Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Librairie Armand Colin (p. 223-251).



CHAPITRE X

LES TROUBADOURS EN ITALIE

Relations entre le Midi de la France et le Nord de l’Italie. — Raimbaut de Vaquières et le marquis de Montferrat. — L’école sicilienne et Frédéric II. — Troubadours nés en Italie. — Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó. — Sordel : sa vie aventureuse ; le poète. — Le Sordel de Dante. — Dante et les troubadours. — L’école de Bologne. — Le dolce stil nuovo. — Pétrarque.


L’influence de la poésie des troubadours s’est fait sentir de bonne heure sur les pays voisins ; parmi eux l’Italie, surtout l’Italie du Nord, tient une place à part.

Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine, mare nostrum, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des traités de commerce et d’amitié. De plus l’ancien provençal était, par plus d’un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins ; la poésie en langue vulgaire n’existait pas d’ailleurs en Italie. Enfin les petits princes de l’Italie du Nord étaient aussi accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d’Este ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et élégante pour laquelle ils écrivaient. C’est à Gênes, à Venise, et dans la marche de Trévise, qu’existèrent les principaux foyers poétiques.

Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses d’Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour de Boniface, marquis de Montferrat : il prend parti dans les luttes des Milanais, des Pisans et des Génois ; il aime à habiter au milieu des « Lombards joyeux » plutôt qu’au milieu des Allemands, dont le parler semble un « aboiement de chien[1] ».

Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie de son existence. Il était originaire du comté d’Orange et fils d’un pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d’Orange, Guillaume IV, et échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps il partit pour l’Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.

Il semble qu’il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité l’amour. Raimbaut s’exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie consacrée.

Dame, je vous ai tant priée de vouloir m’aimer, s’il vous plaît ; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la source de toutes qualités ; aussi désiré-je votre amitié ; comme vous êtes courtoise en tout, mon cœur s’est épris de vous plus que de toute autre Génoise ; je serai bien récompensé si vous m’aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes m’appartenait avec tout l’argent qui y est amassé[2].

Ces choses-là sont dites en termes très courtois ; mais la dame de Gênes avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois : « Jongleur, vous n’êtes point courtois de me faire une pareille demande ; jamais je ne vous l’accorderai… Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal… J’ai un mari plus beau que vous ; allez votre chemin, frère ; à des temps meilleurs. »

Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s’exprimant avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s’était amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par moments, le contraire des sentiments qu’il exprime avec la discrétion, l’élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours. C’est ce contraste qui est piquant ; les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari ; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n’a ordinairement qu’un nom bien simple, le « jaloux » tout court. Quand on évoque son souvenir ce n’est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de la galanterie[3].

À la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce point de vue. Et d’abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l’arma chevalier et en fit son frère d’armes. À sa cour vivait sa sœur Béatrice ; Raimbaut s’enamoura d’elle, lui fit une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe provençal.

Béatrice l’accueillait avec bienveillance ; et lui mourait de désir et de peur, car il n’osait lui faire une prière d’amour ni même faire semblant de l’aimer. Enfin, poussé par l’amour, il dit à Béatrice qu’il aimait une dame de grand mérite, qu’il était très familier avec elle, mais qu’il n’osait ni lui dire ni lui montrer son amour ; et il lui demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. « Dois-je lui ouvrir mon cœur, ou mourir en cachant mon amour ? — Raimbaut, lui dit-elle, il convient que tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil suivant : avant de se tuer, qu’il lui avoue son amour et qu’il la prie de l’accepter pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne prendra pas mal cette déclaration ; au contraire elle l’estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur. »

La conception de l’amour courtois est la même, comme on le voit, dans cette société que dans la société méridionale. L’amant est un être craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles essentielles du code d’amour. La dame que le poète prend pour confidente reconnaît les préceptes du même code ; mais elle encourage et réconforte l’amant timide en lui rappelant que l’amour parfait est un honneur, qu’il n’y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration, en tiendra l’auteur pour un parfait galant homme. C’est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.

Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de la réalité.

On devine la fin de l’aventure : encouragé par ces conseils et par un petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut avoua à Béatrice qu’elle était l’objet de son amour. Elle s’en doutait bien un peu, car elle lui répondit : « Que votre amour soit le bienvenu ; efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur ; je vous accepte pour chevalier servant. »

Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice. Voici ce qu’il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles du Nord de l’Italie, depuis la Savoie jusqu’à Venise, s’étaient liguées pour faire la guerre ; à qui ? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une petite Iliade (le nom de Troie s’y trouve) dans une longue chanson, d’un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre féminine.

Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu’elles appellent Troie, et l’entourent de remparts solides et de fossés. Quand le rassemblement des combattantes s’est fait « la cité se vante de mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les rangs ; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune (on va voir quels sont ces biens), il n’y a plus que honte et confusion. Les trompettes sonnent et le podestat s’écrie : « Réclamons à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse. » Et la troupe répond : « Oui ! »

L’armée s’attaque au château de Béatrice ; assauts, avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart ; elle ne veut ni haubert ni pourpoint ; tout combattant qui s’attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n’est pas douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal, composé des dames les moins jeunes, s’enfuit découragé. Valeur et Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice[4].

Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois ; la garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la contrée ; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l’assaut ; leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums. Telle est l’histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le savant Muratori. C’est déjà l’assaut de la redoute, une partie de carnaval galant. Nous n’entreprendrons pas ici de rechercher l’origine de cette légende ; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du temps[5].

Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l’originalité, a composé un descort ou désaccord en cinq langues. Le descort était un court poème sans règles fixes ; le désordre produit par le changement du mètre marquait que le cœur du poète n’était plus d’accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et Béatrice pour qu’il ait eu recours à une pareille cacophonie !

Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l’attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir le commandement d’une nouvelle croisade. Raimbaut y prépara les esprits par un énergique sirventés.

J’aime mieux, s’il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et couronné d’épines sur la croix… Que saint Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons et que le marquis s’écrie : Montferrat et Léon… Beau Cavalier (c’est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends la croix — je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin de vous[6].

Ce sont les mêmes sentiments qu’il exprima dans une touchante élégie composée pendant la croisade. L’expédition fut d’abord brillante pour lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier Béatrice.

Que me valent conquêtes et richesses ? Je me tenais pour plus riche quand j’étais aimé et que je me repaissais d’amour courtois ; j’en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici terres et grand avoir ; car plus mon pouvoir augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin de moi[7].

Raimbaut de Vaquières avait exprimé le vœu de mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester en Italie ; ce vœu fut exaucé. Le marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans doute à ses côtés (1207) ; entre temps Béatrice était morte[8].

Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem Figueira, l’auteur de l’énergique sirventés contre Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers 1247, et bien d’autres.

Mais il est temps de quitter le Nord de l’Italie ; transportons-nous en Sicile. C’est là, dans cette partie de l’ancienne Grèce, où s’étaient succédé les civilisations arabe et normande, qu’apparaissent dans la première moitié du xiiie siècle, les premiers monuments de la poésie italienne ; la cour de l’empereur Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque d’originalité ; tout — sauf la langue qui est empruntée à la Toscane — est pris aux troubadours. « Le contenu de la poésie provençale, dit un des meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans changer ; seulement il s’affaiblit. » L’amour chevaleresque réapparaît en effet dans les poésies de l’école sicilienne avec le type conventionnel qu’il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.

« L’amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le vasselage amoureux, l’obéissance absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits connus de la poésie provençale. L’amant est humble et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse[9]. » Enfin un des éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l’amour est un principe de valeur morale ; les Siciliens n’ont garde d’oublier ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu’un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature italienne, ressemblent à des épigones ; ce sont des troubadours de la décadence, répétant par simple jeu d’esprit, par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.

La société sicilienne ressemblait peu d’ailleurs à la société du Midi de la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses légistes ; c’est à la cour de l’empereur seulement que la poésie se développa. La vie qu’elle aurait pu reprendre au contact de la société féodale lui fut refusée. Aussi n’est-ce pas dans cette partie de l’Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes racines et produit en abondance fleurs et fruits ; c’est au Nord qu’elle a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu’un très grand nombre de troubadours d’origine italienne se sont servis uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.

Notre intention n’est pas de les énumérer tous, pas même de donner une idée des principaux d’entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus connus, avant d’arriver au principal.

Il y en a plus d’une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable pléiade ; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment ; Lanfranc Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville natale. « Il chantait volontiers de Dieu », nous dit son biographe. Il semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un des premiers, comme on l’a vu dans le précédent chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la lyrique courtoise.

Son compatriote et contemporain Boniface Calvó[10] paraît avoir été d’humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X, roi de Castille. C’est là qu’il composa la plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que l’on retrouve chez d’autres troubadours vivant en Espagne.

Ses chansons, comme l’a remarqué Diez[11], se distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux. C’est ainsi que, pour mieux exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s’il voulait aimer une mortelle, n’en choisirait pas d’autre. Une élégie touchante sur la mort de celle qu’il aimait se termine par un trait analogue. « Je ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis… car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète[12] » ; aussi n’a-t-il pas besoin de prier Dieu ; celui-ci saura bien orner sa demeure comme il convient.

Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la suivante.

Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir ; c’est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous m’avez conquis par vos douces manières ; et je me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.

Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout donné ; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour serviteur) par un pacte semblable ; daignez me l’accorder, dame, car aucun autre amour ne me plaît.

J’ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne sera pas méprisé ; aussi vous servirai-je en paix de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance ; et pour peu que vous m’accordiez votre pitié, il n’est joie au monde que la mienne ne dépasse[13].

Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.

Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l’occasion d’être utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour était originaire de Venise où il s’adonnait au commerce. Pris dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un sirventés adressé aux Génois, n’avait pas ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie une réponse qu’il adressa à Boniface Calvó ; celui-ci, loin d’en vouloir à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur ami.

Mais le plus célèbre des troubadours d’origine italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du xiiie siècle[14]. Il eut une vie des plus agitées. L’un de ses biographes dit qu’il était de « noble naissance, avenant de sa personne, bon chanteur et bon troubadour » ; mais il ajoute qu’il était de mauvaise foi avec les barons qui avaient affaire à lui et… avec les femmes.

Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface ; il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel n’était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne et jusqu’en Portugal ; c’est même le seul troubadour dont on trouve le nom cité dans les œuvres de l’école portugaise. Revenu en Provence, il y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille contre Charles d’Anjou), puis suivit son seigneur devenu l’allié de Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. « Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la « Marche joyeuse » [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse[15]. » La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts ; seule Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.

Sordel reçut des donations de Charles d’Anjou, mais après avoir été mis en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le pape Clément IV (d’origine méridionale et auteur d’un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.

Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois sirventés politiques a eu de son temps un grand succès : c’est une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence, troubadour et protecteur des troubadours. En quête d’originalité, Sordel a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du cœur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre festin l’empereur romain, Frédéric II, le roi de France, le roi d’Angleterre, celui d’Aragon, le comte de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une strophe de cette étrange composition.

Que le premier à manger du cœur (car il en a grand besoin) soit l’empereur de Rome, s’il veut conquérir de force les Milanais, car c’est lui qu’ils tiennent conquis et il vit déshérité malgré ses Allemands ; et qu’à côté de lui en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille qu’il perd par sa sottise[16].

L’idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s’en emparèrent aussitôt. L’un, Bertran d’Alamanon[17], reproche à Sordel de donner à des lâches le cœur de Blacatz qui était vaillant parmi les vaillants (survaillant, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il ; et il énumère toutes celles qui ont droit à une part : « Que Dieu le glorieux s’occupe de l’âme de Blacatz ; car le cœur est resté avec celles qu’il aimait. »

L’autre troubadour, Peire Bremon[18], a renchéri sur Sordel. Puisqu’on a partagé le cœur, dit-il, il reste le corps ; nous le donnerons par quartiers à la chrétienté ; « nous garderons le quatrième, nous autres Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal ; nous le mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national » ; et Rouergats, Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s’amusaient les troubadours de la décadence.

Comme poète d’amour, Sordel ne s’élève pas au-dessus du niveau commun, dit son éditeur. Ses chansons sont monotones ; rarement un trait naturel vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre troubadour, qui préférait à l’amour la vie des camps et la gloire des armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante : « Pourvu que celle en qui j’ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je vivrai toujours dans la joie parfaite… » Rien de bien neuf jusque-là, mais voici la fin : « Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai près de ma dame ; même si vous deveniez un des vaillants de France, un doux baiser vaut bien un coup de lance ![19] » C’est à peu près le seul trait naturel qu’on puisse relever dans ses chansons.

Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son cœur lui a été enlevé par l’Amour. « Ma dame sut bien m’enlever mon cœur, dès que je la vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce jour-là, avec ce regard, Amour m’entra au cœur de telle sorte qu’il me l’enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès d’elle, où que j’aille ou que je sois. »

Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de Sordel. Sa conception de l’amour se rattache assez bien à la conception classique. Pour lui aussi l’amour est un principe de bien et de vertu ; aussi est-il jaloux de l’honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs reprises son mépris pour les passions charnelles. L’amour ainsi conçu est une passion noble et pure.

Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence, sur cette doctrine. L’amour, pour lui comme pour les poètes du temps, est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu’à la période précédente[20]. La dame aimée n’a plus ni corps, ni figure ; c’est une abstraction créée par l’esprit, le cœur n’y a point de part. Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de la lyrique profane en lyrique religieuse ; en Italie, elle annonce et prépare l’école de Bologne, où fleurit l’amour mystique.

Tel nous apparaît Sordel dans l’histoire et dans l’histoire littéraire ; un chevalier de moyenne naissance dont la vie — sauf pendant sa jeunesse — n’offre rien de bien extraordinaire, qu’un poète de peu d’originalité.

Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la Divine Comédie, une place immortelle. Virgile lui montre, dans le Purgatoire, une âme éloignée des autres, « fière et dédaigneuse », qui les regardait. Virgile la prie de lui indiquer la route ; mais l’âme, sans lui répondre, lui demande à son tour quelle est sa patrie. « Mantoue… » répond Virgile. Aussitôt l’âme inconnue parle : « Ô homme de Mantoue, je suis Sordel, originaire de ta terre et aussitôt l’autre l’embrassait. » C’est ici que se place la célèbre apostrophe de Dante à l’Italie : « Ô esclave Italie, maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme noble fut aussitôt prête, rien qu’en entendant le doux nom de sa terre, à faire fête à son concitoyen ; tandis que tes fils se font une guerre sans trêve, et qu’ils s’enlèvent mutuellement ce qu’un mur ou un fossé renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde dans ton sein si aucune partie jouit de la paix… » Et l’apostrophe se continue, violente et pathétique, jusqu’à la fin du chant[21].

Le chant suivant du Purgatoire est encore consacré à Sordel ; et c’est en le lisant qu’on s’explique la place d’honneur que Dante a donnée au troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui implorent leur pardon en chantant Salve Regina au milieu des fleurs suaves ; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur devoir ; et, en comptant bien, on y retrouve[22] ceux auxquels Sordel, dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du cœur du mort. C’est donc cette composition — qui paraît faible à notre goût moderne — qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que Dante a vu Sordel transfiguré ; la satire que celui-ci adressait aux rois était remarquable par l’étrangeté de la forme plutôt que par la violence du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le Purgatoire, l’allure « fière et dédaigneuse » d’un poète redresseur de torts et pour qu’il lui accordât une place d’honneur dans la Divine Comédie. Si l’on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine d’années, on voit que la légende, ou plus simplement l’imagination de Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante qu’il ne fut en réalité.

Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante ; elle est même mieux traitée que son ami Sordel ; elle est dans le Paradis (ch. IX) et prend joyeusement son parti d’être encore dans un cercle inférieur : « Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit ; mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort. » Elle ajoute ; « cela peut vous paraître un peu fort à vous autres, vulgaire » ; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne nous paraisse pas trop fort.

Ce n’est pas la première fois que nous avons, dans ces études, l’occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la première période : Pierre d’Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il connaissait bien leur langue et c’est en provençal qu’il fait répondre le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du Purgatoire. Il a enfin montré dans son traité De vulgari eloquentia la connaissance profonde qu’il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe ; il est un des premiers à l’analyser.

Mais le sujet de la Divine Comédie ne se prêtait pas à l’imitation de la poésie des troubadours. C’est dans la Vita Nuova[23] et dans ses chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant d’écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques, chansons ou sonnets ; ces derniers sont enchâssés dans la Vita Nuova. Comme poète lyrique Dante se rattache à l’école de Bologne, qui, dans la deuxième partie du xiiie siècle, brilla d’un si vif éclat. Elle a hérité des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de l’influence provençale ; seulement les poètes de l’école de Bologne l’emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d’imagination, plus de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les troubadours, modèles communs de l’école sicilienne et de la leur, ils gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d’une des chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école poétique ; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie provençale ; mais on y remarque aussi une imagination brillante et ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour.

La dame qui m’a rendu amoureux règne dans le ciel de l’amour, semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles cœurs et aux âmes généreuses.

Ô douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué d’assez d’intelligence pour parler d’un objet si haut, ni pour me lamenter d’un si grand mal…

Tout ce que je vis, tout ce que j’entendis d’elle me revient à l’esprit ; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me rappelle l’amitié qu’elle me montra quelquefois, je songe que je l’ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je crains qu’elle ne soit telle encore…

Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme… L’image de celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir[24].

Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d’affectation et de préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous citerons les deux premières strophes.

L’amour s’abrite toujours en noble cœur, comme l’oiseau bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l’amour avant noble cœur, ni noble cœur avant l’amour. La lumière ne fut point avant le soleil ; elle fut avec lui et au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l’amour naît de noblesse ; et flamme d’amour prend en noble cœur.

Une pierre précieuse ne s’imprègne point de la clarté d’une étoile, si le soleil ne l’a auparavant épurée, n’en a extrait toute parcelle grossière : alors seulement l’étoile lui communique sa splendeur. C’est ainsi, qu’en guise d’étoile, une dame remplit d’amour le cœur que la nature a créé noble et fier.

« Flamme d’amour naît en noble cœur », dit Guido Guinicelli ; c’est presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante dans la Vita Nuova.

Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l’amour et un noble cœur ne font qu’un ; et quand l’un ose aller sans l’autre, c’est comme quand l’âme abandonne la raison.

La nature, quand elle est amoureuse, rend l’amour le Maître, et fait du cœur la maison dans laquelle on se repose en dormant, tantôt peu, tantôt longtemps.

Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d’une dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la posséder ; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu’il éveille l’esprit d’amour. Un homme de mérite produit le même effet sur une dame[25].

Voilà comment Dante explique la naissance de l’amour ; et voici comment, dans un autre sonnet, il en décrit les effets.

Ma dame porte amour dans ses yeux ; aussi ennoblit-elle tout ce qu’elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le cœur de celui qu’elle salue.

Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant du peu de mérite qu’il a. L’orgueil et la colère fuient devant elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire honneur.

Non, il n’est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans le cœur de celui qui l’entend parler ; aussi celui qui la voit le premier est-il bienheureux.

L’air qu’elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et éclatant[26].

Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la Vita Nuova.

Dames, qui savez vraiment ce que c’est qu’amour, je veux m’entretenir avec vous de ma dame, non que j’espère la louer dignement, mais dans l’intention de soulager mon esprit en parlant d’elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite, l’amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m’élever si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes qualités de ma dame.

Un ange invoqua Dieu en disant : « Sire, on voit au monde une merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent d’une âme dont la splendeur s’élève et parvient jusqu’ici. » Le ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La seule pitié plaide ma cause dans le Ciel ; en sorte que Dieu, sachant qu’il s’agit de ma dame, dit : « Ô mes bien-aimés ! souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir reste autant qu’il me plaira là où il y a quelqu’un (Dante) qui s’attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l’enfer : « J’ai vu l’espérance des bienheureux. »

Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je dis : toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller avec elle, parce que, quand elle s’avance quelque part, Amour jette aussitôt une glace sur les cœurs corrompus, qui frappe et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la voir ou s’ennoblirait ou mourrait ; et quand elle rencontre quelqu’un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la puissance de ses vertus ; et s’il lui arrive qu’elle l’honore de son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu’il va jusqu’à perdre le souvenir de toutes les offenses qu’il a reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de Dieu ; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas mal finir…

Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de l’école du dolce stil nuovo se font de l’amour. La dame chantée par eux devient de plus en plus une pure abstraction. C’est précisément la même transformation qui s’est produite chez les troubadours de la décadence. Cette conception d’un amour qui n’a plus rien de terrestre et de charnel, qui s’adresse à l’esprit et non à la matière, a facilité, on s’en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie religieuse. C’est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et l’école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.

Sans doute ce n’est pas aux troubadours de la décadence que Dante a emprunté sa conception de l’amour ; il connaissait plutôt ceux de la première période[27]. Mais lui et l’école de Bologne ou de Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n’avaient pas traité pendant près de deux siècles l’amour courtois, sa noblesse, son influence sur le cœur et sur l’esprit de l’homme, l’école sicilienne ainsi que celle de Bologne n’auraient peut-être pas existé ou elles auraient traité d’autres sujets. Et sans doute nous aurions la Divine Comédie ainsi que la poignante élégie de la Vita Nuova, mais on voit tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l’œuvre du grand poète italien.

Il manquerait quelque chose aussi à l’œuvre de Pétrarque. On sait qu’il passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les dernières années du xiiie siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a donné une place d’honneur dans son Triomphe d’amour ; c’est une page d’histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique italienne. À la suite des poètes anciens qui ont chanté l’amour, comme Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s’avancer les plus illustres de ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont déchus de leur ancienne royauté poétique.

Après eux venait « une troupe d’étrangers ayant écrit en langue vulgaire, le premier d’entre tous, Arnaut Daniel, grand maître d’amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au pays qui l’a vu naître ; avec lui marchaient aussi l’un et l’autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal ?) si tendres aux coups de l’amour ; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de Mareuil), et tous ceux qu’amour ne put soumettre qu’après de longs efforts ; c’est des deux Rambaut que je parle, qui tous deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d’Orange, Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d’Auvergne, avec Giraut (de Bornelh) ; Folquet, dont le nom fait la gloire de Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, contre un costume et une condition plus saintes ; Jaufre Rudel qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée, bouclier et casque[28].

On n’avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à l’originalité dans l’expression des sentiments amoureux, au point qu’il se privait[29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas tomber dans l’imitation ; sans doute aussi la passion que lui inspira Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n’est pas impunément qu’il avait étudié les troubadours et ce n’est pas au hasard que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu’on a relevées depuis longtemps dans son œuvre.

D’où est tiré par exemple le couplet suivant, d’une chanson de troubadour ou de Pétrarque : « L’amoureuse pensée qui habite en mon cœur vous montre si vivement à mes yeux qu’elle chasse de mon esprit toute autre joie. C’est elle qui m’inspire ces actions et ces paroles, qui, je l’espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair… Si quelque beau fruit naît de moi, c’est de vous qu’en vient la semence ; de moi-même je ne suis qu’un terrain desséché ; toute culture me vient de vous, à vous en revient le mérite[30]. » Le passage suivant est emprunté à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu commun dans la poésie provençale : « Vous réunissez en vous toute courtoisie ; il n’est homme si vilain qui devant vous ne se sente ennobli » ; même pensée dans Pétrarque, exprimée d’ailleurs avec plus de grâce : « Qu’est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche si fière et si noble ? Qu’est devenu ce parler qui rendait humble le cœur le plus farouche et le plus dur, et qui d’une âme vile faisait une âme généreuse ? » On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la poésie des troubadours. « Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me reprends à pleurer ; et mes maux redoublent encore ; ainsi je dépense mon existence en pleurs. » Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait plus d’un modèle ; c’est une description des impressions diverses que produit l’amour. « Amour en un même instant me presse et me retient, me rassure et m’effraye ; il me brûle et me glace ; il me plaît et m’irrite ; il m’appelle à lui, il me repousse ; il me remplit d’espérance, il me remplit de chagrin. »

On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes italiens de l’école de Bologne et de Florence ; et quelquefois sans doute c’est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les troubadours. Et surtout — et nous terminerons par là — l’originalité de Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la poésie italienne n’en demeure pas moins grande. La première poésie lyrique italienne faisait de l’amour une abstraction que l’on pouvait confondre dans une admiration commune avec l’intelligence et même avec la philosophie.

Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des désirs charnels ; mais on sent que la beauté physique de Laure l’a frappé, qu’il a été sensible à l’éclat de ses regards, et ce n’est pas dans l’école italienne qu’il a pris les traits de la description suivante : « En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l’or dont il a fait ses deux blondes tresses ? sur quelles épines a-t-il cueilli ces roses ? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches ?… Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles si douces, si pures, si étrangères au monde ? Où a-t-il pris les beautés si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel ? » Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre « les mains blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement altière… et sa jeune et belle poitrine siège d’une haute sagesse ». C’est en pensant à des passages de ce ton qu’un critique a pu dire, en quelques phrases qui sont d’heureuses formules : « Pétrarque n’adore pas l’idée, mais la personne de la femme ; il sent qu’il y a quelque chose de terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs charnels[31]. » C’est par là qu’il s’éloigne de ses contemporains et qu’il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de ceux du xiie siècle.

L’histoire de l’influence de la poésie provençale en Italie peut être arrêtée ici[32] ; non qu’il n’y eût rien à ajouter ; au contraire cette influence est encore très vivante pendant le xive siècle. Bientôt elle diminue d’ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait oublier pendant un temps les troubadours.

Mais on n’a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du xive siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d’esprits de tout ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l’ont étudiée avec passion. Les uns et les autres n’ont jamais cessé et ne cessent encore de rendre à l’ancienne poésie provençale l’hommage que lui ont rendu les deux grands poètes par lesquels s’ouvre l’histoire de leur propre poésie, Dante et Pétrarque.


Nous ne donnons pour ce chapitre qu’une bibliographie très sommaire. On trouvera l’essentiel dans la plupart des histoires de la littérature italienne. Cf. en particulier Gaspary, Storia della letteratura italiana, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, tome I.

A. Restori, Letteratura provenzale, p. 94 et suiv.

A. Thomas, Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au Moyen âge, Paris, 1883.

Schultz, Die Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors (Zeitschrift fur rom. Phil., VII, 187).

A. Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France, p. 223-273 (La poésie française en Italie).

Bartoli, I primi due secoli della letteratura italiana, Milan, 1880.

Gaspary, La scuola poetica siciliana del secolo XIII (traduction), Livourne, 1882.

Fauriel, Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes, tome I, leçons vii et viii.

Paul Meyer, Influence des troubadours sur la poésie des peuples romans, Romania, V, 266. L’ouvrage de Baret sur le même sujet est vieilli.

Cf. enfin pour Dante et le xive siècle la grande histoire littéraire de l’Italie intitulée : Storia letteraria d’Italia, scritta di una società di professori, Milan ; tome III, Dante (par N. Zingarelli) ; tome V, Il Trecento (par G. Volpi).

  1. Cf. la pièce Bona aventura… Mahn, Gedichte, no 375. Cependant les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, Deutsche Geschichte in der provenzalischen Dichtung, Breslau, 1907.) Parmi les troubadours qui ont été en relations avec l’Italie M. Restori cite : Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc. : près d’une trentaine. Lett. prov., p. 100, n. 1.
  2. Appel, Prov. Chr., no 92.
  3. Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont à peu près les plus anciens de la poésie italienne ; cf. Gaspary, op. laud., p. 48.
  4. Bartsch, Chr. Prov., col. 128.
  5. Diez, Leben und Werke, p. 236.
  6. Saint-Nicolas de Bari : le comte de Champagne et celui de Bar faisaient partie de l’expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de Bar ou de Bari qu’il faut entendre ? Sans doute de Bari.
  7. Raynouard, Choix, IV, 277.
  8. Cf. Diez, Leben und Werke, p. 239.
  9. Gaspary, op. laud., p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary, ibid. et Hauvette, Littérature italienne, p. 49.
  10. Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du Giornale Storico della letteratura italiana, XXVIII-XXIX).
  11. Diez, Leben und Werke, p. 392.
  12. Raynouard, Choix, III, 446.
  13. Mahn, Gedichte, no 553.
  14. Cf. sur Sordel Vita e poesie di Sordello di Goito per Cesare de Lollis, Halle, 1896 (Romanische Bibliothek, XI).
  15. Ibid., p. 58.
  16. Éd. de Lollis, V.
  17. Sur Bertrand d’Alamanon, cf. l’édition Salverda de Grave, Toulouse (Bibliothèque méridionale).
  18. Peire Bremon, Raynouard, Choix, IV, 70.
  19. Éd. de Lollis, p. 17.
  20. Cf. le vers connu de Montanhagol : D’amor mou castitatz (d’amour vient la chasteté).
  21. Cf. Fauriel, Dante, I, 504.
  22. Sauf une exception ; cf. éd. de Lollis, Introduction.
  23. La Vita Nuova a été composée en 1292 suivant Gaspary, Storia lett. ital., I, 450.
  24. Fauriel, Dante, I, 340.
  25. Vita Nuova, trad. Delécluze, Paris, 1853.
  26. Ibid.
  27. Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du xiie s. et du début du xiiie) dont les œuvres nous sont parvenues : Bernard de Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des troubadours. Cf. Zingarelli, Dante, p. 70-71 (Storia lett. ital., III). Cf. Chaytor, The troubadours of Dante, Oxford, 1902.

    Ce n’est pas le lieu d’insister ici sur le dolce stil nuovo et sur ses origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui ont en partie renouvelé le sujet : K. Vossler, Die philosophischen Grundlagen zum « Süssen Neuen Stil » des Guido Guinicelli, Guido Cavalcanti, und Dante Alighieri, Heidelberg, 1904 ; Cesare de Lollis, Dolce stil nuovo e « noel dig de nova maestria », in Studi Medievali, I, p. 5-23 ; Paolo Savj-Lopez, Trovatori e Poeti (Biblioteca « Sandron » di Scienze et Lettere, no 30). Le premier de ces auteurs est en désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond de son travail — exposé d’ailleurs sous forme un peu trop didactique — est que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d’une importance capitale dans la transformation du vieux « style » en « style » nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les derniers troubadours les traces, les germes du nouveau « style » ; il est certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du « noel dig de nova maestria », sentaient qu’ils s’éloignaient des anciens modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup, par sa conception supraterrestre et mystique de l’amour, du « dolce stil nuovo ». Aucun des deux ne parait avoir été connu en Italie ; mais il n’en est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l’amour se rapproche tant de celle de Montanhagol.

    À propos du « pardon des offenses », dont il est question à la fin de la chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier ; ce n’est là qu’une coïncidence, mais qui montre que l’évolution de la poésie provençale en décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique italienne (Trovatori e Poeti, p. 66).

  28. Cf. Gidel, Les troubadours et Pétrarque (Thèse de Paris, 1857). L’ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un des premiers à avoir indiqués, sont nombreux ; trop nombreux même, car plusieurs ne sont exacts qu’en apparence.
  29. « Il se privait… » Cf. Gaspary, Storia della lett. ital., p. 296.
  30. Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à l’ouvrage de Gidel, p. 109, 121, 130.
  31. Gaspary, op. laud., p. 401-402.
  32. On peut lire cette histoire dans l’excellent livre que M. Antoine Thomas a jadis consacré à Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au Moyen âge, Paris, 1883.