Les Tuileries (Lenotre)/3

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III
LA REINE DES AMAZONES

La première habitante des Tuileries fut une enfant. Louis XIII avait accordé la jouissance de ce château inutilisé à son frère Gaston d’Orléans. Ce prince bizarre, impétueux, intrigant, fit un brillant mariage : sa femme, Marie de Bourgogne, lui apporta en dot une vingtaine de millions. De cette union naquit, en 1627, une fille qui fut baptisée Anne-Marie-Louise et que, dès son bas âge, on logea aux Tuileries, afin, sans doute, qu’elle grandît « au bon air de la campagne ».

De ses premières années, l’Histoire ne dit rien, non plus que de la façon dont on l’installa dans ce dédale de constructions juxtaposées : on sait seulement que, pour lui épargner la promiscuité du public qui fréquentait le jardin royal, on aménagea pour elle en parterres l’espace compris entre le château et le vieux mur d’enceinte de Charles V, c’est-à-dire une partie du nouveau jardin qui s’étend aujourd’hui de l’avenue Paul Déroulède à l’arc de triomphe du Carrousel[1]. Quant aux appartements de Mademoiselle, — tel est le titre attribué à la princesse, sur sa demande, dit-on[2], — Sauval, qui écrivait quelque vingt ans plus tard, les a décrits sans indiquer avec précision leur situation ; il dépeint la chambre à coucher, vraiment royale, avec son alcôve ornée de colonnes et de termes en stuc soutenant « un petit dôme pour la musique ».

À vingt ans, Mademoiselle était une très belle personne, fière, brave, ambitieuse, romanesque ; familière de l’hôtel de Rambouillet situé au bout de ses parterres, l’esprit farci des épopées héroïco-galantes de Mlle  de Scudéry, elle rêvait d’événements grandioses qui feraient d’elle une amazone à jamais fameuse. Comme, en outre, elle était la plus riche héritière d’Europe, on jugeait généralement que rien ne lui serait impossible et qu’elle était réservée aux plus éclatantes destinées. Or il advint que le sort, dans sa malignité, s’acharna à ruiner tous les avantages dont il avait si richement pourvu cette princesse de légende dont la vie fut « un perpétuel rétrécissement d’horizon », au point qu’on eût pu croire la première occupante des Tuileries victime de quelque inexplicable maléfice.

Bien persuadée que son cousin, le roi Louis XIV, quoique plus jeune qu’elle de dix ans, ne trouverait pas, de par le monde, une épouse aussi digne qu’elle-même de partager sa couronne, elle se comportait déjà en souveraine et cette illusion lui fut fatale. Le 16 janvier 1649 les Parisiens frondeurs s’ameutèrent ; la régente, Anne d’Autriche, prise de peur, quitta le Louvre, enlevant son fils, le petit Louis XIV, qui avait onze ans ; et, ce jour-là fut justifiée la prévoyance d’Henri IV, car il semble bien que c’est par la galerie du bord de l’eau et la porte neuve de la Conférence que les fugitifs purent gagner Saint-Germain où ils se réfugièrent dans le château désert depuis la mort de Louis XIII. Le jeune roi n’y trouva « pour lit et pour tout mobilier que quelques bottes de paille » et jamais il ne devait oublier l’humiliation que cette pénurie infligea à sa juvénile fierté.

Au lieu de suivre le roi et d’épouser sa cause, en attendant mieux, Mademoiselle ne quitta pas les Tuileries et, soit qu’elle tînt à ses habitudes, soit qu’elle fût soucieuse de popularité, elle pactisa avec les frondeurs et, de son propre aveu, devint « la reine de Paris ». Il y avait alors, dans le jardin des Tuileries, à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’Orangerie, un lieu de plaisir réputé, le « jardin de Renard ». Mademoiselle y tient sa Cour, avec Beaufort, le roi des Halles. Chaque soir de beau temps, on soupe chez Renard, on y conspire, on y chansonne le roi fugitif ; Mademoiselle y amène ses violons et, dans ses Mémoires, elle précise que, des fenêtres de son logis, elle aperçoit, le long de la Seine, se masser ceux de la Fronde ou circuler les troupes royales, ce qui permettrait d’opiner qu’elle habite le pavillon de Flore. Espérait-elle s’imposer par la violence aux choix du roi dépossédé ? Cette prétention expliquerait la téméraire sottise qu’elle commit lors du combat décisif, le 2 juillet 1652 ; quand les troupes de Turenne, passé au service de la Cour, se heurtent dans le faubourg Saint-Antoine à celles de Condé, alors champion de la Fronde, elle braque contre les soldats du roi son cousin l’artillerie de la Bastille. C’est alors que fut prononcé le mot si fameux : « Ce canon-là vient de tuer mon mari. »


Anne-Marie-Louise d’Orléans,
duchesse de Montpensier.

1627-1693


Mademoiselle s’est, en effet, perdue à jamais dans l’esprit de Louis XIV, et lorsqu’il reprit possession de sa capitale, il fit sommer sa belliqueuse parente d’avoir à quitter les Tuileries. Elle était la première qui les eût habitées ; elle fut la première à en être chassée et son nom s’inscrit ainsi en tête de la longue liste de tant d’hôtes illustres qui, venant après elle, subiront le même sort ; comme si des pierres de ce palais émanait une implacable fatalité qui, de deux siècles et plus, ne s’apaisera jamais.

Mademoiselle obéit, la rage au cœur : elle fit une dernière fois jouer ses violons, se rendit, à pied, par le jardin, à la messe des Feuillants, alla se réfugier chez une amie, place du Louvre, puis se cacha durant quelque temps à la campagne jusqu’au jour où elle consentit à se soumettre, en vaincue, et à solliciter la grâce que Louis XIV daigna lui accorder. Toutes les ambitions de la princesse étaient déçues : elle avait tenté, à défaut du roi de France, d’épouser le roi d’Espagne, Philippe IV ; puis ses vues s’étaient portées vers l’empereur Ferdinand III ; repoussée de part et d’autre, elle négocia secrètement, mais sans succès, son mariage avec un archiduc d’Autriche ; projeta de convoler avec le roi de Hongrie ; bientôt son choix se porta sur Charles II, roi d’Angleterre, proscrit qu’elle se flattait de replacer sur le trône, grand projet qu’elle abandonna, près d’aboutir, pour de nouvelles tentatives sur l’empereur d’Allemagne dont elle venait d’apprendre le veuvage. Là encore elle allait échouer. Cette kyrielle de déboires l’avait sans doute dégoûtée des unions royales, car, la trentaine passée, elle refusait à son tour Charles II redevenu roi, « jugeant indigne d’elle d’accepter la main d’un monarque qu’elle avait refusée lorsqu’il était dans l’adversité » ; et elle éconduisit encore Alphonse-Henri de Portugal, en raison de son renom mérité de débauché.

Mademoiselle avait franchi depuis trois ans le cap de la quarantaine quand on apprit qu’elle fixait enfin son choix. On ne pouvait douter que, instruite par tant d’expériences avortées, elle ne l’eût fait excellent ; mais, lorsque fut révélé le nom de l’élu, le scandale éclata. C’était le comte de Lauzun, cadet de Gascogne, réputé pour ses aventures. Saint-Simon a tracé un magistral portrait de ce « petit homme blondasse, bien fait, dangereusement brave, moqueur impitoyable, sans aucun ornement dans l’esprit, envieux de tout, naturellement chagrin, solitaire et sauvage… ». Tel était l’étrange personnage dont s’éprit, à en perdre le sens, la cousine de Louis XIV. L’anecdote, très connue, doit être ici rappelée succinctement. Louis XIV mit opposition au mariage ; le prétendu, furieux, s’insurgea ; il fut arrêté et conduit sous bonne garde, à la forteresse de Pignerol, prison d’État redoutée.

Son infortunée fiancée se jeta aux pieds du roi, n’obtint rien, rentra au palais du Luxembourg, qu’elle habitait, et, désespérée, se mit au lit, espérant la mort. Longtemps elle allait se tenir recluse, dans les larmes, cherchant un moyen d’acheter la grâce de son bien-aimé Lauzun ; elle ne devait y réussir qu’après dix ans d’instances, dix ans qu’elle passa sans le revoir. Grâce à elle il sortit enfin de prison ; elle l’accueillit avec transports, plus éprise que jamais : ce bel exemple de fidélité attendrit tous les cœurs et Mademoiselle fut autorisée à épouser son prétendu, « à la condition que le mariage resterait secret » ; ce dont on parla dans toute l’Europe. Ils s’épousèrent donc ; lui avait quarante-sept ans ; toujours fringant, pétri de salpêtre. Elle était de six ans plus âgée et on s’étonnait de l’étrange destin de cette petite-fille d’Henri IV, si belle, si opulente, si ambitieuse, si convoiteuse d’une royale union et finissant, au seuil de la vieillesse, par un mariage clandestin avec un cadet sans crédit ni fortune.

Car elle rayonne de bonheur : qu’importent l’âge, les malveillances, les quolibets ? Elle est splendidement heureuse d’avoir, au prix de tant de traverses, conquis l’homme qu’elle adore. Elle le fait riche, elle le fait duc, elle lui donne sa terre et son château de Saint-Fargeau, sa baronnie de Thiers… Hélas ! Ce bel amour d’arrière-saison se fane vite : Lauzun se révèle maussade, hargneux, despotique et, par surcroît, mari sans entrain ; désireux de se décarêmer de ses dix ans de détention, il « court les bonnes fortunes » et se dépense en galanteries extra-conjugales, ne réservant à sa princesse que sa mauvaise humeur et ses récriminations. Il lui échappe le plus souvent possible ; elle le rattrape de son mieux : ces dissentiments finissent mal ; il se lamente « d’avoir fait un mauvais mariage » ; il la bat ; elle le griffe ; ce ménage d’enfer naufrage au bout de deux ans[3]. On raconta que, un jour, Lauzun rentrant fourbu d’une de ses escapades, dit à sa femme : « Louise d’Orléans, tire-moi mes bottes… » La fière princesse, indignée, le chassa de sa chambre et ne consentit jamais à le revoir. Elle ferma dès lors sa porte aux amours et vécut dans la retraite, toute confite en dévotions et en charités. Quand elle fut décédée, en 1693, à l’âge de soixante-six ans, le roi commanda des funérailles solennelles. Le cœur de la défunte, scellé dans une urne d’argent, devait être porté aux Célestins ; probablement mal embaumé, ce cœur qui avait tant aimé fit, pendant la veillée funèbre, éclater avec un tel bruit le vase où il était renfermé, que les dames, les prêtres et tout ce qui gardait le corps, s’enfuirent en grande épouvante et pensèrent s’étouffer aux portes en une bousculade affolée.

Deux ans plus tard, à soixante-trois ans, Lauzun se remariait avec la fille du maréchal de Lorges, jolie brune âgée de quinze ans.



Notes :
  1. On distingue ces parterres sur le plan de Merian daté de 1615.
  2. Louis Fabre, Le Luxembourg, p. 58.
  3. Louis Fabre, Le Luxembourg, p. 76. Duc de La Force, Comédies sanglantes et drames intimes.