Les Tronçons du Glaive/06

La bibliothèque libre.


DERNIÈRE PARTIE


XXI

— Ferme donc ! jeta Martial, assis près du lit de Nini, à Thérould qui entrait.

Le bohème poussa la porte, pas assez vite pour empêcher qu’un souffle aigre de nuit, l’écho plus distinct du bombardement, pénétrassent. Martial, de la main, fit signe que Nini dormait ; au regard d’affectueuse interrogation, il répondit par un hochement de tête navré : le médecin venait de sortir, était inquiet. Nini, la veille, avait fait une imprudence, voulu se lever pour ranger un peu l’atelier ; mais le soir sa fièvre avait monté. Elle s’émaciait chaque jour, consumée par le mal. Ses beaux yeux marron, dans les orbites creux, semblaient s’agrandir, dévoraient le visage. Elle ne mangeait plus. La seule vue du pain fétide, plein de choses sales, lui soulevait le cœur.

Thérould s’affala dans le fauteuil Louis XIII. Le temps était loin, où, près du poêle flambant rouge, il se laissait aller à sa verve critique. Du rapin au patriotisme redondant et blagueur, il ne restait qu’un long corps funèbre ; absorbé en lui-même, il cuvait une rage que tout entretenait : l’impéritie du gouvernement, cette vie de misères, les bruits d’armistice prochain… Dans la pièce froide, à peine éclairée d’une chandelle fumeuse, ils se taisaient, en proie au prolongement de leurs pensées.

La respiration inégale de la malade s’élevait. Rhérould murmura : — Bien sûr, il se passe quelque chose de louche, on est en train de nous livrer, en haut lieu ! La proclamation de Vinoy sonne le glas. Mossieu le sénateur semble plus disposé à faire la guerre aux Parisiens qu’aux Prussiens. On nous redoute, on n’a donc pas la conscience tranquille ?… Après un silence, il reprit : — Alors, le Deux-Décembre tout de suite ! Après les fusillades, la liberté bâillonnée ! Les journaux les plus patriotes, le Réveil et le Combat, supprimés. Delescluze dans un cachot de Vincennes… Les clubs fermés !

— Ma foi, fit Martial, on y a dit joliment de bêtises ! Tout de même, ils ont fait plus de bruit que de mal. Et qui sait, après tout, s’ils n’ont pas fait de bien, s’ils n’ont pas entretenu l’ardeur de la résistance ? Il vaut encore mieux dire des bêtises qu’en faire ! Sans soupape de sûreté, la machine surchauffée éclate. Parler soulage.

Thérould croisa les bras : — Ce serait fort que Vinoy nous fasse regretter Trochu !

Martial, sombre, jeta vers le lit un regard soucieux. Oui, les avoir acculés à ce choix, la reddition ou la famine ! Ah ! sans Nini, comme il eût préféré les pires maux, donner sa vie, et que Paris durât. Le spectacle de son amie, si pâle, presque immatérielle, diminuait son courage. Que le lent assassinat, que les privations cessassent bientôt, qu’elle reprît racine ; réchauffée, nourrie, qu’elle se remît à vivre !

La jeune femme s’était redressée ; elle avait entendu, dans son réveil fiévreux, les derniers mots de Thérould. Ses yeux trop grands s’allumèrent. Une énergie désespérée tendit ses bras maigres, rosit ses pommettes. Elle parla, parla, malgré les supplications de Martial :

— Capituler ! Avoir tant souffert pendant trois mois, attendu des cinq, sept heures par jour à grelotter aux boulangeries, aux boucheries ! Avoir eu si faim, pris la mort ! Et encore, moi, j’avais Martial… mon chéri !… Mais, autour de moi, dans les queues, si vous aviez vu ces pauvres femmes ! Elles toussaient sous des petits châles. La neige tombait. Je les connais toutes. Il y en a une dont les deux petits sont morts. Une autre, près de moi, est tombée raide. Et celles dont les maris sont restés à Buzenval ! La mère Louchard m’a dit que des camarades ont rapporté à la petite blonde d’en face le fusil de son homme, qui est à l’hôpital, une jambe de moins. El là-dessus, messieurs et dames, il faut vous rendre ! Croyez-vous que ce n’est pas à sauter sur le chassepot, et à aller tirer avec, contre les canons prussiens, pour se faire tuer ?

Son accent de gavroche avait quelque chose de si déchirant que les deux hommes, qui se regardaient, détournèrent les yeux. Martial l’enlaçait, l’étendait doucement, épuisée.

Les journaux, le 25, augmentaient la colère et l’abattement de Paris. On commentait la triple et démoralisante nouvelle, de source allemande : à Laval, déroute de Chanzy ; sous Belfort, échec et retraite de Bourbaki ; à Saint-Quentin, mise hors de lutte de Faidherbe. Les trois armées de la Loire, de l’Est et du Nord définitivement brisées, rejetées loin de la capitale. Pour comble, les derniers vivres sur le point de manquer, demain peut-être sans pain. Et les bruits grossissans de négociations secrètes, le spectre de l’armistice imminent, derrière lequel on voit déjà la capitulation certaine, l’entrée allemande profanant les rues, les casques à pointe sous l’Arc de triomphe. Certains affirmaient que Jules Favre, en ce moment même, était à Versailles, où, depuis deux jours, il se rendait, — pour quoi faire ? — auprès de Bismarck. D’autres prétendaient qu’il était en train d’assister à une séance du gouvernement et qu’on lui donnait pleins pouvoirs pour traiter. Des rumeurs d alarme couraient : annonce de troubles révolutionnaires, suicide de Gambetta, révolte de la ligne et de la mobile. Le bombardement redoublait de violence. La foule, lasse, errait par les rues vides. Sur le boulevard, des canons et des voitures de munitions roulaient, comme pour rappeler les arsenaux pleins. Des gardes nationaux s’obstinaient à l’espoir d’une sortie suprême. Un ciel livide fondait en neige sur le pavé gluant, les trottoirs de boue, la Seine noirâtre.

Après une journée de spleen indicible, usée à courir dix maisons d’éditeurs d’art et d’amis pour se procurer un peu d’argent, car les trente sous de la solde n’étaient qu’une bouchée, Martial était rentré, apportant du chocolat et des œufs, seuls alimens que l’estomac de Nini supportât. Lui-même venait de dîner en trempant d’eau-de-vie l’indigeste pain qui, sec, pesait aux entrailles autant que plomb. Un heurt léger à la porte. C’était Mme  Thévenat ; affectueusement, elle venait le relayer près de Nini.

— Jules a des choses à vous dire, fit-elle avec tristesse.

Puis, voulant ramener un sourire sur les lèvres blêmes de Nini, elle raconta l’extraordinaire nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Louchard avait la croix ! Oui, sa bravoure à Buzenval… Martial qui, sans connaître la vérité, l’histoire du tonneau de lard, doutait fort de l’héroïsme du sire, sursauta : — Non ! pas possible ! Après ça, on avait vu des nominations si stupéfiantes !

On décorait toujours, à tour de bras ; du ruban au grand cordon, l’aunage ne coûtait rien. La longue défaite créait plus de légionnaires que la plus éclatante campagne. — Dépêchez-vous, si vous voulez l’apercevoir. Il part fêter sa gloire.

Martial baisait la main de Mme  Thévenat, les cheveux fins de Nini, — elle avait la peau brûlante. Devant la loge, sous la lampe dont sa femme, ivre d’orgueil, haussait la clarté, Louchard modeste, le bras encore en écharpe, coulait un regard satisfait sur son ruban rouge, au bout duquel une croix prêtée, — en attendant la neuve, — étalait l’ironie du profil napoléonien. Le farouche « démocsoc » n’y regardait pas de si près, daignant pour cette fois porter « Badinguet » sur son cœur. À deux ou trois frères et amis enthousiasmés par ses hauts faits il souriait avec dignité, négligeait de révéler à quelles basses et audacieuses démarches il devait cette distinction qu’un vrai blessé, un Delourmel, n’aurait pas.

Dans son petit cabinet de travail, Thévenat, en proie à une douleur pensive, faisait entrer Martial, lui demandait des nouvelles de Nini, puis très vite :

— Favre, hier et avant-hier, est allé à Versailles. On avait raison de parler de sonneries à Sèvres, de parlementaires. Il est parti au soir, dans un ancien coupé de Napoléon, avec un cocher, deux postières des écuries impériales. Quelle logique du destin fait apparaître, au moment du règlement des comptes, l’ombre de l’homme néfaste qui, jusqu’au bout, nous conduit à notre perte ! Car vous ne savez pas ! Le premier mot de Bismarck à Favre a été pour lui opposer le fantôme : « Vous arrivez trop tard, lui a-t-il dit, nous avons traité avec votre Empereur ! » Mensonge impudent ! Car aussitôt il a ajouté : « Comme vous ne pouvez ni ne voulez vous engager pour la France, vous comprendrez sans peine que nous cherchions le moyen le plus efficace de terminer la guerre. » Favre s’est enferré, gobant l’hameçon. Il était entendu, de concert avec le gouvernement, qu’on tenterait d’obtenir l’armistice, c’est-à-dire la capitulation pour Paris seul. C’est déjà joli, n’est-ce pas ? Paris, rien que ça ! Quand j’y pense ! Ah ! ces hommes à qui nous avons tout donné, notre dévouement, notre foi, des ressources immenses, de quoi sauver vingt fois la situation, ces hommes qui, dès le premier jour, ont désespéré et qui maintenant, n’ayant rien su tirer du don absolu de deux millions d’êtres, non seulement vont les livrer, mais la France avec eux, des armées peut-être capables de se battre encore, le sol des provinces où, du réservoir de trente-huit millions d’habitans, une source de soldats nouveaux, si on le voulait, pourrait jaillir. Mais quoi ! Il a suffi que Vismarck menaçât d’une restauration, ajoutant : « Un gouvernement qui provoquerait chez vous la guerre civile nous serait plus avantageux que préjudiciable ! » Il a suffi qu’il parlât de rassembler l’ancien Corps législatif ; qu’il dît que, dans l’état de ruine et de décomposition du pays, il valait mieux, ne pouvant convoquer une assemblée, la prendre toute faite. Et, le lendemain, Favre, après être revenu ici en délibérer, a confirmé ses propositions de la veille : armistice général avec ravitaillement, convocation d’une Assemblée qui traiterait définitivement de la guerre ou de la paix ! Et voilà le pays entier ligotté ! Car, lorsqu’il aura soufflé, comment espérer qu’il reprenne l’écrasant fardeau ? L’Assemblée, c’est la paix ! En échange, les Allemands occuperaient les forts, sans entrer dans Paris. Ce dernier point est en suspens, comme le sort de l’armée et de la garde nationale… Je n’ai pas d’espoir, Favre sera joué, il n’est pas de taille. J’ai vu Bismarck en 67. Je les évoque, à la table où se débat notre sort : lui, colossal, épaules carrées, torse bombant sous son uniforme de cuirassier blanc, avec un visage épanoui de ruse et de force ; en face, Favre écrasé, maigre et lugubre dans les plis de sa redingote, ses cheveux longs, pendans… Bismarck lui a dit : « Vous avez beaucoup blanchi depuis Ferrières, monsieur le ministre. » Et tous les deux échangent les mots fatidiques. Favre insinue, plaide, larmoie. Bismarck tranche, avec une politesse presque goguenarde. On stipule les détails de l’enterrement, comme si la nation était morte. Et pendant ce temps, là-bas, aux armées, on travaille, on se réorganise ; Chanzy répare ses brèches ; Bourbaki n’a pas dit son dernier mot ; Gambetta est à Lille, avec Faidherbe, essayant encore une fois de ranimer la flamme ! Paris n’a plus de pain ? Soit, puisqu’on l’a conduit là, eh bien ! qu’on laisse ouvrir ses portes à coups de canon ! Que l’Allemagne entre et gouverne, si elle le peut ! Au milieu de quelles difficultés se débattrait-elle ? Qu’à ses risques et périls elle désarme donc quatre cent mille hommes, envoie, dans ses prisons qui regorgent, la ligne et la mobile encore. À défaut de la mort, c’est la seule attitude digne d’une grande ville vaincue. En tombant, nous entraînerions notre vainqueur !

Triste soirée, où, de son clairvoyant regard, de sa parole ardente, l’historien illuminait les ténèbres de l’heure cruelle. Martial, aux mauvaises nouvelles, achevait de se décourager, voyait tout perdu, Nini condamnée.

Le lendemain fut long comme une agonie. Durant des heures, le bombardement soutint, accrut encore son intensité. Saint-Denis, sous les obus incendiaires, s’écroulait et flambait. Dans les forts, pas un abri intact. Chaque vaisseau de pierre avait ses avaries. À Montrouge, tout était défoncé, haché. Issy, Vanves, Bicêtre, Ivry, Nogent, Rosny, Noisy, Aubervilliers, la Double-Couronne, la Briche, les redoutes, debout malgré les courtines renversées, les embrasures démolies, continuaient à répondre. Avec une froide intrépidité, les marins relevaient les matériaux, réparaient les affûts, servaient les pièces. Fermes à leurs postes, enragés à l’idée de se rendre sans abordage, beaucoup parlaient de se faire sauter. Sur la ville abattue, pleine d’une rage silencieuse, pleuvait l’énorme grêle. Il semblait qu’avant de s’élargir, le cercle impitoyable voulût se river à fond ; on ne faisait pas grâce d’un obus, comme si tant de barbarie pouvait hâter les dernières minutes.

Nini se trouvant plus mal, Martial n’avait pas voulu la quitter, aller s’informer, se retremper chez Thévenat. Assis près du lit, tenant dans ses mains la menotte en feu, il contemplait, avec une tendresse qui se forçait à sourire, le fin visage ravagé. Tous deux s’écoutaient penser, lui regardant maintenant, dans l’ombre de l’atelier, les formes confuses des maquettes et des statues poussiéreuses, ébauches où, à l’image de sa maîtresse, la vie avait un instant frémi, et d’où, avec le froid, l’abandon des heures d’impuissance, elle s’était depuis longtemps retirée ; elle, à un de ces momens où la pleurésie la laissait rompue, mais lucide, suivant sur la face de son ami l’émotion de l’artiste en détresse. Elle lui serra les mains.

— Le mauvais temps passera. Quelles belles choses tu feras, mon chéri ! Je redeviendrai jolie. Tu verras les Andromèdes, toutes les gentilles petites nymphes que je te poserai !

À cette idée, son teint se colorait de rose. Elle reprenait une apparence de santé. Mais, au lieu de se réjouir, Martial, saisi d’une crainte invincible, se raidissait pour ne pas pleurer. Le grondement des obus résonnait toujours. Deux avaient dû éclater pas loin, vers Saint-Sulpice. Un autre, avec un fracas distinct, s’abattait : « Celui-là, dit-il, c’est sur le Panthéon ! » Et il tira sa montre : « Minuit moins deux. » Dès lors le grondement cessa. Ne pouvant s’endormir, ils s’étonnèrent de ne plus entendre le bruit d’ouragan qui, chaque nuit, les berçait. Bientôt le silence leur parut inexplicable. Le coup de tout à l’heure, qu’ils avaient remarqué, allait-il être le dernier ? Était-il la fin du bombardement, le commencement de l’armistice ? L’irrémédiable était-il consommé ? À la longue, le silence les énervait, plus qu’au début la secousse des détonations. Ils prêtaient l’oreille, cherchaient dans la nuit l’écho des vibrations éteintes. Rien que l’obscur, le poignant silence. Le lendemain, après un court sommeil du matin dont ils sortaient dépaysés de n’avoir pas tressauté en rêve au vacarme habituel, ils comprirent que tout était fini. À l’Officiel, une note du gouvernement avouait la sinistre réalité : nul espoir de secours ; épuisement complet des vivres, d’où négociation forcée de l’armistice, en attendant une Assemblée. Paris ravitaillé ne subirait pas l’entrée allemande ; seuls, les forts seraient remis. Une division de l’armée et la garde nationale resteraient intactes. Aucun soldat ne serait emmené hors du territoire.

Rues, boulevards, places sont sillonnés de monde. La surexcitation croît d’heure en heure. Les uns se résignent, inconsolables ou déjà consolés, les autres crient à la trahison ; il y aurait encore quarante-cinq jours de vivres ; il fallait se battre à outrance. Mort à Trochu, Vinoy, etc. ! Au Grand-Hôtel, des officiers de la garde nationale se concertent. Des députations vont protester près de Clément Thomas, à l’Elysée. Place de l’Hôtel-de-Ville, s’amassent des groupes compacts. Les sentinelles sont doublées, les portes closes. Sur la prière de Nini, qui se sentait mieux, Martial monta chez Thévenat. Il le trouva hors de lui, sous le coup des confidences qu’un membre du gouvernement venait de lui faire, du ton le plus naturel.

— Mon pauvre enfant, fit le vieillard, relevant d’un geste nerveux ses cheveux blancs sur ses tempes, ils sont fous ! Leur naïveté, leur imprévoyance touchent au crime. C’est fait, ils ont donné la France par-dessus le marché.

Il était si ému qu’il se prit la tête dans les mains, resta un moment accablé :

— Je cherche à m’expliquer, je ne comprends pas. Ils ont dû avoir peur, toujours peur de Paris. Peut-être ont-ils aussi craint de disparaître, rayés avec la ville, d’abdiquer leur pouvoir aux mains de Gambetta, reproche vivant ? Livrer la France ! Couper les bras de celui qui a su agir, remuer le sol, en tirer des armées, de celui qui se bat quand ils regardent, qui espère quand ils doutent ! Paris est grand. C’est le centre, le foyer de grâce et d’idées. Ce n’est pas tout. Dans chaque province palpite un cœur vivace. Il reste des bataillons, des canons, deux tiers du territoire, et, après les chemins creux, la montagne. On peut lutter en Vendée, lutter en Auvergne. Mais non, ils ont eu peur de Paris, de Paris qui les a nommés, qui les a maintenus, qui les hypnotise. En dehors de Paris, leur raison d’être, ils ne voient rien. Pour ne pas mécontenter la garde nationale en lui enlevant ses armes, ils sacrifient tout, font tomber celles du pays entier. Croiriez-vous que Bismarck, par trois fois, a dit à Favre : « Vous laissez ses armes à la garde nationale, vous faites une bêtise, vous le regretterez ! »

Et comme Martial, surpris d’entendre Thévenat parler ainsi, s’indignait : — Favre avait raison, pourquoi leur prendre leur fusil ? — l’historien répondait : — Vous, Martial, vous êtes sage. Mais que d’exaltés ! Croyez-moi, c’est de la folie que de leur laisser un tel jouet entre les doigts. La terreur d’une émeute a arrêté Favre : calcul dangereux, que de reculer pour mieux sauter. Une atmosphère de guerre civile pèse sur nous. Vous avez entendu Jacquenne. Le premier sang est versé, d’autre coulera ! Un jour bientôt, les fusils partiront seuls. Et c’est pour s’assurer un lendemain qu’ils croient tranquille, c’est pour signer la convention qui permettra à Paris de respirer, de manger, qu’on remet à plus tard le soin de régler le sort de l’armée de l’Est, la plus compromise, je le sais aujourd’hui. On s’accorde sur la démarcation qui préservera les autres. Et Bourbaki qui est menacé par deux armées, repoussé vers la Suisse, reste en dehors de l’armistice. Bismarck y tient : on en recausera ! Cela m’inquiète.

Martial, malgré son chagrin de la défaite, s’habituait à l’irrévocable. Puisque maintenant on n’y pouvait rien ! Et lui, d’habitude si confiant en Thévenat, le jugeait ce soir bien pessimiste. Sans songer que sans doute son père partagerait la révolte et l’indignation du vieillard, il ne pensait plus qu’au bon côté des choses : les souffrances de tant de malheureux étaient près de cesser. Lui-même trouverait de l’argent. Les vivres sauveurs allaient affluer, ce serait du bion-être, la guérison pour Nini. Déjà elle était mieux !

À travers la fenêtre close, dans le grand silence que faisait l’arrêt du bombardement, le bourdonnement de la ville montait, appels étouffés de la générale, cloches des tocsins. Le faubourg Saint-Antoine bouillonnait. Trente-cinq bataillons de la garde nationale élisaient pour généralissime et pour chef d’état-major les socialistes Brunel et Piazza. Du côté de Saint-Cloud, le ciel était rouge. Ce que les Prussiens n’avaient pas encore brûlé achevait de se tordre en un colossal brasier. Cent maisons barbouillées de pétrole dardaient leur feu de joie, flammes échevelées, reflets sanglans.

Le lendemain, nouvelle note du gouvernement. Arguant du manque de pain qui vouait à une mort certaine deux millions d’hommes, de femmes et d’enfans, et, s’abritant derrière la nécessité du ravitaillement, l’homélie mouillée de larmes annonçait que la convention n’était pas encore signée, le serait dans quelques heures. La garde nationale conservait son organisation et ses armes ; une division de 12 000 hommes demeurerait constituée, le reste de la mobile et la ligne, prisonnières libres dans Paris, garderait ses drapeaux ; l’épée était laissée aux officiers.

Sous le ciel sombre et froid, par toutes les portes, l’armée commençait à refluer. La rue était tumultueuse, des clubs en plein vent se formaient au coin des trottoirs ; l’indignation publique s’y exhalait contre Trochu, criait au jésuite : « Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas… ! » On maudissait « Ferry affameur. Picard réactionnaire, Favre, Simon, Arago, ces bons à rien d’avocats. » Beaucoup regrettaient de n’avoir pas soutenu la Commune plus énergiquement. Quantité continuaient à réclamer la sortie en masse, un chef pour se battre ! Des gardes nationaux parlaient d’aller se joindre aux marins qui, disait-on, refusaient de rendre les forts. L’effervescence était au comble.

Mais on apprenait qu’une tentative d’émeute venait d’avorter. Brunel et Piazza, poussant vers les secteurs des bandes de gardes nationaux, pour s’emparer d’armes et de munitions, sont arrêtés. Clément Thomas répond aux délégations que tout effort est inutile. Les généraux, les amiraux qu’on sollicite font à regret la même réponse. Dorian va supplier à Belleville, dont on redoute le soulèvement, Millière et Flourens de ne pas déchaîner le peuple. Peu à peu, le ressort se détendait dans les âmes les plus fermes. Une fatigue de vaincus enveloppait, déprimait ces masses troublées. Après tant de secousses, on était las de penser, de souffrir. L’engourdissement venait.

Martial n’avait pas quitté l’atelier, soignant Nini. Thérould leur avait apporté l’air agité du dehors, un brouhaha de nouvelles. Elle avait tout écouté, d’une mine absorbée ; elle n’avait rien dit, sinon, d’une voix désolée d’enfant :

— Alors on se rend ? C’est bien vrai !

Et sans force, lentement, elle avait tourné la tête sur l’oreiller. Son silence se prolongeait, comme si quelque chose se fût brisé en elle. Ému devant cette faiblesse, ce désespoir taciturne, Thérould était parti. Martial, réagissant, essayait de plaisanter : on touchait au terme des maux ; déjà, par enchantement, les vitrines se regarnissaient. Les accapareurs du siège sortaient en bloc leurs provisions. Leurs caves se vidaient sans pudeur ; même on avait un peu pillé aux étalages. Cette fois, c’était pour de bon, on était sûr de ne pas voir disparaître les bienheureuses victuailles, comme en novembre, après le faux bruit de l’armistice Thiers. Un siècle de cela ! Les œufs coûtaient moins cher. S’il achetait un poulet ? Oui, pas plus tard que demain ! Hein, une petite aile ? Les Halles allaient bientôt regorger… Avec une lueur d’espoir et de gaîté, il faisait miroiter l’avenir : l’hiver finissait ; au printemps, ils parcourraient les bois, la verdure des jeunes pousses frissonnerait dans le soleil. Il restait des pêches à Montreuil, des cerises à Montmorency. Que dirait-elle d’une friture au Bas-Meudon ? Et quelles brassées de lilas ils rapporteraient après la journée, grisés de lumière ! On allait en abattre du travail ! L’Andromède, la Parisienne !… Et il referait en marbre la statue de neige du rempart : Nini, le torse nu, jupe courte et bonnet phrygien. Elle serait la jeune République, brandissant un fusil brisé. Comme lui-même avant-hier, elle s’efforçait en vain de sourire. Elle écoutait, de sa mine lointaine. Elle ne répondait pas.

Le soir, le médecin vint. Martial, en le reconduisant, n’en put rien tirer. Certainement la maladie était très grave, mais on ne savait jamais. La fièvre était si capricieuse ; à 40 degrés ce matin, elle avait ce soir baissé étonnamment. Martial espéra.

L’Officiel du 29 publiait le texte de la convention. La veille au soir, à onze heures, sous le cachet de Bismarck et la bague de Favre, scellant la dalle mortuaire, Paris avait succombé. Et avec lui la France ! Une stupeur foudroya la ville. Jusque-là, on ne se rendait pas compte ; la plupart ne croyaient qu’à un armistice pur et simple pour la capitale. Et voilà qu’une pusillanimité sans nom, un abus de pouvoir, — car le gouvernement de Paris, enfermé dans Paris, ne connaissant, ne voyant que Paris, n’avait pas le droit d’engager les provinces, — paralysait toute résistance ultérieure, arrêtait la guerre. Sauf dans les départemens de la Côte-d’Or, du Jura et du Doubs, où les opérations continuaient en même temps que le siège de Belfort, des lignes de démarcation, établies sur cartes prussiennes, avec des renseignemens prussiens, sanctionnaient la cupidité de l’envahisseur. Mais pourquoi cette étrange exception de l’armée de l’Est ? On voulait donc faire écraser entièrement Bourbaki, donner aux Allemands le temps de prendre Belfort ? L’ombre humiliante de la paix s’étendait, sur le répit de ces trois semaines desquelles allait naître l’Assemblée qui déciderait, sous le couteau, du sort trop certain de la patrie. Un article disait : « L’armée allemande ne franchira pas l’enceinte pendant la durée de l’armistice. » Oui, mais après ?

Cependant par toutes les portes, sous une pluie fine, durant des heures et des heures, ayant évacué les tranchées et les forts, l’armée convergeait. Le long des avenues, les rangs confus de la mobile et de la ligne se traînèrent ; une population silencieuse faisait la haie. Tournant le dos à ces avant-postes où, dans les villas désertes, ils avaient, pendant des mois, tiraillé, les fantassins comme hébétés par la longue inaction, montraient quelques vieilles figures énergiques parmi la foule des jeunes visages blêmes. Les mains sans armes ballaient. Un regret immense courait, devant le flot moutonnant, faisceau d’énergies dénouées qui eussent pu, lancées d’un jet dru, rompre l’infrangible cercle. Les marins à leur tour défilèrent. Pâles d’avoir dû abandonner leurs forts, canons intacts, soutes pleines, beaucoup pleuraient. Leur solide démarche, au pas et coude à coude, affirmait, avec les services rendus, tout ce dont eût été encore capable cette discipline à laquelle ils venaient de s’immoler. À cette vue, on ne pouvait s’empêcher de penser que d’innombrables munitions, un armement et un matériel prodigieux, tels que Sedan et Metz réunis ne l’égalaient pas, entraient à cette minute même aux mains de l’ennemi. Pour ne pas voir une telle honte, à Montrouge, un capitaine de frégate se faisait sauter la cervelle. Un matelot, quittant le bord, s’approchait de l’état-major bavarois, mettait le poing sous le nez du général : « Ne riez pas, au moins ! » Cinq cent mille hommes venaient de capituler devant deux cent mille. Six cent deux canons, treize cent soixante-deux pièces de rempart, cent soixante-dix-sept mille fusils, des milliers de quintaux de poudre et des millions de cartouches, sans compter trois cent mille obus, — d’un trait de plume, passaient au vainqueur.

Et c’est ce qu’on appelait un armistice « honorable, » des conditions « inespérées ! »

Mme  Thévenat, ce soir-là, relevait Martial. Il la laissa installée, ses aiguilles à tricoter aux doigts, dans le fauteuil Louis XIII, près du lit. Elle le renvoyait d’un sourire qui signifiait : Soyez tranquille, je suis là. Nini sommeillait, la fièvre revenue. Martial, en gagnant l’escalier, aperçut la loge éclairée, pleine de gens. Louchard gesticulait. Sûr à présent que sa précieuse vie ne serait plus exposée, il manifestait, depuis la lecture de l’Officiel, une indignation frénétique. Mme  Louchard, au contraire, toutes ses velléités belliqueuses refroidies, le suppliait de se calmer ; elle coulait vers le ruban rouge un regard enivré : il avait assez fait comme cela ! Au second, Martial heurta le fermier de Clamart, qui grogna, plié en deux sous un sac de pommes de terre, soigneusement dissimulé jusque-là, et devant lequel lui et sa tribu s’étaient serré le ventre. Il allait le porter à une boutique voisine, furieux d’avoir tant attendu, et d’y perdre, maintenant que les provisions réapparaissaient. Ce fut avec un recueillement mélancolique que, précédé par Thévenat, Martial pénétra dans le petit cabinet de travail où, depuis septembre, tant d’heures d’espoir et de doute, à guetter la délivrance,’s’étaient écoulées, devant la fenêtre d’où l’on scrutait l’horizon, au-dessus de la grande ville fourmillante. En ce coin familier, les livres, dans leurs reliures usées, s’étageaient, témoins pensans. Le Persée suspendait à son poing fermé la tête horrible de Méduse, dominant la table couverte de pages inachevées. Thévenat dit :

— Vous ne savez pas tout ! Hier soir, à Versailles, Favre, le traité signé, a demandé deux sauf-conduits, pour envoyer prévenir la Délégation. Bismarck lui a offert le télégraphe. Alors Favre désespéré, la main tremblante, a rédigé, sous le dur regard du chancelier, une dépêche à Gambetta. J’ai pu en lire la copie. Il notifie l’armistice, prescrit de le faire exécuter partout. Il omet seulement d’avertir que la suspension d’armes n’est pas applicable en province avant trois jours, et que, de toutes façons, l’Est en est exclu ! Comment qualifier un tel oubli, une aussi formidable légèreté ? Bismarck s’est soigneusement abstenu de le lui faire remarquer. Je m’y perds. Que va devenir cette malheureuse armée ? Il y avait pourtant là le général de Valdan, chef d’état-major de Vinoy, chargé des détails militaires. Comment n’a-t-il pas protesté ? Il est vrai qu’il remplaçait à l’improviste le général de Beaufort, clairvoyant, lui, jugé trop violent la veille par Bismarck !… Il frappa sur les manuscrits ouverts : — La leçon est terrible. Puisse-t-elle nous servir ! Malheur aux faibles ! On raconte que, le soir de la première entrevue, Favre parti, Bismarck, satisfait, s’est mis à siffler. Puis il aurait dit : « Hallali ! la chasse est faite. »

Martial, dans l’atelier, retrouvait Mme  Thévenat inquiète. — La fièvre a monté, dit-elle à voix basse. Il se pencha sur Nini, qui, la tête en arrière, cheveux défaits, fermait les paupières dans une torpeur brûlante. — Ça ne va pas ? demanda-t-il. Elle murmura très bas : — Ce n’est rien. — Voulez-vous que je reste ? offrit Mme  Thévenat. Il remerciait : sans doute elle allait s’endormir, il suffirait à la veiller. Quand il eut refermé la porte, il regretta d’avoir refusé. Nini haletait, comme obsédée, dans un cauchemar. Il lui fit boire une cuillerée de potion, tâta son pouls. Sur le poignet décharné, la veine saillante battait à coups précipités. Il eut peur, à la longue se rassura. Il l’avait déjà vue ainsi, du moins il se le persuadait. Du repos, et, demain, elle s’éveillerait mieux. Maintenant qu’il n’était plus question de guerre, que tout était fini, fini, elle allait pouvoir renaître, guérir. Deux heures passèrent ainsi. Comme elle gémissait, il l’appela : — Nini ! Elle releva les paupières, tourna vers lui un regard perdu. Une étrange expression de faiblesse s’imprimait aux creux de ses joues, détendait ses lèvres infiniment lasses. Il s’effara, eut l’idée du danger immédiat. Chercher du secours, appeler un médecin ? Non, c’était insensé ! Elle ne pouvait s’en aller ainsi, sans cause ! Elle allait si bien ce matin, elle avait sucé un peu de blanc de poulet. Au bout d’une demi-heure, l’angoisse le reprit. Il se rua chez les Louchard, supplia qu’on courût chercher le docteur. Et, tandis que la concierge y allait, il revint en courant. Elle somnolait toujours, avec un souffle oppressé. Il appela encore : — Nini ! pressa la main molle. Mais nul tressaillement ne répondit à son étreinte. Il s’abattit contre la chère épaule ; c’était l’agonie, maintenant il s’en rendait compte. Sans comprendre comment le malheur arrivait, il n’avait plus qu’une pensée, ne pas la quitter, être là. Il sentait, à travers les côtes, le cœur en cage panteler, comme un oiseau qu’une main dure étouffe. Puis, sans qu’elle eût repris connaissance, lentement, lentement, les palpitations s’apaisèrent. Tout mouvement cessa. Le petit cœur fidèle n’était plus.

Quand le médecin arriva, avec Mme Thévenat qui, poursuivie par son anxiété, revenait d’elle-même, ils trouvèrent Martial à genoux, la tête dans les draps. Il sanglotait éperdu, stupide de saisissement. Il ne pouvait s’expliquer la soudaineté de la catastrophe, il n’y pouvait croire. Pourtant c’était ainsi. Il suffoquait, fou de chagrin. Il contemplait le visage rigide, les traits pétris encore d’une tristesse parlante. Il revoyait dans ses lignes familières, que maintenant la séparation de la mort lui montrait presque étrangères, la Nini d’autrefois, si charmante avec ses formes pures, son joli corps d’amoureuse, et cette gaieté de camarade, cette dévouée, profonde tendresse d’amie. Comme elle était bonne, avec quelle délicatesse courageuse elle avait partagé les mauvaises heures ! Jamais une plainte. Toujours c’était elle qui le réconfortait, oubliait privations et misères pour lui insuffler son humble énergie vaillante. Elle était pour lui l’âme du siège, l’image fine et nerveuse de la résistance. Jamais elle n’avait douté du succès final. C’était à travers sa grâce fière de Parisienne qu’il avait communié avec l’abnégation de la grande ville. Pauvre petite Nini, c’était de tout cela qu’elle était morte, d’avoir tant espéré, tant souffert. Usée à la peine, elle s’en allait, la partie perdue. Oui, c’était de cela, de cela surtout qu’elle était morte. Il entendait encore sa voix désolée d’enfant : « Alors on se rend ! c’est bien vrai ? » Lentement elle avait tourné la tête. Quelque chose s’était brisé en elle. Et, depuis ce moment, elle n’avait ni parlé ni souri.

Quand l’aube vint pâlir l’atelier, Mme Thévenat se leva du coin d’ombre où, discrètement, elle avait voulu veiller. Elle embrassa Martial, qui eut une nouvelle crise de larmes. Il n’était plus que révolte, devant cette vie sacrifiée, victime de la stupidité, de la barbarie des hommes et des choses. Une rage le soulevait contre tout, contre tous : les Prussiens, l’hiver, et ceux qui les avaient amenés jusqu’au gouffre, ceux qui, sans foi dans leur mission et dans l’héroïsme de Paris, étaient responsables de cette mort, de tant d’autres, avaient attendu passivement, en dépit de leurs fausses sorties, que le dernier morceau de pain fixât le dernier jour.

Accompagné de Thérould, qui, pour s’étourdir, avait bu, Martial dut s’occuper des courses funèbres. La neige tombait depuis le matin. Les rares voitures roulaient sans bruit. Bien que les boulevards fussent pleins d’une foule épaisse de soldats flânant aux étalages, de marchands faisant le boniment, une tristesse partout flottait. Aux Halles, aux boutiques bondées de comestibles, on se battait, on pillait, boulevard Saint-Michel, en apercevant les vitrines regarnies de poulets, de lapins, d’œufs et de légumes, et songeant à la vie normale qui allait reprendre, à cet énorme ravitaillement qui, par toutes les gares, les voies d’eau, allait emplir Paris, Martial eut le cœur crevé. Trop tard !… Les flocons blancs tournoyaient ; du ciel blafard, un jour glacé se répandait, obscurcissait les rues, le fleuve noirâtre, la ville où, en s’abordant, on parlait bas, comme dans une nécropole. Au bras de Thérould répétant d’une voix attendrie : « Mon pauv’vieux !… Mon pauv’vieux !… » Martial, lamentable, allait par la boue, la neige. Il lui semblait porter avec sa propre détresse tout le deuil de Paris. Il errait, enveloppé du même suaire.


Dans le coupé du wagon qui, de Laval, les emportait vers Angers, Marie, avec un regard d’extase triomphante, contemplait Eugène à demi étendu sur les coussins, assoupi à côté d’elle dans la trépidation berçante de la marche. La vareuse ouverte sur le pansement de sa blessure, — l’éclat d’obus avait brisé une côte, lésé légèrement le poumon, — il s’abandonnait au repos, bien las, encore meurtri des affreuses nouvelles que sa femme n’avait pu lui cacher longtemps, mais sorti de la crise où, après sa blessure, il avait failli rester, payer l’écrasant arriéré de tant de fatigues. Sous sa barbe longue, son extrême pâleur, il avait en dormant un air heureux, le calme un peu animal de l’organisme jeune qui se rattache, reprend vie.

Ce ne fut que très tard, le lendemain, dernier jour du mois, qu’Eugène et Marie arrivèrent. Quand la calèche roula dans la grande avenue, une sensation inexprimable de joie et d’amertume les pénétra. La nuit voilait les dégâts sinistres, les communs incendiés, les vides du parc. Trois femmes en noir les attendaient : Mme  Réal, Marcelle et Rose. Un long embrassement, coupé de larmes, les confondit. Eugène, se tenant à la rampe et appuyé à l’épaule de Germain, gagnait enfin sa chambre. L’effort avait été bien grand, il se laissa tomber sur la chaise longue, pris d’une faiblesse. Revenu à lui, il interrogeait les visages défaits. Marcelle et Rose avaient les yeux rouges. Sa mère ne marquait pas toute l’ivresse qu’il aurait cru. — Vous nous cachez quelque chose ! dit Marie. Alors Mme  Réal, tandis que Rose, secouée de spasmes nerveux, sanglotait, dit la vérité. Grand’mère Marceline, après le départ de Marie, avait, dans un moment de lucidité, compris que son vieux Jean l’avait devancée. Insensiblement, aussitôt, elle avait baissé, en deux jours s’était éteinte. Elle le suivait dans la mort comme elle l’avait accompagné dans la vie. Et, si triste que cela fût, c’était presque heureux. Ils étaient partis ensemble, ils ne se quittaient pas.

Quand, le lendemain, Eugène s’éveilla, dans la chambre tendue de cretonne claire, au grêle tintement de la pendule de Saxe, il reprit conscience des choses et de lui-même. Un reflet de soleil égayait les bronzes dorés du chiffonnier ancien. Marie, étendue près de lui, dormait, fraîche comme une fleur. Et, pensant à la mystérieuse existence qui reposait en elle, à l’enfant qui avec le printemps naîtrait, Eugène, soulevé d’un instinct de vivre, assoiffé d’air pur et d’oubli, salua du fond de son accablement le matin gris, le rayon pâle.

XXII

Ce jour-là, le 24 janvier, Louis, au bureau télégraphique de Besançon, où, dès son arrivée, après la retraite de la Lisaine, il avait, en compagnie de Sangbœuf, de Guyonet et du reste de la mission, renforcé le personnel, enregistrait une longue dépêche de Freycinet. Courbaturé de tous les membres, rongé d’une bronchite prise depuis Villersexel, il ne s’en obstinait que plus à son poste, craignant, s’il perdait pied, de se trouver noyé dans l’armée en détresse. Les mains sans force, il suivait, sur le déroulement de la bande bleue, l’impression du télégramme. Le délégué à la Guerre reprochait à Bourbaki la lenteur de ses manœuvres, le sommait de reconquérir ses communications perdues, d’entamer sans retard, par voie de terre, puisque le chemin de fer était maintenant coupé, la marche convenue sur Nevers. Louis, se souvenant des dépêches précédentes, dont l’une invitait Vourbaki, au lendemain de la Lisaine, à aller remporter une victoire à Chaumont, puis à pousser sur Châlons-sur-Marne, une autre à porter l’armée d’un coup de baguette, par voie ferrée, jusqu’à Nevers, d’où elle remonterait donner au Nord la main à Faldherbe, une troisième le pressant d’aller secourir Garibaldi engagé à Dijon, Louis ne put contenir un haussement d’épaules. Ah ! si le délégué, au lieu de gagner des batailles sur la carte, pouvait de ses yeux voir le lamentable état de cette armée dont il réclamait des miracles, il en rabattrait ! Oui, on était dans de fichus draps… Pas assez de vivres, déclarait l’intendant, pour tenir ici plus de sept jours. Et Manteuffel forçait de vitesse ; en s’emparant de Mouchard et de Quingey, où la division d’Astugue laissait huit cents prisonniers, il avait intercepté au Sud la ligne de Lyon. Werder bouchait toute possibilité de retour au Nord, en occupant sans coup férir Blamont, puis l’imprenable Lomont, évacué, sur un ordre malheureux, par le 24er corps, avec une précipitation telle que la division Commagny filait jusqu’à Pontarlier. En ce moment même, un conseil de guerre réunissait au Château-Farine Bourbaki et ses généraux. Que décideraient-ils ? Si l’on reculait devant une offensive qui eût permis d’atteindre la Saône, vers Auxonne, il ne restait, pour gagner la France, Lyon, éviter la ruine sous Besançon ou le refoulement en Suisse, que deux routes, l’une par Champagnole, l’autre par Pontarlier et Mouthe. De toute façon, pas une minute à perdre. Au Nord, poussant les bataillons de Werder, à l’Ouest et au Sud, avançant sans relâche, Manteuffel amassait les nuées d’orage prêtes à crever. Le cercle de l’horizon était noir. Déjà de toutes parts, aux avant-postes, on entendait le tonnerre. Après-demain, demain, la foudre tomberait.

Les lampes étaient allumées depuis longtemps quand un officier d’ordonnance apporta une dépêche. Bourbaki, rentré du Château-Farine, annonçait que les commandans de corps d’armée étaient d’avis de battre en retraite sur Pontarlier. Trois divisions allaient couvrir le mouvement. L’armée n’en pouvait plus ; lui même ne savait vraiment que faire ! Commander dans ces conditions était un martyre. Pourquoi ne pas le remplacer par Billot ou Clinchant ?…

Le général, depuis le combat d’Arcey, était sombre, irritable, empli d’un dégoût qui achevait de paralyser en lui toute initiative ; la réception des derniers télégrammes avait enfiellé son amertume. On semblait méconnaître les difficultés inouïes au milieu desquelles il se débattait. On n’avait tenu aucune promesse ; Garibaldi, qui devait le couvrir, n’avait pas même retardé d’un jour la marche de l’ennemi, et on le comblait d’éloges à ses dépens ! Lui, pour prix de son dévouement, se verrait rejeter toute la responsabilité ; et, s’il passait en Suisse, on l’accuserait de trahison. Au Château-Farine, comme Billot jugeait possible la percée sur Auxonne, il lui avait offert liberté d’action, et, s’il voulait même, le commandement. Mais le chef du 18e corps prudemment s’effaçait : seul, l’illustre Bourbaki… Alors on s’était rangé à l’avis de Clinchant : se diriger, à travers les hauts plateaux du Jura couverts de neige, vers les routes qui longent la frontière, permettent de rejoindre la vallée du Rhône. Mais, au lieu d’engager immédiatement l’armée dans cette direction et d’envoyer garder, à l’ouest, au sud-ouest de Pontarlier, les passages par lesquels l’ennemi pouvait déboucher, Bourbaki hésitait encore ; les heures précieuses s’écoulaient dans l’inaction, en échange de dépêches, Freycinet tombant des nues à la nouvelle que, sur près de cent mille hommes, trente mille à peine pussent se battre, insistant néanmoins pour la percée, — l’abattement de Bourbaki croissant à mesure. Cependant, furieux de l’abandon du Lomont, et tandis qu’il mettait tardivement en branle vers Salins les trois divisions de couverture, il ordonnait à Bressolles de faire demi-tour, de ramener sur ses positions le 24e corps ; lui-même, à la tête du 18e, appuierait ce retour offensif. L’idée de se faire tuer en soldat avait traversé son cerveau. Le lendemain, montant à cheval pour retrouver Billot, il reçut une nouvelle injonction du délégué : « Est-ce bien Pontarlier que vous avez voulu dire ? Pontarlier vers la Suisse ?… Avec quoi vivrez-vous ?… Avez-vous réfléchi aux conséquences ? Vous serez obligé de capituler ou d’aller en Suisse… À tout prix il faut faire une trouée. » Morne, Bourbaki suivait la route qui surplombe le Doubs. La queue du 18e corps, qui avait dû retraverser Besançon dans un inextricable encombrement, piétinait la pente glacée, obstruée d’un amas de voitures à perte de vue. Sur deux et trois de front, dételées, en oblique, elles barraient tout passage. Entre des caissons d’artillerie et des chariots de réquisition, il fallait mettre pied à terre et se glisser. Les hommes et jusqu’aux sous-officiers, que le général en chef interrogeait, essayant vainement lui-même de faire déblayer la route, étaient incapables de dire à quel corps, à quel service ils appartenaient. Du 24e corps, les pires nouvelles ; les régimens refusaient de marcher, sitôt postés fondaient. Bourbaki, la mort dans l’âme, jugea l’armée perdue. Parti à huit heures du matin, il était cinq heures du soir quand, à quelques kilomètres de la ville, il rencontra Billot. — Pensez-vous pouvoir attaquer ce soir ? lui dit-il ; et, sur la réponse négative, il déplora la jeunesse, la mauvaise qualité des troupes, offrit à nouveau de se démettre. Puis, à pied dans la neige, il avait regagné Besançon. Il faisait nuit. Après avoir reçu l’intendant général et s’être informé des ressources de Pontarlier, après avoir donné à son fidèle Leperche ses instructions pour la retraite, il passait par la chambre de celui-ci, y prenait un revolver, — on avait caché le sien, — et rentrait chez lui, défaillant sous le poids de sa faiblesse et des fatalités qui l’écrasaient. Alors, ne voyant qu’une impasse quoi qu’il fit, la mort, qu’il ne redoutait pas, lui apparut un refuge. Et, le cœur saignant de mourir ainsi, soulagé pourtant d’en finir, il s’étendit sur son lit, appuya le canon à sa tempe, et fit feu.

Louis, logé avec Guyonet chez de braves gens, qui, inquiets de le voir si souffrant, l’avaient forcé d’accepter le meilleur lit, celui de leur fils absent, sommeillait sous les édredons, dans la chambre encore tiède d’un rougeoiment de braises. Il se réveillait la poitrine raclée de toux, quand, dans le petit jour, Guyonet entra, blême, fripé de sa nuit blanche. Il était suivi du propriétaire, qui s’exclamait, abasourdi. — Qu’y a-t-il ? demanda Louis, entre deux quintes. Guyonet, encore trépidant, jetait : — Bourbaki s’est tiré un coup de pistolet dans la tête. Il n’est que blessé. La balle a dévié, s’est aplatie, comme sur une plaque de fonte. Ce n’est pas tout. Nous transmettions la nouvelle ; deux télégrammes de Gambetta la croisent ; ordre à Bourbaki de remettre, à Clinchant de prendre le commandement. C’était fait ! Mais ils vont être déçus à Bordeaux. Clinchant maintient les ordres de retraite… Tout en parlant, Guyonet rassemblait en hâte ses effets, grondait Louis, qui, devant les préparatifs de départ, voulut se lever. Mais ses forces le trahirent. Il dut se renfouir au chaud, claquant des dents. En vain le propriétaire, un vieux receveur des postes, le consolait, lui affirmait qu’il serait soigné là comme chez lui ; c’était aller à une mort inutile que de vouloir suivre ses camarades ! Louis, avec un regret désolé, embrassait Guyonet, le chargeait de prévenir les chefs et de serrer la main de Sangbœuf. La porte refermée, pendant que son hôte bordait paternellement les couvertures, il écoutait dans les rues ouatées de neige le roulement confus des voitures du grand quartier général, ce bruit de retraite que, depuis Orléans, il connaissait trop ; et, suffoquant, il retenait ses larmes, à l’idée de la mission qui s’éloignait avec les compagnons de tant d’heures, et de rester seul, dans ce Besançon plein de malades, de blessés et de traînards.

Tandis que le lugubre fleuve d’hommes, sinuant à travers les routes encaissées, précipitait vers Pontarlier le débordement de ses vagues, où les convois ballottaient comme des épaves dans l’écume, Manteuffel, poussant les bataillons de Werder, suivait la trace, et, sur le flanc où il activait la course de ses colonnes noires, impitoyablement prenait l’avance, barrait les routes, rétrécissait le lit du fleuve. La veille, profitant du faux mouvement du 18e corps et de la stagnation des autres, il était descendu à Arbois évacué, occupait Salins après un combat où la municipalité hissait le drapeau blanc et suppliait le commandant français de cesser le feu, pour sauvegarder la vie, la fortune des habitans. Au bruit prématuré de cette occupation, l’une des trois divisions de couverture se repliait, les autres gagnaient sans plus de résistance l’abri de Pontarlier. La route de Champagnole était abandonnée du coup, deux jours avant qu’elle fût pour de bon interceptée. Il ne restait d’ouverte que la voie de Mouthe, un étroit boyau dans le massif, de Pontarlier à Saint-Claude. Cependant, par les chemins encaissés, affluant de Maiche, de Besançon, de Salins, comme une inondation qui monte, le fleuve lugubre s’élevait vers Pontarlier, entre ses rives de neige, dans un vaste murmure d’écluses rompues et d’eaux grosses.

Au moment où Louis retombait, silencieux, sur son oreiller, Henri se traînait sous les murs de Besançon sans se douter qu’encore une fois, il venait de passer si près de son frère. La compagnie, réduite à une trentaine d’hommes, égarée depuis trois jours, trébuchait et glissait sur le verglas en pente. Rombart, l’air d’une bête inculte avec sa barbe et ses cheveux poussés, loqueteux, jaune, des bottes de cavalier aux pieds, surveillait d’un air tendre Henri, encore plus sale et plus maigre que lui. Le jeune homme avait un teint de cire, des yeux égarés d’animal qui souffre. La joie qu’il avait eue à retrouver le régiment de son oncle, avait été courte. De la Lisaine à Besançon, à marcher dans le rang, piétinemens à travers boue et neige, alertes folles, arrêts sans cause, nuits sans sommeil, grand’gardes suppliciées de froid, à faire le troupier sans apercevoir jamais l’ennemi, il avait perdu ses illusions dernières…

Il revoyait, rougissant le paysage de neige, un de ces feux monstres où des sapins entiers flambaient, chauffant de leurs monceaux de braises une centaine d’hommes en cercle, pieds brûlans, bustes glacés, officiers, soldats, convoyeurs pêle-mêle, jusqu’à des chevaux allongeant au-dessus des dormeurs, vers la flamme, leurs têtes osseuses aux yeux pensifs. C’était pour mériter le geste affectueux, le regard d’approbation de son oncle, qu’Henri, par un effort surhumain, aidé de Rombart, s’était pendant ces huit jours affrcux, de Saulnot au Doubs, raccroché à son rang. Et voilà que ce suprême effort, où il avait ramassé tout ce qui surnageait en lui de foi jeune et de bonne volonté, s’était offert en vain : on avait encore une fois perdu le régiment, séparé lui-même de la brigade depuis longtemps. La compagnie, égrenée et lasse, et cependant poussée irrésistiblement par le flot de l’arrière, se traînait à présent entre deux talus blancs, dans une épaisse couche de farine, neige pulvérisée sous l’innombrable tassement des pieds. Le capitaine imberbe et le très vieux sous-lieutenant, renonçant à donner des ordres, peinaient pour leur compte, parmi cette poignée d’hommes faméliques et hâves, — mince débris d’armature qui allait se disjoindre définitivement. Deux kilomètres encore dans le faufilement entre les voitures arrêtées, le passage de cavaliers, le remous des isolés, — et de cette fraction perdue du 3e zouaves, il ne subsistait rien. Autour de Besançon, trente mille traînards s’éparpillaient, maraudant et pillant ; le reste de l’armée, mélangée, confondue, bien peu de corps conservant leur unité, se hâtait, fuyant la menace noire, les nuées rapides de Manteuffel. L’attrait magique de la frontière, de la Suisse protectrice, fascinait déjà. Les coups de fusil lointains faisaient retourner anxieusement les têtes, bousculaient d’une fuite plus vive le flot moutonnant. On lisait la peur sur les faces hagardes, ivres d’un hébétement de faim, de fatigue et de froid. Les distributions, dont bien peu profitaient, se faisaient revolver au poing. Les caisses à moitié pleines semaient la neige tout le chemin était jonché de fusils, de cartouches et de sacs. Farouches sous les peaux de mouton, ou grelottant dans leurs couvertures trouées, ces foules défilaient, tendues vers l’étape, sans un regard de pitié aux camaarades qui tombaient, aux chevaux s’abattant par centaines, et qui, un moment, gigotaient, puis allongeaient leurs pattes raides. Leurs tas de cadavres jalonnaient la route. Le flot de souffrance s’élevait toujours vers Pontarlier déjà comble, vers l’espoir des paisibles vallées de France, but de la retraite, vers la Suisse plus tentante encore, si proche. En finir ! Une toux stridente, d’un bout à l’autre des colonnes, secouait les poitrines creuses.

Vers le soir, Henri et Rombart, joints à une tourbe de cavaliers démontés, de lignards et de tringlots, atteignaient un village. Depuis l’aube, l’instinct vital les avait forcés à marcher, marcher toujours, malgré l’envie perpétuelle de se laisser choir, engourdis de sommeil. Ils ne purent pénétrer dans plusieurs maisons regorgeant au point que les hommes s’y tenaient encaqués, dormant debout. Ils trouvèrent deux marches vides dans un escalier ; et le lendemain, au départ, on dut les réveiller à coups de botte.

L’épouvantable marche recommença. Rombart, qui avait pu voler un pain, obligea Henri à manger ; l’enfant était si faible qu’il lui fallut presque toute la journée le soutenir. Il l’aimait maintenant d’une tendresse faite de protection et de pitié, si profonde qu’elle avait des délicatesses féminines. Au début, son amitié n’était pas sans un alliage de gloriole et d’intérêt ; elle s’était purifiée chaque jour, poussée comme une fleur dans un vieux terrain sec. Gagné au naturel, à la gentillesse d’Henri, il n’attendait nulle récompense de ses soins, payé par eux, trouvant d’autant plus de plaisir à se dévouer qu’il se dévouait davantage, sentant moins sa propre misère à se sacrifier pour « son petit. »

Après d’interminables heures d’agonie, marchant sans trêve, ayant failli vingt fois rouler au ravin, être écrasés par la poussée brutale, après une nuit encore où le froid avait été si mortel que Rombart avait dû, dans une cabane de forestier, frictionner Henri nu près d’un grand feu, — la chaleur n’était revenue que lentement aux membres paralysés, — ils arrivèrent enfin à Pontarlier, furent obligés de camper sous les murs de la place, si bourrée d’hommes et de voitures qu’on n’eût pu s’y glisser un de plus. C’était le matin du 29.

Déjà, coupant la seule issue où les hésitations de Bourbaki et l’inconsistance des troupes avaient acculé l’armée, les avant-gardes de Manteuffel, successivement maîtresses de toutes les routes, coupaient la dernière voie, l’étroit boyau de Mouthe. La manœuvre avait réussi. Avec une précision qui faisait honneur à la prévoyante hardiesse du général allemand, l’étau s’était refermé. En vain Crémer, avec trois régimens de cavalerie, avait poussé jusqu’à Saint-Laurent, à cinquante kilomètres au-dessous de Pontarlier, laissant à Foncine-le-Bas le 2e chasseurs d’Afrique pour occuper le défilé des Planches, l’ennemi délogeait ces postes harassés, séparait Crémer de Pontarlier. En avant de la ville, à Sombacourt, un bataillon hanovrien s’emparait d’une division entière et de ses généraux, et, ne perdant que deux morts et cinq blessés, ramassait dix canons, sept mitrailleuses, deux mille sept cents hommes ; le brigadier Minot, qui avait abandonné Quingey, et le divisionnaire d’Astugue, prévenus deux heures avant, allaient se mettre à table. Échappèrent ceux qui avaient de bonnes jambes. À Chaffois, la division Thornton tenait ferme. Mais, partout, une grande nouvelle faisait cesser le feu ; au Sud, le 24e corps, en marche vers les défilés, s’arrêtait ; de toute part une stagnation fatale achevait d’immobiliser aux barrages le fleuve inerte.

Clinchant, à Pontarlier où, contre son attente, il ne pouvait stationner, faire la guerre de montagnes, faute de vivres, venait d’être avisé par le gouvernement de Bordeaux de la conclusion de l’armistice. Instantanément le bruit s’en répandait, allait jusqu’aux détachemens les plus éloignés porter le soulagement et la joie. Les armes tombaient aussitôt de ces mains qui ne les retenaient qu’à peine. Ces bandes désemparées respirèrent ; on entrevoyait un répit, l’enivrement du repos, des besoins rassasiés. Dans la ville, devant la mairie, les soldats dansaient et chantaient autour du falot éclairant l’affiche bénie ; ils se mutinèrent quand des officiers voulurent, au rappel de la générale, les porter en avant ; un parlementaire de Clinchant partait en hâte pour notifier à Manteuffel la suspension d’armes. Il était temps. Les batteries ennemies, sur la côte de Chaffois, s’apprêtaient au bombardement.

Mais le parlementaire, dans la nuit, revenait. On n’avait, déclarait-on avec duplicité au quartier général allemand, connaissance de rien ; pourtant, en même temps que Favre avait télégraphié à Gambetta l’armistice général, de Moltke, tout joyeux de la bévue, notifiait à Manteuffel l’exclusion de l’Est. Ordre de continuer les hostilités. Partout les avant-postes se heurtaient à la même réponse, et devant la pointe obstinément poussée des colonnes ennemies, cédaient, jetant les chassepots, levant le pied. Par la passe de Vaux et des Granges-Sainte-Marie, les Allemands, refoulant comme un troupeau les débris du 15e corps, arrivaient au lac de Saint-Point, tranchant ainsi, à quelques kilomètres de Pontarlier, toute possibilité d’évasion, menaçant jusqu’à l’entrée en Suisse. Ils ne savaient plus que faire de leurs prisonniers, encombrés de ce bétail docile. Des centaines préféraient se livrer. Tout était dit.

Clinchant avait beau télégraphier à Bordeaux le refus de Manteuffel, son apparente violation de l’armistice, et renvoyer un nouveau parlementaire. Il ne s’attirait que la proposition hautaine de capituler. Un troisième officier retournait inutilement solliciter un sursis de trente-six heures. Enfin une dépêche du ministre éclairait le malentendu ; lui-même, à l’instant, venait d’être officiellement averti que l’armée de l’Est était exclue de l’armistice : il laissait le général libre d’agir au mieux des intérêts et de l’honneur.

Il n’y avait plus de salut que dans une prompte disparition, le déversement vers la frontière qui, à moins de deux lieues, ouvrait sa porte libératrice, cette frontière attirante comme un lit de repos, une table mise, un paradis d’oubli. L’internement en Suisse sauvait de la capitulation honteuse. Soldats, armes, matériel, s’ils devaient peser tout autant sur les conditions de paix future, reviendraient du moins à la France. On ne pouvait songer à redemander à cette ombre d’armée le moindre effort. L’armistice avait achevé de tout détendre. Nulle force au monde n’eût contraint ces bras morts à soulever les fusils.

Le soir du 31, Clinchant gagnait les Verrières, où déjà s’étaient amassés les convois d’artillerie et du train, dans une affluence grossissante d’isolés et de déserteurs, et, du village français au village helvétique, négociait, avec le général Hertzog, commandant de l’armée fédérale, une convention réglant le passage. Désarmés à la frontière, les soldats se rendraient dans les villes indiquées, les officiers gardant leur épée, canons et trésor confiés jusqu’à restitution à la garde loyale de la Suisse. Les signatures échangées, aussitôt commencèrent à franchir la ligne les troupes qui, depuis la veille, attendaient dans la neige.

À travers l’obscurité, le défilé tragique commença. Par l’étroite porte ouverte derrière Pontarlier, la route des Verrières et des Fourgs, par les moindres fissures de la montagne, le fleuve compact s’engouffrait, filtrait, ruisselait. Ce qui restait du 15e, du 20e et du 21e corps, amalgame sans nom de fantassins, de cavaliers, d’artilleurs, barricades mouvantes de charrois, se ruait dans un flux noir, pressé, continu. Mais, préservant la retraite, au défilé de la Cluse, entre le fort de Joux et la batterie de neige du Larmont, la voix du canon, le crépitement acharné de la fusillade s’élevaient une fois encore. L’avant-garde prussienne, après avoir traversé Pontarlier, pris quatre cents voitures chargées de vivres, venait de surgir devant les gorges. Mêlée au convoi, elle attaquait la division Pallu de la Barrière, réserve générale à l’abri de laquelle le 18e corps, formant arrière-garde, était en train de s’écouler. Deux de ses régimens faisaient demi-tour, accouraient se joindre à ceux de la réserve, seules troupes qui, des cent mille hommes partis de Bourges, de Lyon, gardassent une âme. Celles-là du moins furent héroïques ; sept heures on piétina dans le sang et la neige, enjambant les cadavres pour avancer de quelques pas. Généraux et soldats rivalisaient. Les fantassins de Fallu lui demandaient : « Êtes-vous content, mon général ? » Le lieutenant-colonel Achilli tombait en brave. À un parlementaire essayant de le persuader qu’il ne restait qu’à se rendre, le général Robert disait : « Il nous reste à mourir. » Jusqu’au soir, tonnant de Joux et crépitant de la Cluse, le canon et la fusillade protégèrent la bifurcation des routes, le cheminement de l’artillerie, proclamèrent dans ce désastre que tout l’honneur n’avait pas sombré !

Le lendemain, quand la petite troupe se replia, Fallu, escorté d’un détachement où toute la réserve était représentée, usait de l’autorisation laissée par Clinchant : liberté de manœuvres à qui, sa troupe sauve, pourrait s’évader. Huit jours après, il atteignait Gex. Billot et son aide de camp Brugère, quelques généraux, plusieurs officiers, réussissaient de même, au prix d’atroces souffrances. À travers les montagnes, dans les sentiers de chèvre, de petits groupes d’hommes affrontant mille morts regagnaient la France.

Sur la route des Fourgs, revenant de la frontière où il venait de conduire ses canons, un jeune colonel à figure énergique, svelte dans son dolman vieilli d’artilleur de la Garde Impériale, croisait, au pas de sa jument dont les os perçaient la peau, le flot sordide, ininterrompu. Jacques d’Avol avait fait tout son devoir. Maintenant, ses pièces en sûreté, le commandement transmis à son second, il tournait le dos au passé, allait à l’avenir. Il n’avait voulu de personne pour l’accompagner, s’enfonçait dans sa solitude altière. L’internement le révoltait. Il ne s’était pas échappé de Metz, fuyant la geôle allemande, pour s’en venir, prisonnier volontaire, terminer la campagne au chaud, dans une ville de Suisse. Il ne pouvait admettre que l’armistice aboutît au cul-de-sac de la paix. Il restait des armées libres, où il pouvait servir encore. Toutes n’avaient pas eu le sort lamentable de celle-ci.

Le plus pressé, c’était de quitter cette route de misère, de trouver un chemin de traverse qui le rabattît sur Mouthe ; de là il atteindrait la Ghapelle-des-Bois, le Rizou, le col de la Faucille, Gex. Les mailles du filet n’étaient pas si resserrées qu’il n’y trouvât jour. Où une armée ne peut percer, un isolé passe. Et, si des uhlans l’arrêtaient comme à Metz, son revolver était là. Aux Fourgs, il obliquait au Sud, longeait le mont du Miroir. Sa jument buttait aux racines des sapins sous la neige ; il la relevait d’une main brusque. Un déchirant crève-cœur le poignait à l’idée de l’armée dissoute, de ses canons livrés. Il se rappelait sa joie frénétique, lorsqu’ils avaient craché, à Beaune-la-Rolande. Alors il espérait ; et puis, ç’avait été la désillusion de toutes les minutes, malgré le bref éclair de Villersexel ; il se revit à la Lisaine, dévoré d’angoisse, jugeant la partie perdue. Quels généraux, quels états-majors ! En venir là ! Et les trois jours gâchés à Besançon, qui, bien employés, eussent permis de sauver l’armée !… Esprit tourmenté, souffrant de la supériorité allemande, il envisageait déjà l’immense labeur qui effacerait l’infériorité française. Tout un cycle de réformes, tout à créer, tout à refaire. Après une dure marche, il venait d’arriver aux Hôpitaux-Neufs, s’engageait sur la route de Mouthe. Il eut un mouvement d’humeur. En sens inverse une colonne s’avançait, tenant toute la largeur. D’Avol éperonna sa jument, bientôt reconnut des zouaves à leurs braies rougeâtres, à leurs chéchias enfoncées jusqu’aux oreilles. En tête, une haute silhouette qui lui était familière : le colonel Du Breuil. D’Avol passait sans saluer, quand le vieillard le héla, demandant son chemin.

— Pour la Suisse ? fit d’Avol avec ironie.

— Pour la France, répondit M. Du Breuil, d’un ton si digne que d’Avol en fut touché, eut un remords. Il donna des explications : Par là c’était la route de Lausanne, Jougne, tout de suite la frontière. Les zouaves tournaient le dos à Mouthe ; le colonel s’était trompé. Et, s’inclinant avec respect, il s’éloigna. Un désespoir s’était peint sur la vieille figure raide. Que faire à présent, avec ces malheureux ? Simplement, M. Du Breuil se tourna vers ses hommes, leur avoua l’erreur. Il les laissait libres. Un officier allait conduire en Suisse ceux qui voudraient s’y rendre. Pour lui, il leur faisait ses adieux, il allait tenter de s’échapper. Des voix s’écrièrent, des volontaires s’offraient. Il en choisit une dizaine, les plus valides. Tandis que les zouaves, quelques-uns émus, continuaient leur route, il rebroussait chemin. Au bout d’une heure, sur le pont du Rouge-Bief, il fut surpris de voir un cavalier qui les regardait venir, semblant les attendre. Jacques d’Avol avait réfléchi. Un combat s’était livré en lui : sa haine pour Pierre Du Breuil, l’estime que lui arrachait l’acte du père, tant de catastrophes subies ensemble, la détente d’une même affliction… Ce vieux, qui tenait de si près à l’homme qu’il avait aimé, allait-il l’abandonner, infirme, ne connaissant pas les chemins, à tous les risques ? Qu’il eût à se plaindre du fils n’était pas une raison pour qu’il ne secourût pas le père. Quand les zouaves furent à sa hauteur, il dit d’une voix émue :

— Mon colonel, j’ai une carte, si je pouvais vous être utile ? Voulez-vous que nous fassions route ensemble ?

Troublé, M. Du Breuil le regarda en face, ne vit dans ses yeux que droiture et sympathie. Il crut lire, sur le visage éloquent, le regret des duretés passées, un attendrissement au souvenir de Pierre. Comprenant que d’Avol jugeait désormais moins sévèrement son ami, il répondit :

— J’accepte, colonel.

Et spontanément leurs mains s’unirent. Longtemps, au pas égal de leurs chevaux, ils gravirent la côte en silence. Après d’inouïes tortures, des jours sans fin, laissant dans le sentier de la montagne trois de leurs compagnons morts d’épuisement, ils parvenaient au col de la Faucille ; ils étaient sauvés. Crémer, le corps franc des Vosges, deux divisions éparses, en tout près de dix mille hommes, s’en tiraient de la sorte.

Près de quatre-vingt-dix mille étaient déjà répandus sur la Suisse. Le défilé avait duré deux jours. D’un crépuscule à l’autre, toute la nuit, le lendemain encore, par les versans blancs de neige, intarissablement descendait le flot noir. D’une poussée lente et formidable, les vagues venues de l’arrière, renaissant sans cesse, chassaient les autres devant elles. Entre la haie des troupes fédérales, immobiles l’arme au pied, l’inondation coulait, coulait toujours. Pour que les derniers pussent entrer, il fallait que les premiers marchassent des lieues et des heures. Jetés au passage en tas énormes des deux côtés de la route, s’amoncelaient fusils, cartouches, sabres, revolvers et gibernes. Des lances piquées dans le sol hérissaient leur forêt nue. On n’entendait au long de la multitude qu’une grande plainte, faite de milliers de toux sèches. Presque tous boitaient, les pieds saignans ou gonflés ; sous les cheveux longs, les faces embroussaillées montraient des yeux de folie. On grelottait dans les loques aux coutures pleines de poux. Par intervalles passaient des voitures et des chevaux efflanqués, beaucoup sellés depuis des semaines, ils n’étaient qu’un ulcère, crinière et queue mangées ; ils avaient si faim qu’ils rongeaient le bois des arrière-trains.

À ce spectacle, les habitans assemblés par centaines, les mains chargées d’offrandes, pleuraient. Ils étaient accourus des villes, des villages, des cabanes ; ils apportaient des vêtemens, du pain, de l’argent, des boissons, de la viande. Le plus pauvre donnait. Dans de grandes hottes de bois débordant de lait chaud, remplies, vidées à mesure, les gamelles tendues à bout de bras étaient plongées à la file, sans arrêt. Parfois, sur le bord du chemin, des moribonds se laissaient tomber, insensibles, muets ; on les recueillait avec bonté. Les granges, les étables bientôt regorgèrent, et dans la plaine, au loin, les écoles et les églises. Une charité sans limites tendait les bras, compatissait à ce déluge d’horreur, que de mémoire d’homme on n’avait vu.

— Courage, mon petit, disait Rombart. On arrive !

Il soutenait Henri, dont la tête vacillait ; il éprouvait une terreur : le gosse n’allait pas lui claquer dans les doigts… au port ! Et de toute sa tendresse il eût voulu le ranimer. Allons, voilà les tas de fusils, on abordait ! Henri ouvrit les yeux : Rombart lançait à la volée les deux chassepots crasseux, rouillés, — vierges ! Le vétéran ricana : — Pour ce qu’ils ont servi !…

Confusément, Henri entendit la chute des deux armes résonner. Ah oui ! pour ce qu’ils avaient servi !… Et pourtant il aurait bien voulu !… Devant lui se dressa Charmont… les jolis yeux de Céline… puis tout se brouilla, il perdit pied…

— Rois, mon petit, bois ! Et Rombart, lui soulevant la tête, lui faisait avaler une lampée de lait chaud. Ils étaient au Petit-Cernet, étendus sur de la paille, dans une cabane. D’humbles, de doux visages de paysans suisses se penchaient vers eux. Henri roula un regard vague, but avidement, puis, avec un profond soupir, il s’endormit.


Poncet, pour la deuxième fois dans la matinée, retournait aux nouvelles, à la préfecture de Bordeaux. L’anxiété le harcelait. Depuis la dépêche de Favre, annonçant l’armistice général et l’envoi près de la Délégation d’un membre du gouvernement, quarante-huit heures s’étaient consumées ; et toujours l’incompréhensible silence de Paris, les protestations de Clinchant et de Garibaldi contre la poursuite des hostilités, activement menées par l’ennemi, en dépit de la trêve déclarée. L’armée de l’Est était anéantie, suspendues les tardives diversions que Freycinet avait ordonnées. Garibaldi, loin de pouvoir soutenir Clincbant, comme le délégué, « faisant appel à son grand cœur, » l’en suppliait, se soustrayait lui-même à une défaite certaine, évacuait en hâte Dijon, après avoir envoyé du côté de Dôle le vain secours de quelques francs-tireurs. Poncet ne tenait pas en place. De quel fatal malentendu était-on victimes ? Pourquoi Favre, sommé par dépêche à Versailles de s’expliquer, faisait-il le mort ? Pourquoi le « membre du gouvernement » annoncé n’arrivait-il pas ? Soudain une rumeur vola. Dans le bureau, autour de Poncet, on n’y voulait pas croire ; une dépêche de Chanzy transmettait au ministre la copie, remise par Frédéric-Charles, de la convention excluant Bourbaki et Belfort. Poncet apprit qu’à ce coup de foudre, Gambetta furieux venait de se précipiter dans le cabinet de Freycinet, et, saisissant à la cravate le dévoué général Thoumas, avait crié : « Je comprends qu’un avocat, hébété par la peur, ait commis une pareille balourdise et une semblable infamie, mais ce Jules Favre était assisté d’un général ! Que le sang de l’armée de l’Est et la honte de la défaite retombent sur lui ! » Pour comble de dérision, une seconde confirmation arrivait presque aussitôt. Elle était de Bismarck. Le chancelier, en attendant que la dépêche de Gambetta parvînt à Favre, croyait devoir, à titre de renseignement, communiquer le détail des clauses : il se donnait le plaisir, la partie gagnée, de montrer comment il avait su abuser du monstrueux oubli, de la nullité de son adversaire.

Gambetta, lorsqu’en pleine poitrine l’avait frappé le traité imprévu qui désarmait le pays, rentrait de Lille. C’était au moment où il venait de s’entendre avec Faidherbe et Chanzy, réorganisant leurs armées, que s’écroulaient ses espérances. Paris encore, il s’attendait depuis longtemps à sa chute, il l’avait prédite ; pas une de ses dernières lettres où il n’indiquât le danger du siège passif, n’accusât l’inertie de Trochu. Même, dans sa correspondance avec Favre, il avait envisagé la conduite que la Délégation aurait à tenir, Paris tombé ; car pas un instant il ne pouvait admettre que la reddition de la capitale fût la perte de la province. De bonnes élections sauveraient tout, une Assemblée épurée où ne trouveraient place ni les membres des anciennes familles régnantes, ni les ministres, sénateurs, conseillers d’Etat, candidats officiels de l’Empire ; il était juste, il était nécessaire, affirmait-il, qu’ils supportassent la responsabilité de malheurs attirés par eux-mêmes…

La seule éventualité qu’il n’eût pas prévue lui brisait aux mains son arme : Paris entraînait la France. Et ce n’était pas assez, une ineptie criminelle, de gaieté de cœur, abolissait une armée tout entière, cent mille hommes, sur lesquels la nation était en droit de compter, et dont la présence dans les négociations ultérieures eût été d’un grand secours ! Grâce à une démarcation arbitraire, on devait remettre à l’ennemi plus de terrain qu’il n’en avait conquis ; il s’accroissait d’Abbeville, de deux arrondissemens du Calvados, de la moitié de l’Yonne, du Loiret, du Loir-et-Cher, de l’Indre-et-Loire, d’une partie du Morvan, du Jura, de la Côte-d’Or. Le 25e corps, formé d’hier et déjà maître des faubourgs de Blois, rétrogradait au delà de Vierzon ! Et c’était le vainqueur qui, par raccroc, vous apprenait cela ! Et Paris se taisait toujours ! Alors le patriote éclata. Son indignation furieuse, son indomptable foi le soulevèrent. De la profondeur de son désespoir jaillirent des sources d’espérance. Les mots ardens s’échappaient de son cœur ; il incarna la terre déchirée, en fut la voix, l’âme. Dans sa proclamation il attestait le pays, lui désignait le chemin, et, sous des traits pareils à des zigzags d’éclairs, s’ouvraient de brefs, de fulgurans horizons d’histoire : la Prusse comptait sur l’armistice pour énerver, dissoudre ; elle espérait une Assemblée tremblante, prompte à subir une paix honteuse. Il dépendait de tous que l’armistice devînt, au contraire, une école d’instruction ; qu’on préparât, qu’on poussât, avec plus d’énergie que jamais, l’organisation de la défense. Qu’à la place d’une Chambre réactionnaire et lâche sortît du sol une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix si elle assurait l’honneur, l’intégrité, le rang du pays ; mais capable de vouloir aussi la guerre et prête à tout plutôt que d’aider à l’assassinat de la France… Il finissait par un cri d’appel aux armes, dans un grand élan de concorde et de sacrifice !

En même temps paraissaient deux décrets, l’un, en conformité avec les prétentions de Paris, fixant les élections au 8 février et la réunion de l’assemblée au 12 ; l’autre, rompant avec le gouvernement de la capitale et, selon l’idée longuement mûrie de Gambetta, frappant d’inéligibilité les complices et les complaisans du régime déchu. Des dépêches aux préfets allaient aussi, dans tous les départemens, affirmer les résolutions de Bordeaux, la continuation, après l’armistice, de la lutte à outrance.

Le lendemain, dans l’effervescence de Bordeaux, débarquait enfin le « personnage annoncé de Paris. » C’était Jules Simon, ayant égaré avec sa malle le texte du décret électoral. Son entrée à l’hôtel Sarget déchaînait la tempête. Gambetta, avec violence, l’apostropha : « Que venait faire ce capitulard ?… Pourquoi n’avait-on pas consulté la Délégation ? Qu’il s’en retournât à Paris, lui et son décret !… » Et, ne parvenant pas à maîtriser son indignation, il l’accablait des plus durs reproches, lui barrait la porte. Le maire et les deux adjoints, introduits, déclarèrent qu’on ne pouvait sans danger pour l’ordre suivre les instructions de Favre. Simon se résignait à rédiger une dépêche à ses collègues, demandait des ordres, et, fatigué, il se retira.

Impuissant à briser l’obstacle de front, il songeait à le tourner. Cette manœuvre se conciliait mieux avec son caractère onctueux, tenace et prudent. Ses papiers les plus précieux, notamment le décret de Paris qui, en cas de conflit, lui donnait pleins pouvoirs, et sa nomination de ministre de l’Intérieur, mis en dépôt chez le président de la cour d’appel, il se terrait chez un ami, dans une petite rue écartée. Il n’était pas seul : d’immédiats appuis le soutinrent. Thiers d’abord, chef occulte de l’opposition, dont les conseils et les avis ne le quittèrent pas. Le grand parti des mécontens s’orientait vers la rue Poudensen, toute la presse conservatrice en tête. Elle s’était coalisée, bonapartistes, légitimistes et orléanistes fondus en un seul comité. On ne pardonnait pas à la Délégation d’avoir touché à l’inamovibilité de la magistrature, de, prétendre remanier le personnel de l’Instruction publique et des Finances ; tous les griefs passés s’y ajoutaient : dissolution des conseils municipaux et généraux, zèle républicain des nouveaux préfets ; et le présent : cette atteinte au principe électif, cet ostracisme de toute une classe de citoyens ! Mais ce qui dominait tout, c’était le haro contre Gambetta, ce tyran, cet énergumène qui voulait encore la guerre ! Le général Foltz, commandant la division, faisait offrir à Simon son concours dévoué, consentait à donner des ordres comme ministre de la Guerre et à occuper préfecture et télégraphe ; même il faisait venir à Bordeaux deux batteries. On pouvait compter aussi sur certains bataillons de la garde nationale.

Et, tandis que la foule se portait au Grand-Théâtre, débordant places et rues aux cris de : « À bas la paix ! Pas d’élections ! » assiégeait la préfecture jusqu’à ce qu’au balcon Gambetta parût, jurant de tenir jusqu’au bout, Simon, un peu rassuré, expédiait en cachette, à Paris, des messagers et correspondait en province, ses lettres pouvant être interceptées, sous le couvert d’enveloppes de commerce, aux écritures diverses. Les journaux ébruitaient cependant sa mission ; la police lacérait une affiche dont Thiers avait été l’inspirateur. Le petit homme avait tout de suite vu, dans l’arrivée de Simon, la fin des pouvoirs de Gambetta. Il se réjouissait de cette chute et de n’y avoir pas de part apparente, seulement le profit sans peine.

Le drame se précipitait. Le matin même où le comité des journaux protestait contre le décret d’inéligibilité, un télégramme de Bismarck venait à la rescousse, déclarait à Gambetta qu’une Chambre élue selon le décret de Bordeaux ne serait pas reconnue par la Prusse. Alors le ministre s’adressa encore au pays, lui dénonça l’insolente prétention : l’ennemi ne voulait donc décidément que d’une Assemblée esclave, décidée d’avance à la paix ! L’honneur national le supporterait-il ?

Simon, mis au pied du mur, se décidait, bravant une arrestation dont on faisait bruit, à publier, avec le décret lui donnant pleins pouvoirs, celui des élections de Paris : éligibilité pour tous. Et, par une concession habile, il l’étendait aux préfets et aux sous-préfets en fonctions. Gambetta, aussitôt, faisait saisir les journaux, paraître au Moniteur une note où il déniait les pouvoirs de Paris prisonnier de guerre, investi depuis quatre mois, privé de toute communication avec l’esprit public. Le décret de Bordeaux était en conséquence maintenu, malgré l’ingérence de M. de Bismarck. Crémieux partait en hâte, expliquer au gouvernement l’état de choses. Mais il rencontrait en route Emmanuel Arago, Garnier-Pagès et Pelletan, envoyés pour tenir tête aux récalcitrans. Le conseil du Louvre était furieux, on avait, aux nouvelles de Simon, annulé précipitamment le décret de Bordeaux, télégraphié directement aux préfets, parlé même d’incarcérer Gambetta ; Clément Thomas s’en chargeait. Pendant ce temps, dans Bordeaux houleux, Simon écrivait à la Gironde une longue lettre justificative. Mais les envoyés de Paris, survenus, ralliaient à leur façon de voir Crémieux déjà converti, Fourichon, Glais-Bizoin ; Simon compromis, entaché de modérantisme, s’effaçait devant Arago, et, sans autre explication, un décret brutal nommait celui-ci aux deux ministères de Gambetta. Les trois vieillards de la Délégation, ses collègues d’hier, avaient signé les premiers.

Le dictateur, qui déjà, plusieurs jours avant, avait donné sa démission de membre du gouvernement, la redonnait. De tous les coins de la France, surtout de Lyon et de Marseille, on l’incitait à faire tête. Une partie du pays était avec lui, voulait encore la guerre. À Bordeaux, les clubs proposaient de créer un comité de salut public, lui en offraient la présidence. L’idée de la guerre civile l’arrêta ; c’était une autre guerre qui avait fasciné son espoir, soutenu ses veilles, enflammé son labeur colossal. Au nom de la patrie, noblement il abdiqua, ordonnant à ses préfets la soumission, la conciliation. La veille, il avait réuni ses collaborateurs, Freycinet, les généraux Haca, Véronique et Thoumas. Tendant vers la guerre sa dernière pensée, il leur avait demandé conseil. Que faire ? Repousser l’armistice, les élections, combattre encore et quand même, dans le massif central, la Bretagne et le Cotentin ? À chaque seconde, des amis venaient l’interrompre pour le supplier de se montrer à la foule, de parler aux délégués qui emplissaient les antichambres. Sous les fenêtres un long cri montait : « Vive Gambetta ! » Les têtes moutonnaient à la lueur des torches. Exaspéré, il lâchait un gros mot, fermait violemment la porte. « Croyez-vous que c’est une vie ? » Et maudissant ces « gueulards, » il se rasseyait, discutait toujours. Puis, lorsque les généraux lui eurent fait toucher du doigt la triste situation, il n’insista plus, se leva, contenant ses larmes. Et, serrant avec effusion les mains de ces hommes qui l’avaient aidé à mettre debout les armées de la Défense, il leur fit ses adieux, calme, mais désespéré.

Poncet, dans la froide obscurité de sa chambre sans lampe, assis au coin de la cheminée, près de sa femme qui respectait sa douleur, songeait. Il revoyait ce matin d’octobre, où dans le soleil de Tours Gambetta était apparu, jeune et fervent. Alors on reculait les élections. Tout à la guerre !… Aujourd’hui le pays s’agitait dans la fièvre, allait nommer son Assemblée ; tous les canons s’étaient tus, seul celui de Belfort retentissait encore. Comparant au visage rayonnant d’il y a quatre mois la face vieillie et grave de celui dont, tout à l’heure, il avait serré la main, le Sorcier mesura la route franchie, et, du départ lumineux à ce terme sombre, tant d’efforts dépensés en vain, parce que le pays n’avait pas voulu.

XXIII

Le lundi 13 février, dans le matin clair, Bordeaux semblait une autre ville. Une tiédeur de printemps précoce adoucissait l’air vif, flottait sur les larges rues emplies d’une foule grouillante, sur la courbe majestueuse des quais, la perspective des navires en rade, en partance, croisant dans l’azur leurs vergues et leurs mâts. La Garonne bouillonnait comme de l’or fondu. Un mouvement extraordinaire animait groupes et passans. Hier, au Grand-Théâtre, l’Assemblée souveraine s’était constituée en séance préparatoire ; cet après-midi, le gouvernement de la Défense nationale devait lui remettre, avec ses démissions, le pouvoir. Bordeaux entier était dehors, guettant les figures nouvelles, trottoirs débordans, hôtels envahis. La vaste cité reflétait, en l’amplifiant encore avec son zèle démocratique, l’agitation du pays entier. Tant de passions, d’espoirs, de douleurs, de rancunes, de convoitises !

Poncet, au bras de sa femme, errait comme une âme en peine dans ce brouhaha. Un cruel dépaysement le prenait, à se promener là, désœuvré, en badaud. Il avait cru devoir suivre Gambetta dans sa retraite, était des rares qui entourassent d’une affection sans réserve, comme Ranc, Spuller, Laurier, le tout-puissant de la veille, l’abandonné d’aujourd’hui. Déjà, malgré l’entourage resserré de ces fidèles qui espéraient en lui, malgré les vœux des patriotes, pour qui son nom signifiait toujours énergie et lutte, malgré l’espoir tremblant des Alsaciens et des Lorrains qui, en l’élisant, lui avaient remis la garde de leurs provinces, le vide se faisait ; les défections l’élargissaient chaque jour ; et déjà, forçant le silence de la chute, grondant de partout contre le retrait digne, le mépris hautain du dictateur tombé, s’élevait l’aboi des revendications, des calomnies et de l’injure.

Amèrement, Poncet dit à sa femme :

— Tu verras, Agathe, tu verras !… Gambetta s’est trompé quand il a vu le péril du côté des bonapartistes. Ils ont reçu leur leçon pour longtemps. Ce n’est pas eux qui feront la loi ; c’est la masse des monarchistes, les ruraux, les nobles des petites villes, tous les élus de la veulerie et de la lassitude des campagnes.

Poncet rendait justice à ceux qui, oubliant leurs préférences, étaient en grand nombre héroïquement battus, versant leur sang pour la France. Des zouaves pontificaux, des mobiles avaient fait honneur à leurs noms illustres. Mais, pour un Charette, que de la Mûre ! Sur ces sept cent cinquante députés, combien seraient consciens du vrai devoir de la patrie ? combien auraient le courage de voter la guerre ? combien, au contraire, abriteraient leurs intérêts de parti derrière l’excuse de la raison ? En les voyant affluer, depuis quelques jours, ces inconnus dont il interrogeait anxieusement les visages, ces maîtres du destin de la France, il ne pouvait se défendre d’une émotion. Il essayait de se mettre à leur place, de penser avec leur âme. Ceux-là venaient des provinces foulées par l’occupation allemande, ils avaient vu saccager le sol, extorquer l’or, pendre et fusiller les francs-tireurs. Qui plus queux devait ressentir haine et vengeance ? Ceux-ci venaient des provinces libres ; ils en connaissaient les ressources, l’inépuisable fonds. Allaient-ils, par peur des revers possibles, de l’invasion, tout sacrifier d’un coup ? D’autres venaient de Paris, conservaient à leurs traits la fatigue du siège. Poncet espérait en eux davantage ; la plupart étaient républicains. Mais ceux dont la vue lui crevait le cœur, c’étaient les représentans du Haut et du Bas-Rhin, de la Meurthe et de la Moselle. Ils erraient dans cette foule avec un air d’angoisse, un effarement de victimes ; ils se heurtaient à une pitié stérile, comme étrangers déjà. Pensant au voyage de tous ces hommes en qui reposait la volonté du pays, à leur traversée des monts, des bois, des plaines encore endormis sous la neige ou déjà réveillés de printemps, à ces trains filant sur les voies abîmées, le long des villages en ruines, des champs de bataille déserts, bossues de tombes sous des vols tournoyans de corbeaux, il se disait : « Ah ! s’ils pouvaient, s’ils voulaient comprendre qu’il n’est pas en ce moment question de république, d’empire et de royauté, mais de la France même ! Pour changer de draps le malade, ils vont le tuer ! Ce qui fait vivre les peuples, c’est le sens moral, la volonté, l’honneur. Une nation qui pour acheter le repos se mutile, désormais traîne sa plaie, passe infirme au second rang. La raison, ce serait d’agir en fous, de se battre encore ! Et la preuve, c’est la peur qu’en a Bismarck, sa crainte d’une Assemblée selon le cœur de Gambetta. »

Mais le pays avait voté. Vingt-six départemens désignant M. Thiers, contre dix en faveur du ministre de la Défense, inclinaient devant l’ennemi le plateau de la balance. Maintenant la guerre avait brisé tout ressort ; on n’en voulait plus. Les notables de Laval avaient, à son arrivée, supplié Chanzy de s’éloigner avec l’armée ; ceux de Pontarlier, demandé à Clinchant de ne pas résister ; Faidherbe révélait que, si la guerre continuait, tous les commandans des places fortes du Nord auraient contre eux les habitans. Un vertige frappait cette nation jadis belliqueuse, fière de siècles de victoires. Elle s’était détendue au culte, à la jouissance de l’argent. Quant aux paysans, dont la petite fortune naissait, ils ne voyaient qu’elle, le moment de cultiver en repos ces morceaux de terre qui les nourrissaient.

Et cependant, dans ce silence étouffant de l’armistice, là-bas, au pied des Vosges, le canon de Belfort tonnait toujours, comme une voix d’exemple et de reproche. Et non seulement Belfort, mais, petit îlot de pierre sur la montagne, dans la marée de l’invasion, Bitche arborait aussi les trois couleurs ; Denfert-Bochereau, Teyssier, enseignaient que vouloir, c’est pouvoir. Et dernièrement, au pont de Fontenoy, est-ce que des partisans hardis n’avaient pas montré tout le mal qu’on peut faire à l’ennemi en coupant les lignes de communication ? Mais voilà, avec leurs répressions de sauvages, les Allemands savaient trop bien ce qu’ils faisaient. Poncet, tout en parlant, était arrivé au quai. Retour d’Amérique, le steamer Ville-de-Paris débarquait toute une cargaison de canons, de fusils, de munitions. Les pièces neuves s’alignaient en longues files, sur la place. Poncet eut un geste navré :

— Regarde ! ce ne sont pas les armes qui manquent ; — et brusquement : — Cela fait peine à voir. Rentrons.

Le lendemain, Poncet apprit les détails de la séance : devant le Grand-Théâtre la place était couverte d’un déploiement de troupes. À l’exclusion de la garde nationale, soldats et marins barraient tous les coins de rues. On acclamait les gens célèbres, on criait frénétiquement : « Vive la République ! » Des députés de la droite passaient raides, l’air outragé. Favre, avec un soulagement visible, avait déposé au nom du gouvernement le fardeau sous lequel ils avaient fléchi ; puis la démission de Garibaldi élu par plusieurs départemens ; et lorsque, la séance levée, le vieux républicain avait voulu ajouter un mot, toute la droite le réduisant au silence, dans un concert de protestations. Les jours suivans s’écoulaient aux validations ; Grévy, nommé président, sortait enfin le coup de théâtre prévu, l’élévation de Thiers. Et le lendemain, récompensé de ses sapes prudentes, de ses longues manœuvres, le vieillard voyait tomber le fruit mûr : la France se remettait à lui.

Jouant leur carte dernière, la veille s’étaient réunis les mandataires d’Alsace et de Lorraine. Gambetta en tête, qui, nommé par les quatre départemens, avait opté pour le Bas-Rhin, ils rédigeaient une déclaration solennelle : les provinces ne voulaient pas être aliénées, la France ne pouvait consentir ni signer, l’Europe ratifier. Avant que le chef du pouvoir exécutif fût nommé, et pour tenter sur l’esprit de cette Assemblée pacifique la suprême démarche, M. Keller, porte-parole, avait, à la tribune, crié la douleur, la révolte, l’inébranlable fidélité de ces terres depuis deux cents ans françaises. Alsaciens, Lorrains, passagers d’un vaisseau qui sombre, ils tendaient la main à leurs frères ! Qu’on ne les abandonnât pas ! Mais M. Thiers se levait de sa place, et, mettant le marché à la main, de sa petite voix perçante, impitoyablement posait le dilemme : ou la paix, ou la guerre ! On avait eu assez de temps pour y songer. Que le président qu’on allait élire fût fixé d’abord. Aussitôt l’Assemblée suspendait la séance. Une commission délibérait, écartait en hâte la supplique importune ; puis, la salle repeuplée, le rapporteur proposait « qu’accueillant avec la plus vive sympathie la déclaration de M. Keller, l’Assemblée s’en remît à la sagesse et au patriotisme des négociateurs. » — « C’est un blanc-seing ! » s’était écrié Rochefort, — Et bien vite, l’Assemblée avait voté. C’est pour cette besogne que le chef du pouvoir exécutif s’en irait à Versailles. Thiers était fixé !… Deux jours après, Thiers, paré de son nouveau prestige, lisait à l’Assemblée la composition de son ministère : Favre, Simon, Picard, Le Flô, y coudoyaient Dufaure, Lambrecht, de Larcy, Pothuau. Et là-dessus, accompagné de Favre, le chef du pouvoir partait. Une commission de quinze membres l’escortait, Gambetta avait fait stipuler bien haut que leur présence ne sanctionnerait en rien les conditions du traité. Seule, l’Assemblée restait juge. Précaution vaine. L’arrêt était signé d’avance. Et pour plus de sûreté, Thiers prenait soin de faire suspendre les séances publiques jusqu’à son retour.


— Appuie-toi, dit tendrement Marie.

Mais Eugène, la regardant avec malice, déclara :

— Est-ce que ce n’est pas vous. Madame, qu’il faut soutenir ?

Aux bras l’un de l’autre, s’épaulant, ils s’en allaient à petits pas, le long des communs croulans, vers la pelouse ensoleillée. Lui, dans un caban chaud, l’œil plus vif, le teint meilleur, et se croyant, quoique faible, presque rétabli ; elle, emmitouflée d’un châle, souriante, lasse de tant d’émotions et de veilles, sentant à présent s’alourdir en elle le fardeau léger, la chère petite présence.

— Comme ils ont abîmé la charmille ! dit Eugène.

Ils se serrèrent davantage, savourant d’une façon plus amère la pauvre, la profonde joie d’être là, désormais inséparables, avec l’avenir devant eux. Car cette affreuse guerre, pour Marie, c’était le passé ; et lui, son devoir rempli, par delà la paix prochaine il entrevoyait, avec un espoir résolu, la route future, carrière, foyer, patrie, tout un lent rebâtissement sur les ruines. Marie, dans son horreur du fléau, son épouvante de ce qui pouvait le déchaîner encore, murmura :

— Pourvu que ce soit bien fini, au moins ! Je ne te redonne plus, moi !

— La prolongation de l’armistice, les négociations de Thiers à Versailles, dit Eugène, ne laissent pas de doutes.

Resté sur l’impression de la déroute du Mans, pénétré jusqu’aux moelles d’une répulsion pour tout ce qu’il avait souffert, pour ce délire sanguinaire dont il avait partagé l’ivresse trouble ou réfléchie, poursuivi par les regards du Français qu’il avait vu fusiller, du Prussien qu’il avait sabré, Eugène, déprimé, ne parvenait plus à maîtriser, même en faveur de la défense, sa haine de la guerre. Il jugeait qu’on avait assez fait, au 75e ; que lui, les siens avaient payé leur dette ; maintenant l’honneur était sauf ; on pouvait peut-être songer à se refaire, à réparer les brèches. Et, se laissant gagner à ce qu’il y avait d’éternel dans le renouvellement de la nature, de vivifiant et de subtil dans cet air de Touraine, Eugène espéra.

Un bruit confus s’élevait. Au bord du fleuve, longeant la route, des dragons hessois passaient au trot. Leur masse verte apparaissait, disparaissait entre les arbres. Au bout des lances les flammes voletaient. Les rangs alignés se détachèrent, par quatre, hommes bien nourris, chevaux en forme. Au commandement, la colonne éteignit l’allure, prit le pas. Les chevaux s’ébrouaient, détendaient l’encolure ; les hommes causaient. Pas d’éclaireurs ni de flanqueurs. Ils étaient là comme chez eux.

Tout l’horizon s’en obscurcit ; le poids écrasant retombait sur Eugène. Sa figure se crispa tellement que Marie lui saisit la main. Lorsque, l’armistice signé, elle avait, à la fin de janvier, obtenu de le ramener blessé, — mourant même, disait-elle pour éviter que l’autorité prussienne l’inquiétât, — Charmont et les environs étaient presque libres d’envahisseurs. Puis Eugène gardait la chambre, on lui cachait tout ce qui eût pu l’émouvoir. Mais, coïncidant avec ses premières sorties, de fréquens passages de troupes recommençaient. L’armée entière de Frédéric-Charles, celle du grand-duc de Mecklembourg et les troupes de Hesse-Darmstadt, se concentraient en Indre-et-Loire, cent mille hommes et quinze mille chevaux prêts à fondre sur Bordeaux, sur Angers, Nantes. Et, si leurs cantonnemens dédaignaient Charmont, que le dernier pillage rendait inhabitable, ils s’étalaient à Vouvray, Sorgues, Amboise.

Derrière les dragons à tunique verte, décroissant vers Sorgues, des hussards à brandebourgs jaunes défilaient maintenant. Eugène les suivait d’un regard fixe. Son triste bonheur était gâché. Dans Charmont ravagé, comment avait-il pu oublier, même une minute, les assassins de celui qui avait bâti ces murs, fécondé cette terre, et qui était mort en les défendant ? Hier, dans un pieux pèlerinage il avait été visiter la salle de la mairie, contempler le mur de l’église avec ses éclats de pierre, s’agenouiller au cimetière sur la tombe provisoire, un coin de terre nue, où le grand-père reposait près de sa femme, à côté du caveau de famille ; faute de maçons, on n’avait pu encore y descendre les bières. Il avait salué aussi les humbles fosses de Lucache et de Fayet, avec une vénération pour ces héros obscurs. Au village, en passant devant la maison fermée du garde champêtre, il avait pensé à Céline ; la jeune fille, dont Mme  Réal assurait l’existence, avait été recueillie par une parente, végétait dans un hameau voisin. Le sang aux joues, Eugène tendit son poing impuissant vers le groupe des cavaliers qui s’éloignaient tranquilles. Et, voûté, faible soudain, il se retint au bras de Marie. Tous deux rentraient, dans un long silence ; cette fois il s’appuyait sans fausse honte, le souffle court, les jambes brisées.

Comme ils arrivaient sur la terrasse, ils aperçurent Marcelle, qui, descendant les marches du perron, gaiement agitait une lettre. Derrière elle, Mme  Réal montrait son bon visage ; la joie rendait un regain de beauté à ses yeux tristes, à son teint fatigué ; elle avait grisonné, portait la marque du drame.

— Une lettre du père, mes enfans !

Ils n’en avaient pas reçu depuis celle où, affolé de douleur, M. Réal répondait sous le double coup de la mort de son père et de sa mère.

Eugène et Marie s’adossèrent contre la balustrade, écoutant Marcelle lire d’un ton posé. Sa voix avait changé, plus ferme ; une éclosion s’était faite, accentuant eu volonté, en réflexion, son jeune charme déjà sérieux. Tous quatre souriaient, suspendus à ces phrases qui rapprochaient les absens, faisaient pour une minute parler au milieu d’eux, avec sa simplicité, sa bonhomie, M. Réal, aujourd’hui le chef de famille, sur qui se reportaient plus encore, désormais, la tendresse et le respect. Il aurait voulu venir immédiatement, serait là sans cette barrière de l’occupation. Mais ce n’était plus qu’une question de jours. Il allait bien, était à Mâcon, avec Frédéric de Nairve ; on se préparait au licenciement. De Louis, guéri de sa bronchite, toujours à Besançon, il avait reçu un mot rassurant. Henri était à Fribourg, parfaitement soigné ; il reprenait force et santé. En finissant, M. Réal remerciait Dieu de lui avoir conservé, pour le consoler de l’irréparable perte, au moins sa chère femme et ses enfans. Il lui tardait d’être à Charmont, réunis.

Ils se regardaient maintenant, avec une émotion grave. Le soleil s’était voilé. L’horizon, tout à l’heure lumineux, devenait gris et froid.

— Tu devrais rentrer, Eugène, dit Mme  Réal, frappée de la mauvaise mine de son fils. Et, soudain inquiète :

— Mais où est donc Rose ?

Marcelle ne l’avait pas vue depuis le déjeuner. Elles partaient à sa recherche, la retrouvaient seule dans la chambre de grand’mère Marceline, pleurant dans l’ombre des volets. Depuis le pillage, l’enfant, saisie en crise de croissance, demeurait d’une sensibilité maladive, absorbée en cauchemars, sanglotant au premier mot.

Eugène et Marie traversaient d’un pas las le vestibule, détournant les yeux devant les portes closes des pièces saccagées. Lentement ils montaient l’escalier, heureux de rentrer dans leur chambre. L’intimité des murs, avec leur cretonne claire, leurs vieilles estampes, les meubles de soie bleue, le chiffonnier ancien, et jusqu’à la pendule de Saxe sur la cheminée, leur étaient doux, formaient pour eux un univers. Marie poussa cette porte qu’elle n’ouvrait jamais sans un vague sentiment de mystère, impressionnée par le souvenir de la vision annonciatrice. Ces jours derniers, elle y pensait moins : la présence d’Eugène, le mieux évident… Pourquoi, aujourd’hui, y songeait-elle ? Eugène s’affala près du feu. Bien qu’il fît tiède, il frissonnait. Elle l’enveloppa d’une couverture. — Ils étaient restés trop longtemps sur la terrasse à lire la lettre ! c’est là qu’il avait dû prendre froid !… Elle lui faisait avaler une tasse de thé brûlant. Il ne se réchauffait pas. Et, oppressé, se plaignant de sa blessure, il eut un nouveau frisson. Elle bassinait le lit, le forçait à se coucher. Et subitement, de le voir ainsi en plein jour étendu si pâle, souriant avec une douceur navrée, elle fut traversée d’une angoisse : la vision !

Malgré la fatigue du transport de Laval à Charmont, Eugène, au contact des siens, dans le repos, l’air salubre du pays natal, avait d’abord semblé renaître. Sa blessure était presque cicatrisée. Avec des soins, beaucoup de prudence, disait le médecin d’Amboise, il se rétablirait ; l’auscultation permettait de le croire. Au bout de quinze jours, il paraissait sauvé. Ce n’était qu’apparence. Sous le refleurissement éphémère, le mal couvait : la neige de Loigny, les boues de Vendôme, le verglas du Mans, trop de nuits grelottantes, de jours sans feu ni pain, trop de secousses morales. Le corps était usé, l’âme non moins. Avec sa taille svelte et haute, Eugène était cependant délicat. Son ressort nerveux n’avait pu suppléer au manque d’entraînement ; il payait sa faiblesse de soldat improvisé. Sa blessure, venant après tant de misères, et dont un plus robuste, tel que M. de Joffroy, aurait guéri, restait dangereuse dans cet organisme appauvri. En vain s’efforçait-il de réagir, se cramponnait-il au bonheur de vivre près de Marie, il avait suffi d’un surgissement de Prussiens, d’un nuage sur le soleil, pour qu’il ressentit le froid mortel jusqu’au fond de l’âme et du corps. Cette brusque et furieuse rafale, qui, de l’échafaudage du présent aux fondemens du passé, avait bouleversé la France, le peu, le rien qu’il avait pesé dans ce formidable déchaînement, le dégoût chaque jour accru de la guerre nécessaire, odieuse, il payait tout cela.

La nuit fut mauvaise, les jours suivans meilleurs. Un peu de gaieté lui était revenue. Marie voyait de nouveau l’avenir moins sombre. Ils arrangeaient leur vie future, à Tours, dans l’appartement sur le Mail ; il reprendrait sa place au barreau ; à la fin de juillet, le petit Jean naîtrait. Alors Charmont aurait sa figure d’autrefois, le bas remeublé, les communs reconstruits. Dans le parc, le feuillage d’été dissimulerait les vides ; dans leurs cœurs aussi, un peu d’apaisement descendrait. Sur toute cette mort s’épanouirait la victorieuse qui sans cesse recrée, transforme, la vie éternelle qui, dans l’herbe des ruines, la plus humble tigelle verte, la fibre la plus endolorie, palpite. Le petit Jean incarnait leur espoir, leur foi dans cette énergie souveraine.

Avec l’ardeur d’illusions qu’ont les malades les plus gravement atteints, Eugène tendait tout son être vers ce lendemain qu’il imaginait dans les moindres détails. C’était, au sortir de la nuit, un miraculeux lever d’aube, une clarté sereine qui entrait en lui. La vie avec ses devoirs, ses responsabilités, d’autant plus vaste, d’autant plus féconde qu’on la comprend mieux. La règle de conduite, que dans une aube plus confuse, le matin de Coulmiers, il avait entrevue : se rendre utile selon ses forces, à présent, il en découvrait toute la signification. Et c’était d’abord envers lui-même, afin qu’il profitât de l’enseignement de la guerre, fertilisât chaque jour le domaine intérieur qu’elle lui avait révélé, les coins en friche de sa conscience ; qu’il développât son intelligence, son sentiment du bien ; qu’il fût un homme, au sens le plus noble du mot. Pour Marie, pour l’enfant, il devait être le guide, le soutien. Il regardait avec un recueillement attendri, une reconnaissance fervente, sa femme, la frêle, l’exquise créature que parait d’une grâce plus puissante l’orgueil de sa maternité. Il ne la séparait pas dans son affection du petit homme en qui revivrait le meilleur d’eux-mêmes, ce que d’autres leur avaient transmis, ces facultés, ces aspirations dont il serait à son tour le dépositaire. Par lui la famille, la race se perpétueraient. But sacré que de façonner, de diriger en l’aidant de l’expérience acquise, cet être qui personnifiait demain, et dont les petits pas tremblans seraient un pas en avant, dont les petites mains auraient à travailler à l’œuvre de progrès.

Eugène ne s’en tenait pas là, voyait plus loin que le développement égoïste de soi et des siens. Il avait trop souffert de ses propres souffrances, de celles qui l’avaient environné, pour ne pas en rester pénétré de pitié. Il se devait aux autres aussi. Sa profession était de celles qui, scrupuleusement remplies, pouvaient soulager parfois l’injustice et la douleur humaines. Et, parallèlement, il y avait le plus efficace des remèdes, celui qui, appliqué par tous, panserait tant de maux, la charité.

Mais tout cela, ces velléités de justice, qu’était-ce, si elles n’avaient pour raison constante l’idéal sans lequel les individus ne sont rien, la patrie ? Il devait la chérir, d’un culte d’autant plus filial qu’elle était malheureuse et abaissée, n’avoir de cesse qu’elle n’eût relevé le Iront, reconquis son rang. Oui, tant qu’une armée, une flotte dignes d’elle ne seraient pas debout, tant que la plaie ouverte des provinces lui saignerait au flanc, tant qu’elle n’aurait pas un sang, un esprit nouveaux…

Bien que gardant la chambre et le lit, si las que les visites de Marcelle et de Rose lui causaient au bout de quelques minutes un énervement, il se laissait aller à cet élan vers l’avenir, à cet amour de la vie dont il croyait toujours sentir bouillonner en lui les sources chaudes. Comme elle serait belle ! Comme il la vivrait à plein ! Marie, malgré ses terreurs brèves qu’elle traduisait en soins minutieux, malgré l’inexplicable angoisse contre laquelle elle se défendait, partageait ses rêves. Mme  Réal d’un mot tendre les encourageait ; elle venait s’asseoir au chevet de son fils, passait en leur compagnie de longues heures. Un soir où il avait été plus enjoué que de coutume, une fièvre inattendue le saisit. Et en même temps il étouffait. Assis contre les oreillers que Marie entassait en hâte, il toussait, dans une suffocation haletante. Tout à coup, un effort lui emplit la bouche d’une saveur salée. Il cracha du sang.

— Une fluxion de poitrine, dit le médecin à Mme  Réal qui le reconduisait ; et, sur son interrogation maternelle, il refusa de se prononcer, hocha la tête. Marie, restée près d’Eugène, essayait de lui cacher sa dévorante inquiétude ; maintenant, elle n’espérait plus ; l’avertissement de la vision, réalisé, l’emplissait d’une épouvante superstitieuse. Pour qu’à ses yeux charnels, le futur eût apparu, pour que par delà ses sens bornés, elle eût vu l’invisible, Eugène gisant comme aujourd’hui, nul doute qu’ils se débattissent contre la volonté d’une providence obscure, fatale, inexorable. Elle défaillait sous le poids de forces mauvaises, de puissances inconnues. Alors elle refaisait en pensée leur voyage, revivait les dernières semaines ; il allait si bien, déjà ils rebâtissaient leur avenir. Elle s’épuisait à chercher où, comment, quand, le mal, méchamment tapi, lui avait sauté à la gorge ? Était-ce l’autre jour sous la charmille, quand il avait vu passer les Prussiens, ou sur la terrasse pendant que Marcelle lisait la lettre du père ? Quoi ! ce souffle, ce court frisson ? Ce n’était pas possible, on ne pouvait mourir de si peu ! Il en reviendrait ; et, tout en l’entourant de mille précautions câlines, un doigt aux lèvres, à pas discrets, elle allait, venait, souriait tristement à Mme  Réal. Volets demi-clos pendant les heures où il s’assoupissait, elles se tenaient immobiles, aux aguets dans leur fauteuil, sans parler. Marie espérait, en se faisant bien petite, en évitant tout sursaut de révolte, conjurer, à force de patience et de douceur, le sort redoutable.

Dans les accalmies de ses toux rauques ensanglantant les mouchoirs, et même lorsque la fièvre s’emparait de lui, Eugène s’enfonçait dans un silence taciturne. La vue de sa femme, au lieu de l’apaiser, redoublait son morne désespoir. Faisant semblant de dormir, ou bien les yeux ouverts, il méditait en de longues torpeurs. Son regard ne se détachait pas d’un point de la muraille, comme suspendu à une idée fixe. Même quand Marie l’enveloppait de ces caresses si douces aux malades, une main fraîche sur un front qui brûle, les couvertures bordées avec légèreté, il ne détournait pas la tête, n’avait pas même, au coin des lèvres, un sourire. Il était comme un homme qui, au moment de se noyer, a repris terre, embrasse le ciel, la lumière, les arbres, respire, et que brusquement la vague remporte. Il ne gardait de sa brève délivrance qu’une amertume horrible : s’être cru sauvé, se sentir perdu. La terre était loin, l’éclaircie de bonheur fuyait ; il était entraîné par un courant de fond, sombrait irrésistiblement. Quand la toux l’avait secoué, du sang plein la bouche, il avait eu la même impression que sur le pont de Saint-Jean-sur-Erve, lorsque l’éclat d’obus l’avait frappé, et qu’emporté aux bras de M. de Joffroy, il ne distinguait plus qu’un brouillard rouge, et, dans cet effacement, le visage de l’Allemand qu’il avait tué, le reproche infini des yeux bleus… La mort ? Elle le guettait, elle était là ! Comment le savait-il ? Quelle voix sans parole lui chuchotait ? Hypnotisé par l’évidence, il ne parvenait pourtant pas à la contempler en face. Cette mort que jadis, avant la guerre, il n’avait envisagée que comme un accident improbable, une nécessité lointaine, cette mort contre laquelle il se cabrait à la veille de Coulmiers, et dont la peur l’avait une minute poussé à fuir avec ses mobiles, cette mort qu’à Loigny, à Josnes, au Mans, il avait courageusement affrontée, cette fois elle s’ouvrait devant lui, béante. L’abîme que n’éclairait nulle certitude de survie, l’abîme, enténébré de son doute, lui semblait d’autant plus affreux qu’il l’avait plus longtemps côtoyé, qu’enfin sauf, il s’était imaginé le laisser en arrière. Ainsi il n’avait échappé à tous les périls de la campagne que pour tomber sous le dernier obus ! Il ne se remettait de sa blessure que pour retomber encore, au moment où la paix se signait, où l’horizon nouveau se déployait !… Avec indifférence il subissait le demi-jour de la chambre ou la clarté pâle de la veilleuse. Marie avait beau lui demander : — Où es-tu ? À quoi penses-tu ? — Il ne sortait pas de son mutisme, n’avait que cette idée : la mort ! Il était aveuglé par l’éblouissement noir.

Trois jours s’écoulèrent. L’existence de Charmont ne gravitait plus qu’autour de ce lit, où maintenant Eugène, moins prostré, s’intéressait davantage aux choses, selon les alternatives de son mal. Mme  Réal, pour qui s’imposer un visage confiant était un supplice, comptait les heures, toute au souhait frémissant de la paix, qu’en d’autres temps, elle eût haïe. La paix, c’était l’évacuation du département, les routes libres, l’arrivée de Charles. Toute seule avec Marie dans cette grande maison, c’était terrible ! Et puis, on ne serait pas toujours à attendre le médecin ! Eugène serait mieux soigné : que la paix vînt vite, il était temps !

Le malade le sentait bien. Si un miracle pouvait se faire, le retenir dans la dérive ! Toute minute le tirait au gouffre. Aussi violemment qu’il avait espéré, il désespérait. Une agitation sans cause accélérait sa fièvre. Il prêtait attention à tout, suivait les mouvemens, les bruits discrets de la pièce. Le tic tac de la pendule de Saxe, la sonnerie de l’heure grêle, lui étaient insupportables. Le petit heurt sec et régulier du balancier de porcelaine lui faisait l’effet d’une dent de rongeur qui grignote, grignote le temps. Ce temps qui lui était mesuré, et dont chaque seconde s’émiettait sans retour ! Par une suggestion étrange, c’était, semblait-il, en lui que la destruction continue s’opérait, sous la dent insatiable qui grignotait, grignotait.

Alors, au fond de son être qui s’était soulevé pour l’espoir, une révolte sauvage cria. Il ne voulait pas se séparer de Marie, quitter la vie au moment où elle devenait belle, où une fleur de chair allait naître de leur amour. Sa femme, l’enfant ! Et ceux qui étaient du même sang que lui, à qui un lien d’affection si profonde l’unissait, père, mère, frères, sœurs… Fallait-il qu’il fût arraché d’eux, qu’il les perdît pour toujours ? Il n’aurait pas cru que ce fût un déchirement pareil, qu’on pût aussi atrocement souffrir ! Quoi ! cette Marie si tendre, cette compagne aimée du plus loin de son enfance, il ne la verrait plus ! il ne connaîtrait pas son fils ! Dans toute sa chair consumée de fièvre, se raccrochant à la vie, il pantelait. Puis, anéanti, secoué de toux déracinantes, il se renversait sur l’oreiller, si faible qu’il ne distinguait plus personne. Alors une tempête de souvenirs et d’images fondait sur lui, le ballottait dans un vertige de sang, de vacarme et de fumée. Toute la guerre ressuscitait. Il gesticulait dans la griserie du combat. Il se traînait dans la boue des étapes. Il était mêlé à des foules bestiales balayées par des vents de panique, pressé dans une cohue de fantômes qui agitaient leurs moignons rouges, convulsivement ricanaient de faim, de froid, avec des faces hébétées. Il poussait le soupir de leurs détresses. Une odeur cadavérique montait des champs de bataille : tout le sol n’était qu’un charnier, et dans cette odeur s’exhalait l’horreur même de la guerre qui le faisait râler, d’une asphyxie de dégoût.

À ces instans de délire, il prononçait des mots entrecoupés, repoussait Marie qui, affolée, se penchait vers lui. En l’entendant, son cœur se tordait d’impuissance : elle eût voulu écarter ces obsessions maudites ; sa soumission à l’inconnu, son espoir dans une intervention divine, s’étaient changés en une rébellion farouche. Elle haïssait éperdument cette guerre qui lui avait enlevé, blessé son mari, et qui, après un répit d’autant plus cruel, achevait de le tuer impitoyablement sous ses yeux. Nulle prière ne pouvait jaillir de son âme vers Dieu. Comment permettait-il qu’il y eût des guerres, que, pour la stupide sauvagerie, la cupidité de quelques-uns, des millions d’hommes s’égorgeassent ? Qu’est-ce qu’Eugène avait à faire là dedans ?

Tandis qu’elle s’absorbait dans sa rage, lui s’éloignait encore plus. Des visages récens le hantaient, avec une netteté intense. C’étaient le gros Neuvy, Verdette au museau de taupe, la figure joviale de M. de Joffroy. Ils s’évanouissent maintenant. Pirou, qu’on va fusiller, lui jette son regard inoubliable ; un autre le remplace, et celui-là, c’est l’officier prussien, blond, mince comme lui, qui, le crâne fendu, sanglant, se retourne. La beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et ces yeux pleins d’un reproche fraternel, ces yeux bleus qui disent : « Pourquoi m’as-tu frappé ? Quel mal t’ai-je fait ?… » Maintenant, dans le clair de la lune, M. de Joffroy déchiffre la lettre trouvée sur le mort… Au fond d’un château d’Allemagne qui ressemble à Charmont, une femme pleure : Eugène lit dans sa pensée, elle pleure en pensant à l’enfant qu’elle attend. Mais pourquoi a-t-elle les traits de Marie ?

Quand, après un sommeil d’abattement, il revint à lui, il était très calme, comme détaché d’une partie de lui-même. Marie en fut plus effrayée que de son délire ; elle comprenait qu’il avait franchi un nouveau pas, s’éloignait à travers un pays d’ombre, où elle ne pouvait le suivre. Une journée passa encore. Eugène, de ces fantômes, n’en percevait plus que deux. Ils s’interposaient entre le monde et lui, siégeaient en silence à ses côtés. Tour à tour ils le regardaient, patiens, comme s’il devait partir avec eux. Pirou, de son visage décomposé, hurlait l’exécration de la guerre ; l’Allemand, de son sourire fraternel, en disait l’infinie tristesse. Ils étaient les deux faces du masque hideux. Complice de la mort de l’un, cause de la mort de l’autre, le Français, l’Allemand, il ne voyait en eux, en lui, que d’égales victimes de l’abominable fléau. Puis, se souvenant du commandement de Dieu : « Tu ne tueras point, » il se demandait, en pensant au mort du plateau d’Auvours, marié comme lui, père comme lui, si aujourd’hui, par une compensation fatidique, il n’acquittait pas la dette du sang. En même temps il éprouvait une honte, une peine, un remords inexprimables. Il se sentait déchu de sa conscience d’homme. Et pourtant il avait obéi à une nécessité supérieure ! Il avait fait son devoir de soldat, de Français. Comment concilier l’implacable antinomie ? La guerre sainte, gardienne du foyer, de la patrie, avec la guerre qui broie toute pitié, toute fraternité, la guerre qui brûle, viole, saccage, massacre, la guerre qui ravale à la bête féroce ! Problème insoluble, doute affreux !

Le lendemain, Mme  Réal monta d’un air joyeux. Elle baisait Eugène au front, et dit :

— La paix est signée.

Mais ces mots dont elle escomptait l’allégement n’amenèrent pas même un sourire.

— Ton père arrivera bientôt, reprit-elle. Les Allemands vont quitter le pays.

— Ah ! dit-il.

Et ce fut tout.

La nuit vint. La visite du médecin dura peu. Ce n’était plus, avoua-t-il, qu’un sursis de quelques heures. Le désespoir de Marie fendait l’âme. Marcelle et Rose, pendant une somnolence d’Eugène, entrèrent sur la pointe du pied, mais bien vite elles suffoquaient ; Mme  Réal les emmena. Marie se jetait au pied du lit, priait de toute son âme. La pendule, de son tic tac familier, précipitait les minutes. Marie eût voulu arrrêter le temps. Il coulait, coulait, coulait. Mme  Réal était revenue. Elle souffrait jusque dans sa religion. Pas un prêtre pour les derniers momens !… Elle en avait envoyé chercher un à Amboise. Il n’arriverait pas… Aux fentes des rideaux, un bleuissement indistinct annonça que la nuit allait finir. « Chérie, » soupira Eugène. De ses yeux coulaient deux grosses larmes : mourir en plein bonheur, en plein amour. Mourir si jeune, sans avoir vécu ! La laisser en arrière, les abandonner à jamais elle et lui !…

Il étendit la main, avidement elle la serra. Ce fut la dernière étreinte ; peu à peu les doigts inertes se détendaient. Blanche d’effroi, elle le sentait s’éloigner encore, fuir loin d’elle, seul, dans le pays d’ombre.

— Eugène ! appela-t-elle.

Il l’entendit, mais ne put répondre. Fixement il contemplait un point invisible de la muraille. Déjà tout se dissolvait. Une seule évidence s’imposait encore : c’est que cela était ainsi, c’est qu’il fallait qu’il en fût ainsi. En vertu de quelle loi, il ne pouvait le comprendre, ne le tentait plus. Il savait seulement que c’était en vertu d’une loi dominatrice, sereine, universelle. À mesure qu’il s’éloignait, une sorte d’apaisement entrait en lui, pareil à l’aube qui lentement perçait les rideaux, blêmissait la chambre.

— Me vois-tu ? M’entends-tu ? sanglotait la voix, la misérable voix humaine… C’est moi, Marie, ta femme ! Reste, je t’en supplie !…

— Mon enfant ! mon enfant ! se lamentait la voix de la mère.

Mais Eugène n’entendait plus, ne voyait plus. Seul, il s’en allait à la dérive, plus loin, toujours plus loin, dans la nuit sans formes, sans limites, au pays d’ombre.

XXIV

Par la tiède journée de mars, au-dessus de l’avenue de hêtres, au-dessus du château, du parc, un vaste rayonnement flottait. L’air doux et subtil, sous l’azur, enveloppait Charmont d’une brume de lumière. Entre ses peupliers, la Loire étalait son miroir tranquille, éclatant de soleil ; la silhouette d’Amboise s’érigeait à l’horizon sans nuages. À travers les vignes, les vignerons courbés terminaient la taille. Dans les champs on hersait, on faisait le labour. Un éveil s’émouvait dans la terre molle et brune, dans les arbres encore noirs où la sève montait, affleurant l’écorce prête à crever en petits bourgeons luisans. Le printemps naissait.

Sur le perron, le vieux Germain, laissé pendant l’enterrement pour garder la maison, inspectait de sa main en abat-jour, agitée d’un tremblement sénile, s’il ne voyait pas venir, tout là-bas, au bout de l’avenue des hêtres, la famille. Vite il irait prévenir Madame, restée au chevet de Mme  Eugène, malade de douleur. Les pauvres femmes ! Et la petite Rose qu’il aimait tant, couchée aussi. S’il n’y avait pas de quoi la rendre folle, cette enfant ! Enfin les Prussiens s’en allaient ! Ils avaient quitté Sorgues hier. On respirerait un peu, mais que de malheurs, mon Dieu !… Il s’essuya les yeux et murmura : « Ah ! les voilà ! » Un groupe lointain s’avançait. Des mains gantées de noir poussaient la grille.

En tête, Charles Réal marchait avec son fils Louis, et Gustave. Dans leurs voiles de crêpe suivaient Mme  Poncet et Amélie Du Breuil. Entre elles Marcelle pleurait. Derrière venaient, se tenant par le bras, Frédéric de Nairve et son frère le marin, heureux de s’être retrouvés. Enfin, Poncet et le vieux Du Breuil.

La cérémonie avait été longue. L’abbé Bompin, libéré la veille, avait célébré la messe, messe basse, sans personne pour la servir que le bedeau, sans chant dans l’église déshabituée du culte. Ce qui restait du village s’y pressait ; au banc d’œuvre, Pacaut méconnaissable, vieilli par la terreur, et Massart enrichi et gras. Dans le profond silence coupé de marmottemens latins, des sanglots de femmes faisaient répons : la veuve de Lucache, au premier rang, et, à l’écart, près de l’entrée, une humble forme humiliée, la fille de Fayet, la pauvre Céline. Contre un pilier, on se désignait la figure rasée de La Pipe, qui, après une longue disparition, les Prussiens partis, se remontrait. Au cimetière, on avait de la tombe provisoire retiré les cercueils de Jean Réal et de Marceline, et, avant celui d’Eugène, on les avait descendus dans le caveau de famille. Puis, les cordes retirées, la suprême oraison et les croix d’eau bénite jetées dans la fosse, on avait refermé la porte de bronze sur l’étroite couche où, pour le dernier sommeil, le petit-fils avait rejoint l’aïeul et l’aïeule.

La grille de l’avenue franchie, Charles Réal considéra la longue avenue, et tout au fond le château. Ce domaine qui à présent était le sien, car Gustave et Amélie, en leur religion filiale, n’avaient pas voulu que la terre créée, fécondée par Jean Réal, fût morcelée, en avaient confié les intérêts et la garde au frère aîné, ce domaine pourtant plein de lui-même lui semblait étranger. Son père, sa mère, son fils… Pouvait-il croire qu’il rentrerait ainsi dans Charmont vide de ces chères vies, dans Charmont encore souillé des traces de l’occupation ? Qui lui aurait dit, l’autre mois, qu’après les vieux, Eugène partirait ? Alors, il ne pensait qu’à se rendre utile jusqu’au bout. Il était en mission, faisait sauter le pont de l’Armançon. Et, le jour où il rentrait, c’était pour mettre son fils en bière. Dans quel état il avait trouvé les femmes ! De quelle horrible amertume leurs embrassemens avaient été mêlés ! C’était miracle si Marie vivait encore ; son désespoir était si grand qu’il ajoutait au leur ; c’était pitié que de la voir. Elle avait failli y laisser la raison. Sans l’enfant, elle eût suivi Eugène. Oui, sans le devoir qui la rattachait à cette frêle espérance, elle se fût tuée. M. Réal mit la main sur l’épaule de Louis ; lui au moins était là ! Comme il eût voulu qu’Henri fût de retour ! Il fallait se serrer tous ensemble. Il unit dans sa douleur celle de sa femme si déchirée, si courageuse. La pensée de cette noble compagne le réconfortait un peu. Il écarta ses craintes pour la santé de Rose, ses troubles nerveux. Des soins…

Louis songeait, à travers un voile de larmes, à la vie à refaire. Il était dorénavant l’aîné. Et cela rehaussait d’une nuance son affection pour ses sœurs, pour Henri. Il leur devait une amitié plus prévoyante. Sa carrière, après de tels bouleversemens, serait modifiée. Il se rapprocherait de Charmont, pensait à entrer dans quelque grande usine de Tours. Sans qu’il s’en. rendit compte, la guerre l’avait mûri, rendu plus sagace, plus raisonnable encore. Il avait vu de près les événemens et les hommes. Quelle époque ! Après son odyssée de Strasbourg, l’armée de la Loire, de l’Est, et Besançon ! Il avait pu en sortir, rétabli, une fois les préliminaires ratifiés par l’Assemblée. Ils étaient là dedans des milliers de malades. Beaucoup n’auraient pas sa chance. Comme il s’en était fallu de peu qu’Henri y restât ! Dire qu’ils avaient fait toute cette campagne, séjourné parfois dans les mêmes villes sans se douter qu’ils étaient aussi près l’un de l’autre ! Son oncle Du Breuil lui avait raconté l’histoire d’Henri, perdu dans les convois, retrouvé à la Lisaine, reperdu dans la retraite. Heureusement il avait, en arrivant hier, trouvé des lettres du petit, qui ne savait rien, ni du drame de Charmont, ni de la fin d’Eugène. Et Louis songeait à ce contraste pénible. Là-bas, Henri, insouciant avec sa fougue de jeunesse, ne pensant qu’à bien vivre, à s’amuser, dans une détente complète. Après tant de misères, on avait besoin d’oubli. Il ne parlait que de l’hospitalité des bons Suisses, de la grasse existence, du repos de l’armée entière ; il y avait de si excellente bière, du vin fameux. On s’en donnait ! L’autre semaine, sur le théâtre de Fribourg, ils avaient joué la comédie au profit des blessés. Pauvre petit, quand il saurait !

Gustave, qui tête basse méditait, ralentit pour se trouver près de sa sœur Amélie. Le docteur, dont la figure rougeaude exprimait une bonhomie désolée, s’attristait que la paix ne fût pas venue plus tôt pour Eugène. Il cherchait par souci de médecin à se rendre compte ; est-ce que, mieux soigné, sans le spectacle de la guerre qui l’avait poursuivi à Charmont ?… Ah ! cette paix, maintenant qu’elle était signée, pour combien d’autres aussi serait-elle venue trop tard ! Il s’y résignait cependant, car il était las du métier de boucher que nuit et jour il avait fait, de toute cette chair à tailler, à panser, de tous ces cris, de tous ces râles ! Le triple deuil de Charmont ravivait son cauchemar, y mettait le sceau.

Mme  Du Breuil, dont il chercha le regard, lui sourit tristement. Sous le crêpe tombant, elle avait un grand air de noblesse et de simplicité. Sitôt la dépêche reçue, elle était venue du fond de la Creuse, malgré sa santé chancelante, fidèle à la vieille union familiale. Tous deux, à la dérobée, admiraient leur nièce Marcelle. Étonnamment développée ! une femme ! Elle était presque aussi grande qu’Agathe Poncet.

— Et de quand est la lettre de Maurice ? demandait à mi-voix le marin à Frédéric.

Ils avaient laissé prendre l’avance, causaient intarissablement, comme des gens qui ne se sont pas vus depuis des années et qui demain se sépareront. Le partisan répondit :

— Du milieu de février. C’est un officier évadé à qui Maurice, à Stettin, l’avait confiée, et qui a pu me la faire parvenir. Mais tiens, la voilà.

Le marin la lisait avec émotion, son pâle visage entre ses favoris se colorait d’une fraternelle indignation. Le forestier racontait le supplice de son voyage depuis l’entrée en Allemagne. Jusqu’à la frontière, les otages n’avaient pas été maltraités, mais là ils recevaient pour gardiens des Poméraniens ivres. Pas de violences et d’outrages qu’ils n’eussent dès lors à supporter. On l’avait poussé dans un wagon avec des paysans du Loiret, des pères de famille, des vieillards. Nourris moins que des chiens, constamment frappés. Aux gares, on les exposait aux huées de la populace : « Assassins ! bandits ! pourceaux ! » Deux de ses compagnons, devenus fous, et, pour les calmer, bourrés de coups de crosse à la face, étaient morts en arrivant à Stettin. Trente mille soldats français y végétaient. On l’avait assimilé aux officiers prisonniers sur parole. Quant aux paysans, on les traitait en forçats ; hâves, à moitié vêtus, sans souliers par tous les temps, ils cassaient des cailloux.

Georges de Nairve replia la lettre. Il comparait sa captivité à celle de Maurice. Échangé après l’armistice, il n’avait, pendant un mois, connu à Versailles que la politesse des vainqueurs. On avait eu égard à sa blessure, à son grade. Il s’était ressenti de la proximité des grands chefs. Près du soleil, il avait moins souffert ; mais, là-bas, en ce pays rude, loin de tout contrôle, la brutalité des subalternes se donnait carrière ! C’était bien cela, et c’était éternel ! Il était devenu pessimiste ; caractère d’ordre et de discipline, il s’effrayait : il n’augurait rien de bon du bouillonnement de Paris, le seul souvenir heureux qu’il gardât était celui de son fort. Il allait rejoindre l’armée de Chanzy à Poitiers, mais il lui tardait de se retrouver à son bord, entouré de franches figures de matelots, quand la Minerve reprendrait la mer. Il n’aimait que cette vie réglée et mâle, les mois de croisière au vent du large, le balancement de la houle sous les cieux libres, dont ses yeux d’eau gardaient la nostalgie.

Frédéric remettait dans son portefeuille la lettre de leur frère. Quand le forestier pourrait-il galoper au hasard de ses inspections, dans les allées des grands bois, sous les arbres reverdis de Marchenoir ou d’Amboise ? Pour lui, il avait hâte de revoir l’immensité de ses prairies, d’y respirer à l’aise ; arrivé de Mâcon avec le cousin Charles, il allait rallier Bordeaux, où il avait rendez-vous avec ses volontaires ; il ne les ramènerait pas tous à Buenos-Ayres. Il emportait le chagrin d’abandonner vaincue, mutilée, la mère patrie. Il eût voulu la servir mieux, lui apporter plus que le sang de quelques-uns et qu’une part de sa fortune. Si les francs-tireurs n’avaient pas été plus utiles, si souvent même ils avaient été à charge au pays, n’était-ce pas qu’on n’avait pas su, pas pu les organiser, les discipliner ? Sa petite troupe avait montré ce que peut l’endurance sous une volonté. Et, quoiqu’il partît sans autre récompense que le sentiment du devoir accompli, il ne regrettait rien de cette flambée où le vieil homme avait jeté ses dernières passions ; jamais il n’oublierait cette étonnante armée des Vosges, foule cosmopolite que toute guerre attire, avec ses aventuriers des quatre coins du monde, idiomes disparates, larrons et filles, braves et lâches, la jactance de Bordone, le pur héroïsme du vieux Forli… Qu’était devenue Madeleine ? Il s’estimait heureux de s’en être tiré ainsi, de repartir indemne. Le pauvre Eugène ! Il était si gentil, il y a quatre mois, le jour des noces !…

Poncet et M. Du Breuil, tant leur discussion leur tenait à cœur, s’étaient arrêtés. M. Du Breuil, réfléchissant à ce que le Sorcier venait de lui dire, faisait, de sa canne noircie au feu des bivouacs de la Lisaine, sautiller des brindilles. Poncet laissait errer son regard sur les prés semés de noyers, la coulée d’or de la Loire, le vaste horizon lumineux. Il plaignait d’autant plus Réal qu’il se réjouissait de savoir son propre fils sauf, secouant un peu le désespoir où l’avait plongé la mort de sa petite amie. Le marin avait apporté des nouvelles fraîches, complété les détails d’une lettre reçue la veille. Martial était sous le coup de l’entrée des Allemands. Assouvissant leur envie, ils avaient exigé qu’un corps de trente mille hommes, du 1er mars à la ratification des préliminaires, violât la Ville morte. Pénétrant par l’Arc de Triomphe, ils avaient occupé l’enceinte comprise entre la Seine, la place de la Concorde, la rue du Faubourg-Saint-Honoré et l’avenue des Ternes. La veille, la garde nationale révolutionnée avait été chercher au parc Monceau les canons qu’on accusait le gouvernement de vouloir livrer, les avait traînés à Montmartre. Autour du périmètre où les vainqueurs étaient enfermés, surtout en voyant passer derrière les grilles des Tuileries des escouades de promeneurs conduits à la visite du Louvre, la colère de la foule grondait. Heureusement, quarante-huit heures après, à la ratification de la paix, l’armée de parade avait vidé les lieux, entrée, sortie sans gloire.

— Alors vraiment, dit M. Du Breuil, il s’est trouvé à Bordeaux des députés qui, pour épargner à Paris la prolongation de cet outrage, ont poussé à la ratification immédiate, ont mis en balance l’humiliation de la capitale et le démembrement du pays ? C’est à n’y pas croire !

— Cela est, dit Poncet. Ah ! si vous aviez vu ces deux séances, la précipitation avec laquelle ils ont enlevé ça ! Le 28, voilà Thiers qui arrive, l’Assemblée est au grand complet. Mais le pauvre homme est fatigué, il a passé une nuit debout, veillé les soirs précédens : il donnera seulement lecture du projet de loi. Barthélemy Saint-Hilaire, son alter ego, lira le reste. Le reste, c’est l’abandon de l’Alsace moins Belfort, un cinquième de la Lorraine, avec Metz ! C’est les cinq milliards ! l’évacuation progressive des départemens, au fur et à mesure des paiemens. C’est enfin l’occupation par cinquante mille hommes, à titre de gage, des six départemens de l’Est et de Belfort, jusqu’au dernier sou. Et, si le 3 mars l’Assemblée n’avait pas consenti, Bismarck, lui mettant le couteau sur la gorge, annonçait la reprise des hostilités !

Une rougeur monta au visage de M. Du Breuil, fit de brique ses joues sèches. De toute son âme, il répudiait l’acceptation honteuse.

— Mais ce que vous ne savez pas, dit Poncet, c’est qu’en lisant, Barthélémy Saint-Hilaire a escamoté d’abord le détail des territoires cédés. Craignait-il que l’étalement de la plaie dans toute son étendue ne fît se révolter ces votans pourtant soumis ? Ce n’est que sur le cri des Lorrains, voulant connaître au moins les villes et les villages qu’on arrachait du sol, que l’ami de Thiers s’est exécuté, « puisqu’on insiste ! » a-t-il dit. Et là-dessus, Grévy de mettre aux voix l’urgence. Alors quelques indignations éclatent. Mais aussitôt Thiers surgit, pour prendre en main sa majorité docile. Le spectre des hostilités le fascine : l’urgence n’impliquait pas un vote sans examen ; loin de lui l’idée de restreindre la discussion. Mais qu’elle commençât vite ! Et surtout qu’on ne s’en vînt pas parler de honte ! Elle était pour ceux dont les fautes, à tous les degrés, à toutes les époques, — attrape, Gambetta ! — avaient contribué à cette situation. Pour lui, devant le pays et devant Dieu, il était étranger à ces fautes-là !… En vain Turquet supplie qu’on ne vote pas l’urgence sans connaître les rapports sur l’état des forces du pays. En vain Gambetta réclame qu’on attende le lendemain matin, chacun aura pu étudier dans le Moniteur le texte du traité. Thiers réapparaît : — En une heure, on peut en avoir une copie par bureau !… Et de nouveau Gambetta rappelle à la pudeur : — Qu’alors on remette au soir, qu’on prenne le temps de faire plus de copies ! Va-t-on se contenter d’une par cinquante personnes ?… Mais Thiers se démène : — On ne demande à l’Assemblée que de répondre à trois ou quatre petites questions. Faut-il tant hésiter ? Comme si chacun n’était pas fixé d’avance !… Et voilà le vote d’urgence obtenu !… — Attendez, fit Poncet à un geste de Du Breuil. Le lendemain, c’est plus beau encore. On se souviendra du 1er mars ! C’est le rapporteur de la commission des Quinze, l’escorte de Thiers à Paris, qui a ouvert le feu. Lui n’y va pas par quatre chemins : si l’armistice est dénoncé le 3, les hostilités reprennent ! De là, nécessité de signer. Songez donc ! Paris est occupé… Et nos pauvres prisonniers d’Allemagne, ils ont hâte de rentrer !

D’un sursaut blessé, le colonel Du Breuil accueillit la révélation de cet argument. Ce n’est pas à ce prix que Pierre, qu’aucun de ses camarades eût voulu revenir !

— De là, continua Poucet, l’impossibilité d’attendre les rapports sur l’état de la France !… Et je les connais, moi, ces rapports, fit le Sorcier, en assurant ses lunettes avec un geste nerveux… Pour ressources immédiates, nous avons encore deux cent vingt-deux mille fantassins, vingt mille cavaliers, trente-quatre mille artilleurs, douze cent trente-deux canons attelés, et des munitions, et des voitures ! Et nous avons trois cent cinquante mille hommes dans les divisions territoriales, cent trente mille recrues de la classe 71, quatre cent quarante-trois canons montés ! Et nous avons quatre-vingt-dix-huit batteries fournies par les départemens ! Et ce que je vous dis là, ce sont les chiffres officiels, ceux que ces messieurs ont refusé de connaître. Et ce n’est pas tout, j’ai vu Chanzy. Sa conviction profonde est qu’on pouvait, qu’on devait lutter encore. Ce n’est pas tant sur ces armées plus ou moins bien, plutôt mal organisées, qu’il comptait, celle de Faidherbe dans les places du Nord, les forces de Mayenne et de Bretagne, lui-même à Poitiers avec l’armée de la Loire, le 25e corps intact à Bourges, le 26e en formation à Lyon sous Billot, les troupes de De Pointe à Nevers, le 24e débris de l’Est, à Chambéry, assez d’hommes pour immobiliser cinq cent mille Allemands, cette landwehr avide elle aussi de paix !… Non, tout cela n’eût servi que de points d’appui. La vraie armée c’eût été la nation, le patriotisme debout, la volonté de vaincre. Que chaque homme de cœur, comme Jean Réal, prît un fusil ! Ce que les Allemands redoutaient le plus, c’était la défense du sol pied à pied, la résistance derrière tous les obstacles ; s’il le fallait, reculer jusqu’au cœur des monts d’Auvergne !… Voilà ce que pensait Chanzy. Mais d’ici là, on eût fini par lasser l’ennemi, par émouvoir l’Europe !

M. Du Breuil hocha la tête ; oui, là était la vérité. Il soupira. Poncet haussa les épaules.

— Une nation pareille frappée d’ataxie ! N’avoir qu’à étendre la main, empoigner les armes ! Et ne pouvoir, et ne vouloir ! La France de Jeanne d’Arc, qui a chassé l’Anglais ! La France de la Révolution, qui a chassé l’Europe coalisée ! Déchoir volontairement, sacrifier l’avenir au repos d’un jour !… Il reprit : — Si vous les aviez vus, ces députés de la terre et de l’âme françaises, avec quelle impatience ils supportaient les représentations de ceux qui avaient encore un peu de cœur au ventre, les admirables discours de Quinet, de Louis Blanc ! Ah ! comme Quinet leur a montré le danger de la frontière ouverte, Berlin à la porte de Paris, demain menacé, épuisé en efforts ruineux ! Comme Louis Blanc leur a fait toucher du doigt l’évidence, la guerre de race poursuivie par Guillaume contre un peuple qu’il savait vouloir la paix, notre ignominie de l’acheter au prix d’un marché révoltant en droit, déshonorant en fait ! Comme il a fait appel à l’énergie ancienne, aux grands exemples de nos frères. « Ils eurent foi dans la patrie, criait-il, ils vainquirent à force de croire la France invincible ! » Et, à chaque vérité, Thiers murmurant, piteux : « Et les moyens ? et les moyens ? » Et, parlant plus haut que Quinet, que Victor Hugo, que Louis Blanc, le dédaigneux silence, les bras croisés de Gambetta… Mais l’affreux, mon ami, c’était d’entendre, à travers la voix de Keller, de Bamberger, de Bersheim, les sanglots et les cris de cette terre d’Alsace et de Lorraine : je suis France, je veux rester France ! De la tribune, je voyais ces mandataires des provinces sacrifiées, palpitans de douleur, de révolte, sous les murmures de cette assemblée pressée d’en finir, et qui, aux adjurations de Millière, d’Arago, hurlait : « Assez ! assez ! la clôture ! »

M. Du Breuil tournait obstinément la tête ; sa barbiche raide tremblait.

— Oui, dit Poucet, Thiers est revenu à la charge : si l’on pensait pouvoir obtenir des conditions meilleures, que l’Assemblée trouvât d’autres négociateurs. — C’est une paix honteuse ! a crié Keller. — Malheureuse, a-t-il rectifié. L’ennemi même ne doute pas de la puissance de la France, et la preuve, c’est l’énormité du chiffre qu’il exige d’elle… Puis l’oreille du maître d’école a percé : On n’improvise pas des armées, on a fait la guerre avec des cadres vides… Parbleu ! qui le nie ? Mais il s’est bien gardé de souffler mot du fond de la question : si l’Assemblée, au lieu de discourir, se mettait à la tête de la nation, la nation marcherait. Non, des phrases ! M. Prudhomme vieilli, se lamentant sur la difficulté de faire entendre la vérité aux peuples, comme si tant de honte était la vérité ! Et vite on a voté, cinq cent quarante-six Français ont décrété l’abaissement de la France. Il ne s’en est trouvé que cent sept autour de Gambetta et de Chanzy. Mais par compensation, c’est à l’unanimité moins cinq qu’ils ont acclamé la déchéance de l’Empire. On aurait dit, à leur empressement à piétiner cette chose morte, des coupables se déchargeant sur le cadavre.

Tête tournée, M. Du Breuil, dont les cordes du cou se tendaient dans un effort, — il ne pleurerait pas ! — lentement fit face. Et regardant Poncet dans les yeux, il l’approuva, d’un silence austère. Prêt à repartir, venu de Lyon, où il commandait au 26e corps un nouveau régiment, il semblait compter pour rien, sur ses hautes épaules à peine voûtées, le poids de Beaune-la-Rolande, de Villersexel et de la Lisaine, les fatigues de la retraite, les périls inouïs de son évasion avec d’Avol. Poncet, ne se maîtrisant plus, s’arrêta de nouveau ; il désignait les autres déjà loin :

— C’est donc pour rien qu’ici, comme dans toute la France, on pleure les morts ! Ou plutôt, c’est pour livrer comme du bétail un million de nos frères, la chair de notre chair, les os de nos os, c’est pour payer les cinq milliards, que tant de braves gens se sont fait tuer, que le petit Eugène a quitté pour toujours sa femme et son enfant, c’est pour cela que le vieux Jean Réal dort sous terre ! Vous rappelez-vous, Du Breuil, au dîner de noces ? Il disait : « Soldat ou non, que chacun prenne son fusil, combatte sans répit, sans quartier ! »

— Certes oui, dit M. Du Breuil, je me souviens. Et, sur un silence : — Cinq milliards ! Tant d’or pour que les Prussiens s’en aillent d’ici ! Au lieu de le mettre à la défense, et que pas un n’en sorte !

Poncet reprit, après quelques pas :

— Le grand malheur, voyez-vous, c’est que ces gens-là aiment mieux laisser périr la France que de la sauver par la république. Pour eux, Gambetta, les hommes de la Défense, ce sont des charlatans qui ont mis le gouvernement sous le gobelet. Nous sommes « une bande ! » Des questions de politique ont divisé le pays quand une seule pensée aurait dû l’unir. Mais voilà, cette guerre voulue par l’Empire, acclamée par quelques braillards, le pays ne la souhaitait pas. Et, le jour où l’esprit de conquête allemand l’a faite nationale, il n’a pu, dominé par ses intérêts matériels, affaibli par la jouissance du bien-être récent, s’élever à la hauteur de l’abnégation et du sacrifice. Il a courbé le dos, ne se redressant que contre ceux qui voulaient le forcer à se battre. Mais à quoi bon les reproches inutiles ? Maintenant, pour que la France redevienne grande, pour que l’œuvre de relèvement s’accomplisse, il ne nous faudra pas seulement consacrer notre or et nos pensées à refaire longuement, patiemment, des soldats et des chefs. Car pour la première fois je suis de l’avis de Thiers, les armées ne s’improvisent pas ! Et, malheureusement, il faut des armées. J’abomine la guerre, je voudrais la supprimer du monde, je voudrais que des arbitrages internationaux… Mais c’est un rêve ! le progrès est lent ! Nous avons mis des milliers de siècles à venir où nous en sommes. Les idées les plus élémentaires d’humanité et de justice sont comme la fleur de l’aloès, qui met cent ans à fleurir. On se battra longtemps encore ! Et c’est pour cela que non seulement j’admets comme nécessaire l’armée permanente, mais que je la souhaite si forte que désormais, avant d’attaquer la France, on y regarde à deux fois. Je vais plus loin, puisqu’en dépit de toutes nos civilisations, l’homme reste à l’homme un loup, je voudrais, par des inventions terribles, rendre la guerre si dévastatrice, que les peuples terrifiés reculent !

Une flamme luisait dans ses yeux. Le chimiste en revenait à son idée fixe, pensait à son petit jardinet de Montmartre, au laboratoire silencieux, où, par amour de l’humanité, il allait, dans l’aguet des cornues, chercher le moyen d’élargir la mort. Il ajouta, d’une voix plus calme, tout au progrès lointain :

— Que cela ne nous fasse pas oublier les deux chères provinces que, dans une heure d’égarement, la France, contre tout droit, a retranchées d’elle. Pensons-y toujours. J’ai foi dans une revanche pacifique. La justice nous rendra ce que nous a enlevé l’injustice. Une autre heure sonnera où, à son tour, le droit primera la force… Oui, en attendant, refaire l’armée, la flotte… Mais ce n’est pas assez, ce n’est rien, si nous ne refaisons d’abord l’âme nationale. Aux tout petits, dès l’école, enseigner pourquoi et comment nous avons été battus ; reconnaître nos fautes ; insuffler à tous l’énergie, la méthode, la volonté ! Au besoin, apprendre, nous, d’abord, pour pouvoir l’apprendre à l’ouvrier, au paysan, tout ce qui fait qu’un peuple est grand. Donner au plus humble la conscience de soi-même, le respect de la justice et le culte de la patrie.

Du Breuil résuma :

— Moraliser le peuple en l’instruisant.

Ils marchèrent en silence. Là-bas, au pied du perron doré de soleil, les deux de Nairve les regardaient venir. Du Breuil et Poncet retombèrent à la réalité. Malgré eux, obéissant à cet irrésistible instinct qui, au milieu des spectacles de la, mort, distrait et entraîne vers la vie que rien n’arrête, ils s’étaient laissés aller à leurs pensées d’une douleur si grande qu’elle absorbait toutes les douleurs. Le regard affectueux et grave des cousins les apaisa. Ils ne songèrent plus qu’au deuil de la maison. Louis et Marcelle, qui étaient entrés dans le salon saccagé, en sortirent. Par la porte-fenêtre ouverte, on aperçut des glaces brisées, la petite table à jeu en morceaux, et, sur le parquet, un amas de tentures lacérées. Poncet évoqua la pièce familiale, les bûches flambantes, la forme et la place habituelle des meubles, et autour de la petite table, sous les abat-jour, le vieux Jean Réal et Marceline… Louis et Marcelle se tenaient la main. À considérer avec attendrissement leurs neveux, l’expression singulièrement mûrie de leurs visages, Du Breuil et Poncet mesurèrent le siècle écoulé, depuis que le mariage d’Eugène les avait pour la dernière fois réunis à Charmont. Si les jeunes avaient vieilli, que diraient-ils d’eux-mêmes ?

À ce moment, M. et Mme  Réal, traversant le vestibule, parurent. Ils s’avançaient sur le perron, Charles soutenait sa femme. Elle avait les cheveux blancs. Et lui, naguère si alerte, avec sa taille svelte, ses traits mâles et fins, il avait dix ans de plus. On fut frappé comme il ressemblait au grand-père. C’était lui, maintenant, le chef de la famille. Tous, mentalement, le reconnaissaient. Avec Gabriel le, ils incarnaient la durée de la race, les traditions du foyer, la continuité du domaine. Ils étaient l’image vivante de Charmont. Ils personnifiaient ce coin de Touraine et de France. On se serrait autour d’eux avec une émotion renouvelée, une soif d’étreintes. Gustave embrassa son frère. Amélie Du Breuil, le marin, tentaient de dire des mots de consolation à Mme  Réal, qui, d’une voix étouffée, ne put que balbutier :

— Merci… merci…

Poncet, près d’Agathe, se remémorait ce jour de la fin d’octobre où, conduit à toutes guides par Henri, il avait aperçu dans ce même groupement tous les Réal et les de Nairve, sortis à sa rencontre. D’abord il avait embrassé Marie, si jolie dans sa robe blanche. Autour des deux ancêtres, c’était un beau spectacle que celui des seize parens de souche commune, la grande famille unie, si diverse et si saine, pleine de forces et de simplicité. Combien la guerre l’avait ébranchée ! Autour de Charles et de Gabrielle, devenus les vieux, il n’y avait aujourd’hui que Louis et Marcelle, Gustave, Du Breuil et sa femme, Frédéric et le marin. Il donna une pensée à la petite Rose, à Henri, sans oublier son fils et le forestier. Mais, si toute sa pitié s’élançait vers Marie couchée là-haut, mordant le drap dans un long sanglot, et vers l’orphelin, toute sa vénération saluait les morts pour la patrie.

Tout à l’heure, il avait été trop loin. Malgré la paix honteuse, des fins comme celles de Jean Réal et d’Eugène, comme celles de milliers et de milliers de Français, fauchés sur les champs de bataille de la Défense ou s’éteignant au lit des ambulances et des hôpitaux, une pareille moisson d’hommes, si elle était effroyable, n’avait pas été entièrement stérile. Elle proclamait bien haut que sur cette terre de France beaucoup savaient se dévouer encore. Ces armées qui au souffle de Gambetta s’étaient levées comme des tourbillons, elles avaient pu retomber, elles n’en avaient pas moins attesté, à Coulmiers, à Loigny, à Josnes, à Bapaume, à Vilersexel, la vitalité, les ressources prodigieuses du pays. Après Sedan, après Metz, elles avaient sauvé l’honneur.

Avec une fierté de citoyen, il reportait à celui qui les avait créées une partie de l’hommage. Un jour viendrait où la nation, parce qu’aux jours des pires désastres il n’avait pas désespéré d’elle, lui serait reconnaissante ; l’ennemi ne serait plus seul à lui rendre justice. Mais peut-être était-ce fatal ? Les choses humaines voulaient que rarement celui qui s’était sacrifié en recueillît le fruit ; il semait, d’autres récoltaient. L’exemple que Gambetta avait jeté, grain perdu dans un champ pierreux, Poncet, ardemment, souhaita qu’il fécondât l’avenir.

Autour de lui, autour d’eux, le tiède soleil de mars rayonnait. Tant de splendeur flottait dans la douceur de l’air subtil que Charmont parut sourire. Au loin, la Loire tranquille étincelait. À côté des ceps noueux, les vignerons courbés plantaient les jeunes vignes. Dans la terre molle et brune, sillonnée de labours, dans les arbres frémissans de l’éveil de la sève, le printemps venait. Et là-haut, dans la chambre nuptiale et mortuaire, aux flancs maternels sommeillait le petit être en qui mystérieusement s’élaboraient, comme en cette terre renaissante, la vie éternelle, l’espoir de demain.

Paul et Victor Margueritte.