À relire

Les Tuileries (Lenotre)/14

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

XIV
L’AUTRE HOMME ROUGE

Le château ne fut ni dévasté, ni démeublé : le gouvernement du 4 septembre s’étant contenté d’y fouiller les tiroirs, dans l’espoir de découvrir des correspondances compromettantes pour le régime déchu ; de cette délicate investigation, résulta la publication des Papiers secrets de la famille impériale où, au grand regret des fureteurs et en dépit de ce titre affriolant, on ne trouve rien qui soit au désavantage de ceux que l’on voulait salir.

Tandis qu’une commission de gens de lettres et autres s’attachait à cette noble tâche, l’admirable argenterie, léguée par Napoléon Ier au mobilier national, était envoyée à la fonte ; opération sacrilège, qualifiée, en style administratif : « utilisation du vieux matériel[1]. » Au 1er mars 1871, l’ennemi victorieux a exigé de faire à Paris une entrée « triomphale » ; on sait combien elle fut piteuse : « Parqués comme un troupeau de prisonniers aux Champs-Élysées », faubourg alors très peu bâti, les vainqueurs n’osèrent pénétrer dans la ville : plusieurs de leurs soldats, sous la conduite d’un gradé, visitèrent les Tuileries ; les employés de la régie du château, chargés de sa garde depuis le 4 septembre, conduisaient à travers les appartements les « conquérants », qui défilèrent par groupes de cinquante, marchant au pas, le casque couvert de feuillages verts arrachés aux arbustes des Champs-Élysées[2].

Dix-huit jours plus tard, la Commune était proclamée et, dès le lendemain, elle prenait possession du palais en la personne de Dardelle, ancien chasseur d’Afrique, bombardé colonel des cavaliers communistes ; en attendant sa cavalerie, on l’a nommé gouverneur des Tuileries. C’est, non pas un méchant homme, mais un bellâtre, « grassouillet et prétentieux », qui passe le meilleur de son temps à l’orgue de la chapelle sur lequel il joue des refrains d’opérettes et de cafés-concerts : La Polka des casquettes ou La Valse du chien vert. Il est entouré d’un nombreux état-major, dont le chef est Louis Madeuf, dit Armand, « ancien acteur, condamné plusieurs fois pour attentats à la morale publique » ; — Étienne Boudin, « médaillé de Crimée, ex-sergent de ville congédié, ivrogne, pillard et menuisier habile » : il a souvent travaillé à la réfection des boiseries du château et il en connaît « les bons endroits » ; son planton est un jeune fédéré de dix-sept ans, Albert Sech, dont la scrofule ronge les os. — Antoine Wernert, ci-devant sous-off. aux Chasseurs d’Afrique, promu « comptable » de Dardelle et régisseur du château ; son planton Minot, et son officier d’ordonnance, J.-B. Martin, complètent cette pâle bohême, ceinturée de rouge, où fait tache un brave homme d’Alsacien, — héros dévoyé, — Jacques Wert, ancien capitaine de zouaves, décoré de la Légion d’honneur et de la médaille d’Italie. Retiré à Strasbourg, il s’est engagé pendant la guerre dans les francs-tireurs du Bas-Rhin, a combattu vaillamment les envahisseurs et, sa ville prise, s’est jeté dans Paris pour continuer la lutte : c’est à Berlin qu’il veut signer la paix ; jusque-là, il ne déposera pas les armes et ce fanatique patriote, investi par la Commune du commandement de la légion alsacienne, s’est établi aux Tuileries pour y recruter ses volontaires. Mais, quand il constate qu’on va se battre contre des Français, il disparaît.

Les employés de la régie du château défendent de leur mieux contre ces intrus les appartements impériaux ; ils ont réuni, dans des salons dont ils gardent les clefs, les meubles les plus précieux appartenant, soit au domaine, soit à la famille impériale. Ils ont obtenu que la bande de Dardelle serait logée, non dans le palais même, mais à l’aile construite par Napoléon Ier, où étaient les bureaux de l’ex-ministère de la Maison de l’empereur. Un parc d’artillerie s’aligne dans la cour du Carrousel dont les grilles sont fermées ; un dépôt de poudre et de munitions est emmagasiné au rez-de-chaussée entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Marsan : c’est là que tient garnison le 127e bataillon fédéré.

Malgré les précautions prises par les gardiens réguliers, anciens serviteurs de la Cour et logés au château, leur inquiète surveillance ne pouvait refréner les convoitises brutales des hôtes interlopes dont ils subissaient le voisinage. Le 26 mars, les fédérés de la garnison se ruent sur les caves et s’y livrent à des libations telles, que tout le bataillon, y compris les hommes de garde et les sentinelles, en restent jusqu’au lendemain, vautrés, ivres morts. Le 14 avril, de prétendus commissaires de la Commune se présentent, accompagnés d’un serrurier, avec ordre de crocheter les serrures « de la salle de l’argenterie et du vermeil » ; ils confisquent toute la vaisselle plate, ainsi que les vases sacrés de la chapelle, — propriété du peuple, — qu’ils prétendent envoyer, pour y être fondus, à la Monnaie… où leur arrivée ne fut pas constatée. Même rafle, quelques jours plus tard, des décorations en diamants de Napoléon III, qui emplissent trois grands coffres et dont nul n’entendit plus parler. Puis, disparaissent de même façon des bijoux, armes de luxe, montres garnies de pierreries et une très belle collection de tabatières provenant de Napoléon Ier, qui ne furent pas perdues pour tout le monde puisque, en 1879, un individu qui avait habité les Tuileries pendant l’insurrection communiste, réfugié à Londres, détenait une curieuse collection d’objets précieux et de médailles d’or et d’argent, recueillie par Napoléon III.

Le branle était donné et on ne se gêna plus. Dardelle réclama un service de table ; quant au linge, il le faisait enlever par ballots. « Le 6 mai, il était arrêté pour détournement d’objets d’art » ; son compère Boudin fut également emprisonné ; mais leur innocence ayant été reconnue, ils rentrèrent aux Tuileries et poursuivirent leurs investigations. Boudin, que les caves intéressaient particulièrement, car il se flattait d’y découvrir les souterrains où avaient dû gémir tant de victimes de la tyrannie, s’avisa qu’une partie de muraille « ressemblait à une porte murée » : un terrassier dégagea cette entrée mystérieuse et Boudin pénétra dans un long caveau contenant plus de 40.000 bouteilles de vins fins. De concert avec Dardelle, il en avait déjà escamoté et emporté clandestinement deux à trois mille, dissimulées sous de lourds ballots, — porcelaines, argenterie, pendules enveloppées dans des rideaux de soie, — quand M. Tholomy, brigadier de la régie du château, surprenant ces deux compères en pleine besogne de déménagement, fit appel à l’honnête Alsacien, Jacques Wert, qui, indigné, « sabre d’une main, pistolet de l’autre », mit en fuite les pilleurs de caves. Il arriva même que le Père Duchêne de l’époque, ayant eu vent de la découverte de Boudin, commit l’imprudence d’en informer ses lecteurs et de leur assurer que la Commune destinait aux bons patriotes, ces 40.000 bouteilles.


C’est cette piquette-là qui va foutre du sang dans les veines à ceux qui n’en ont plus… Ce n’est pas de la ripopée que la Commune vous fout là : c’est du vin et du bon ! Et vous pouvez le boire, car c’est vous, travailleurs, qui avez fait pousser la vigne dont il est le sang…


Si bien que le dit Père Duchesne, — un étudiant de vingt ans, nommé Maxime Vuillaume, — vit, un beau matin, entrer dans son bureau une délégation de fédérés réclamant la livraison du vin des Tuileries. Il se débarrassa de ces assoiffés en leur payant un panier de médiocre bourgogne qu’ils lampèrent avec un plaisir doublé par la persuasion « de faire endêver Badinguet ». Lorsqu’il écrivit plus tard ses souvenirs de ce bon temps, — un quasi chef-d’œuvre, d’ailleurs, — Vuillaume laissa échapper quelques confidences utiles à rappeler, témoin la lettre que lui adressa, en 1873, son collaborateur Vermersch et où on lit cette phrase : « Te rappelles-tu ce que je te disais au temps de la Commune ? “Si jamais nous devenions réactionnaires, quel joli charivari nous ferions, rien qu’en disant la vérité[3]…” »

C’est au même Vuillaume que nous devons le récit d’une fête aux Tuileries, le 11 mai 1871. L’organisateur de ces galas est le docteur Roussel, secrétaire des ambulances de l’insurrection et qui s’intitule modestement Chirurgien en chef de la République universelle ! — Dix heures du soir. Concert dans la salle des Maréchaux. Sous le péristyle du pavillon de l’Horloge, deux fédérés, le coude appuyé sur le fusil, défendent l’entrée d’une vaste salle où est dressée une longue table couverte, sur sa toile cirée, de verres par centaines, de litres de vin, de canettes de bière, de montagnes de brioches et de biscuits en paquets. C’est le buffet. Interdiction de s’en approcher avant l’entracte. [Dans] le grand escalier, — dont le départ est gardé par deux lions de marbre, la patte sur une boule, — de jolies cantinières offrent aux arrivants des épingles, dont la tête porte un bonnet phrygien émaillé de rouge : « Pour les orphelins de la Commune, citoyens ! » Dans la salle des Maréchaux, une buée de chaleur suffocante ; les énormes lustres resplendissent ; quelle foule ! Des femmes halètent et s’épongent ; des hommes ont mis bas leurs vestes ; la formidable haleine qui s’échappe de toutes ces bouches, la poussière que soulèvent ces milliers de semelles cloutées en perpétuelle agitation sur le parquet, obscurcissent l’atmosphère ; les dorures des corniches, les velours des tentures n’apparaissent qu’à travers une grisaille opaque. Silence subit. Sur l’estrade qui fut celle du trône, une femme apparaît ; péplum blanc, ceinture rouge à la taille. Cris. Hurlements ; on trépigne, on bat des mains : c’est la Bordas, chanteuse populaire. Elle entonne, elle mugit le chant qui l’a rendue célèbre ; au refrain, c’est le délire ; toute la salle a repris en chœur :


C’est la canaille,
Eh bien ! J’en suis[4]


Depuis le 16 floréal an LXXIX, — 6 mai 1871, — le palais des Tuileries est ouvert au public, moyennant 50 centimes d’entrée, au profit des ambulances de la Commune. La salle des Maréchaux « dont les lambris suintaient l’Empire, est décorée républicainement » : on y a placé huit ou dix tableaux, datés de 1848, « que les valets du château impérial avaient relégués dans les greniers[5] ». C’est à la vigilance du nouveau gouverneur, Victor-Amédée Bénot, qu’est due cette amélioration. Les visiteurs, du reste, sont rares : quelques fédérés, quelques femmes du peuple, traînant leurs savates ou leurs godillots dans les salons de l’impératrice et de la galerie de Diane. Bénot s’attribuait la direction de tous les services et commandait en maître aux gardiens et au personnel de surveillance[6]. Garçon boucher de profession, et, d’aventure, colonel chef d’état-major du général Bergeret, il habitait le Louvre avec sa femme et ses deux enfants. « D’une force herculéenne, absolument brute, ivrogne, tutoyant tout le monde, couchant avec ses bottes parce qu’il trouvait cela plus commode », comme sa situation l’obligeait à « recevoir », il se fit délivrer un service de table, verres, cristaux, lingerie, porcelaines, surtouts, marqués des armes et de la couronne impériales.

Le quartier général de son ami Bergeret occupait le Palais-Bourbon[7] ; mais, dans la nuit du 21 au 22 mai, l’endroit n’étant plus très sûr en raison de l’avance des troupes versaillaises, Bergeret crut prudent de se replier sur les Tuileries ; il y arriva seul, tous ses officiers ayant pris la fuite. Bénot lui fit accueil.

Dans la journée du 22, Urbain et Rouvier, membres de la Commune et du Comité de salut public, sont au château : on descend dans les caves ; on cherche l’entrée des souterrains par où l’on pourra s’échapper en cas de danger. On occupe le temps à juger, dans la salle des Maréchaux, un pharmacien de la rue Richelieu, nommé Koch, et deux « blouses blanches » que des passants ont dénoncés comme suspects de sympathies pour les Versaillais. Ces trois hommes sont condamnés à mort : on va les fusiller dans la cour du château ; Boudin, le menuisier, se charge de présider à l’exécution. On aligne les malheureux à gauche du pavillon de l’Horloge, devant les troisième et quatrième fenêtres du rez-de-chaussée, dont les vieilles persiennes sont closes. Du haut du balcon, Urbain leur adresse un discours. Puis, Boudin commande le feu ; les deux blouses blanches tombent à la première décharge ; mais le pharmacien n’est pas atteint ; il cherche à éviter les balles, se sauve, « se jette à droite et à gauche » ; on l’abat à bout portant. Ça fait toujours passer quelques bons moments ; mais la situation n’en est pas améliorée ; les obus, maintenant, tombent jusque dans le jardin réservé, « le jardin du petit prince ». Les ramiers qui, de temps immémorial, peuplent les vieux marronniers de Lenôtre, tourbillonnent en bandes éperdues.

La nuit fut tragique ; « noire, silencieuse, sinistre ; pas un passant ; des patrouilles, des piquets de soldats, des ombres muettes s’agitant derrière les barricades. Jusqu’à trois heures du matin, pas un coup de fusil n’est tiré ; à ce moment, dans le lointain de la place de la Concorde ou des Champs-Élysées, éclate une fusillade intermittente[8] ». Manifestement, les Versaillais gagnent du terrain.

Le mardi 23, Bergeret se rendit à l’Hôtel de ville ; quand il reparut, dans l’après-midi, il réunit un conseil composé de Bénot, de Dardelle, de Madeuf et de Boudin : ce qui s’y trama fut gardé secret. Vers cinq heures, les grilles de la cour s’ouvrirent pour livrer passage à cinq fourgons chargés de barils de poudre, de bonbonnes de pétrole, de tonnelets de goudron liquide qu’on rangea sous le péristyle du pavillon central. Bergeret donna quelques ordres à voix basse et l’on entendit Bénot répondre : « Je m’en charge. » Aussitôt, il mobilisa une trentaine de fédérés qui, munis de balais, se répandirent dans les appartements. Boudin, à la tête d’une dizaine d’hommes, gagna le pavillon de Marsan ; un autre, — un certain Girardot, dit-on, — accompagné d’une semblable équipe, « se chargea » du pavillon de Flore ; Bénot, le chef, le boucher, — l’homme rouge, — travaille au centre du château. Il fait disposer trois barils de poudre au bas de l’escalier d’honneur ; deux dans la salle des Maréchaux ; sous sa direction, on répand, à pleins seaux, le pétrole sur les parquets ; au moyen des balais on en badigeonne les murs. Dans les salons de stuc du rez-de-chaussée, antichambres du prince impérial, sont vidés cinq ou six bidons d’essence de térébenthine ; on imbibe d’huile minérale les belles tentures lamées d’or, les grands tableaux de victoires. Boudin, de son côté, s’évertue : il enduit de goudron liquide l’autel et l’orgue de la chapelle, les boiseries du théâtre, sème de la poudre à la galerie de la Paix. Une cantinière lui dit : « Ce que vous allez faire là est un crime, capitaine ! — Je m’en fous ! Il faut que tout saute ! » Il descend jusqu’aux caves. Un gardien qui fait sa ronde dans les sous-sols le surprend accroupi, une chandelle à la main, auprès d’un tas de paille et d’un amoncellement de papiers. « L’expression du visage de l’incendiaire était si terrible que le pauvre homme fut saisi de frayeur et se sauva. »

Dardelle se promenait dans la cour ; Madeuf s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Dardelle court au vestibule de la régie où plusieurs gardiens du château étaient rassemblés ; s’adressant à l’un d’eux, — le sieur Angel, — « Que tous les employés quittent immédiatement le palais qui va sauter ! » crie-t-il. Le brigadier Tholomy s’exclame : « Comment permettez-vous ça ? — Je n’y peux rien, Bergeret le veut ! » Une exclamation d’horreur, des cris d’effroi, lui répondent : en deux minutes, hommes, femmes, enfants, tout est dehors ; on s’appelle, on court, on crie, on se bouscule dans l’épouvante ; on fuit, sans un regard au vieux palais qui va périr. Dardelle et Madeuf montent à cheval et disparaissent au galop.

Bénot, tout à la besogne, était occupé à ménager une traînée de poudre depuis le péristyle central jusqu’au milieu de la cour, se réservant le plaisir d’y mettre le feu au bon moment. Bergeret se tenait à l’abri sous l’arc de triomphe du Carrousel ; quelques courtisans l’entouraient : il y avait là deux officiers, Sepa et le Polonais Kaweski, un commissionnaire, Victor-Clément Thomas, parent du général fusillé par les communistes, puis, Boudin, qui avait fini son travail ; Bénot, sa traînée de poudre achevée. Déjà, on voyait, dans le crépuscule, circuler, à l’intérieur du château, des petites lumières, portées au bout de longues perches, que des hommes promenaient sur les tentures saturées de liquides inflammables. Kaweski, logé au Louvre, dans le ci-devant ministère d’État, avait commandé chez lui un frugal souper : des viandes froides et quelques fruits ; il espérait, dit-il, que le général, — Bergeret, — lui ferait l’honneur de partager ce modeste repas. Comme ses fenêtres donnaient sur le Carrousel, on serait bien là pour voir le spectacle « sublime » qui se préparait. On partit en bande, on se mit à table, on mangea gaiement, on but avec entrain, et, comme on se levait de table, on s’aperçut que les fenêtres des Tuileries se découpaient, dans la nuit tombée, en longues rangées de rectangles flamboyants, plus éclatants cent fois qu’aux beaux soirs de l’orgie impériale. C’était le moment favorable ; Kaweski invita ses convives à ne pas manquer ça et il les emmena prendre le café sur la terrasse qui unit, au premier étage du nouveau Louvre, le pavillon Turgot au pavillon Richelieu. De là, on verrait bien.


Les Tuileries après l’incendie.
(Photographie d’Hippolyte-Auguste Collard.)


On voit bien, en effet : dans l’ombre, la longue façade du château se silhouette, encore intacte ; mais, à la fulguration vacillante de toutes ses baies, au sourd ronflement des flammes dévorantes, au bruit des vitres qui éclatent, on discerne que tout l’intérieur n’est déjà plus qu’une fournaise. Par moments, cet embrasement paraît s’obscurcir pour se ranimer aussitôt plus étincelant, à l’effondrement d’un plafond. Les toitures n’étaient pas encore entamées et de lourdes volutes de fumée rouge montaient de toutes les fenêtres. À minuit, l’horloge du pavillon central sonna ses douze coups, — sa dernière heure, — et l’on put croire que les énormes murs de Catherine de Médicis, épais comme ceux d’une forteresse, feraient, dans cette partie du palais, obstacle à l’invasion des flammes. Mais, vers une heure du matin, retentit une formidable explosion : la coupole de la salle des Maréchaux, sous la poussée de l’ouragan de feu, éclate dans un aveuglant tourbillon d’étincelles, projetant au loin des poutres enflammées, des ferrures, des plinthes de marbre et s’effondrant dans une canonnade d’explosions. Alors, les flammes libérées jaillissent, d’un bout à l’autre de l’immense palais, — trois cents mètres de feu, trois siècles de notre Histoire, — saluées par les convives de Kaweski d’un cri d’enthousiasme : Vive la Commune ! Bergeret, frétillant de joie, dépêche à l’Hôtel de ville un courrier, porteur de cet avis triomphal : « Les derniers vestiges de la royauté viennent de disparaître ; je désire qu’il en soit ainsi de tous les monuments de Paris. »

À cette même heure, Raoul Rigault, le préfet de police de la Commune, sortant de Sainte-Pélagie, où il venait de faire fusiller Chaudey, se réfugia chez un ami logé au cinquième étage d’une maison de la rive gauche. L’appartement avait un balcon. Rigault s’appuya sur la balustrade pour contempler les terrifiants panaches de flammes, les gigantesques nuages de fumée, semés de trous d’or, qui couvraient la nuit d’un voile de pourpre. « Tiens, dit-il brusquement, voilà les Tuileries qui foutent le camp. » Il était exactement une heure et quart après minuit.

Durant plus de quarante-huit heures, l’incendie fit rage, tant il trouvait de richesses à dévorer. Le 25, un chroniqueur, qui allait écrire l’histoire de ces jours affreux, parvint à pénétrer dans le jardin des Tuileries, au pouvoir des troupes de l’ordre. Il s’avança, par la terrasse du bord de l’eau, vers le château qui lui apparut comme une grande carcasse calcinée, d’où montait une épaisse buée rouge. À cent mètres, la chaleur qui se dégageait de ce foyer incandescent « était suffocante ; on respirait littéralement du feu ». Des pompiers, aidés par les soldats, tentaient d’inonder la colossale ruine de jets de pompes dont l’eau, fouettant les pierres brûlantes, se transformait aussitôt en sifflantes vapeurs. L’action du feu, formidable, avait renversé des pans de murailles, épaisses de trois mètres, fondu des bronzes, réduit des marbres en poussière[9].

Les pierres du château étaient à peine refroidies quand, le dimanche 2 juillet, un fiacre traîné par un cheval étique, s’arrêtait à l’angle de la rue de Rivoli et du pavillon de Marsan et, sans mettre pied à terre, un homme, du fond de la voiture, considérait, les yeux gros de larmes, les murs calcinés. C’était le comte de Chambord, — le petit duc de Bordeaux d’autrefois, — dont, un demi-siècle auparavant, les salves, les cloches, les vivat avaient salué la naissance. « Oh ! disait-il à son compagnon, voilà les deux fenêtres de ma chambre ; voilà celle au bas de laquelle étaient mes jouets : une tente de campement, des tambours, de grands soldats de plomb ! Voici la fenêtre du cabinet où mes professeurs me donnaient des leçons ; ici, était l’appartement de ma mère… et plus loin, celui où logeait le roi, mon grand-père… Tenez, mon ami, allons-nous-en ; je souffre trop ; allons-nous-en[10] ! » Le cocher, descendu de son siège, surpris de l’émoi d’un client si sensible, tentait de le réconforter : « Allons, mon bourgeois, ne vous mettez pas dans cet état-là. On en a vu bien d’autres ! Est-ce que ces bandits-là ne prétendaient pas manger mon cheval ! »

Le grand squelette de pierre allait rester debout pendant longtemps ; sans toit, portes et fenêtres béantes, il semblait que le prestige de son passé le défendait encore contre l’abolissement définitif. On n’osait pas. C’était, d’ailleurs, une ruine magnifique, imposante comme le Colisée et en comparaison de laquelle celle d’Heidelberg, que l’Allemagne montre avec orgueil, n’était que les débris d’un pauvre vide-bouteilles. Dans les premières années qui suivirent le désastre, le sentiment public n’admettait pas que Paris pût être privé de son château où, si longtemps, avait battu le cœur de la France.

Ses assassins avaient expié : Boudin mourut, fusillé à Satory, le 23 mai 1872, un an, jour pour jour, après son crime. Bénot, — l’homme rouge, — subit le même supplice le 22 janvier de l’année suivante. Ces exécutions ne suscitèrent aucun commentaire : elles passèrent inaperçues ; la société d’alors apportait une sorte de pudeur à ne pas insister sur ses catastrophes et les terribles représailles qu’elles entraînaient ; elle avait hâte de revivre ; elle souhaitait l’oubli ! Comme ce palais incendié perpétuait son cauchemar, on le cacha derrière une haute palissade de planches, en attendant qu’on décidât de son sort. Pourquoi celui qui écrit ces pages, encore adolescent à cette époque lointaine, se prit-il d’amour pour ce lamentable décor ? Comment parvint-il, sous le prétexte d’y prendre des croquis, à pénétrer dans ce culbutis vénérable ? Il ne s’en souvient pas ; mais l’unique gardien, successeur d’une domesticité innombrable, l’y laissait circuler en toute liberté ; le grand péristyle du pavillon de l’Horloge, quoique délabré et encombré de gravois, conservait ses colonnes de pierre et une grande partie de ses hautes voûtes ; à droite, pour qui venait du Carrousel, montait l’escalier d’honneur dont on ne distinguait plus une marche : l’accumulation des plâtras lui donnait l’aspect d’une carrière abandonnée ; un sentier montagneux, tracé par les pas dans cet éboulement, menait aux balcons du premier étage et à la galerie de la Paix, devenue champ de soucis et d’herbes folles. En face du grand escalier, était celui des appartements de l’impératrice : arrachés des murs par l’explosion, piliers de marbre, degrés de pierre et rampes de fer forgé, penchaient, d’un bloc, comme un navire échoué ; sous ce surplomb inquiétant, un marbre, — un taureau sauvage, — se dressait indemne dans un amas de débris. Que de grandeur encore en cette dévastation ; que les fenêtres sont hautes ! À peine le buste en atteint-il l’appui ; plus une porte, plus une boiserie, plus un parquet ; des murs nus, zébrés des traînées rougeâtres qu’y a tracées l’obstinée caresse des flammes. De la galerie des Travées, d’où le regard plonge sur la chapelle, — un trou noir, étroit et profond, à demi comblé de plâtras roussis, — on découvre la longue enfilade que formait, depuis cette galerie jusqu’à celle de Diane, l’ensemble des grands appartements.

Des façades extérieures, tout subsiste sans irrémédiable dommage ; certaines parties sont à peine noircies. Le gracieux perron à double rampe qui descend des appartements de Napoléon III, est absolument intact. S’il manque des marbres dans les niches de la façade et des bustes sur les gaines du côté de la cour, l’architecture du monument a peu souffert du sinistre et l’on comprend que l’architecte Viollet-le-Duc se fasse fort de le sauvegarder. Mais son confrère, Lefuel, rêve d’élever un nouveau palais ; Charles Garnier présente pour sa part cinq projets dont la réalisation coûterait de trois à vingt millions. On ne comptait pas alors par milliards et on ne décida rien. En 1878, tandis qu’on reconstruisait l’hôtel des Postes de la rue Jean-Jacques-Rousseau, les services de cette administration campèrent dans la cour des Tuileries, en un village de sordides baraques. On y établit, durant l’Exposition, le treuil d’un ballon captif et, toujours debout, toujours solide, la masse du château décoiffé de ses toitures, protestait par sa majesté contre ces voisinages offensants. La Commission du Vieux Paris n’était pas encore instituée : le public, dont nul ne guidait l’opinion, s’accoutumait à considérer ce palais démantelé comme un vestige encombrant et inutilisable. Quand la Chambre de 1879 en vota la démolition, seules s’élevèrent, pour protester contre ce vandalisme, les voix de quelques vieux Parisiens sans action et sans influence. Leur argument était pourtant de valeur : si l’on abattait le château des Tuileries sous le prétexte qu’il est inhabitable, il n’y a pas de raison pour ne point jeter bas le palais des Thermes-de-Julien, bien plus inhabitable encore et infiniment moins représentatif de notre Histoire. Mais l’odieuse politique fut sans pitié ; elle exigeait que disparût la vieille demeure des rois et, en décembre 1882, la démolition des Tuileries fut adjugée, après enchères, à l’entrepreneur Achille Picard, moyennant la somme de 33.300 francs.



Dès le début des travaux, s’éleva un incident récréatif : une étrangère, qui s’intitulait princesse Amélie, fille du faux Louis XVII Naundorff, affirma tenir de son père, décédé depuis vingt-cinq ans, la clef d’une cassette, pleine de documents et de bijoux précieux, que Louis XVI, disait-elle, avait cachée dans l’un des murs du château, sans autre témoin que son fils, le petit dauphin. Le roi avait remis la clef de cette cassette au jeune prince qui ne s’en était jamais dessaisi et la princesse Amélie faisait opposition à la mainmise de l’État sur ce trésor, constituant pour elle un bien héréditaire. Dès que le dépeçage du château aurait amené la découverte du coffret royal, elle se présenterait, munie de sa clef, pour en faire l’ouverture. D’avance, elle abandonnait à la République, avec une magnificence vraiment princière, les bijoux et objets de valeur contenus dans la cassette, réclamant seulement les « papiers de famille » qu’on y devait trouver.

On rit beaucoup de cette clef fatidique, accessoire obligé de tant de vieux mélos ; elle inspira à Aurélien Scholl un article fort amusant[11]. Au dire du spirituel chroniqueur, on trouva la cassette ; elle fut portée au ministère de l’Intérieur, où M. Waldeck-Rousseau, président du Conseil, réunit en hâte ses collègues, Ferry, Martin-Feuillée, le général Thibaudin, Cochery et autres. La princesse Amélie, aussitôt convoquée par dépêche, arriva d’Amsterdam. M. Camescasse, préfet de police, l’attendait à la gare et la conduisit directement place Beauvau, où tous les ministres étaient assemblés. « Quand elle entra, ils ne purent réprimer leur stupéfaction : ils croyaient voir Marie-Antoinette en personne. L’illusion fut telle que M. Cochery prit un instant M. Martin-Feuillée pour le chevalier de Maison-Rouge. » La princesse tira de sa poche la clef qu’elle glissa dans la serrure et quand le couvercle fut soulevé, les ministres poussèrent un cri d’admiration. La cassette contenait des diamants, des saphirs et, — impossible d’en douter, — le collier de la reine ! Les papiers qu’on en retira prouvaient jusqu’à la dernière évidence que « les Naundorff sont les seuls Bourbons légitimes… ».

Il n’est pas besoin de remarquer que cette plaisante fantaisie était purement imaginaire : on ne trouva aucune cassette ; le Conseil des ministres n’eut pas à se réunir, ni Mlle Naundorff à faire usage de sa clef que, très probablement, elle eût été bien en peine d’exhiber. Ses partisans n’en demeurèrent pas moins persuadés que le gouvernement escamota sans scrupules des documents de nature à mettre la République en péril, et, aujourd’hui encore, il est de tradition parmi les naundorffistes, que le contenu de la chimérique cassette sanctionnait les prétentions de leur pseudo-prince à la descendance directe de Louis XVI.

Achille Picard n’était pas un démolisseur sans entrailles ; il avait, au cours de sa carrière, donné le coup de grâce à tant et tant de maisons historiques que son cœur d’exécuteur des vieilles demeures s’était attendri : il signalait aux riches collectionneurs les pièces curieuses de ses chantiers : ainsi avaient été sauvés le balcon de la chambre où Charlotte Corday passa la nuit qui précéda l’assassinat de l’Ami du peuple, la porte de la maison où mourut Corneille, rue d’Argenteuil, celle du cabinet de bain de Marat, celle de la maison de Danton, rue des Cordeliers, des boiseries, des fragments de sculptures, de belles ferronneries, des solives peintes, des carreaux d’anciennes faïences. Lorsqu’il eut à « débiter » les Tuileries, il en agit de même, soucieux de ne point jeter aux plâtras quelque fragment digne d’intérêt ; pour bien établir qu’il n’avait rien d’un iconoclaste, il prit pour lui, tout d’abord, l’horloge du pavillon central qui avait sonné tant d’heures dont l’écho s’était répercuté par le monde[12].

De nombreux amateurs répondirent à son appel : Le Figaro acquit des marbres, que, détaillés en presse-papiers, il offrit en primes à ses abonnés ; le prince Stirbey acheta, pour son château de Bezons, la grille du Carrousel ; on l’y voit encore, sectionnée en divers tronçons, fermant les allées d’un parc abandonné. Pris d’un remords tardif, l’État revendiqua plusieurs travées du pavillon de Bullant qui furent dressées sur l’une des terrasses du jardin des Tuileries ; d’autres se trouvent dans le parc du Trocadéro ; le cœur des archéologues saigne à l’aspect de ces échantillons, aussi majestueux qu’élégants, de ce que Paris a perdu en abolissant les Tuileries. L’École d’architecture du boulevard Raspail possède plusieurs colonnes provenant du bâtiment de Philibert Delorme et de nombreux morceaux de corniches, miraculeusement fouillées. D’autres reliques sont dispersées en des propriétés particulières : Victorien Sardou avait recueilli une colonne pour son parc de Marly ; le tailleur Worth s’était assuré la possession d’importants fragments de sculptures qui doivent être encore dans le jardin de sa villa de Suresnes, devenu la Fondation Foch. On en rencontre jusqu’aux bords du lac de Genève, dans un jardin en bordure de la route de Clarence à Montreux.

Il y en a plus loin encore. En 1792, deux jeunes gens d’Ajaccio, jusqu’alors unis d’amitié, se prirent de querelle et se brouillèrent pour la vie : l’un se nommait Napoléon Bonaparte, l’autre, Andrea Pozzo di Borgo. La carrière du premier est connue ; le second, comprenant qu’il ne pouvait lutter contre un tel favori du destin, passa au service étranger pour ne point courber le front devant ce maître abhorré et contribua à l’abattre après vingt ans de rancune qui ne pardonnait pas. Il survécut un quart de siècle à son rival ; mais la mort même n’éteint pas les haines corses et des descendants de Pozzo héritèrent de sa vendetta. Quand on démolit les Tuileries, ils s’adjugèrent toutes les pierres, balcons, pilastres, corniches et frontons de la façade du pavillon central qui fut, à coups de millions, réédifié sur les collines d’Ajaccio ; de sorte que, aujourd’hui, la ville de Napoléon est dominée par ce trophée superbe qu’on aperçoit de tous les points de la rade ; symbole de la victoire définitive d’un rival du grand empereur.

En septembre 1883, pas un pan de mur ne restait debout de ce qui avait été le château des Tuileries ; mais la cour du Carrousel était transformée en un vaste cimetière d’énormes pierres sculptées et noircies, parmi lesquelles circulaient les badauds, en quête d’une trouvaille. Entrait qui voulait ; on discutait, on marchandait ; les prix étaient modestes, car l’entrepreneur s’était engagé à déblayer prestement le terrain ; aussi accueillait-il les clients avec complaisance et acceptait-il les offres raisonnables. Beaucoup de gens du peuple, des femmes même, trop pauvres ou trop étroitement logés pour s’offrir un morceau de choix, ramassaient dans les décombres un éclat de pierre ou de marbre, un bout de bois carbonisé, un débris de porcelaine et l’emportaient comme souvenir. On laissait faire.

Contre les bâtiments neufs élevés en 1868 pour le prince impérial, se voyait un écriteau, posé là au temps des derniers travaux de l’Empire ; les promeneurs, errant, mélancoliques, parmi cet encan funèbre, y pouvaient lire, peinte en grandes lettres, la traditionnelle consigne : Le public n’entre pas ici. Un loustic, — ou un philosophe, — avait tracé, au-dessous, à la craie bleue, ces deux mots qui résumaient toute une histoire : Si, quelquefois.



Notes :
  1. Clouzot, p. 102.
  2. Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges, p. 242.
  3. Maxime Vuillaume, Proscrits, 36.
  4. Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges, 281.
  5. Le Rappel, à la date.
  6. Sixième Conseil de guerre, Le Massacre de la rue Haxo, 1872, p. 193.
  7. Idem, 194.
  8. Le Rappel, 4 prairial 1871.
  9. Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, II, passim, notamment 158 et 400.
  10. Souvenirs sur le comte de Chambord, par le comte René de Monti de Rezé, p. 111.
  11. L’Événement, mars 1883.
  12. En 1805, lors du percement de la rue de Rivoli, alors qu’on démolit le Manège où avait siégé la Convention et où avait été condamné le roi, des curieux de reliques d’Histoire recueillirent certains débris de cet édifice sans style. C’est ainsi que devrait se trouver encore, peut-être à l’insu du propriétaire actuel, dans une villa du hameau de Vaux près de Saint-Germain-en-Laye (commune du Mesnil) la porte du dit Manège et la margelle de son puits. Le Miroir historique, politique et critique de l’ancien et du nouveau Paris, par Prud’homme, 7e édition, VI, 509.