Les Tuileries (Lenotre)/4

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IV
AMOURS ROYALES

Pour suivre jusqu’à l’échéance de son mauvais sort la remuante princesse qui avait étrenné les Tuileries, on a devancé la chronologie et il faut rétrograder de près d’un demi-siècle jusqu’au temps où Louis XIV, triomphant de la longue révolte, rentra en maître dans Paris. Il se logea au Louvre avec sa mère. Bien peu de traces subsistent aujourd’hui des appartements qu’ils y occupèrent ; il est même difficile de reconnaître leur distribution ancienne dans les actuels aménagements du musée. Néanmoins, pour qui est soucieux du passé des vieilles demeures, il reste un vestige évocateur qui n’a point changé depuis trois siècles : c’est l’escalier, dit de l’Administration, qui prend naissance dans l’angle sud-ouest de la cour carrée ; la spirale de cet étroit degré desservait au premier étage la chambre et les cabinets du jeune roi et montait au second qu’habitaient Mazarin et sa nièce Marie de Mancini. Ce sont donc ces marches que gravissait l’amoureux monarque de dix-sept ans quand il allait chez l’ensorceleuse italienne dont les beaux yeux et le vif esprit avaient capté son cœur. C’est, dit-on, au jardin des Tuileries, chez Renard, qu’il avait pour la première fois « révélé sa flamme » à la nièce de Mazarin, « par un regard qu’elle reçut avec bien du respect et de profondes révérences, auxquelles il répondit très galamment[1] ».

En 1655 Marie, alors dans son printemps, — elle était d’une année plus jeune que le roi, — ne possédait pas encore l’éclatante beauté dont elle sera parée plus tard ; mais avec ses cheveux noirs, son teint ambré, ses yeux malicieux et tendres, elle apparaissait comme une délicieuse héroïne née pour l’amour et les grandes aventures. Comment ne rêverait-elle pas de ce jeune souverain, beau comme Apollon, dont le prestige grandit chaque jour ? Quand il se montre aux Parisiens c’est dans un apparat inouï jusqu’alors : les pages masqués ouvrent la marche, bouquets de plumes à leurs chapeaux de toile d’argent, vestes brodées, souliers bleus à bouffettes roses ; leurs étriers resplendissent de dorures ; les harnais de leurs chevaux sont garnis de rubans roses et blancs. Le roi est entre deux écuyers, dont l’un porte la lance, l’autre l’écu royal avec le soleil et la devise ; son habit est « à la romaine », tout brodé d’or[2].

Quand il rentre de ces chevauchées, Marie descend à sa rencontre ; sa robe a effleuré les murs de cet escalier, seul reste du décor de l’une des plus charmantes idylles de l’Histoire ; l’adolescent qui allait bientôt être le grand roi a souvent monté ces marches le cœur battant ; ces pierres ont entendu leurs aveux, leurs soupirs. On sait comment finit cette camaraderie passionnée et combien son dénouement coûta de larmes aux amoureux qu’il séparait pour toujours.

1662. Louis XIV est marié ; il est père d’un dauphin et pour célébrer cette naissance il projette de donner au monde un spectacle d’une splendeur sans pareille. La fête, annoncée longtemps à l’avance, devait avoir pour théâtre l’ancien parterre de Mademoiselle, s’étendant, comme on l’a dit, devant la façade orientale des Tuileries : le vieux rempart qui, sur ce point, enfermait Paris depuis trois cents ans était démoli et les rues des quartiers du Louvre et du Palais-Royal avaient maintenant un débouché libre sur le vaste espace dégagé à son emplacement. Contre le château de Catherine de Médicis on éleva pour la reine une tribune tendue de tapisseries de soie brodées de fleurs de lys d’or. Autour de la lice on construisit des amphithéâtres pouvant contenir quinze mille spectateurs. Le metteur en scène de ce formidable gala était l’italien Vigarani qui venait d’achever la construction d’une salle de spectacle aux Tuileries même, dans le prolongement nord des bâtiments de Philibert Delorme. Au jour fixé, 5 juin 1662, la fête commence par le défilé du cortège des quadrilles : il arrive de la rue Richelieu, par la rue Saint-Nicaise et, quand il entre dans la piste, c’est un éblouissement. D’abord un corps de musiciens costumés à l’antique ; puis une foule d’officiers, d’estafiers, de hérauts d’armes, de pages et d’écuyers tenant en main des chevaux couverts de housses magnifiques. Vient ensuite le maître de camp et son escorte, et, précédé d’une fanfare, le roi, en empereur romain, — de fantaisie ; — justaucorps de brocart d’argent rebrodé d’or, les basques recouvertes d’écailles de brocart d’or dont chacune enchâsse un gros diamant ; des diamants encore au casque, à l’écharpe, au glaive et aussi au chanfrein, au bridon et à la croupière du cheval… Le carrousel mettait en scène cinq escadrons, figurant autant de nations : les Romains, commandés par le roi ; les Persans que conduisait le duc d’Orléans ; les Turcs, présentés par le prince de Condé, les Indiens ayant à leur tête le duc d’Enghien et les Américains menés par le duc de Guise. Que de plumes, d’aigrettes, de chamarrures, de falbalas ! Que de cris, de salves, de trompettes et de violons ! Que de chevauchées, de galopades, de joutes, de chamaillis ! Ce fut si beau que ce festival de quelques heures a fait événement ; le souvenir, après deux cent soixante-dix ans n’en est pas aboli et, depuis lors le terrain qui en fut le théâtre n’a point reçu d’autre nom que celui de place du Carrousel.

Si Louis XIV s’astreignait à de si coûteuses et théâtrales représentations c’était non seulement pour satisfaire son goût de la pompe et de la mise en scène, mais aussi pour plaire à la timide et douce Louise de La Vallière et pour se montrer à elle dans tout l’apparat de sa gloire. Ils s’aimaient depuis ce jour de l’été de 1661 où le jeune roi de vingt-trois ans et la jolie fille d’honneur qui en avait dix-sept, au cours d’une promenade, — aux Tuileries peut-être, — alors que la pluie tombait, se réfugièrent sous un arbre, serrés l’un contre l’autre ; même, pour protéger des gouttes d’eau les blonds cheveux de la jeune fille, il la coiffa de son chapeau empanaché de plumes blanches. Récemment marié, il voulait tenir secrète sa conquête charmante et, pour approcher sans esclandre sa tendre maîtresse, ce pauvre Louis XIV était obligé de se costumer en berger, de la déguiser en bergère afin de pouvoir danser avec elle sur un théâtre, devant trois ou quatre mille personnes qui ne perdaient pas un de leurs gestes. Pour lui adresser un mot gentil, il lui fallait organiser des cavalcades de cinq cents chevaux, des ballets, commander une pièce à Molière, de la musique à Lulli[sic], des quatrains à Benserade ; alors, au cours de la fête, un couplet, un vers, une allusion portait à la bien-aimée la pensée de son royal amant ; encore n’osaient-ils trop se regarder à ces moments-là de crainte qu’un coup d’œil significatif, — « ça, c’est pour toi ! » — fût surpris par les indiscrets. Le carrousel des cinq nations, les Plaisirs de l’île enchantée qui se prolongèrent durant huit jours, avec défilés d’empereurs romains, de nymphes, de saisons, d’heures, de signes du Zodiaque, de jardiniers, de moissonneurs, de vieillards couverts de neige ; la représentation de La Princesse d’Élide, de l’Hercule amoureux, du Ballet des Arts, tout cela n’était qu’un aveu de Louis à Louise, une façon de lui dire : « Je t’aime. »

C’est peut-être ce même sentiment qui inspira à Louis XIV le dessein de terminer le château des Tuileries. Au Louvre, alors fort exigu, et sans cesse en remaniements, on est à l’étroit, on vit « les uns sur les autres » ; impossible d’en sortir ou d’y rentrer sans que toute la Cour en soit informée. Cette surveillance de chaque instant pesait à un roi galant, n’éprouvant à l’égard de la reine, son indolente épouse, qu’une affection fort courtoise mais très modérée. D’ailleurs un impérieux prétexte s’imposait : le Louvre était en proie aux maçons et les transformations projetées allaient, pour un temps, le rendre inhabitable. On pensa donc à aménager les Tuileries et, dès le début de 1664, ordre fut donné de démolir les masures parasites qui, peu à peu, depuis l’abandon du château, avaient poussé contre ou même sur les murs de Catherine de Médicis.

L’architecte Levau assuma la tâche d’ajouter, du côté de la rue Saint-Honoré, aux bâtiments primitifs, des constructions semblables à celles élevées par Henri IV du côté de la Seine : ce prolongement rendait indispensable la surélévation de l’édifice de Philibert Delorme, simple rez-de-chaussée surmonté d’un comble, et, du reste, très « démodé ». Levau, classique, détruisit sans vergogne les délicates fioritures de la Renaissance et sur chacune des galeries à terrasses, qu’il conserva, bâtit un haut premier étage surélevé d’un attique. Étranglé entre ces deux sévères façades, le pavillon central apparaissait bien mesquin : il fallait l’élargir et le hausser ; c’était attaquer un monument déjà célèbre car ce pavillon contenait le fameux escalier tournant, chef-d’œuvre inachevé de Philibert Delorme et que, depuis sa mort, nul architecte n’osait compléter, dans la persuasion « que quelque fée ou sorcier l’avait bâti[3] ». Dès qu’on mettait en discussion les constructions de Catherine de Médicis, un tenace soupçon de magie et de mauvais sort obsédait les esprits.

On démolit donc l’escalier et, sans abattre le pavillon qui l’avait abrité, on augmenta sa largeur, on lui ajouta un étage et on le coiffa d’un dôme quadrangulaire d’énormes dimensions. Le motif central, ainsi amplifié, équilibrait cette juxtaposition de bâtiments quelque peu disparates, formant un alignement long de cent soixante-huit toises, — 330 mètres, — que terminait, du côté de la Seine le pavillon de Flore conservé tel que l’avait élevé Henri IV ; à l’autre extrémité Levau construisit un pavillon similaire que l’on appela le pavillon de Pomone[4].

En trois ans l’œuvre était terminée et le château des Tuileries présentait, dès 1667, l’aspect qu’il gardera, — sauf quelques modifications, — durant les deux siècles au cours desquels il va abriter notre Histoire. Imposant par son étendue, incommode par ses dispositions intérieures, précieux par l’importance et la richesse de sa décoration, il fut, de tout temps, beaucoup admiré et beaucoup dénigré[5]. En dépit des censeurs son nom, — ce nom rustique, — rayonnera sur le monde et deviendra en quelque sorte symbolique de la souveraineté.

Quand, au début de novembre de cette année 1667, Louis XIV, désertant le Louvre, s’installa dans sa nouvelle demeure, n’était-ce point pour se rapprocher de son aimante maîtresse, qui, un mois plus tôt, venait de donner le jour à son quatrième enfant ? Il se logea au rez-de-chaussée, sur la cour, et il établit la reine sa femme, au premier étage sur le jardin. Quant à Louise de La Vallière, elle l’avait certainement précédé aux Tuileries car un voyageur italien, l’abbé Locatelli, la rencontra en 1665, dans le jardin de ce palais ; il a tracé d’elle un portrait fort imprévu : « Elle est d’une beauté très ordinaire, d’une taille médiocre, un peu boiteuse, avec des yeux fort beaux, à la vérité, mais pas noirs… Parmi les chasseurs de profession eux-mêmes, personne ne sait mieux qu’elle manier l’épieu, tirer au pistolet et monter à cheval. Je l’ai vue une fois aux Tuileries… montant à nu un cheval barbe, sauter debout sur son dos pendant qu’il courait et se rasseoir à plusieurs reprises, en s’aidant seulement d’un cordon de soie passé dans la bouche du cheval en guise de bride. Son habileté faisait vraiment soupçonner quelque artifice diabolique, car personne, si habile écuyer qu’il soit, n’a fait ni vu faire pareille chose. Elle a eu pour maître un Maure, garçon d’écurie du roi. C’est par sa grâce, son esprit, son adresse dans les travaux d’aiguille, son talent dans la musique et le chant, qu’elle a conquis le cœur du roi. Il a d’elle maintenant, deux garçons et trois filles, ressemblant à leur père, beaux comme des anges et remplis d’esprit[6]. » On peut croire que le candide abbé s’en est laissé conter car, outre que, en 1665, date de son récit, Mlle de La Vallière n’était mère que de deux enfants, morts, d’ailleurs, en bas âge, il est, sauf erreur, le seul chroniqueur qui ait mentionné l’exercice de haute voltige auquel excellait la future carmélite. Il est bien probable que le roi, si amoureux fût-il, aurait interdit à sa maîtresse d’exécuter pareil tour de cirque dans un jardin ouvert au public. Locatelli note, en effet : « L’entrée en est permise à toute personne honnêtement vêtue ; on peut s’y promener librement ou se divertir en bonne compagnie qu’il est facile d’y rencontrer[7]. »



Notes :
  1. M. Poëte, Le Jardin des Tuileries, p. 232.
  2. Gazette de France, 13 mai 1657. Citée par Hautecœur, Le Louvre et les Tuileries de Louis XIV, p. 89.
  3. Hautecœur, Le Louvre et les Tuileries de Louis XIV, p. 16.
  4. Bibliothèque nationale. Cabinet des estampes. Ka1. Portefeuille des Enfants, 1784.
  5. Dans son Architecture française, publiée au XVIIIe siècle, Blondel en a longuement disserté avec compétence et les magnifiques planches dont est illustré son ouvrage parfont l’intérêt de son impartiale et savante critique.
  6. Adolphe Vautier, archiviste paléographe. Voyage en France, 1664-1665. Relation de Sébastien Locatelli, prêtre bolonais. Paris, Picard, 1905.
  7. Locatelli, p. 157.