolation. Dans les groupes, on murmurait : « C’est donc fini, plus d’espoir ? » L’angoisse et la prostration succédaient à l’enthousiasme impatient d’avant la bataille, d’autant plus profondes qu’on avait plus espéré. On commentait avec tristesse la proclamation du gouvernement affichée la veille : « Souffrir et mourir, s’il le faut, mais vaincre ! » à laquelle la dépêche de Trochu à Schmitz répondait comme un glas. Elle prescrivait qu’on parlementât d’urgence pour obtenir un armistice de deux ou trois jours, afin d’enlever les blessés, d’enterrer les morts ! « Il faudra pour cela, disait-il, du temps, des efforts, des voitures très solidement attelées… » Épouvanté, chacun subissait malgré soi l’obsession : l’armée, la garde nationale avaient donc été décimées ? Il y avait des montagnes de cadavres ? Paris n’avait plus de soldats ? Que devenir, à présent ?… Et du même coup on s’en prenait à l’alarmiste, à cet incapable qui n’avait même pas su amener ses troupes au combat, y maintenir l’ordre. Quand on apprit qu’il les faisait rentrer toutes au cantonnement, il n’y eut qu’un cri : « À bas Trochu ! » Plus une voix ne s’élevait pour lui.

Martial, brisé par ses deux nuits blanches et la vaine journée, resta au lit toute l’après-midi. Il avait eu, à sa rentrée, la surprise touchante de trouver Mme  Thévenat assise au chevet de Nini, la forçant à boire une tasse bouillante de chocolat à l’eau. Elle en avait descendu quelques tablettes, un admirateur de son mari lui ayant fait don d’un kilo. Aux protestations de Martial, elle avait insisté avec bonté : elle en aurait toujours assez maintenant ; le siège ne durerait guère… Seuls, Martial et Nini s’embrassaient de toute leur âme. Elle avait eu bien peur cette fois, blottie sous les couvertures depuis son départ, suant la fièvre. Elle serait morte de chagrin, sans les visites de la bonne Mme  Thévenat. Un sourire bien vague éclairait ses joues décolorées, toute sa faible personne. Martial s’enquit : « Qu’est-ce qu’elle avait mangé ? » Elle eut une moue, montra dans un plat un morceau de morue, et sur la table un bloc de pain couleur d’ardoise… — « Encore, c’est la mère Louchard qui a eu la gentillesse de toucher ça avec mon bon !… » Elle frissonnait en pensant à la corvée évitée, aux queues interminables dans l’aube glaciale, à la porte des boutiques. C’est là qu’elle avait pris mal. Martial palpait et flairait la boule de mastic épais. « Ça, du pain ! Je parie qu’il n’y a pas un atome de farine ! » Il examinait curieusement ce mélange de son, de paille hachée, de fécule, d’amidon et de vesces. « Et, tu sais, dit Nini, depuis ce matin le rationnement ! 300 grammes par tête. Tout le quartier est en émoi. Comment veux-tu nourrir un homme avec ça ?… — Crois-tu, ajouta-t-elle, cet affreux bonhomme du second, le fermier, m’a fait offrir des côtelettes de son chien ! Il a tué Pataud, l’a débité par tout petits morceaux, pour en avoir plus cher. Quel sauvage ! Non, jamais, je n’aurais mangé de cette pauvre bête !… »

Mais des coups à la porte les tiraient de leur engourdissement. Dépeignée, hors d’elle. Mme  Louchard, en jupe et savates, parut. L’hydropique était dans tous ses états. Pas de Louchard depuis ce matin. Bien sûr, il avait été tué. Et, attestant Martial : — N’est-ce pas qu’il serait déjà revenu ? Des gens de son bataillon sont rentrés, rue Gay-Lussac, et n’ont rien pu dire…

Ils la rassuraient de leur mieux. Martial riait en dedans : Louchard héroïque ? C’était invraisemblable. Mais, tragiquement, la concierge levait les bras au ciel, sanglotait, partait. Il se leva mal reposé. Le brouillard obscurcissait l’atelier. Les jours les plus mornes commençaient. Nini essaya de reprendre son ménage, mais un étourdissement la couchait de nouveau. Elle ne voulut pas manger, malgré les supplications de Martial. Il connut une fois de plus la nausée des repas ; l’horreur d’apaiser sa faim avec ce qui répugne.

Des cris l’attirèrent au dehors. C’était Mme Louchard qui, à la vue de son mari, ramené en triomphe par quelques badauds, avait une attaque de nerfs. Des commères la rappelaient à elle. Louchard, modeste, remerciait son escorte. Le bras en écharpe, visage tiré, il poussait des soupirs à chaque mouvement. Il raconta que les citoyens l’avaient entouré avenue de Neuilly, sortant de la maison où depuis l’avant-veille il avait été soigné. Maintenant il allait pouvoir se reposer, panser sa glorieuse blessure. Pathétique, sa femme voulait défaire les bandes, voir… À Martial qui, sceptique, s’informait, il jeta de la loge, où l’entraînait Mme Louchard : — Un éclat d’obus !

Il voulait dire un éclat de bois dont, bien loin du champ de bataille et de son régiment, à l’abri dans les caves d’une épicerie de Clichy-la-Garenne, il s’était déchiré le poignet, en voulant défoncer un tonneau de lard. S’il n’avait pas reparu plus tôt, c’est qu’il avait copieusement arrosé sa plaie, avec quelques bons zigs, chez divers marchands de vin. À force de raconter la légende de l’obus : « Je le vois arriver, je me jette devant un capitaine… » il y croyait presque. Dans le quartier, le bruit de son héroïsme s’était répandu : « Il avait eu un bras emporté, en voulant sauver un colonel ! » On venait aux nouvelles.

Martial se mêlait au bavardage d’un groupe, qui, au coin du boulevard Saint-Michel, discutait. C’étaient des plaintes sur la ration de pain insuffisante, sur des étalages où les poulets pour riches insultaient à la misère publique. On disait que Trochu allait être remplacé. La situation était intenable ; une émeute chauffait. On se montra une escouade allant renforcer le poste de la mairie… Cette fois le rappel pouvait battre ! Martial n’irait plus sauver le gouvernement. Fichtre non !…

Nuit de rêves morbides, oppressés par le sentiment de l’irrémédiable, de la fin. Le lendemain, Martial montait chez Thévenat, les journaux à la main. Les événemens se précipitaient. Le remplacement de Trochu par Vinoy à la tête de l’armée était officiel. Une bande avait forcé Mazas, délivré les prisonniers du 31 octobre, Flourens en tête. Sur le palier du troisième, Martial se cogna contre Mme Delourmel, qui, tenant un gros paquet de linge, refermait la porte de son appartement. Elle avait un teint de papier mâché, sous les boucles noires, les yeux rougis. Son mari avait reçu une balle au côté, dans le parc de Buzenval. Martial revit l’honnête figure exaltée du rentier jadis si placide, songea : « Celui-là, c’est pour de bon ! » Thévenat, si maître de lui d’habitude, l’accueillit d’une poignée de main nerveuse. Assise à la salle à manger, près de ses canaris battant de l’aile dans leur cage, Mme  Tliévenal leur distribuait de la mie sèche. « Ils la trouvent trop mauvaise, soupira-t-elle, ils n’en veulent pas. » Thévenat allait et venait :

— Eh bien ! mon enfant ? Que dites-vous de tout cela ?… Trochu, Vinoy ! Un changement de médecin au chevet d’un mort. C’est fini. Le pain manque… Il reste des canons et des hommes, pensez-vous ? Erreur. Hier, — je le tiens d’un des membres du gouvernement, — deux conseils de guerre, l’un des généraux, l’autre d’officiers intérieurs qu’on a voulu consulter aussi, ont abouti à la même conclusion : Rien à faire ! Ce que Gambetta nous a prédit se réalise : « Avec les intentions les plus pures, vous tomberez, comme ceux qui sont tombés à Sedan et à Metz ! »

Il reprit :

— Ce Trochu ! quel crédit nous lui avions ouvert ! Un brave homme, oui ! C’est un général qu’il nous fallait ! Ah ! le sempiternel phraseur, ayant des raisons, des excuses pour tout, sauf pour agir. N’a-t-il pas osé, avant qu’on lui imposât sa démission, déclarer aux maires que, le moment venu de traiter, ce serait à eux de débattre, avec le quartier général prussien, les conditions !… Et, s’il a la conscience tranquille, avec son fameux « le Gouverneur de Paris ne capitulera pas, » eh bien ! c’est qu’il a le cœur léger ! Nous aura-t-il conduits jusque-là pour nous tirer sa révérence ? Pas de commandement sans responsabilité ! Favre et les autres ont eu deux torts : d’avoir tant tardé à s’apercevoir de la nullité militaire de Trochu, et, s’en étant aperçus, de ne le destituer que la partie perdue. Et on le garde comme président !

La sonnette, violemment secouée, tinta. Jacquenne faisait irruption, haletant ; il avait l’air d’un sanglier traqué.

— Qu’y a-t-il ? s’écria Thévenat.

— Rien. On assassine le peuple ! C’est maintenant sur des Français que la troupe tire !

Ils s’exclamèrent : était-ce possible ! Par la fenêtre, on voyait les promeneurs de ce tranquille dimanche. Rien, dans ce quartier, qui annonçât qu’on se massacrait dans l’autre.

Jacquenne racontait, à mots entrecoupés, l’échauffourée qui venait d’ensanglanter la place de Grève : des groupes pacifiques s’y pressaient. Des députations venaient de sortir de l’Hôtel de Ville dont les fenêtres étaient garnies de mobiles embusqués… Le 101e de la garde nationale ayant alors débouché sur la place, sans provocation les mobiles avaient tiré… Les blessés, des passans inoffensifs, jonchaient le sol. Des deux côtés, sacrilèges, les coups de fusil se répondaient… Un tremblement de répulsion agitait ses mains.

Il disait les choses telles qu’il les avait vues, sous l’angle de ses passions et de son parti pris. D’où étaient parties les premières balles ? Ce que Jacquenne n’avait pas vu, ne disait pas, c’était qu’à la voix d’un des leurs, Serizier, les gardes avaient ouvert le feu sur le colonel Vabre, commandant le palais, resté hors des portes avec deux officiers de mobiles, dont l’un avait été tué. À cette vue, des fenêtres, les mobiles avaient riposté. En un instant la place était balayée ; Sapia, deux membres de l’Internationale, restaient avec vingt autres sur le carreau. Des maisons de l’avenue Victoria, du coin des quais, où l’on ébauchait une barricade, la fusillade continuait ; mais les troupes arrivaient de toutes parts, le calme était rétabli comme par enchantement.

Une tristesse infinie dans les yeux, Thévenat dit : — C’était fatal. En ne lui faisant rien faire contre l’ennemi, on a tout fait, pour que le peuple de Paris en vînt là. Maintenant le dernier mot est dit, on se bat entre frères. Les Prussiens peuvent entrer… Jacquenne cria de sa voix dure : — Non, Thévenat, le dernier mot n’est pas dit ! — Une frénésie à revoir le sang de tout à l’heure, une haine où bouillonnaient tous ses vieux fermens de révolte, le dressait contre ces maîtres de Paris, dont l’incapacité livrait Paris. Mais un jour viendrait !… — Mon Dieu ! murmura Mme  Thévénat.

Elle appuyait son front à la vitre, le cœur retourné. Les regards perdus dans l’horizon de brume où l’hivernal soleil se couchait par delà le Luxembourg désert, l’océan des maisons et des toits, Martial et Thévenat contemplaient l’invisible ligne des coteaux, le cercle infranchissable, d’où grondait le bombardement. Naguère, ils évoquaient, derrière les hauteurs silencieuses couronnées de bois, les armées de la délivrance, la province en marche. Que de fois ils avaient ainsi été au-devant de l’élan de la France, penchés à la fenêtre du petit cabinet de travail pareil à une loge de guetteur ! Que de fois ils avaient embrassé de là l’énorme ville, étalée à leurs pieds, perçu sa rumeur de travail et d’espoir ! Maintenant, le bombardement couvrait tout ; Paris morne, affamé, gisait inerte. Nul secours possible désormais. La province, terrassée, ne viendrait pas. Du côté de Versailles, dans un ciel d’incendie triomphal, des nuages de pourpre et d’or flottaient. Et, tonnant à l’horizon barré, les canons Krupp saluaient de leurs salves déchaînées Guillaume empereur, l’apothéose allemande.

XX

À Charmont, vidé, ruiné, la première quinzaine de janvier s’était écoulée, déserte. Les grands passages de troupes avaient cessé. L’occupation allemande implantée à Blois, à Amboise, à Tours, terrorisait le pays. Un morne silence enveloppait les campagnes, troublées seulement par les apparitions de détachemens en réquisition. Au trot insolent des cavaliers, au pas lourd des soldats de la landwehr, le pillage en règle se poursuivait. Le village rongé jusqu’à l’os, hangars vides, murs nus, devait rendre encore. Indépendamment de ce qu’avait raflé l’armée en marche, du million que faisaient suer à chaque département les préfets de l’occupation, il fallait donner, donner toujours. L’essentiel était que la France, pressurée, broyée, ne pût de longtemps nuire, se relever. Et les villes étaient frappées d’amendes et de contributions, les campagnes mises à sac ; tout l’or du sol arraché de ses réserves, tari dans sa source.

Au château, il était temps que les déprédations, les outrages renouvelés à chaque campement, fussent un moment suspendus. La longue patience de Jean Réal était à bout. Encore quelques jours comme cela, et il faisait un malheur. Marceline, insensibilisée, absorbée dans la vie machinale des très vieilles gens, n’avait pas soupçonné la gravité du danger ; Gabrielle l’avait comprise, horriblement inquiète, cachant son angoisse. Jean Réal s’enfonçait en de longs mutismes ; une idée fixe semblait alors brûler dans ses yeux clairs, sous l’arcade broussailleuse des sourcils blancs. Il avait trop souffert à voir son bien aux mains de l’envahisseur, le résultat de son labeur infatigable en un mois détruit, sa maison souillée, ses greniers et ses caves ravagés. Jusqu’à la dernière gerbe de paille, au dernier sac d’avoine, on avait tout pris, tout gâché. On ne s’était pas contenté de boire, on avait cassé des centaines de bouteilles, crevé des tonneaux pleins. Et ce raffinement de méchanceté lui avait été le plus sensible, blessant en lui l’homme de la vigne, le propriétaire si fier de son Clos-Réal. Sans parler du reste, son parc troué de coupes, de gros arbres sciés ras, pour entretenir les brasiers monstres. Et l’étable dont successivement bœufs et vaches avaient été tués, emmenés ; la bergerie où il ne restait qu’un vieux bouc aveugle ! Cinquante ans de travail et d’épargne se révoltaient en lui. L’idée que par tout le territoire envahi de semblables tyrannies s’exerçaient, loin de le consoler avec le malheur d’autrui, ravivait l’étendue de ses regrets. Tant de richesses perdues, une moisson d’effort piétinée ! Dans son amour de la terre, de son Charmont, il souffrait pour toute la terre de France.

Marcelle et Rose, dans la maison retombée au calme, mais dépouillée de son intimité familiale, privée de sa vieille âme erraient comme des ombres en peine. Tout ce qui avait été le cadre heureux de leur enfance leur paraissait étranger ; les choses ne leur appartenaient plus. Dans le salon où les soirées s’égrenaient de nouveau, au tic tac grave de la pendule, tentures et meubles restaient imprégnés d’un relent de tabac. De gros doigts avaient sali l’album aux photographies, crayonné en marge des remarques d’une finesse douteuse. Une pipe ornait la bouche d’une vieille tante. Sous le portrait de Maurice, vigoureux dans son uniforme de forestier, s’étalait ce mot : Magnifique !!! Marcelle, qui l’aimait bien, s’attristait ; on avait su, par une lettre jetée à la poste en chemin, la raison qui avait empêché le cousin de venir passer avec eux la soirée de Noël. Suspecté à cause des travaux de défense naguère exécutés dans la forêt d’Amboise, il avait été brutalement enlevé comme otage, avec M. Brémond et quelques autres notables. Mesure d’intimidation largement appliquée dans toutes les villes conquises, et dont l’arbitraire égalait l’odieux ; on l’envoyait à Stettin. Marcelle avait grandi, devenue plus sérieuse encore, aidant sa mère comme une vraie petite femme. Quant à Rose, elle traversait une crise de croissance, poussée en asperge, pâle et maussade. On ne l’entendait jamais plus rire. Elle restait à présent des heures le front aux vitres, pleurait pour rien.

Ainsi chacun, dans ce resserrement de la vie commune, s’isolait, gardant une blessure. Mais nul ne la ressentait si profond que Marie, pas même Mme  Réal, soutenue par son âme courageuse et la simplicité de sa foi, tandis que la jeune femme saignait dans toute sa sensibilité frêle. La fatigue de sa grossesse achevait de l’abattre. L’immense bonheur, l’angoisse délicieuse du début, quand elle s’était aperçue de l’humble vie qui frissonnait en elle, étaient loin, submergés, noyés dans un débordement de préoccupation et de transes. L’absence de nouvelles l’affolait. Tous ces événemens sinistres, cette succession de combats et de retraites dont elle recevait le coup de foudre à travers quelques lignes de journal, et qui se bornaient à un détail sommaire, la harcelaient d’épouvantes sans fin. Quels contre-coups innombrables, quelle infinie complication de misères en résultait-il pour lui ? Comment espérer que, dans ce tourbillon qui emportait comme un fétu le destin d’une armée, une pauvre existence résistât ? La somme de tous les maux s’appesantissait sur Eugène. Se pouvait-il qu’il fût sain et sauf ? Elle le cherchait dans cette foule et ne le retrouvait pas. Ses insomnies étaient atroces, ses sommeils pleins de visions qui ne lui laissaient à l’aube que leur effroi confus.

Un jour, c’était le 15, un dimanche, elle s’était levée sous le poids de ce malaise. Une langueur étrange la dissolvait. Est-ce un pressentiment ? se disait-elle. Elle avait voulu écarter l’obsession, s’était jointe à Gabrielle et à Marcelle pour de menues besognes domestiques, dont ordinairement elle laissait tout le soin à Mme Réal, mais elle n’était pas parvenue à distraire sa pensée. Le déjeuner, vis-à-vis du grand-père taciturne, fut particulièrement morose. Comme elle remontait dans sa chambre, — trois heures allaient sonner, elle le remarqua, — elle sentit une détresse l’envahir. Lentement, car des douleurs de reins lui rendaient pénible la montée, elle gravissait les marches, s’arrêtant pour souffler. Devant sa porte, elle hésita une seconde, poussa le ballant, comme avertie. Et, en même temps qu’elle entendait trois heures sonner, d’un timbre plaintif, à la pendule de Saxe, elle aperçut, du seuil, Eugène étendu sur le lit, affreusement pâle. Il lui souriait avec une douceur navrée, sa vareuse ouverte, du sang à la chemise. Au cri terrible qu’elle poussa, l’hallucination disparut. D’en bas, Gabrielle, entendant le bruit d’un corps qui tombe, s’élançait, relevait la jeune femme évanouie. Depuis, l’image tragique hantait Marie. Tous ses doutes s’étaient changés en une certitude qui la poignardait, Eugène était blessé, mourant, mort peut-être. Elle voulait partir, obéir à l’appel fatal.

Gabrielle, bouleversée malgré sa raison, essayait en vain de la rassurer, mettait l’apparition au compte des nerfs malades, lui montrait l’impossibilité, la folie d’un pareil voyage, sans motif réel. Où trouver Eugène, dans cette confusion formidable d’une armée en retraite ? Il fallait attendre, espérer. Marie secouait la tête. Elle avait vu. Et pour tous, les jours s’éternisèrent dans l’angoisse du lendemain, une invisible, mais poignante approche de drame.

Une après-midi, il y avait réquisition au village. Un peloton de cavaliers étaient venus d’Amboise, sommant Pacaut d’avoir à réunir sur l’heure toutes les charrettes et chevaux disponibles. Des habitans serviraient de conducteurs. Cette charge était une des plus lourdes, les convois ainsi formés s’en allant au loin, perdus avec les colonnes. Rarement les villages revoyaient attelages et tombereaux. Pacaut, comme d’habitude, fit part large au château, allégeant au contraire celle qui incombait au régisseur des La Mûre. Puisque ces Réal aimaient tant la guerre, eh bien ! qu’ils la payassent ! Fayet courut avertir Jean Réal. Il devait livrer ses trois charrettes, ses deux baquets et sept chevaux. Mais le garde champêtre se heurtait à un refus catégorique. Cette fois, la mesure était comble. Jean Réal se rebiffait. Logiquement, il eût pu sans doute se laisser encore dépouiller de cela ; mais il ne se souciait plus de logique, il en avait assez. La goutte d’eau faisait déborder le vase. « Non ! il ne conduirait pas ses voitures sur la place, non ! maintenant il ne donnerait plus rien, pas ça ! » Il faisait claquer son ongle sur ses dents encore solides, puis, éclatant : — Qu’ils viennent les prendre !

Fayet, très inquiet, allait transmettre cette réponse. Gabrielle, attirée par le bruit, tentait de fléchir le vieillard. Il se tenait sur le perron, l’air buté, redressant son grand corps dans sa redingote longue. Marcelle et Rose, effrayées, regardaient d’une fenêtre de la lingerie, interrogeant déjà la profondeur de l’avenue. Près d’elles, la tête blonde de Céline se penchait. Un doigt levé, la jolie ouvrière enfilait une aiguille. Sa taille ronde se moulait d’un souple contour à son corsage de laine ; elle aussi, pendant ces mauvaises semaines, avait pâli. Elle travaillait toujours en silence, avec une grâce rêveuse. Les lèvres chaudes d’Henri posées sur les siennes, dans le corridor, au moment de l’adieu, lui avaient laissé une tiède, douce ivresse. Son aventure, mi-rêve, mi-réalité, l’emplissait d’un trouble mêlé de remords. Parfois elle soupirait : « C’était trop beau, trop au-dessus d’elle ; pourtant elle ne pouvait détacher de lui sa pensée. Puisse la petite médaille bénite le protéger, lui porter bonheur !… »

Un galop retentit au bout de l’avenue. Des dragons parurent. Le chef de la réquisition, un lieutenant à figure mauvaise, baragouinait d’un ton rogue, réclamant le propriétaire. Jean Réal s’avança, la tête haute :

— C’est fous qui refusez tes foidures ? Tonnez-les fite ! — Je ne donnerai rien, dit le vieillard, j’ai assez donné. Vous êtes les plus forts. Libre à vous de prendre. — Le lieutenant éclata d’un rire insultant. — Oui, oui, lipre brendre. Prussiens forts. Français punis ! Montrez les foidures. — Cherchez. — Furieux, le lieutenant faisait mettre pied à terre à la moitié de ses hommes. Ils couraient aux écuries, fouillaient les communs, réunissaient chevaux de trait, charrettes et haquets. Un autre ouvrait les remises ; le lieutenant aperçut le phaéton, le coupé, et, sous sa bâche, l’omnibus. Ses yeux s’allumèrent, il désigna l’omnibus : — Commode, très gommode, wunderschön ! et, appelant deux dragons : Naus mit dem Zeug ! Puis, passant à l’écurie réservée, il examina d’un œil de connaisseur les robes gris pommelé, les membres nets des deux irlandais dans leurs boxes. Et aussitôt il se frotta les mains. Sur un signe, les dragons sortaient les bêtes de prix, les attelaient à l’omnibus.

Jean Réal, qui, les mains derrière le dos, contemplait les voleurs, ne put se retenir plus longtemps. À grand’peine, il avait préservé jusque-là ses irlandais, seuls qui restassent des chevaux de luxe. Lorsqu’il les vit piaffant sous leurs harnais, prêts à s’en aller pour toujours, une révolte serra ses poings. Ce dernier rapt lui faisait ressouffrir en une fois tout ce qu’il avait dû successivement avaler d’insultes, d’humiliations et de crève-cœur.

— Il ne vous faut rien d’autre ? railla-t-il d’une voix mordante. Pendant que vous y êtes, vous devriez emporter tout. — Ia, ia, dit l’autre, jouissant de sa puissance et de la fureur de ce vieux. Ponne idée, Monsié !

Phaéton et coupé, aussitôt pris, s’éloignaient, attachés chacun derrière une charrette. L’oreille basse, des vignerons emmenaient le petit convoi. Les dragons, remontés à cheval, escortaient, haut l’arme, tandis qu’à Jean Réal, blême et tremblant de rage, le lieutenant, ironique, jetait : — Maufais à votre âche, très maufais, la colère. — Les yeux injectés de fibrilles rouges, muet, le vieillard suivit, à travers les hêtres, le groupe décroissant des raides silhouettes. Quand elles tournèrent, après la grille, il les menaça de son bras tendu : — Bandits ! J’en tuerai un !

Dès lors, il sembla avoir retrouvé toute son activité. Il allait et venait d’un pas de jeune homme. Autant il s’était montré sombre, autant à table il était gai, son équilibre repris, plaisantant même avec sa malice d’autrefois. Seulement, il allait plus fréquemment au village, entrait chez Fayet, chez Lucache, et tous trois avaient de longs conciliabules. On le vit au château prendre à part deux ou trois des plus vieux vignerons, leur parler avec animation ; ils secouaient tristement la tête.

Jean Réal avait son plan. On ne pouvait songer à galvaniser ce village inerte. À peine si, parmi ses serviteurs, un seul qui avait servi en Afrique consentait à risquer sa peau. Mais à quatre, résolus, il y avait moyen d’en descendre ! On s’en irait à la nuit, en gagnerait les bois. À l’endroit où la route nationale coupe la route de Sorgues, près de la Croix-de-Pierre, il y avait de fréquens passages de détachemens et de patrouilles. On s’embusquerait dans le taillis, à l’affût, et ensuite, par des petits sentiers, rien de plus facile que de s’échapper. Réal n’avait pas eu de peine à convaincre Lucache. L’instituteur, esprit tout d’une pièce et qui ne se consolait pas d’être inutile, sautait sur l’occasion, par patriotisme de républicain exalté, dégoût des Pacaut, Massart et Cie. Tirer le Prussien était son souhait unique, surtout depuis qu’il avait été menacé de prison, pris à la gorge par un Poméranien. Pour Fayet, il ne s’était pas décidé sans réflexions : on jouait gros. Pris, fusillé. Et puis sa tranquillité, Céline… D’ailleurs, qu’est-ce qu’on changerait ?… Mais le vieux soldat répliquait en lui : Quatre Prussiens de moins, c’est toujours ça ! Et puis, il n’y avait qu’à détaler à temps, ni vu ni connu. L’attrait d’un bon coup, ses passions de braconnier achevaient de le lier au complot. Et puis, du moment que M. Réal donnait l’exemple…, le troupier d’Inkermann avait une vénération pour le grand propriétaire, l’ancien de Waterloo.

La veille du jour choisi, Lucache et Fayet vinrent au château à la nuit close. Avec La Pipe, le vigneron, — on ne le connaissait que sous ce sobriquet, dû au brûle-gueule vissé sous sa moustache grise, — les quatre hommes s’enfermaient dans les caves. À la lueur d’une lanterne ils recherchaient, démasquaient un caveau muré de pierres sèches, derrière des fagots ; c’était là que les remingtons, que Jean Réal avait fait venir après la noce, étaient cachés, joints aux fusils de la commune, dans une caisse. Seul, Favet ne voulait pas des fusils américains, dont l’Ancien expliquait le mécanisme. À cette arme nouvelle, il préférait son vieux fusil de chasse, qu’il reconnaissait, tirait du tas avec un plaisir d’enfant. Il tapa sur le canon double. Rien ne valait ça ! Les autres, bons tireurs, épaulaient d’un geste sûr, vérifiaient leur ligne de mire. On se partagea des cartouches, et, rendez-vous fixé au lendemain, même heure, ils replaçaient pierres et fagots et se quittaient ; Jean Réal remontait sous sa houppelande les trois remingtons, qu’il mettait sous clef, dans la bibliothèque.

Dans la soirée, longtemps après avoir regagné sa chambre, écrit plusieurs pages à son mari, Gabrielle, traversée d’un doute, voulut s’assurer que son beau-père était là, dormait. Sans bruit, elle atteignit la porte. D’ordinaire, un rais de veilleuse filtrait. Ombre complète ce soir ; elle colla l’oreille, tenta de percevoir la respiration, rien. Le cœur battant, elle ouvrait d’un coup. La chambre était vide.

Jean Réal était loin. Il avait retrouvé au bout de l’avenue La Pipe et Lucache. Fayet irait de son côté. On se retrouverait à cinq heures du matin dans les bois des Moutiers, près d’une hutte abandonnée. Quinze kilomètres à faire, sous la lune, en évitant les villages. Jean Réal éprouvait une sérénité joyeuse mêlée au recueillement de la nuit. Le déchirant combat d’âme qui depuis l’invasion se livrait en lui, se terminait par un affranchissement de victoire. Toutes ses souffrances étaient payées. D’avoir pris un parti le libérait, surtout d’avoir pris ce parti-là. Il rentrait en grâce avec sa conscience, il finissait par où il aurait dû commencer. Trop longtemps, comme tant d’autres, il s’était leurré de mauvaises excuses. Il faisait maintenant son devoir ; si tous les Français l’imitaient, si de chaque mur, de chaque haie partait le coup vengeur, malgré tant de désastres il ne serait pas trop tard ! Il avait raison de le dire à La Mûre : « Il n’y a qu’une défaite irrémédiable, celle qu’on accepte. » Oui, que chacun l’imitât, on nettoyait le sol de France. Cela seul était bien. Il se sentait dans le vrai, dans le juste. Mais le contre-coup à Charmont, les femmes ? car il savait trop à quoi il s’exposait. Les prescriptions de l’ennemi affichées partout, dans sa terreur de la guerre nationale, étaient impitoyables, exécutées d’une main sauvage. Il écartait cette idée pour ne pas mollir. Après tout, il ne risquait que sa vie. À son âge, c’était peu. Le souvenir de tous ceux des siens qui remplissaient leur métier d’homme le fortifiait. Ses fils, Charles, Gustave, mettaient leur science, leur art au service de la patrie, ses petits-fils Eugène, Louis, Henri marchaient dans le rang. Son beau-fils, le vieux Du Breuil, ses cousins de Nairve Frédéric et le marin, Poncet, Martial, tous offraient leur sang et leur pensée. Son neveu Pierre, à Mayence, le forestier à Stettin, avaient apporté leur tribut. Et lui seul, chef de cette grande famille, il resterait inutile au foyer, alors qu’il avait encore bon pied, bon œil ? Une voix lui souffla : « Tu n’échapperas pas aux représailles. Et qu’empêcheras-tu ? Que restera-t-il de ton sacrifice ? » Il répondait : « L’exemple. »

Quand l’aube se leva, dans un ciel d’encre, ils étaient tapis à l’orée du bois, abrités par un talus couvert de broussailles. L’épaisseur du taillis, obscure, s’élargissait, propice à la retraite. Fayet était parti en reconnaissance, pour relever les traces de la bête. De grands pans de brume flottaient à ras de la plaine, attachés aux lignes d’arbres. Derrière eux le jour terne grandissait, laissant les bois dans le brouillard et l’ombre. De la feuillée humide, de la terre brune montait une odeur d’eau. Dans le vaste silence, à peine, par instans un craquement de branches. Ils avaient une gaieté saine de chasseurs. Jean Réal eût volontiers sifflé. La Pipe, un œil mi-clos, vieille figure ridée, exhalait avec satisfaction, de son brûle-gueule vissé, des bouffées rares. Le visage de Lucache, comme éclairé en dedans, se tendait, les yeux aigus, dans une concentration intense. Un bruit d’herbes foulées révéla Fayet, se glissant courbé en deux. Ses petits yeux riaient. « Ils arrivaient. Une douzaine de cuirassiers bleus, avec des voitures. Ils avaient dû coucher à Sorgues. » Il s’allongea près de Lucache, arma son fusil. Leurs yeux se rivaient au chemin, leurs cœurs battaient. Un bruit de roues lointain murmura. Enfin ! Deux éclaireurs surgirent, puis la petite troupe. Elle se dessina peu à peu. Les cuirassiers encadraient le convoi, en tête un sous-officier se détachait.

— Je le retiens, dit Jean Réal.

Chacun choisissait le sien, attendait, crosse à l’épaule, que le gibier fût à cent mètres. Jean Réal, à tenir le wachmeister en joue, savourait une joie froide, comme à quelque tiré de loup. Un coup de feu, puis trois autres, suivis d’une deuxième décharge. Le sous-officier, un éclaireur et deux cuirassiers dégringolaient, les autres tournoyaient dans un affolement de surprise, les chevaux cabrés ou galopant, étriers vides. À l’abri des voitures arrêtées, les convoyeurs se défilaient ; mais déjà trois cavaliers, la latte au poing, s’élançaient vers l’embuscade. Ralentis par des fossés, le talus glissant, ils avaient beau fouiller : plus personne. Les taillis enfonçaient leur profondeur mystérieuse, hérissée de buissons et d’arbres. Impossible de s’y engager à cheval. Fayet le savait bien. Et tandis que les cuirassiers, furieux, rebroussaient chemin, les quatre hommes à toutes jambes détalaient. En passant dans une ravine profonde, ils jetaient leurs fusils. Le garde champêtre, pour ne pas perdre le sien, le cacha dans la hutte, sous un lit de bruyères. — Comme cela, dit-il, je le retrouverai la prochaine fois. Il était ravi, ça allait bien ; on pourrait recommencer ! Avant de sortir des bois, ils se séparèrent. Chacun rallierait isolément Charmont. Dans une ferme de la plaine, un coq chanta. Le jour brumeux s’éclaircissait.

Jean Réal, lorsque, vers onze heures, il rentra au château, apprit qu’en leur absence un drame avait bouleversé le village. De grand matin, venant de Vouvray, des uhlans avaient envahi la mairie ; ils réquisitionnaient cinquante moutons ; et, comme Pacaut, s’arrachant les cheveux, déclarait qu’on n’en trouverait plus cinq, ils l’avaient empoigné, bousculé. Alors l’Innocent, en train de roder près des chevaux, s’était approché tout doucement du cavalier qui tenait les brides. Sournois, il avait tiré de sa manche un rasoir, puis d’un bond avait sauté sur l’homme, lui coupant la gorge. Le blessé s’affalait. Ivre à la vue du flot rouge jaillissant de l’artère, l’Innocent lâchait le corps, dansait autour. On se précipitait. Un uhlan ligottait Pacaut, les autres assaillaient le fou, ils voulaient le prendre vivant pour le martyriser. Mais l’Innocent brandissait son rasoir, roulant des yeux dilatés, un filet de bave aux lèvres. Il était si terrible que les uhlans reculèrent. Abattu d’un coup de revolver, comme une bête enragée, piétiné avec fureur, on le jetait au fumier. Inassouvis, ils rouaient de coups le maire atterré, s’élançaient à la cure d’où ils traînaient M. Bompin, tête nue, gémissant. L’instituteur introuvable, — où pouvait-il être ? — ils s’emparaient de Massart, qu’un zèle intempestif avait amené sur la place ; mais où était le propriétaire du château ? Absent ? On le rattraperait. Et, chargeant sur une charrette le mourant, poussant devant eux, au pas de leurs chevaux, les otages mains liées, ils s’éloignaient avec d’affreuses menaces, jurant de revenir, et de brûler le village.

Gabrielle racontait cela, d’une voix altérée, dans la bibliothèque où, après avoir changé de vêtemens, le grand-père attendait le déjeuner. Il écoutait immobile. Étranges retours du destin ! Ils n’avaient réussi là que pour échouer ici. Le geste d’un fou déchaînait des répercussions imprévues. Déjà, il voyait les Prussiens interprétant le double meurtre, cherchant dans la coïncidence un lien ; son absence, celle de Lucache, ouvraient la piste ; et qui sait ce que Pacaut, pour sauver sa vie, pourrait dire ?… Gabrielle, n’osant troubler ses réflexions, le contemplait avec anxiété, lisant dans ses yeux clairs l’irréparable. Il sentit sur lui le regard de sa bru, releva le sien ; ils s’étaient compris. Affectueusement, en lui tenant les mains, il lui dit tout, posément. Terrifiée, redoutant les pires suites, elle ne pouvait se défendre, devant tant de sérénité, d’une admiration qui la secouait aux larmes. C’était bien, tout de même, ce que l’aîné des Réal, si vieux, avait fait. Charles en serait fier. Mais, maintenant, il fallait s’ingénier à parer aux événemens. Vite, faire disparaître les vêtemens boueux, tous les fusils, fuir !… Jean Réal secouait la tête. Non, le sort en était jeté ; il avait envisagé, accepté les conséquences. Il n’avait plus qu’à les attendre.

— Voilà, ma fille !… Et réconforté par ce qu’elle taisait, mais ce qu’exprimait tendrement son visage, il se leva, allant voir, avant que la cloche sonnât, sa bonne vieille Marceline, restée au lit ce matin, pour soigner un refroidissement.

Le déjeuner, l’après-midi s’écoulèrent lugubres, malgré le flegme de Jean Réal. Il venait d’allumer une bougie, achevait de ranger des papiers, quand un galop emplit l’avenue. Des pommeaux de sabre heurtaient à la porte du vestibule. Des voix rauques résonnèrent, impérieuses. Germain, pâle comme un mort, accourut. — On cherche Monsieur. — Me voilà, dit Jean Réal. Il enferma ses papiers dans le tiroir, souffla la bougie, et, descendant l’escalier, comme s’il ne voyait pas les bras tendus des femmes en pleurs, comme s’il n’entendait pas Rose criant : « Grand-père ! » il s’avança, tranquille, vers les uhlans qui le saisissaient à l’épaule.

— En route, ordonna le chef, un sous-lieutenant de la réserve. Chemin faisant, sous les hêtres, il daignait du haut de son cheval expliquer à Jean Réal, notable, qu’on l’emmenait comme otage. Un escadron occupait le village, qui serait pillé ; cela apprendrait à jouer du rasoir ! Le vieillard, qui avait cru tout découvert, fut presque déçu ; il avait espéré en finir sur-le-champ.

Jeté dans une salle de la mairie où était déjà Lucache, il y était gardé à vue, tandis que, dans la pièce voisine, se lamentaient le maire et Massart, ramenés avec M. Bompin, qui, son chapelet aux doigts, conservait une résignation. Toute la nuit, ils entendirent les chants avinés des uhlans, faisant ripaille dans les maisons qu’ils visitaient en maîtres. Au jour, les interrogatoires commencèrent, le capitaine, un gentilhomme visiblement fier de sa taille mince et de sa distinction glaciale, menait l’enquête.

Toutes ses questions tendaient à surprendre une corrélation entre les deux guet-apens. M. Bompin parvint à établir son innocence, on le garda cependant. Le maire se débattait : « Était-il responsable de l’acte d’un fou ? — Indubitablement. Un peu de plomb dans la cervelle vous en convaincra, » affirmait le capitaine, en prenant plaisir à sa prononciation irréprochable. Éperdu, Pacaut crut se sauver par une délation : « Si l’on cherchait bien, ce n’était pas à Sorgues qu’on trouverait les auteurs de l’embuscade. Il y avait des fusils dans les caves du château… » Sans sourciller, le capitaine donna un ordre, le sous-lieutenant de réserve avec dix uhlans partait. Massart, introduit à son tour, se confondait en protestations, finissait par donner le même renseignement que Pacaut. Satisfait, mais n’en laissant rien voir, le capitaine voulut brusquer le dénouement, par une confrontation d’ensemble. Il fit amener les autres ; Jean Réal et Lucache entrèrent la tête haute ; Massart et Pacaut semblaient deux coupables. M. Bompin, quoique inquiet, avait une contenance digne.

— Messieurs, dit avec élégance le capitaine gentilhomme, pesant ses mots, j’ai le regret de vous annoncer que vous serez fusillés tous les cinq dans une heure, si d’ici là je n’ai pas découvert les assassins de Sorgues.

Pacaut et Massart poussèrent des cris. M. Bompin baissa le front. Avec un sourire de mépris pitoyable, Jean Réal toisa le menuisier et le maire effondrés, l’un balbutiant des mots incohérens, l’autre pleurant : « Ce n’est pas moi ! » et, sans se douter qu’à l’instant même ces deux hommes venaient de le trahir, il fit un pas, et dit :

— Fusillez-moi, j’ai fait ce que tout Français devrait faire. Mais sachez que l’assassin, ce sera vous.

Alors Lucache, frémissant d’une émotion généreuse, cria :

— Fusillez-moi aussi, j’en étais.

Il s’était placé à côté de Jean Réal. Tout humble maître d’école, obscur plébéien qu’il était, il savait faire son devoir, comme un autre ! Un élan vers l’idéal de sa vie, l’ardent civisme républicain, l’emportait, dans une offrande de sacrifice. Et pourtant, il aimait sa femme.

À ce moment, un brouhaha montait de la rue. Des cuirassiers, au grand trot, débouchaient. Presque aussitôt, un officier entra, tenant un fusil de chasse. Le capitaine, après avoir échangé quelques explications, prenait, examinait l’arme, et la présentant :

— Auquel de vous est-ce ?

Réal et Lucache avaient reconnu le fusil de Fayet. Leur cœur se serra. Pourvu que personne n’eût de soupçons ! Ils souhaitaient que le garde champêtre et La Pipe s’en tirassent. Le vigneron n’était pas encore rentré ; peut-être il échapperait. Jean Réal eut une idée, et très vite : — C’est à moi.

Mais Massart, hypnotisé, demandait : — Laissez voir.

Avec des mains tremblantes il tournait, retournait le canon double. Il s’exclama : — C’est à Fayet !

Le sous-lieutenant de réserve, de retour, pénétrait dans la salle, se penchait à l’oreille du capitaine. Celui-ci, sursautant, narines pincées d’une colère qui lui verdissait la figure, dit insolemment à Jean Réal :

— Ce n’est pas la peine de vous charger des fusils des autres. Vous en avez assez dans vos caves ! Votre compte est bon.

Une colère étranglait sa fausse politesse. Jean Réal, de ses yeux clairs, le dévisagea, paisible, puis, dirigeant sur Pacaut et Massart un regard profond, dardé droit, qui les perçait jusqu’à l’âme, après un moment, il détourna la tête. Un morne silence pesa. On cherchait, on amenait le garde champêtre :

— Vous connaissez cela ? fit le capitaine, en montrant le fusil.

Fayet consulta l’assistance, fit le salut militaire à Jean Réal. Et clignant son petit œil : — Y a pas mon nom dessus !

Massart ricanait :

— Non, mais tout le pays t’la vu su’l’dos !

Fayet secoua la tête, imperturbable : — Connais pas.

— Alors c’est bien à celui-là, comme il le prétend ? dit le capitaine en montrant Jean Réal.

Fayet ouvrit de grands yeux, puis, un flot de sang à ses vieilles joues, il se frappa le front. Ah ! mais non, par exemple ! L’Ancien était trop bon !… Il entrevit dans un éclair la frimousse de Céline, puis, d’un haussement d’épaules qui envoyait tout promener :

— Le fusil est à moi. J’avoue. T’as raison, Massart !… N’empêche, çà ne te fait pas honneur… Va, j’aime encore mieux être dans ma peau que dans la tienne… Et puis quoi, j’ai été à Balaklava. Tuez-moi, je m’en f… !

Il se plaçait à côté de Jean Réal et de Lucache. Sur un signe, les uhlans entouraient les trois hommes.

— On va toujours commencer par vous, dit le capitaine.

On les poussait dehors, vers le mur de l’église. Le curé, le maire et Massart suivaient sous les bourrades. Ils assisteraient à l’exécution. Des vieilles effarées, des paysans mornes s’attroupaient. De longs hurlemens s’élevèrent. C’était la femme de Lucache, échevelée, que les uhlans repoussaient. L’instituteur, sans qu’un muscle de sa face tressaillît, — il ne voulait pas entendre, fermait son âme, — se retourna vers Pacaut :

— Tu pourras signer mon extrait mortuaire. C’est ton œuvre.

Fayet regardait du côté de sa petite maison, craignant de voir apparaître Céline. Il se raidit. Avec les Réal, l’orpheline ne manquerait jamais de pain ! Et, bravement, il promena dès lors, sur les groupes, ses petits yeux étincelans et railleurs. Jean Réal portait au visage l’auguste apaisement de la mort. Le passé se déroulait, avec son travail, ses joies ; il laissait derrière lui des fils qui revivraient dans leurs petits-fils, une terre vaste dont les épis et les grappes toujours donneraient le pain et le vin. Il mourait pour elle. Sans regrets il embrassa l’étendue de sa vie ; elle finissait bien. Un allégement inexprimable effaçait de lui tout ce qui était charnel. Il connaissait une joie pure.

On les collait au mur ; le cercle s’élargissait. En face d’eux se rangeaient des cuirassiers et des uhlans, six pour Sorgues et six pour Charmont. Mais un mouvement se produisit. Une femme en noir se jetait aux pieds du capitaine. C’était Gabrielle, qui, par deux fois dans la nuit, avait essayé de parvenir jusqu’à son beau-père. — Revenez au matin, lui avait-on dit. À l’aube, elle était là. Le capitaine avait refusé de l’entendre. Elle arrivait à temps ; se traînant à genoux, criant grâce, elle suppliait l’officier de surseoir. Avec une politesse inflexible, il refusait, permettant seulement qu’elle dît adieu au vieillard ; il ordonna : — Faites vite.

Gabrielle s’élançait au cou de Jean Réal, l’attirait. Et, le pressant sur son cœur, elle sanglotait, muette. Dans l’étroit embrassement, elle faisait tenir l’âme de tous les Réal, une exaltation de douleur, de vénération et de tendresse. La femme de Lucache, se débattant aux mains des soldats, hurlait toujours. Une détonation roula, en coup de tonnerre. Hagarde, Gabrielle vit le mur de l’église, Fayet étendu les bras en avant, face à terre, Lucache sanglant redressé sur un poignet ; l’instituteur, dans un cri de défi, jetait sa foi : — Vive la République ! et il tomba. Mais déjà Jean Réal, arraché d’elle, était debout, près des cadavres. Contre le mur étoilé de rouge et d’éclats de pierre, il se dressait dans sa haute taille. Ses yeux clairs ne sourcillaient pas. Gabrielle sentit le regard suprême descendre en elle ; un doux, un lumineux regard de conscience satisfaite. Les fusils s’abaissaient. Il eut le temps de crier : — Vive la France !…

… Maintenant, au château dont les Prussiens parcouraient le rez-de-chaussée avec des vociférations de triomphe haineux, brisant les glaces, arrachant tentures et portraits, précipitant les meubles par les fenêtres, deux pièces respectées par les pillards restaient closes, dans un silence terrifié. L’une abritait la vieille Marceline au lit. Assise sur son séant, l’esprit affaibli, elle écoutait, sans se l’expliquer, le tumulte. Elle ne savait rien encore, conservait une étrange placidité. À son chevet, Marcelle toute révulsée d’avoir vu rapporter le corps du grand-père sur une civière, les yeux pleins de larmes qu’elle essayait de retenir, caressait les cheveux de Rose, qui, abattue contre elle, suffoquait de sanglots. À l’autre bout du corridor, Gabrielle et Marie, de chaque côté de Jean Réal, pleuraient et priaient. Dans la cour, le sous-lieutenant de réserve, présidant à la destruction, marchait de long en large. Aussitôt après l’exécution, à neuf heures, le saccage officiel de Charmont avait commencé, il devait prendre fin à midi. L’officier tira sa montre : il restait aux uhlans un quart d’heure.

Ils en profitaient pour envahir les communs, amasser la paille de litière et des fagots dans les boxes de l’écurie réservée ; le vieux Germain était tiré de sa chambre ; revolver sous le menton, on le forçait à allumer lui-même le feu. Une fumée acre tourbillonna, des flammes léchèrent les cloisons de bois. Et lorsque, l’heure sonnant, le sous-lieutenant remit sa montre en poche, jeta un commandement bref, l’incendie s’étendait, crevassant les toits. Les uhlans rassemblés s’éloignèrent, dans un lourd piétinement de bottes, les poches gonflées, les mains pleines. Au village, on avait brûlé l’école. De la salle de la mairie, le capitaine avait assisté, en fumant un cigare, aux dégâts méthodiques. Portes et volets fracassés, les humbles maisons montraient leur sol de terre battue, jonché de débris. Enfin l’escadron remontait à cheval. Pacaut et M. Bompin eurent beau se démener, il leur fallut suivre, entre deux pelotons, dans la charrette chargée de la caisse aux fusils ; ils en seraient sans doute quittes pour de la prison. Massart, en prix de ses bons offices, restait libre, faisant fonction de maire. Au pas, le capitaine s’en allait, cambrant sa taille mince, menaçant d’un dernier regard, en tête des uhlans et des cuirassiers tout réjouis de la bonne journée ; les paysans rentraient, farouches, dans leurs taudis. Un silence d’hébétement planait dans l’air assombri de fumée. Quand une voisine pénétra chez Fayet, inquiète de ne pas voir Céline, elle trouva l’enfant jetée sur un lit en désordre, comme après une lutte. Les jupes relevées, la tête dans ses mains, elle gémissait d’une plainte continue, basse comme un râle…

Le lendemain, Marie reçut une lettre au timbre de Laval, décachetée. Elle était de M. de Joffroy, l’appelait auprès d’Eugène blessé. Qu’elle ne s’inquiétât pas trop ; l’éclat d’obus qui avait atteint son mari ne mettait pas sa vie en danger ; mais, si c’était possible, qu’elle vînt ; il la demandait. Alors, aussitôt après l’enterrement de Jean Réal, comme une folle, seule, sans bagages, gagnant Tours en voiture, elle partit, oiseau frêle tournoyant dans la rafale, à travers les provinces bouleversées. Ses pressentimens, la vision… Qu’allait-elle trouver ?