Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

LA DOCTRINE DE L’AMOUR COURTOIS
COURS D’AMOUR

La doctrine de l’amour courtois : son originalité. — L’amour est un culte. — Le « service amoureux » imité du « service féodal ». — La discrétion ; les pseudonymes : les hommages des troubadours ne s’adressent qu’aux femmes mariées. — La patience vertu essentielle. — L’amour est la source de la perfection littéraire et morale. — L’orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux. — Les cours d’amour d’après Nostradamus et Raynouard.


L’ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une profonde originalité[1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien de ce qui l’a précédée. La forme est parfaite, et cependant elle n’a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu’expriment les premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation ; d’un bout à l’autre cette poésie vivra par elle-même et non d’emprunts. Cette originalité, qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d’abord sa force.

Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont faite de l’amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.

Ils ont imposé leur conception de l’amour à leurs nombreux imitateurs : poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des principales poésies modernes.

Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme d’humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en témoignent en plus d’un endroit. Si les troubadours qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de l’amour, ils n’auraient pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose dans la conception de l’amour telle que l’ont faite les grands troubadours du xiie siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.

Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez, que les principaux traits de l’amour conventionnel, tel que l’ont conçu les troubadours de l’époque classique, étaient déjà en germe chez le premier troubadour. « L’espèce d’exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l’amour lui-même était déjà désignée sous le nom de joi (joie) ; l’hymne enthousiaste que le poète entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus réussies suppose naturellement l’existence de la chose et du mot[2]. »

Voici quelques strophes de cet hymne :

Plein d’allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je veux m’abandonner ; et puisque je veux revenir à la joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l’objet le plus parfait)…

Jamais homme n’a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie ; telle joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.

Toute joie doit s’humilier devant celle-là ; toute noblesse doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son gracieux et plaisant regard ; celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.

Par la joie qui vient d’elle le malade peut guérir et sa colère peut tuer le plus sain ; par elle le plus sage peut tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.

On croirait lire un troubadour de l’époque classique pendant laquelle la doctrine de l’amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette pièce forme une exception dans l’œuvre de Guillaume de Poitiers et c’est chez ses successeurs qu’il faut chercher la vraie doctrine. En voici les principaux traits.

Dans la poésie courtoise des troubadours, l’amour est conçu de très bonne heure comme un culte, presque comme une religion. Il a ses lois et ses droits ; les unes et les autres forment une sorte de code du parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses ; il faut se soumettre à leur discipline ; on n’y déroge pas sans danger[3].

Les amants se comportent vis-à-vis de l’amour, comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe un service d’amour, comme il existe un service de chevalerie. L’amant devient l’homme-lige de la personne aimée, ou même d’amour personnifié ; il accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie des troubadours, c’est s’engager par un serment, comme un chevalier. On accepte tous les liens rigoureux qu’un serment de ce genre impose conformément aux mœurs du temps. Pas plus que le chevalier l’amant n’est un esclave et il garde sa noblesse ; mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré, sans rendre de comptes à personne. Le « vasselage amoureux » est une invention des troubadours provençaux ; elle porte la marque du temps et les deux termes de cette expression caractérisent l’esprit et les mœurs de cette époque.

C’est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame : « Je suis, dame, votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par paroles et par serment. » Peire Vidal, avec son exagération habituelle, dit à la sienne : « Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me donner. » « Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si c’est votre plaisir. » « Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur[4]. »

On n’arrivait pas d’emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à accomplir ; la langue des troubadours a plusieurs mots pour désigner l’amant dans ces diverses situations. « Il y a quatre degrés en amour ; le premier est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant, le troisième celui de l’amoureux, le quatrième celui de l’amant. » Ce dernier terme n’indiquait pas d’ailleurs autre chose que l’acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux. « La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait ordinairement un baiser et le plus souvent celui ci était le premier et le dernier[5]. »

Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour l’amant de dures obligations.

La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons ! À ces imprudents maladroits aucun succès n’est réservé. Aussi la dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n’est pas toujours très transparent ; c’est un senhal (signal) suivant l’expression technique. La fantaisie et l’imagination guident les troubadours dans le choix de ces pseudonymes ; mais ces noms, comme on peut s’y attendre, sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.

Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt Bel-Vezer (Belle-Vue), tantôt Magnet (Aimant), tantôt Tristan, déroutant ainsi non seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs modernes

Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de Mieux-que-Dame (Miels de Domna), Plus-que-Reine, pourrions-nous dire, en rappelant le titre d’un roman contemporain. Bertran de Born appelle la sienne Miels-de-Ben (Mieux-que-Bien) ou Bel-Miralh (Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes Beau-Réconfort (Belh Conort), Bon-voisin, Beau-chevalier, Mon écuyer, Beau-Seigneur. Le dernier troubadour appelait sa dame Belle-Joie (Belh Deport). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de Poitiers, a été constamment observée.

Elle s’explique si on se rappelle que les troubadours n’adressent leurs hommages qu’à des femmes mariées ; chanter l’amour d’une jeune fille est tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut nous paraître étrange ; mais elle est conforme aux mœurs du temps.

La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C’est à elle que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend d’ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l’absence du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg, l’épouse légendaire de Guillaume d’Orange, qui, en l’absence de son mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans la société du temps et n’a aucun rôle à jouer. Il faut se rappeler ces mœurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.

En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par le code amoureux du temps, c’est la patience, une patience sans mesure et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s’exprime ainsi au début d’une de ses chansons « Celui-là se connaît peu en amour, qui n’attend pas patiemment sa pitié ; car amour veut qu’on souffre et qu’on attende ; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu’il a fait souffrir. » C’est que l’amant est à la merci de sa dame ; elle ne lui donne rien que par miséricorde, par pitié. « Patience est le mot magique, le talisman devant lequel s’ouvre le cœur de la personne aimée. » Les meilleurs troubadours vantent les mérites de « patience et longueur de temps » et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients[6].

Cette longue épreuve peut devenir d’ailleurs la source des plus pures joies ; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la poésie érotique. « Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux qu’Amour m’a causés pendant si longtemps ; je leur dois de sentir avec mille fois plus d’ivresse les bienfaits qu’il m’accorde aujourd’hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j’ose croire que, sans avoir éprouvé l’infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité. » Voici une pensée analogue exprimée en termes à peu près semblables : « Je te bénis, Amour, de m’avoir fait choisir la dame qui m’accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l’avait trouvée reconnaissante, je n’eusse pas eu l’occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué ; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n’eusse rien employé, si l’usage faisait qu’un amour pur et sincère fût de suite payé de retour[7]. »

Plus d’un troubadour s’impatienta sans doute ; quelques-uns déclarent nettement qu’ils sont las d’attendre comme des Bretons. Il leur arrive alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame ; ils jouent facilement aux désespérés. « Le monde entier apprendra comment la dureté de votre cœur cause ma mort », dit après d’autres l’un d’eux. Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. « Les chants désespérés ne sont pas les plus beaux. » Et les suicides furent plutôt rares ; nous n’en connaissons aucun exemple certain, exception faite de quelques cas rapportés dans les Biographies ; mais on sait que dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c’était que le troubadour malheureux se retirât du monde et entrât dans les ordres ; comme nous l’avons fait observer dans un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez élevé.

Ce n’est pas qu’ils fussent très exigeants en amour ; ils se contentaient de peu, ils l’assurent du moins[8]. La plupart demandent à leur dame de les agréer pour leur serviteur, sans plus, d’accepter leurs hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l’expression de leurs désirs ; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité. Mais en général les vœux sont timides et modestes ; ceci aussi est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et de la retenue nécessaires. N’oublions pas que la dame aimée est, au sens plein du mot, une « maîtresse » à la disposition de laquelle le poète est corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.

Aussi quelle n’est pas la timidité et la gaucherie du troubadour amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses vœux et l’admettre devant elle ! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions « Je suis semblable à Perceval, qui fut saisi d’une telle admiration à la vue de la lance et du Saint Graal, qu’il ne sut demander à quoi ils servaient ; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m’oublie à le considérer avec admiration ; je veux vous adresser une prière et je ne puis : je rêve. » « Il m’arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame ; mais quand je suis près de vous, je perds le souvenir. » « Quand je l’aperçois, avoue Bernard de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent ; je suis si conquis par l’amour que je n’ai pas plus de sens qu’un enfant. » « Je n’ose lui montrer ma douleur quand il m’arrive de la voir, dit à son tour Arnaut de Mareuil ; je ne sais que l’adorer. » Ce sont là quelques-unes des plus caractéristiques parmi les déclarations des troubadours ; ce ne sont pas les seules ; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la fantaisie individuelle.

Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents ; mais ils n’en restent pas moins discrets et timides, sachant qu’il est de très mauvais ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n’est pas rare d’ailleurs que plus d’un se console de cet éloignement et n’y trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu’un lien mystérieux, qui ne tient aucun compte de l’espace, l’unit à sa dame[9]. Un des plus élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour, s’exprime ainsi : « Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon cœur vous voit. » Le début d’une autre de ses chansons est célèbre : « Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je sens une odeur de paradis, pour l’amour de la gentille dame vers qui va mon cœur. »

C’est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre précédent sur les mérites du cœur et des yeux pour le maintien de l’amour. « Le cœur voit de loin, les yeux de près seulement », dit l’un des interlocuteurs : c’est à ses côtés que se serait rangé Bernard de Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s’éprit de la princesse lointaine pour le bien qu’il en avait entendu dire.

Les « yeux » jouent un grand rôle dans la poésie provençale : c’est par eux que commence le phénomène un peu mystique de l’enamorament. La vue de l’objet aimé frappe les yeux et produit souvent l’extase ; une sorte de fluide mystérieux va de là au cœur et y éveille l’amour.

Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux exprimé les divers moments de ce phénomène.

Amour parfait, je vous l’assure, ne peut avoir ni force ni pouvoir si les yeux et le cœur ne les lui donnent. Car les yeux sont les truchements du cœur, ils vont chercher ce qui plaît au cœur, et quand ils sont bien d’accord et que tous trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de ce que les yeux font agréer au cœur. Que tous les amants sachent que l’amour est l’accord parfait du cœur et des yeux ; les yeux font fleurir l’amour, le cœur donne les graines, l’amour est le fruit[10].

C’est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les bienfaits de l’amour.

Les plaisirs qu’il donne sont plus grands que les chagrins, les biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les deuils, les ris plus nombreux que les pleurs… Amour rend les hommes vils vertueux, donne l’esprit aux sots, rend les avares prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux.

Il n’est pas besoin d’insister sur l’originalité de cette conception. Elle paraît encore plus grande si l’on observe que, dès les origines de la littérature provençale, les troubadours ont fait de l’amour un principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu’exige la possession de l’objet aimé n’est pas une attente muette ; dans une société où la poésie tient tant de place et recueille tant d’honneurs, le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la patience. Ceux d’entre eux qui ont conscience de leur gloire — sentiment si commun aux poètes — ne manquent pas de s’en prévaloir comme d’un titre sérieux. C’est par la perfection de leur poésie qu’ils espèrent adoucir le cœur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une citation caractéristique : « Je me loue du long et doux désir, car souvent il m’a fait rêver et parvenir à des chants de maître… De mon agréable richesse (c’est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps auquel j’adresse mes vers, et plus encore, s’il se peut, à l’amour. » Les déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l’ancienne littérature provençale.

Que dire de la perfection morale dont l’amour est également le principe ? Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous venons d’exposer Les troubadours n’ont pas de termes assez forts pour exalter la perfection de l’objet aimé. Leur dame se distingue de toutes les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses qualités morales ; elle est sage, « prude », comme dit l’ancienne langue française ; tous les dons du cœur et de l’esprit sont réunis en elle. « Comme la clarté du jour l’emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame, il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre beauté, par vos qualités et votre courtoisie. » (Rigaut de Barbezieux.)

Qu’on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par les troubadours. Pour gagner la faveur d’un maître aussi parfait, ne faut-il pas rechercher la perfection ? Et les troubadours n’ont-ils pas raison de dire que l’amour ainsi conçu est un principe de moralité ? Tout se tient dans cette théorie : la perfection de l’amant suppose la perfection de l’objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences de l’amour parfait : la conception des troubadours étant admise, la conséquence est nécessaire.

Aussi cet amour n’est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous dirions ; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi supérieure à toutes les autres, c’est la « mesure ». Penser, parler, agir avec « mesure », c’est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c’est l’idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui viennent les vertus qui le rendent digne du « service d’amour » auquel l’admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La « mesure » est la vertu suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l’influence des idées « chevaleresques ». Dans la société du temps la mesure est une vertu éminente : qu’on se rappelle la manière dont l’auteur de la Chanson de Roland oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère sage d’Olivier.

Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose de factice et d’artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie n’est qu’une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée pendant les deux siècles que dura l’ancienne poésie provençale. Quand on lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d’Arnaut Daniel ou de Giraut de Bornelh, on n’a pas de peine à conclure avec le premier historien de la littérature provençale, Diez, que l’amour tel que l’ont conçu les troubadours représente une fantaisie de l’esprit plutôt qu’une passion du cœur. « L’amour fut conçu comme un art et eut ses règles, comme la poésie. » On en arriva à une étrange confusion de termes : l’amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique, le code où furent résumés au xive siècle les principes de la grammaire et de la métrique provençales fut appelé les Leys d’Amors, les lois d’amour, c’est-à-dire de la poésie.

Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette théorie de l’amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier l’évolution. Mais l’étude des troubadours de la décadence nous donnera l’occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant de voir l’application de ces principes non chez les grands troubadours, où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un poeta minor où ils sont plus faciles à reconnaître. Il s’agit du troubadour Rigaut de Barbezieux. Ce troubadour d’origine saintongeaise fut un homme célèbre en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands noms dans l’ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de troubadours qui aient montré dans l’expression des sentiments amoureux plus de charme et plus de grâce[11].

Son succès dut être grand. Nous n’avons pas de témoignages directs pour ces temps lointains ; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or, les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent reproduites dans les « chansonniers » provençaux ; et cela, non seulement dans les manuscrits d’origine française, mais aussi dans les manuscrits italiens. Si l’on veut mesurer sa célébrité d’antan suivant les idées du jour, on peut dire qu’il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et que sa gloire aurait dépassé nos frontières.

L’amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême, une grâce qu’on n’obtient que de la pitié, par une patience robuste et à toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel de la doctrine.

Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et attendre ; car en peu de temps amour répare tous les maux qu’il a fait souffrir ; c’est pourquoi j’aime mieux mourir après avoir obtenu ses faveurs que vivre le cœur joyeux, mais sans amour…

Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m’aurez accordé une réparation pour la grande peine et la longue attente qui avanceront l’heure de ma mort. Ce qui vous plaît, il me convient de le supporter, et je m’efforce de souffrir sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre.

C’est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses chansons. Il ne faut pas l’accuser de manquer d’invention ; le cercle d’idées où se meut son imagination ne saurait trop s’élargir ; Rigaut est victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse. Voici la traduction d’une autre de ses chansons où l’on retrouvera la même doctrine.

Tout le monde demande ce qu’est devenu Amour ; à tous je dirai la vérité. Amour est semblable au soleil d’été, qui, après avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se reposer ; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ… Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l’avoir dépassée, ainsi Amour descendait (jadis) dans le cœur de ceux qui aimaient loyalement.

Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s’agite de désir, mais qui attend qu’on l’ait lancé ; puis il s’envole et prend son oiseau ; ainsi l’amour parfait observe et épie la jeune dame de beauté parfaite en qui s’assemblent toutes les qualités ; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi.

Aussi veux-je supporter ma douleur ; car pour récompense de nos souffrances nous sont données de belles joies ; la souffrance amène le redressement de bien des torts et vient à bout des médisants. Ovide dit dans un de ses livres — et vous pouvez le croire — que par la souffrance on obtient les faveurs de l’amour : pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus riches ; aussi souffrirai-je jusqu’à ce que j’obtienne une grâce.

Et puisque Joie et Mérite s’unissent en vous, dame, à la beauté, pourquoi n’y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me serait si profitable dans ma détresse ? Car, semblable à celui qui brûle au feu d’enfer, et meurt de soif, sans joie et sans lumière, je vous demande grâce, dame.

Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été le plus admirées ; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits, presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec quelques autres dont nous allons citer les principales.

Elles sont d’un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient d’être question. L’appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes ordinaires traités par les troubadours, s’y exprime en termes touchants et simples, parfois naïfs, ce qui, en l’espèce, est un charme de plus. Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame ; il est le « naufragé » qui a besoin de secours, l’être sans souffle, à qui Amour redonne la vie.

Je suis semblable au lion, qui s’irrite furieusement quand son lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en l’appelant de ses cris, le fait revivre et marcher ; ainsi ma chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma douleur.

À chaque gaie saison reviennent avril et mai ; ma bonne étoile devrait bien revenir ; Amour a trop longtemps sommeillé ; il me donna le pouvoir d’aimer, sans m’accorder en même temps celui d’oser supplier ; ah ! que de grands honneurs m’ont ravis la timidité et la crainte !

Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j’aurais eue ! Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne m’oublie pas ! Comme le marin qui ne peut s’échapper de sa nef naufragée qu’en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me relèverais si vous daigniez me porter secours.

Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je m’irrite… car amour s’est divisé dans mon cœur en amour joyeux et en amour triste… il me montre ses nobles qualités au milieu des ris et des pleurs.

En vous, dame, sont toutes les qualités possibles ; aucune n’y manque, dame ornée de toutes les vertus ; on ne saurait rien y ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes sans égale, mur, château et tour d’honneur, et fleur de beauté.

Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante ; si, au début, le poète se plaint avec quelque impatience de l’indifférence d’Amour à son sujet, il s’y déclare bientôt amant soumis et obéissant, serviteur fidèle de sa « dame », n’attendant rien que de sa pitié, de sa « merci ».

Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n’en obtiens aucune aide ; la pitié seule peut me défendre contre ses armes ; car je lui suis si soumis qu’il n’est joie ni paradis pour lesquels je voulusse échanger l’espoir et l’attente.

Tout homme qui sert son seigneur de bon cœur et loyalement attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque bien. L’amour parfait doit apprendre cet usage ; qu’il prenne garde que ses biens soient convenablement distribués, qu’il considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que personne ne le puisse blâmer.

Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent les joies et un long repos suit le labeur ; de grandes faveurs récompensent les longues souffrances subies sans plaintes ; c’est ainsi qu’on suit d’amour les droits chemins ; servez l’amour loyalement et sans le quitter c’est par ce moyen qu’on l’obtient.

Comme la tigresse devant un miroir[12], qui, pour admirer son beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je vois celle que j’adore, j’oublie mon mal et ma douleur est moindre. Que personne n’essaie de deviner ; je vous dirai sincèrement qui m’a conquis, si vous savez le reconnaître et le comprendre.

Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches couleurs ; comme un archer adroit elle m’a lancé droit au cœur la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas la joie avec un regard d’amour.

Je voudrais qu’elle sache l’état de mon âme et de mon cœur ; elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant, quand il se consume dans l’attente.

« Loyal amant », c’est le mot que répète après tant d’autres troubadours notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l’amour obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des qualités essentielles requises chez l’amant. Pendant cette période d’attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait être fatale à ce dernier ; ce n’est pas la banale loyauté dans l’amour qu’on exige de lui, c’est la loyauté avant l’amour. C’est celle-là que Rigaut se vante d’avoir fidèlement observée ; il le rappelle à sa dame dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement, suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s’y déclare son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente ; sa dame est la « maîtresse » qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait son vassal.

Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre beauté, votre mérite et votre courtoisie.

C’est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout cœur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit, n’ose s’écarter de sa route.

Qui suit un droit chemin ne s’égare pas ; aussi suis-je complètement rassuré. Si auprès d’Amour la loyauté devait avoir quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que le plus loyal ami du monde. Car en moi il n’y a ni mensonge ni tromperie et vous n’y en trouverez jamais…

Je vous ai servie, dame, depuis l’heure où je vous ai vue ; mais quel fruit me revient-il si vous me trompez ? À vous sera la faute, à moi est le dommage ; comme vous en aurez une part (car tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui tient la seigneurie) vous devez m’en garantir, dame ; car je suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez me traiter comme il est d’usage de les traiter.

Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende, d’une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute que lorsque les « amants sincères et loyaux », sa « dame » et la « Cour du Puy » l’eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette « Cour du Puy », car c’est ici une des allusions les plus formelles aux cours d’amour que nous ayons dans la littérature provençale.

Raynouard a consacré une assez longue dissertation[13] à démontrer l’existence de ces cours d’amour. Elle remonteraient aux origines de la poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les troubadours les plus anciens.

Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l’ouvrage d’André le Chapelain (xiiie siècle) sur l’Art d’aimer. Cet écrit contient en effet un certain nombre d’arrêts prononcés par « le jugement des dames » (judicio dominarum) ; il y est question de cours d’amour qui auraient existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus ; il y en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu était « cour planière et ouverte, pleine d’immortelles louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers du pays ».

Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux. Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit l’éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d’ailleurs des cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie.

Les jugements étaient rendus d’après un code poétique dont voici quelques extraits : « Le mariage n’est pas une excuse légitime contre l’amour. » « Qui ne sait cacher ne sait aimer. » « Personne ne peut avoir deux attachements à la fois. » « Le véritable amant est toujours timide. » « L’amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l’avarice. »

Les jugements rendus d’après ces principes ne manquent pas de piquant ni d’originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse Ermengarde de Narbonne : « Est-ce entre amants ou entre époux qu’existe la plus grande affection, le plus vif attachement ? » La réponse du tribunal est la suivante : « L’attachement des époux et la tendre affection des amants sont des sentiments de nature et de mœurs tout à fait différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des objets qui n’ont pas entre eux de ressemblance et de rapport. »

Autre question : « Une dame, jadis mariée, est aujourd’hui séparée de son époux, par l’effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande avec instance son amour. » Voici le jugement de la vicomtesse de Narbonne : « L’amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, s’ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n’est pas réputé coupable, il est même honnête. »

Voici encore une question posée à l’un de ces tribunaux : « Un chevalier divulgue des secrets amoureux ; tous ceux qui composent la milice d’amour (in castris militantes amoris) demandent souvent que de pareils délits soient vengés, de peur que l’impunité ne rende l’exemple contagieux. » La cour d’amour de Gascogne répond de la manière suivante : « Le coupable sera désormais frustré de toute espérance d’amour ; il sera méprisé et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers ; et si quelque dame a l’audace de violer ce statut, qu’elle encoure à jamais l’inimitié de toute honnête femme. »

Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout à fait vraisemblable. Mais qu’ils aient jamais été rendus « en forme » comme disent les juristes, c’est toute une autre question. Laissons d’abord de côté les renseignements que Raynouard et d’autres, avant et après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu’il a recueillis en lisant les troubadours.

Sans doute quelques-uns d’entre eux terminent leurs tensons en nommant dans l’envoi la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson citée par Raynouard après Nostradamus, l’un des deux interlocuteurs dit : « Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale ; j’envoie ma tenson à Pierrefeu où la belle tient cour d’enseignement. » « Et je voudrais pour me juger, dit son partenaire, l’honoré château de Signe. » Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, demande qu’une dame assiste au jugement d’une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour juger la question sur laquelle ils sont en désaccord.

Mais ce sont là de simples formules. C’était l’habitude des troubadours d’envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs poésies à la « cour » de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n’avaient en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage immédiat. Et la « cour » du Puy a laquelle Rigaut de Barbezieux adressait ses plaintes n’était autre chose qu’une « cour » de seigneurs et non de justice. Aucun des textes que nous connaissons — et nous avons cité quelques-uns des plus formels — n’autorise d’autre explication sur ce point.

Et combien il serait étrange qu’une institution si importante ne nous fût connue que par des allusions équivoques ! La littérature provençale n’est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes ; elle est assez abondante pour qu’une institution de ce genre, si elle avait existé, n’y fût pas passée sous silence.

Quant aux textes d’André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant de crédit, il n’y a qu’une observation à faire, c’est que cet auteur ne connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui, surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu des troubadours, c’étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu près sans valeur sur ce point. Tout ce qu’on peut dire à sa décharge c’est qu’il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de Nostradamus.

Il n’y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse ; il n’y eut qu’un tribunal, ce fut celui de l’opinion publique, ou plutôt celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au début du chapitre d’un code d’amour et d’un code sévère. Il ressemblait aux lois naturelles ; sans être écrit nul part, il était connu de tous, profondément gravé au fond des cœurs. C’est à ses règles que se conformaient les troubadours ; il était un peu comme le code de la chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n’éprouva le besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code et de tribunal autrement que par métaphore, c’est transporter dans un passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes.

Qu’il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est certain ; et c’est probablement dans ces solennités que les troubadours récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L’ensemble de ces sociétés d’élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de l’opinion publique ; on verra en étudiant les grands troubadours, comment il se conformèrent à ses lois.


  1. Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le Mercure de France, juin 1906.
  2. Cf. Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers, éd. Jeanroy, Paris, 1905.
  3. Sur le « vasselage amoureux », cf. un excellent article de M. E. Wechssler, Frauendienst und Vassalität, dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XXIV, 1, 159-190.
  4. Cf. Diez, Poesie der Troubadours, p. 128, 129,  etc.
  5. A. Restori, Lett. prov., p. 52.
  6. Diez, Poesie der Troubadours, p. 127.
  7. Traduction de Raynouard, Des Troubadours et des Cours d’amour, p. xxii, xxvi.
  8. Cf. P. Vidal : « le présent d’un simple cordon que m’a accordé la belle Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers ». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier : « cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m’accordait seulement l’un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l’un des fils qui composent son gant ». Cité par Raynouard, Des Troubadours et des Cours d’amour, p. xiv.
  9. Diez, Poesie der Troubadours, p. 135.
  10. Mann, Gedichte, no 737. La deuxième citation est tirée du no 344.
  11. Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l’article que nous venons de publier dans la Revue d’Aunis et de Saintonge, juillet 1908. On y trouvera sa romanesque biographie.
  12. Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans un Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. Quand les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, ils placent des miroirs sur le sol ; la tigresse s’y mire et oublie sa douleur.
  13. Raynouard, Des Troubadours et des Cours d’amour, Paris, 1817.

    La question a été reprise depuis par Diez (Ueber die Minnehöfe, Berlin, 1825), Pio Rajna (Le Corti d’Amore, Milan, 1890), V. Crescini (Per la questione delle Corti d’Amore, Padoue, 1891).