Les Vacances/3

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Hachette (p. 43-73).


VISITE AU MOULIN.


Je propose une grande promenade au moulin, par les bois, dit M. de Rugès. Nous irons voir la nouvelle mécanique établie par ma sœur de Fleurville, et pendant que nous examinerons les machines, vous autres enfants vous jouerez sur l’herbe, où l’on vous préparera un bon goûter de campagne : pain bis, crème fraîche, lait caillé, fromage, beurre et galette de ménage. Que ceux qui m’aiment me suivent !

Tous l’entourèrent au même instant.

« Il paraît que tout le monde m’aime, reprit M. de Rugès en riant. Allons, marchons en avant !

— Hé, hé, pas si vite, les petits ! Nous autres gens sages et essoufflés, nous serions trop humiliés de rester en arrière. »

Les enfants, qui étaient partis au galop, revinrent sur leurs pas et se groupèrent autour de leurs parents.

La promenade fut charmante, la fraîcheur du bois tempérait la chaleur du soleil ; de temps en temps on s’asseyait, on causait, on cueillait des fleurs, on trouvait quelques fraises.

« Nous voici près du fameux chêne où j’ai laissé ma poupée, dit Marguerite ; je n’oublierai jamais le chagrin que j’ai éprouvé lorsque, en me couchant, je me suis aperçue que ma poupée, ma jolie poupée, était restée dans le bois pendant l’orage[1].

— Quelle poupée ? dit Jean ; je ne connais pas cette histoire-là.

— Il y a longtemps de cela, dit Marguerite. La méchante Jeannette me l’avait volée.

JEAN.

Jeannette la meunière ?

MARGUERITE.

Oui, précisément, et sa maman l’a bien fouettée, je t’assure ; nous l’entendions crier à plus de deux cents pas.

JACQUES.

Oh ! raconte-nous cela, Marguerite. Voilà maman, papa, ma tante et mes oncles assis pour quelque temps ; nous pouvons entendre ton histoire.

Marguerite s’assit sur l’herbe, sous ce même chêne où sa poupée était restée oubliée par elle ; elle leur raconta toute l’histoire et comment la poupée avait été retrouvée chez Jeannette qui l’avait volée.

« Cette Jeannette est une bien méchante fille, dit Jacques, qui avait écouté avec une indignation croissante, les narines gonflées, les yeux étincelants, les lèvres serrées. Je suis enchanté que sa maman l’ait si bien corrigée. Est-elle devenue bonne depuis ?

SOPHIE

Bonne ! Ah oui ! C’est la plus méchante fille de l’école.

MARGUERITE.

Maman dit que c’est une voleuse.

CAMILLE.

Marguerite, Marguerite ! Ce n’est pas bien ce que tu dis là. Tu fais tort à une pauvre fille qui est peut-être honteuse et repentante de ses fautes passées.

MARGUERITE.

Ni honteuse, ni repentante, je t’en réponds.

CAMILLE.

Comment le sais-tu ?

MARGUERITE.

Parce que je le vois bien à son air impertinent, à son nez en l’air quand elle passe devant nous, parce qu’à l’église elle se tient très-mal, elle se couche sur son banc, elle bâille, elle cause, elle rit ; et puis elle a un air faux et méchant.

MADELEINE.

Cela, c’est vrai ; je l’ai même dit à sa mère.

LÉON.

Et que lui a dit la mère Léonard ?

MADELEINE.

Rien, je pense, puisqu’elle a continué comme avant.

SOPHIE

Et tu ne dis pas que la mère t’a répondu : « Qu’est-ce que ça vous regarde, mamzelle ? Je ne me mêlons pas de vos affaires ; ne vous occupez pas des nôtres. »

JEAN.

Comment ! elle a osé te répondre si grossièrement ? Si j’avais été là, je l’aurais joliment rabrouée et sa Jeannette aussi.

MADELEINE, souriant.

Heureusement que tu n’étais pas là. La mère Léonard se serait prise de querelle avec toi et t’aurait dit quelque grosse injure.

JEAN.

Injure ! Ah ! bien ! je lui aurais donné une volée de coups de poing et de coups de pied ; je suis fort sur la savate, va ! Je l’aurais mise en marmelade en moins de deux minutes.

LÉON, levant les épaules.

Vantard, va ! C’est elle qui t’aurait rossé.

JEAN.

Rossé ! moi ! Veux-tu que je te fasse voir si je sais donner une volée en moins de rien ?

Et Jean se lève, ôte sa veste et se met en position de bataille. Jacques lui offre de lui servir de second.

Tous les enfants se mettent à rire. Jean se sent un peu ridicule, remet son habit et rit de lui-même avec les autres. Léon persifle Jacques, qui riposte en riant ; Marguerite le soutient ; Léon commence à devenir rouge et à se fâcher. Camille, Madeleine, Sophie et Jean se regardent du coin de l’œil et cherchent par leurs plaisanteries à arrêter la querelle commençante ; leurs efforts ne réussissent pas ; Jacques et Marguerite taquinent Léon, malgré les signes que leur font Camille et Madeleine.

Léon se lève et veut chasser Jacques, qui, plus leste que lui, court, tourne autour des arbres, lui échappe toujours et revient toujours à sa place. Léon s’essuie le front, il est en nage et tout à fait en colère.

« Viens donc m’aider, dit-il à Jean. Tu es là comme un grand paresseux à me regarder courir, sans venir à mon aide.

JEAN.

À ton aide, pour quoi faire ?

LÉON.

Pour attraper ce mauvais gamin, pardine.

JEAN, froidement.

Et après ?

LÉON.

Après… après… pour m’aider à lui donner une leçon.

JEAN, de même.

Une leçon de quoi ?

LÉON.

De respect, de politesse pour moi, qui ai presque le double de son âge.

JEAN.

De respect ! Ha ! ha ! ha ! Quel homme respectable tu fais en vérité !

MARGUERITE.

Ne faudrait-il pas que nous nous prosternassions devant toi ?

JEAN.

Dans tous les cas, lors même que Jacques t’aurait offensé, je serais honteux de me mettre avec toi contre lui, pauvre petit qui a, comme tu le dis très-bien, la moitié de ton âge. Ce serait un peu lâche, dis donc Léon ? comme trois ou quatre contre un !

LÉON.

Tu es ennuyeux, toi, avec tes grands sentiments, ta sotte générosité.

JEAN.

Tu appelles grands sentiments et générosité que deux grands garçons de treize ans et de onze ans ne se réunissent pas pour battre un pauvre enfant de sept ans qui ne leur a rien fait ?

LÉON.

Ce n’est rien, de me taquiner comme il le fait depuis un quart d’heure ?

JEAN.

Ah bah ! Tu l’as taquiné aussi. Défends-toi tout seul. Tant pis pour toi, s’il est plus fort que toi à la course et au coup de langue.

Jacques avait écouté sans mot dire. Sa figure intelligente et vive laissait voir tout ce qui se passait en son cœur de reconnaissance et d’affection pour Jean, de regret d’avoir blessé Léon. Il se rapprocha petit à petit, et au dernier mot de Jean, il fit un bond vers Léon et lui dit :

« Pardonne-moi, Léon, de t’avoir fâché ; j’ai eu tort, je le sens ; et j’ai entraîné Marguerite à mal faire comme moi ; elle en est bien fâchée comme moi aussi : n’est-ce pas, Marguerite ?

MARGUERITE.

Certainement, Jacques, j’en suis bien fâchée ; et Léon voudra bien nous excuser en pensant que toi et moi étant les plus petits, nous nous sentons les plus faibles, et qu’à défaut de nos bras nous cherchons à nous venger par notre langue des taquineries des plus forts.

Léon ne dit rien, mais il donna la main à Marguerite, puis à Jacques.

Les papas et les mamans, qui étaient assis et causaient plus loin, se levèrent pour continuer la promenade. Les enfants les suivirent ; Jacques s’approcha de Jean et lui dit avec tendresse :

« Jean, je t’aime, et je t’aimerai toujours.

MARGUERITE.

Et moi aussi, Jean, je t’aime, et je te remercie d’avoir défendu mon cher Jacques contre Léon. »

Et elle ajouta tout bas à l’oreille de Jean : « Je n’aime pas Léon. »

Jean sourit, l’embrassa et lui répondit tout bas :

« Tu as tort ; il est bon, je t’assure.

MARGUERITE.

Il fait toujours comme s’il était méchant.

JEAN.

C’est qu’il est vif, il ne faut pas le fâcher.

MARGUERITE.

Il se fâche toujours.

JEAN.

Avoue que Jacques et toi vous vous amusez à le taquiner.

Jacques et Marguerite se regardèrent, sourirent, et avouèrent que Léon les agaçait avec son air moqueur, et qu’ils aimaient à le contrarier.

« Eh bien ! dit Jean, essayez de ne pas le contrarier, et vous verrez qu’il ne se fâchera pas et qu’il ne sera pas méchant. »

Tout en causant, on approcha du moulin ; les enfants virent avec surprise une foule de monde assemblée tout autour ; une grande agitation régnait dans cette foule ; on allait et venait, on se formait en groupes, on courait d’un côté, on revenait avec précipitation de l’autre. Il était clair que quelque chose d’extraordinaire se passait au moulin.

« Serait-il arrivé un malheur, et d’où peut venir cette agitation ? dit Mme  de Rosbourg.

— Approchons, nous saurons bientôt ce qui en est, » répondit Mme  de Fleurville.

Les enfants regardaient d’un œil curieux et inquiet. En approchant on entendit des cris, mais ce n’étaient pas des cris de douleur, c’étaient des explosions de colère, des imprécations, des reproches. Bientôt on put distinguer des uniformes de gendarmes ; une femme, un homme et une petite fille se débattaient contre deux de ces braves militaires qui cherchaient à les maintenir. La petite fille et sa mère poussaient des cris aigus et lamentables ; le père jurait, injuriait tout le monde. Les gendarmes, tout en y mettant la plus grande patience, ne les laissaient pas échapper. Bientôt les enfants purent reconnaître le père Léonard, sa femme et Jeannette.

« Voyons, ma bonne femme, laissez-vous faire, ne nous obligez pas à vous garrotter, disait un gendarme. N’y a pas à dire, nous avons ordre de vous amener : il faudra bien que vous veniez. Le devoir avant tout.

MÈRE LÉONARD.

Plus souvent que je viendrai, gueux de gendarmes, tueurs du pauvre monde ! Pas si bête que de marcher vers la prison, où vous me laisseriez pourrir jusqu’au jugement dernier.

LE GENDARME.

Allons, mère Léonard, soyez raisonnable ; donnez le bon exemple à votre fille.

MÈRE LÉONARD.

Je m’en moque bien, de ma fille ! C’est elle, la sotte, l’imbécile, qui nous a fait prendre. Faites-en ce que vous voudrez, je n’en ai aucun souci.

— Vas-tu me laisser, grand fainéant ! criait le père Léonard à un autre gendarme qui le tenait au collet. Attends que je t’aplatisse d’un croc-en-jambe, filou, bête brute ! »

Les gendarmes ne répondaient pas à ces invectives et à bien d’autres injures que nous passons sous silence. Voyant que leurs efforts pour faire marcher les prisonniers étaient vains, ils firent signe à un troisième gendarme. Celui-ci tira de sa poche un paquet de petites courroies. Malgré les cris perçants de Jeannette et de sa mère et les imprécations du père, les gendarmes leur lièrent les mains, les pieds, et les assirent ainsi garrottés sur un banc, pendant que l’un d’eux allait chercher une charrette pour les transporter à la prison de la ville.

Mme  de Fleurville et ses compagnes étaient restées un peu à l’écart avec les enfants. MM. de Rugès et de Traypi s’étaient approchés des gendarmes pour savoir la cause de cette arrestation. Léon et Jean les avaient suivis.

« Pourquoi arrêtez-vous la famille Léonard, gendarmes ? demanda M. de Rugès. Qu’ont-ils fait ?

— C’est pour vol, monsieur, répondit poliment le gendarme en touchant son chapeau ; il y a longtemps qu’on porte plainte contre eux, mais ils sont habiles ; nous ne pouvions pas les prendre. Enfin, l’autre jour, au marché, la petite s’est trahie et nous a mis sur la voie.

M. DE RUGÈS.

Comment cela ?

LE GENDARME.

Il paraîtrait qu’ils ont volé une pièce de toile qui était à blanchir sur l’herbe. Ils l’ont cachée dans leur huche à pain sous de la farine : mais, dans la nuit, la petite s’est dit : « Puisque mon père et ma mère ont volé la toile de la femme Martin, je puis bien aussi leur en voler un morceau ; ça fait que j’aurai de quoi acheter des gâteaux et des sucres d’orge. » La voilà qui se lève et qui en coupe un bon bout. C’était la veille du marché. Le lendemain, la petite se dit : « Ce n’est pas tout d’avoir la toile, il faut encore que je la vende. » Et la voilà qui, sans rien dire à père et à mère, part pour le marché et offre sa toile à la fille Chartier. « Combien en as-tu ? lui dit la fille Chartier. — J’en ai bien six mètres, de quoi faire deux chemises, répond la petite Léonard. — Combien que tu veux la vendre ? — Ah ! pas cher, je vous la donnerai bien pour une pièce de cinq francs. — Tope là, je te la prends ; tiens, voilà la pièce et donne-moi la toile. » Les voici bien contentes toutes les deux, la petite Léonard d’avoir cinq francs, la fille Chartier d’avoir de quoi faire deux chemises et pas cher. Mais quand elle la rapporte chez elle, qu’elle la montre à sa mère et qu’elle la déploie pour mesurer si le compte y est, ne voilà-t-il pas que la farine s’envole de tous côtés ; la chambre en était blanche ; la mère et la fille Chartier étaient tout comme des meunières. « Qu’est-ce que c’est que ça ? disent-elles. Cette toile a donc été blanchie à la farine ? Faut la secouer. Viens, Lucette, secouons-la dans la rue ; ce sera bien vite fait. » Les voilà qui secouent devant leur porte, quand passe la mère Martin. « Où allez-vous donc, que vous avez l’air si affairé ? lui demande la mère Chartier. — Ah ! je vais porter plainte à la gendarmerie ; on m’a volé ma belle pièce de toile cette nuit. Faut que je tâche de la rattraper. — Et moi je viens d’en acheter un bout qui n’est pas cher, dit la mère Chartier. — Tiens, dit l’autre, mais c’est tout comme la mienne. Qu’est-ce que vous lui faites donc à votre toile ? — Je la secoue ; elle était si pleine de farine que nous en étions aveuglées, Lucette et moi.


— Tiens, tiens ! de la toile enfarinée ? Mais où donc l’avez-vous eue ? — C’est la petite Léonard qui me l’a vendue comme ça. — La petite Léonard ? où a-t-elle pu avoir de la toile aussi fine ?… Mais !… laissez-moi donc voir le bout ; cela ressemble terriblement à la mienne. » La mère Martin prend la toile, l’examine, arrive au bout et reconnaît une marque qu’elle avait faite à sa pièce. Les voilà toutes trois bien étonnées : la mère Martin bien contente d’être sur la piste de sa toile ; la mère Chartier bien attrapée d’avoir donné sa pièce de cinq francs pour un bout de toile qui était volée ; elles arrivent toutes trois chez moi et me racontent ce qui vient d’arriver. « Toute votre toile y est-elle ? je dis à la femme Martin. — Pour ça non ! répond-elle. Il y en avait près de cinquante mètres. — Alors il faut tâcher de ravoir les quarante-quatre mètres qui vous manquent mère Martin. Laissez-moi faire ; je crois bien que je vous les retrouverai. Nous allons bien surveiller le marché ; si la femme ou le père Léonard y apporte votre toile, je les arrête ; s’ils n’y viennent pas ou qu’ils y viennent avec rien que leurs sacs de farine, j’irai demain avec mes camarades faire une reconnaissance au moulin. Puisque c’est la petite Léonard qui vous en a vendu un bout, c’est que l’autre bout est au moulin. — Mais si elle la vend à quelque voisin ? dit la mère Martin. — N’ayez pas peur, ma bonne femme, elle n’osera pas ; tout le monde chez vous sait que votre toile est volée. — Je crois bien qu’on le sait, dit la mère Martin, je l’ai dit à tout le village, et j’ai envoyé mon garçon et ma petite le dire partout dans les environs, de crainte qu’elle ne soit vendue par là. — Vous voyez bien qu’il n’y a pas de danger, » que je lui réponds. Et je me mets en quête avec les camarades. Rien au marché, rien dans la ville. Alors, nous sommes venus ce matin faire notre visite au moulin, avec un ordre d’arrêter, s’il y a lieu. Nous avons cherché partout ; nous ne trouvions rien. Les Léonard nous agonisaient d’injures. Enfin, je me rappelle la farine que secouaient les femmes Chartier, et l’idée me vient d’ouvrir la huche ; elle était pleine de farine ; je fouille dedans avec le fourreau de mon sabre. Les Léonard crient que je leur gâte leur farine ; je fouille tout de même, et voilà-t-il pas que j’accroche un bout de la toile ; je tire, il en venait toujours. C’était toute la pièce de la mère Martin. Les Léonard veulent s’échapper ; mais les camarades gardaient les portes et les fenêtres. On les prend ; ils se débattent. J’arrête aussi la petite qui crie qu’elle est innocente. Je raconte l’histoire de la toile enfarinée. La petite Léonard se trouble, pleure ; la mère s’élance sur elle et la frappe à la joue ; le père en fait autant sur le dos. Si les camarades et moi nous ne l’avions retirée d’entre leurs mains, ils l’auraient mise en pièces. Tout cela a duré un bout de temps, monsieur ; le monde s’est rassemblé ; il y en a plus que je ne voudrais, car c’est toujours pénible de voir une jeune fille comme ça déshonorée, et des parents qui ont mené leur fille à mal.

— Vous êtes un brave et digne soldat, dit M. de Rugès en lui tendant la main ; le sentiment d’humanité que vous manifestez à l’égard de ces gens qui vous ont accablé d’injures est noble et généreux. »

Le gendarme prit la main de M. de Rugès et la serra avec émotion.

« Notre devoir est souvent pénible à accomplir, et peu de gens le comprennent ; c’est un bonheur pour nous de rencontrer des hommes justes comme vous, monsieur. »

Léon et Jean avaient écouté avec attention le récit du gendarme. Les dames et les enfants s’étaient aussi rapprochés et avaient pu l’entendre également, de sorte que Léon et Jean n’eurent rien à leur apprendre. Les Léonard avaient recommencé leurs injures et leurs cris ; ces dames pensèrent que, n’ayant rien à faire pour les Léonard, il était plus sage de s’éloigner, de crainte que les enfants ne fussent trop impressionnés de ce qu’ils entendaient. On avait été obligé d’éloigner Jeannette de ses parents, qui, tout garrottés qu’ils étaient, voulaient encore la maltraiter. Mmes  de Fleurville et de Rosbourg, et le reste de la compagnie, se dirigèrent vers une partie de la forêt assez éloignée du moulin pour qu’on ne pût rien voir ni entendre de ce qui s’y passait. Les enfants étaient restés tristes et silencieux, sous l’impression pénible de la scène du moulin. M. de Rugès demanda à faire une halte et à étaler sur l’herbe les provisions que portait l’âne qui les suivait ; ce moyen de distraction réussit très-bien. Les enfants ne se firent pas prier ; ils firent honneur au repas rustique ; crème, lait caillé, beurre, galette, fraises des bois, tout fut mangé. Ils causèrent beaucoup de Jeannette et de ses parents.

LÉON.

Comment Jeannette a-t-elle pu devenir assez mauvaise pour voler et vendre cette toile avec tant d’effronterie ?

MADAME DE FLEURVILLE.

Parce que son père et sa mère lui donnaient l’exemple du vol et du mensonge. Bien des fois ils m’ont volé du bois, du foin, du blé, et ils se faisaient toujours aider par Jeannette. Tout naturellement, elle a voulu profiter de ces vols pour elle-même.

CAMILLE.

Mais comment osait-elle aller à l’église et au catéchisme ? Comment ne craignait-elle pas que le bon Dieu ne la punît de sa méchanceté ?

MADAME DE FLEURVILLE.

Elle se tenait très-mal à l’église ; elle bâillait, elle détirait ses bras, elle se roulait sur son banc ; ce qui prouve bien qu’elle n’y allait pas pour prier, mais pour faire comme tout le monde.

MADELEINE.

Mais au catéchisme, elle devait apprendre que c’est très-mal de voler.

MADAME DE FLEURVILLE.

Elle l’apprenait, mais elle n’y faisait pas attention.

JEAN.

Eh, mon Dieu ! c’est comme nous : si nous faisions tout ce que dit notre catéchisme, nous ne ferions jamais rien de mal.

LÉON.

Dis donc, Jean, parle pour toi ; ne dis pas nous : moi, d’abord, je fais tout ce que me dit le catéchisme.

JACQUES.

Ah ! par exemple, non.

LÉON.

Est-ce que tu y comprends quelque chose, toi, gamin ! tu parles toujours sans savoir ce que tu dis.

JACQUES.

Est-ce ton catéchisme qui t’ordonne de répondre comme tu le fais ? Est-ce lui qui te conseille de me battre quand tu es en colère, de dire des gros mots et bien d’autres choses encore ?

LÉON.

Imbécile, va ! si je ne méprisais ta petitesse, je te ferais changer de ton.

JACQUES.

Tu méprises ma petitesse et tu crains papa et mon oncle, sans quoi…

M. DE TRAYPI, sévèrement.

Jacques, tais-toi ; tu provoques toujours Léon qui n’est pas endurant, tu le sais.

JACQUES.

Oh ! oui, je le sais, papa, et j’ai tort ; mais… mais… c’était si tentant…

M. DE TRAYPI.

Comment ? tentant de dire des choses désagréables à ton grand cousin ?

JACQUES.

Papa, c’est précisément parce qu’il est grand ; et comme vous étiez là pour me protéger…

M. DE TRAYPI, sévèrement.

Tu t’es laissé aller. Ce n’est pas bien, Jacques ; ne recommence pas.

M. DE RUGÈS.

À ton tour, Léon, tu mérites un reproche bien plus sévère que Jacques, parce que tu es plus grand.

LÉON.

Je n’ai rien fait de mal, papa, ce me semble.

M. DE RUGÈS.

Tu as été orgueilleux, impatient et maussade ; tâche de ne pas recommencer non plus, toi ; si je me mêle de tes discussions, ce ne sera pas pour te soutenir.

— Et pour tout oublier, dit Mme  de Fleurville en se levant, je propose une partie de cache-cache, de laquelle nous serons tous, petits et grands, jeunes et vieux.

— Bravo, bravo ! ce sera bien amusant, s’écrièrent tous les enfants. Voyons, qui est-ce qui l’est ?

— Il faut l’être deux, dit Mme  de Rosbourg ; ce serait trop difficile de prendre étant seul.

— Ce sera moi et ma sœur de Fleurville, dit M. de Traypi ; ensuite de Rugès avec Mme  de Rosbourg ; puis, ceux qui se laisseront prendre. Une, deux, trois. La partie commence : le but est à l’arbre près duquel nous nous trouvons.

Toute la bande se dispersa pour se cacher dans des buissons ou derrière des arbres.

« Défendu de grimper aux arbres ! cria Mme  de Traypi.

— Hou ! hou ! crièrent plusieurs voix de tous les côtés.

— C’est fait, dit M. de Traypi. Prenez de ce côté, ma sœur ; je prendrai de l’autre. »

Ils partirent tout doucement chacun de leur côté, marchant sur la pointe des pieds, regardant derrière les arbres, examinant les buissons.

« Attention, mon frère ! cria Mme  de Fleurville, j’entends craquer les branches de votre côté.

— Ah ! j’en tiens un, » s’écria M. de Traypi en s’élançant dans un buisson.

Mais il avait parlé trop vite ; Camille et Jean étaient partis comme des flèches et arrivèrent au but avant que M. de Traypi eût pu les rejoindre. Pendant ce temps Mme  de Fleurville avait découvert Léon et Madeleine, elle se mit à leur poursuite ; M. de Traypi accourut à son aide ; pendant qu’ils les poursuivaient, Marguerite et Jacques les croisèrent en courant vers le but. Mme  de Fleurville, croyant ceux-ci plus faciles à prendre, abandonna Léon et Madeleine à M. de Traypi et courut après Marguerite et Jacques ; mais, tout jeunes qu’ils étaient, ils couraient mieux qu’elle, qui en avait perdu l’habitude, et ils arrivèrent haletants et en riant au but, au moment où elle allait les atteindre.

Essoufflée, fatiguée, elle se jeta sur l’herbe en riant, et y resta quelques instants pour reprendre haleine. Elle alla ensuite rejoindre son frère qui faisait vainement tous ses efforts pour attraper Léon, Madeleine et les grands : quant à Sophie, elle n’était pas encore trouvée. À force d’habileté et de persévérance, M. de Traypi finit par les prendre tous malgré leurs ruses, leurs cris, leurs efforts inouïs pour arriver au but. Sophie manquait toujours.

« Sophie, Sophie, criait-on, fais Hou ! qu’on sache de quel côté tu es. »

Personne ne répondait.

L’inquiétude commença à gagner Mme  de Fleurville.

« Il n’est pas possible qu’elle ne réponde pas si elle est réellement cachée, dit-elle ; je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose.

— Elle aura été trop loin, dit M. de Rugès.

— Pourvu qu’elle ne se perde pas, comme il y a trois ans, dit Mme  de Rosbourg.

— Ah ! pauvre Sophie ! s’écrièrent Camille et Madeleine. Allons la chercher, maman.

— Oui, allons-y tous, mais chacun des petits escorté d’un grand, »  dit M. de Traypi.

Ils se partagèrent en bandes et se mirent tous à la recherche de Sophie, l’appelant à haute voix ; leurs cris retentissaient dans la forêt, aucune voix n’y répondait. L’inquiétude commençait à devenir générale ; les enfants cherchaient avec une ardeur qui témoignait de leur affection et de leurs craintes.

Enfin Jean et Mme  de Rosbourg crurent entendre une voix étouffée appeler au secours. Ils s’arrêtèrent, écoutèrent… Ils ne s’étaient pas trompés.

C’était Sophie qui appelait :

« Au secours ! au secours ! Mes amis, sauvez-moi !

— Sophie, Sophie, où es-tu ? cria Jean épouvanté.

— Près de toi, dans l’arbre, répondit Sophie.

— Mais où donc ? mon Dieu ! où donc ? Je ne vois pas. »

Et Jean, effrayé, désolé, cherchait, regardait de tous côtés, sur les arbres, par terre : il ne voyait pas Sophie.

Tout le monde était accouru près de Jean, à l’appel de Mme  de Rosbourg. Tous cherchaient sans trouver.

« Sophie, chère Sophie, cria Camille, où es-tu ? sur quel arbre ? Nous ne te voyons pas.

SOPHIE, d’une voix étouffée.

Je suis tombée dans l’arbre qui était creux ; j’étouffe ; je vais mourir si vous ne me tirez pas de là.

— Comment faire ? s’écriait-on. Si on allait chercher des cordes ? »

Jean réfléchit une minute, se débarrassa de sa veste et s’élança sur l’arbre dont les branches très-basses permettaient de grimper dessus.

« Que fais-tu ? cria Léon, tu vas être englouti avec elle.

— Imprudent ! s’écria M. de Rugès. Descends, tu vas te tuer. »

Mais Jean grimpait avec une agilité qui lui fit promptement atteindre le haut du tronc pourri. Jacques s’était élancé après Jean et arriva près de lui avant que son père et sa mère eussent eu le temps de l’en empêcher. Il tenait la veste de Jean et défit promptement la sienne. Jean qui avait jeté les yeux dans le creux de l’arbre, avait vu Sophie tombée au fond et s’était écrié :

« Une corde ! une corde ! vite une corde ! »

Léon, Camille et Madeleine s’élancèrent dans la direction du moulin pour en avoir une. Mais Jacques passa les deux vestes à Jean, qui noua vivement la manche de la sienne à la manche de celle de Jacques, et jetant sa veste dans le trou pendant qu’il tenait celle de Jacques :

« Prends ma veste, Sophie ; tiens-la ferme à deux mains. Aide-toi des pieds pour remonter pendant que je vais tirer. »

Jean, aidé du pauvre petit Jacques, tira de toutes ses forces. M. de Rugès les avait rejoints et les aida à retirer la malheureuse Sophie, dont la tête pâle et défaite apparut enfin au-dessus du trou. Au même instant, les vestes commencèrent à se déchirer. Sophie poussa un cri perçant. Jean la saisit par une main, M. de Rugès par l’autre, et ils la retirèrent tout à fait de cet arbre qui avait failli être son tombeau ; Jacques dégringola lestement jusqu’en bas ; M. de Rugès descendit avec plus de lenteur, tenant dans ses bras Sophie à demi évanouie, et suivi de Jean. Mme  de Fleurville et toutes ces dames s’empressèrent autour d’elle ; Marguerite se jeta en sanglotant dans ses bras. Sophie l’embrassa tendrement. Dès qu’elle put parler, elle remercia Jean et Jacques bien affectueusement de l’avoir sauvée. Lorsque Camille, Madeleine et Léon revinrent, traînant après eux vingt mètres de corde, Sophie était remise ; elle put se lever et marcher à la rencontre de ses amis ; elle sourit à la vue de cette corde immense

« Merci, mes chers amis, dit-elle. Mais vous me croyiez donc au fond d’un puits comme Ourson[2], pour avoir apporté une corde de cette longueur !

CAMILLE.

Nous ne savions pas bien au juste où tu étais, et nous avons pris à tout hasard la corde la plus longue.

MADELEINE.

Oui, car Léon a dit : « Une corde trop longue ne peut pas faire de mal, et une corde trop courte pourrait être cause de la mort de Sophie.

MARGUERITE.

Pauvre Sophie, cette forêt nous est fatale.

MADAME DE FLEURVILLE.

Voilà Sophie bien remise de sa frayeur, et nous voilà tous rassurés sur son compte ; je demande maintenant qu’elle nous explique comment cet accident est arrivé.

M. DE RUGÈS.

C’est vrai, on était convenu de ne pas grimper aux arbres.

SOPHIE, embarrassée.

Je voulais… me cacher mieux que les autres. Je m’étais mise derrière ce gros chêne pensant que je tournerais autour et qu’on ne me trouverait pas.

MADAME DE TRAYPI.

Ah ! par exemple ! j’ai pris Madeleine, et puis Léon, qui avaient voulu aussi tourner autour d’un gros arbre.

SOPHIE

C’est précisément parce que je vous voyais de loin prendre Madeleine et Léon, que j’ai pensé à trouver une meilleure cachette. Les branches de l’arbre étaient très-basses ; j’ai grimpé de branche en branche.

MARGUERITE.

C’est-à-dire que tu as triché.

JACQUES.

Et que le bon Dieu t’a punie.

SOPHIE

Hélas ! oui, le bon Dieu m’a punie. De branche en branche, j’étais arrivée à un endroit où le tronc de l’arbre se séparait en plusieurs grosses branches ; il y avait au milieu un creux couvert de feuilles sèches ; j’ai pensé que j’y serais très-bien. Je suis montée dans le creux ; au moment où j’y ai posé mes pieds, j’ai senti l’écorce et les feuilles sèches s’enfoncer sous moi, et, avant que j’aie pu m’accrocher aux branches, je me suis sentie descendre jusqu’au fond de l’arbre. J’ai crié, mais ma voix était étouffée par la frayeur, puis par la profondeur du trou où j’étais tombée.

JEAN.

Pauvre Sophie, quelle horreur, quelle angoisse tu as dû éprouver !

SOPHIE

J’étais à moitié morte de peur. Je croyais qu’on ne me trouverait jamais, car je sentais combien ma voix était sourde et affaiblie. Je pris courage pourtant quand j’entendis appeler de tous côtés ; je redoublai d’efforts pour crier, mais j’entendais passer près de l’arbre où j’étais tombée, et je sentais bien qu’on ne m’entendait pas. Enfin, notre cher et courageux Jean m’a entendue, et m’a sauvée avec l’aide de mon bon petit Jacques.

JEAN.

Et c’est lui qui a eu l’idée de nouer les deux vestes ensemble.

— C’est un vrai petit lion, dit Madeleine en l’embrassant.

LÉON, d’un air moqueur.

Plutôt un écureuil, en raison de son agilité à grimper aux arbres.

MARGUERITE, vivement.

Chacun a son genre d’agilité : les uns grimpent aux arbres comme des écureuils au risque de se tuer, les autres courent comme des lapins de peur de se tuer.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite, Marguerite ! Prends garde !

MARGUERITE.

Mais, maman, Léon veut diminuer le mérite de Jacques, et lui-même pourtant trouvait dangereux d’aller au secours de la pauvre Sophie.

LÉON.

Il fallait bien que quelqu’un allât chercher des cordes.

MARGUERITE.

Avec cela qu’elle a bien servi, ta corde !

MADAME DE FLEURVILLE.

Voyons, enfants, ne vous disputez pas ; ne vous laissez pas aller, toi, Léon, à la jalousie, toi, Marguerite, à la colère, et remercions Dieu d’avoir tiré la pauvre Sophie du danger où elle s’était mise par sa faute. Rentrons à la maison ; il est tard, et nous avons tous besoin de repos. »

Tout le monde se leva et on se dirigea vers la maison, tout en causant vivement des événements de la matinée.


  1. Voyez les Petites filles modèles, ouvrage du même auteur.
  2. Voyez les Nouveaux contes de Fées. (Note de l’éditeur.)