Les Vacances/5

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Hachette (p. 97-125).


RENCONTRE INATTENDUE.


« J’aime beaucoup la forêt du moulin, dit un jour Léon à ses cousines et à ses amies.

— Et moi, je ne l’aime pas du tout, dit Sophie.

JEAN.

Pourquoi donc ? Elle est pourtant bien belle.

SOPHIE

Parce qu’il arrive toujours des malheurs dans cette forêt. Je n’aime pas quand on y va.

LÉON.

Je ne vois pas quel malheur y est arrivé. On s’y amuse toujours beaucoup.

SOPHIE

Toi, tu t’y amuses, c’est possible ; mais je te réponds que je ne m’y suis pas amusée le jour que j’ai manqué étouffer dans le creux de l’arbre…

LÉON.

Oh ! mais c’était ta faute.

SOPHIE

Je ne dis pas que ce n’était pas ma faute ; mais j’ai manqué tout de même d’y étouffer.

LÉON.

Est-ce que tu étais bien mal dans cet arbre ?

SOPHIE

Comment, si j’y étais mal ? Puisque je te dis que j’étouffais.

LÉON.

Tu ne pouvais pas étouffer ! Tu avais de l’air par le haut.

SOPHIE, avec impatience.

Mais j’étais tout au fond, le corps serré par l’écorce.

LÉON.

Ah bah ! Je m’en serais bien tiré, moi.

SOPHIE

En vérité ! J’aurais voulu t’y voir.

LÉON.

Je n’aurais eu besoin du secours de personne pour en sortir, je t’en réponds.

JEAN, avec ironie.

Tu te vantes, mon brave.

JACQUES.

Rien de plus facile que d’essayer : allons à la forêt, monte sur l’arbre, laisse-toi glisser au fond, nous ne t’aiderons pas, et tu en sortiras tout seul. Veux-tu ?

LÉON, embarrassé.

Je le ferais certainement, si… si…

JACQUES, riant.

Si quoi ?

LÉON, embarrassé.

Si je ne craignais d’effrayer mes cousines, qui pourraient croire… qui pourraient craindre…

JACQUES.

Craindre quoi ? puisque tu es si brave.

LÉON.

Et pourquoi n’essayes-tu pas, toi, qui me conseilles de le faire ?

JACQUES.

Parce que je crois, moi, que c’est très-dangereux, et j’aurais peur.

LÉON, avec ironie.

Peur, toi qui fais toujours le brave ! toi qui te précipites toujours au milieu des dangers qui n’existent pas, pour te donner la réputation d’un Gérard tueur de lions ! Tu aurais peur, toi, Jacques le téméraire, le batailleur !

JEAN.

Oui, il aurait peur, précisément parce qu’il a le vrai courage, celui qui le porte à secourir les autres dans le danger, et non pas à le braver inutilement.

LÉON.

Je vous prouverai bien, moi, que je suis plus courageux que Jacques. Allons à la forêt, je me glisserai dans le creux de l’arbre… Seulement… il faut que je demande la permission à papa.

JEAN.

Ha, ha ! voilà qui est bon ! Ce sera une manière d’avoir raison, car tu sais bien que papa ne te laissera pas faire.

LÉON.

Papa me laissera faire, s’il pense, comme moi, qu’il n’y a aucun danger. Vous allez voir.

Léon, suivi de tous les enfants, alla vers la chambre de son papa, qu’il trouva avec son oncle, M. de Traypi. Tous deux riaient en demandant à Léon ce qu’il voulait.

LÉON.

Papa, je viens vous demander la permission d’aller dans la forêt du moulin avec mes cousines.

M. DE RUGÈS.

Pour quoi faire ?

LÉON.

Papa, c’est pour entrer dans le creux de cet arbre dans lequel Sophie prétend avoir étouffé l’autre jour.

M. DE RUGÈS, souriant.

Mais ne crains-tu pas, si tu entres dans cet arbre, de ne plus pouvoir en sortir ?

LÉON.

Papa, je ne le crains pas ; pourtant, si vous me le défendez, je ne le ferai pas.

M. DE RUGÈS.

Non, non, je ne te le défends pas, je te recommande seulement d’être prudent.

LÉON, inquiet.

Papa, si vous craignez le moindre accident, je ne l’essayerai certainement pas ; je serais bien fâché de vous causer quelque inquiétude. Je dirai à mes cousines, à Jean et à ce petit moqueur de Jacques, que vous ne trouvez pas la chose raisonnable.

M. DE RUGÈS.

Mais pas du tout, pas du tout. Essaye, je ne demande pas mieux. J’irai même avec vous pour être témoin de ton acte de courage… inutile c’est vrai, mais qui fera taire les mauvaises langues qui t’accusent de poltronnerie.

LÉON, abattu.

Papa, je vous remercie… j’irai certainement… je n’ai certainement pas peur… j’ai… certainement… certainement… très-envie… de leur montrer… qu’il n’y a pas de danger… Mais je crains que… maman ne soit pas contente… ne permette pas…

M. DE RUGÈS, impatienté.

Sac à papier, mon garçon, tu n’as pas besoin de la permission de ta maman, puisque je te la donne, moi. Voyons, finissons et mettons-nous en route. Viens-tu avec nous, Traypi ? ajouta-t-il en se retournant vers son beau-frère, qui consentit en souriant.

Les enfants qui étaient restés à la porte de la chambre, étaient un peu inquiets.

« Mon oncle, dit Camille à M. de Rugès, ne trouvez-vous pas que c’est imprudent à Léon d’entrer dans cet arbre ?

M. DE RUGÈS.

Chère petite, ton oncle de Traypi et moi nous avons entendu toute votre conversation, et c’est pour punir Léon de ses rodomontades et de sa poltronnerie que je le pousse à cet acte de courage, qu’il n’exécutera pas et que je ne laisserai pas s’exécuter. Il va être assez puni par la peur qu’il aura pendant toute la promenade. Le voici qui descend avec sa casquette ; vois comme il est pâle !

CAMILLE.

Oh ! mon oncle, il me fait pitié ; pauvre garçon, comme il tremble en descendant l’escalier. Permettez-moi de le rassurer, en lui disant que vous ne le laisserez pas entrer dans l’arbre.

M. DE RUGÈS.

Non, non, Camille ; laisse-moi lui donner cette leçon, dont il a grand besoin, je t’assure. Je te permets seulement de rassurer les autres. Dis-leur que je ne le laisserai pas s’exposer à un pareil danger.

On se mit en route assez tristement ; tous les enfants avaient le sentiment du danger qu’allait courir le malheureux Léon, et tous s’étonnaient que M. de Rugès lui permît de s’y exposer. Camille alla de l’un à l’autre ; à mesure qu’elle leur parlait, leur tristesse faisait place au sourire ; les visages reprenaient leur gaieté ; ils causaient bas et riaient ; ils regardaient Léon d’un air malicieux ; tous étaient contents de cette punition infligée à son mauvais caractère et à son manque de courage. Léon, qui n’était pas dans le secret, croyait marcher à la mort, et restait en arrière, comme pour éloigner le terrible moment ; il allait tristement, la tête basse, le visage pâle ; il répondait par monosyllabes aux compliments ironiques qu’on lui adressait sur sa bravoure. Quand il aperçut de loin le chêne qui pouvait être son tombeau, sa frayeur redoubla, et, ne pouvant plus feindre un courage qu’il n’avait pas, il s’esquiva adroitement et se sauva par un sentier qui donnait dans le chemin, pendant que les autres continuaient leur route. M. de Rugès avait bien vu la manœuvre de Léon et le dit tout bas à M. de Traypi.

« Que faire maintenant ? Je ne sais plus comment nous nous tirerons de là.

M. DE TRAYPI.

Fais semblant de le chercher ; tu le trouveras, tu lui feras honte de sa poltronnerie ; et quand tu l’auras décidé à grimper sur l’arbre, je l’arrêterai en te disant que le danger de Sophie a été très-réel et très-grand.

On arrivait au pied de l’arbre ; les enfants commençaient à s’apercevoir de la disparition de Léon, lorsqu’on entendit un cri de terreur sortir du buisson où il était caché. MM. de Rugis et de Traypi s’apprêtaient à courir de ce côté, lorsqu’ils virent sortir précipitamment du sentier Léon criant au voleur, et suivi par un homme misérablement vêtu, qui tenait un bâton à la main.

L’homme, les apercevant, alla vers eux et salua en ôtant son vieux chapeau.

« Qu’y a-t-il ? dit M. de Rugès ; qui êtes-vous ? qu’est-il arrivé à mon fils ?

L’HOMME.

Je ne saurais vous dire, monsieur, pourquoi le jeune monsieur a été si effrayé. Tout ce que je sais, c’est que j’allais au village de Fleurville, qui est dans ces environs, m’a-t-on dit ; que me sentant fatigué, je m’étais endormi au pied d’un arbre, et qu’en


m’éveillant j’ai vu, à trois pas de moi, ce petit monsieur blotti près d’un buisson ; il ne me voyait pas, et il ne voyait pas venir non plus une grosse vipère qui touchait presque à son pied. Je n’avais pas le temps de le prévenir ; au premier mouvement, la vipère l’aurait piqué ; je ne fis ni une ni deux, je m’élançai sur lui, je l’enlevai dans mes bras avant que la vipère eût fait son coup, et je le posai dans le sentier ; il poussa un cri, tout comme s’il avait été saisi par le diable, et il a couru comme si le diable courait après lui.

M. de Rugès comprit très-bien que Léon avait cédé à la frayeur. Déjà fort abattu par l’émotion de la dernière heure, il n’avait pas pu résister à la terreur que lui causa cet enlèvement si brusque par un inconnu qu’il avait pris pour un brigand.

Pendant que M. de Rugès et M. de Traypi parlaient à Léon et lui faisaient honte de sa conduite, les enfants examinaient l’inconnu resté au milieu d’eux. Depuis qu’il avait apparu, Sophie le regardait avec une surprise mêlée d’émotion ; elle cherchait à recueillir ses souvenirs ; il lui semblait avoir déjà vu ce visage brûlé par le soleil, cette figure franche et honnête ; il lui semblait avoir entendu cette voix. L’homme, de son côté, après avoir regardé successivement les enfants, avait arrêté ses yeux sur Sophie ; l’étonnement se peignit sur son visage, et fit place à l’émotion.

« Mamzelle, dit-il enfin d’une voix un peu tremblante ; pardon, mamzelle ; mais n’êtes-vous pas mamzelle Sophie de Réan ?

— Oui, répondit Sophie, c’est moi ; je suis Sophie… Je crois aussi vous reconnaître, ajouta-t-elle en passant la main sur son front… Mais… il y a si… longtemps… si… longtemps… N’êtes-vous pas… le Normand ? ajouta-t-elle vivement. Oui, je me souviens… le Normand.

L’HOMME.

C’est bien moi, mamzelle. Et comment avez-vous échappé au naufrage ? Je vous croyais perdue avec votre papa.

SOPHIE, avec attendrissement.

Papa m’a sauvée, je ne sais plus comment. Je ne sais pas non plus ce qu’est devenu mon pauvre cousin Paul, qui était resté près du capitaine.

L’HOMME.

Oh ! mamzelle de Réan, que je suis donc heureux de vous retrouver ! Qui est-ce qui m’aurait dit que cette petite mamzelle Sophie, que je croyais au fond de la mer, était pleine de vie et de santé dans mon beau pays, dans ma chère Normandie ?

Les enfants étaient restés stupéfaits de cette reconnaissance de Sophie et de l’inconnu. Aucun d’eux ne savait son naufrage. Ils ne comprenaient pas non plus pourquoi cet homme l’appelait Mlle  de Réan. Ils ne la connaissaient que sous le nom de Fichini.

Léon paraissait très-honteux de ce qui s’était passé. Il osait à peine lever les yeux sur son père, qui le regardait d’un air froid et mécontent. Il fut donc très-satisfait de voir l’attention générale se reporter sur Sophie et sur l’inconnu. Sophie continua à interroger celui qu’elle appelait le Normand.

SOPHIE

Vous ne me dites pas ce qu’est devenu mon pauvre Paul ? a-t-il péri avec le vaisseau ?

L’HOMME.

Non, mamzelle de Réan. Quand le commandant vit que les chaloupes s’étaient éloignées, que beaucoup de monde avait péri, qu’il ne restait plus personne sur le bâtiment, il me gronda de ne pas m’être sauvé avec les autres. Je lui dis que je ne quitterais ni mon commandant ni mon bâtiment. Il me serra la main, regarda d’un air attendri votre petit cousin qui pleurait tout bas et se tenait collé contre lui. « À notre tour, mon Normand, me dit-il. Tâchons de nous tirer de là ; le bâtiment n’en a pas pour une heure. » Alors nous tînmes conseil ; ce ne fut pas long ; en dix minutes nous avions fait un radeau ; nous portâmes dessus tout ce que je pus ramasser de biscuit, d’eau fraîche et de provisions ; le commandant avait sa boussole, une hache passée à la ceinture. Nous mîmes à l’eau le radeau. Le commandant sauta dessus avec M. Paul dans ses bras ; je coupai la corde qui l’attachait au vaisseau ; il pouvait s’engloutir d’un moment à l’autre. J’avais mis des rames sur le radeau, et je me mis à ramer. Le commandant essuya une larme qui lui troublait la vue depuis qu’il avait abandonné le bâtiment. Il regarda autour de nous : on n’y reconnaissait rien ; il examina les étoiles qui commençaient à briller et parut content. « Nous ne sommes pas loin de terre, dit-il. Rame bien, mon Normand, mais pas trop fort, pour ne pas te fatiguer. Quand tu seras las, je te relèverai de faction. »

SOPHIE

Mais Paul, mon pauvre Paul, que faisait-il, que disait-il ?

L’HOMME.

Ma foi, mamzelle, je n’y faisais pas grande attention, faut dire ; je crois bien qu’il pleurait toujours. Le commandant le caressa, lui dit de rester bien tranquille, qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il fallait tâcher de dormir. Moi je ramais avec le commandant, et nous ramâmes si bien, que vers le jour le commandant cria : Terre ! Je sautai sur mes pieds, et je vis que nous approchions de ce qui me parut être une île. Nous abordâmes et nous trouvâmes un joli pays vert et boisé ; et c’est comme cela que le bon Dieu nous a sauvés.

SOPHIE

Mais Paul n’est donc pas mort ? Où est-il ? Qu’est-il devenu ?

L’HOMME.

Voilà ce que je ne puis vous dire, mamzelle. Les sauvages nous prirent et nous emmenèrent. Plus tard, ils emmenèrent le commandant et M. Paul d’un côté, et moi de l’autre. Je leur ai échappé, et j’ai bien cherché mon brave commandant, mais je n’en ai pas retrouvé de trace. Je ne sais ce que ces diables rouges en ont fait. Pour moi, je me suis sauvé ; j’ai vécu quatre ans dans les bois ; j’ai enfin été ramassé par un vaisseau anglais. Ces brigands m’ont ballotté pendant six mois avant de me mettre à terre ; ils m’ont enfin débarqué au Havre, et je suis revenu au pays pour y chercher ma femme et mon enfant ; je ne les ai plus retrouvés, et je continue à battre le pays pour tomber sur leur piste.

« Pauvre Paul ! » dit Sophie en s’essuyant les yeux.

M. de Rugès et M. de Traypi avaient écouté avec un grand intérêt le court récit du Normand. Pendant que ces messieurs l’interrogeaient sur ses aventures, les enfants entourèrent Sophie.

MARGUERITE.

Tu as donc fait naufrage ?

MADELEINE.

Ta maman et ton papa se sont noyés ? Comment, toi, as-tu été recueillie ?

JACQUES.

Qui est ce Paul dont tu parles ?

CAMILLE.

Comment ne nous as-tu jamais parlé de cela ?

LÉON.

Pourquoi cet homme t’appelle-t-il mademoiselle de Réan ?

JEAN.

Je ne savais pas que tu eusses été si malheureuse, ma pauvre Sophie.

Ils parlaient tous à la fois ; Sophie répondit à tous ensemble.

SOPHIE

Oui, j’ai été très-malheureuse. Je n’en ai jamais parlé, parce que papa et ma belle-mère m’avaient défendu de jamais leur rappeler le passé. J’ai fini par n’y plus penser moi-même et par l’oublier. J’avais à peine quatre ans, quand tout cela est arrivé.

LÉON.

Tu nous raconteras tout, bien en détail, n’est-ce pas, Sophie ? Cela nous amusera beaucoup.

JEAN.

Pas du tout, tu ne nous diras rien, ma pauvre Sophie ; tous ces souvenirs te feraient trop de peine.

SOPHIE

Merci, Jean ; mais il y a si longtemps que ces choses se sont passées, que je puis en parler sans tristesse. Tout en marchant, je vous raconterai ce dont je me souviens.

JEAN.

Pourquoi le Normand t’appelle-t-il mademoiselle de Réan ?

SOPHIE

Parce que c’était mon nom quand je suis née.

MARGUERITE.

Comment, quand tu es née ? Et comment as-tu pu changer de nom depuis ?

CAMILLE.

Attendez ! Je me souviens, en effet, que lorsque nous étions petites, nous allions chez toi ; tu avais ton papa et ta maman, qui s’appelaient M. et Mme  de Réan et puis un oncle et une tante, M. et Mme  d’Aubert ; le petit Paul d’Aubert était ton cousin[1].

SOPHIE

Précisément ; et, après trois ans d’absence, je suis revenue avec ma belle-mère, Mme  Fichini, et j’ai retrouvé Marguerite, que je ne connaissais pas et qui demeurait chez vous.

JACQUES.

Mais pourquoi t’appelles-tu Fichini ?

SOPHIE

Je ne sais pas bien ; je crois que papa a été en Amérique pour voir un ami d’enfance, M. Fichini, qui lui a laissé une grande fortune, à la condition qu’il prendrait son nom.

JACQUES.

C’est bien laid, Fichini ; j’aime bien mieux de Réan.

SOPHIE

Mais qu’est devenu mon pauvre Paul ? D’après ce que m’a dit le Normand, il est possible qu’il vive encore.

LÉON.

C’est impossible ; depuis cinq ans.

JEAN.

Ce n’est pas du tout impossible, puisque le Normand est revenu.

LÉON.

Le Normand n’est pas un enfant.

JEAN.

Mais Paul était avec le commandant.

LÉON.

Il est probable que les sauvages les ont mangés.

Sophie poussa un cri d’horreur.

« Tais-toi donc, Léon, dit Jean avec colère ; tu as l’air de chercher tout ce qui peut affliger davantage la pauvre Sophie.

LÉON, avec humeur.

On ne peut donc pas parler, maintenant ?

JEAN.

Non, on doit se taire, quand on n’a que des choses désagréables à dire.

Sophie pleurait ; Jacques l’embrassait et lançait à Léon des regards furieux. Camille, Madeleine, Marguerite et Jean consolaient et rassuraient de leur mieux Sophie, tout en regardant Léon d’un air de reproche.

Ils finirent par lui persuader que son cousin vivait et qu’il reviendrait bientôt. Léon restait à l’écart, regrettant ce qu’il avait dit, mais ne voulant pas le faire voir.

« Mes enfants, dit M. de Rugès, s’approchant d’eux très-ému, rentrons à la maison. Ne parlez pas à Mme  de Rosbourg de la rencontre que nous avons faite de ce brave homme. Je la préparerai à le voir.

CAMILLE.

Pourquoi cela, mon oncle ? est-ce qu’il connaît Mme  de Rosbourg ?

M. DE TRAYPI.

Cet homme est le nommé lecomte, employé à bord de la Sybille avec le commandant de Rosbourg et…

— Avec mon pauvre papa ! s’écria Marguerite.

Oh ! laissez-moi lui parler, lui demander des détails sur papa. »

Le Normand s’approcha, à un signe de M. de Traypi.

« Voici, lui dit-il, la fille de votre commandant.

— La fille de mon commandant, de mon cher, vénéré commandant ! » s’écria le Normand.

Et, saisissant Marguerite, il lui donna trois ou quatre gros baisers avant qu’elle eût le temps de se reconnaître.

« Pardon, mamzelle, dit-il en la posant à terre. C’est le premier mouvement, ça ; je n’en ai pas été maître. Mon pauvre commandant ! Si je pouvais lui donner ma place ! Serait-il heureux d’avoir une si gentille demoiselle !

— Vous aimiez donc bien mon pauvre papa ? lui dit Marguerite en essuyant ses yeux pleins de larmes.

LECOMTE.

Si je l’aimais ! si je l’aimais ! Ah ! mamzelle, j’aurais donné mon sang, ma vie pour mon brave commandant ! Et de penser que le bon Dieu l’avait sauvé, et que sans ces gredins de sauvages !…

— M. de Rugès a dit tout à l’heure que vous vous nommiez Lecomte, dit Marguerite, et vous-même vous disiez que vous cherchiez votre femme et votre enfant. N’avez-vous pas une fille qui s’appelle Lucie ?

LECOMTE.

Oui, mamzelle ; Lucie, qui doit avoir quatorze à quinze ans à présent. Est-ce que vous la connaîtriez par hasard ?

MADELEINE.

Mais alors elles sont ici dans le village ; ce sont elles qui demeurent dans la maison blanche.

À cette nouvelle inattendue, le Normand sembla fou de joie. Il se mit à courir en appelant sa femme et sa fille ; puis il songea qu’il ne connaissait pas le chemin du village ; il revint en courant, se jeta à genoux, ôta son chapeau, fit un signe de croix, se précipita vers Marguerite qu’il embrassa encore une fois, serra les mains de Sophie à la faire crier, supplia qu’on le menât à sa femme et à sa fille.

« Mon brave Lecomte, remettez-vous, soyez raisonnable, lui dit M. de Rugès. Si vous arrivez devant votre femme et devant Lucie sans qu’elles y soient préparées, le saisissement peut les tuer.

Songez que depuis cinq ans que dure votre absence, elles vous croient mort, et qu’il faut les préparer tout doucement à vous revoir.

LECOMTE.

C’est vrai, monsieur, c’est vrai ! Je suis fou, je suis bête, je n’ai plus ma tête. Mais quel bonheur, quel bonheur ! Que Dieu est bon et comme il récompense bien ma patience ! Depuis cinq ans, je lui demande matin et soir de me faire retrouver ma femme et ma fille. Et voilà qu’en un jour je les retrouve, avec la fille de mon commandant, et puis cette pauvre mamzelle de Réan… N’allons-nous pas nous mettre en route, messieurs, mesdemoiselles ? C’est que, voyez-vous, quand on a été cinq ans à demander les siens au bon Dieu et qu’on les sent si près, on ne tient plus en place. Je marcherais, je courrais comme un cerf. Il me semble que je ferais six lieues à l’heure.

— Partons, » répondirent ensemble MM. de Rugès, de Traypi et tous les enfants.

Les enfants marchèrent tous aussi vite que le leur permettaient leurs petites jambes. Le Normand, voyant la pauvre petite Marguerite rester en arrière, malgré les efforts de Jacques pour la soutenir et la faire marcher du même pas que les autres, la saisit dans ses bras et la porta ainsi jusqu’à l’entrée du village.

Camille et Madeleine racontaient à leurs cousins, tout en marchant, comment elles avaient trouvé dans cette même forêt du moulin une petite fille désolée, parce que sa maman était malade et mourait de faim ; comment Mme  de Rosbourg les avait secourues et établies dans la maison blanche du village[2], quand elle avait appris que le mari de cette femme, qui s’appelait Lecomte, avait été embarqué sur le bâtiment de M. de Rosbourg, et comment Lucie, qui était une excellente fille, travaillait pour faire vivre sa mère, que le chagrin avait affaiblie au point de la rendre incapable d’aucun travail suivi : elle filait et faisait du linge chez elle pendant que Lucie allait en journées pour coudre, repasser, savonner.

Quand on fut arrivé à l’entrée du village, à cent pas de la maison blanche, MM. de Rugès et de Traypi forcèrent Lecomte à s’arrêter ; les enfants restèrent près de lui pour le distraire et le retenir, pendant que ces messieurs allaient préparer la femme Lecomte au retour de son mari.

Lecomte attendait avec anxiété le retour de ces messieurs ; il répondait à peine aux questions des enfants, lorsqu’une jeune fille de quatorze à quinze ans se trouva près d’eux ; elle venait d’un chemin creux bordé d’une haie, qui aboutissait à celui où attendaient Lecomte et les enfants.

« Lucie ! s’écria Marguerite.

— Lucie, quelle Lucie ? demanda d’une voix basse et tremblante le pauvre Lecomte, qui croyait reconnaître sa fille et dont le visage était d’une pâleur effrayante.

– Bonjour, mesdemoiselles, bonjour, messieurs, dit Lucie faisant une révérence et les regardant tous avec surprise. Mon Dieu ! Qu’avez-vous donc ? ajouta-t-elle. Serait-il arrivé un malheur ? Vous avez tous l’air si effrayé que cela me fait peur. »

Camille fut la première à se remettre.

— Non, Lucie, il n’est rien arrivé de malheureux ; ne t’effraye pas, lui dit-elle.

— Mais pourquoi donc restez-vous tous sans me parler, avec un air tout drôle ? Apercevant Lecomte : Ah ! vous avez un étranger avec vous ? N’aurait-il pas besoin d’un verre de cidre et d’une croûte de pain ? Est-ce cela qui vous embarrasse ?

— Lucie ! » s’écria Lecomte d’une voix étranglée par l’émotion.

Lucie tressaillit, regarda l’étranger avec surprise ; elle rougit, pâlit.

— Non, dit-elle, ce n’est pas possible… Je crois reconnaître… Mais non, non… ce ne peut être… Serait-ce ?

— Ton père ! s’écria Lecomte en s’élançant vers elle et la saisissant dans ses bras.

— Mon père ! mon père ! répéta Lucie en se jetant à son cou. Ô mon père, quelle joie ! quel bonheur ! Mon père, mon cher, mon bien-aimé père ! »

Lucie versait des larmes de bonheur ; Lecomte pleurait en couvrant sa fille de baisers. Les enfants regardaient cette scène avec attendrissement. Lecomte ne pouvait se lasser de regarder, d’embrasser son enfant, que six années d’absence lui avaient rendue plus chère encore. Lucie était fort grandie et embellie, mais il lui trouvait le même visage.

« Je t’aurais reconnue entre mille, lui dit-il. Et moi, comment as-tu pu me reconnaître ?

LUCIE.

Mon bon père, vous n’êtes pas bien changé non plus. J’ai tant et si souvent pensé à vous ! C’est comme si vous étiez parti de la veille. »

Se souvenant tout à coup de sa mère :

« Ah ! ma pauvre mère ! Ne voilà-t-il pas que je l’oublie dans mon bonheur de vous revoir ! Vite, que je coure lui dire… »

Et Lucie allait s’élancer vers la maison blanche, mais son père lui saisit le bras, et la retenant fortement :

« Tu vas la tuer en lui apprenant mon retour sans ménagement. Ces messieurs y sont ; va voir si c’est bientôt fait et quand il me sera permis de serrer contre mon cœur ta mère, ma Lucie, ma chère femme, ma bonne et sainte femme, que j’ai bien pleurée, va. »

Lucie promit à son père d’être bien raisonnable, bien calme ; et courant de toutes ses forces vers la maison, elle y entra toute haletante, mais si joyeuse, si éclatante de bonheur, que sa mère la regarda avec surprise.

« Maman, chère maman, dit Lucie en se jetant à son cou, que je suis contente, que je suis heureuse !

— Contente ? heureuse ? Qu’y a-t-il donc ? »

Elle regarde avec inquiétude Lucie, qui ne peut retenir ses larmes, puis MM. de Rugès et de Traypi.

« Heureuse et tu pleures ? et ces messieurs me parlaient tout à l’heure de bonheur, de retour… de… Ah ! je crois comprendre !… On a des nouvelles !… des nouvelles… de ton père ! »

Lucie ne répondait pas ; elle embrassait sa mère, riait, pleurait.

FEMME LECOMTE.

Mais réponds, réponds donc… Messieurs, par pitié, dites-moi… Lucie, parle. Ton père ?…

– Est près de toi, ma femme, ma Françoise ! » s’écria Lecomte qui avait suivi Lucie.

Il s’était approché de la porte restée ouverte, il avait tout entendu, et, n’ayant pu contenir son impatience, il s’était élancé vers sa femme quand il la crut suffisamment préparée à le revoir. Il la saisit dans ses bras, et poussa un cri d’effroi en la voyant pâle et inanimée.

« Je l’ai tuée, je l’ai tuée cria-t-il. Messieurs, ma Lucie, faites-la revivre. Sot animal que je suis de n’avoir pu attendre quelques instants encore !

Mais aussi, c’était trop fort ! Savoir sa femme à deux pas de soi et ne pouvoir l’embrasser après six ans d’absence, c’est trop pour la force d’un homme… Ma Françoise, ma chère femme, reviens à toi ; regarde-moi, parle-moi. C’est moi, ton mari. »

Lucie faisait sentir du vinaigre à sa mère. M. de Rugès la fit étendre par terre, et lui jeta quelques gouttes d’eau au visage. Lecomte, à genoux près d’elle, soutenait sa tête dans ses mains ; Lucie, à genoux de l’autre côté, frottait de vinaigre les tempes de sa mère, et en mouillait ses lèvres.

Peu d’instants après, Françoise ouvrit les yeux, regarda Lucie, lui sourit, puis, se sentant soutenue du côté opposé, elle tourna la tête, regarda son mari, et, faisant un effort pour se soulever, se jeta à son cou et sanglota.

« Elle pleure, il n’y a plus de danger, dit M. de Rugès. Nous sommes inutiles maintenant. Laissons-les à leur bonheur ; la présence d’étrangers ne pourrait que les gêner. »

Et sans faire leurs adieux, ils sortirent de la maison blanche, fermant la porte après eux, et emmenant les enfants qui s’étaient groupés à l’entrée pour voir la scène de reconnaissance.

On parla peu au retour ; chacun était touché et attendri du bonheur de ces braves gens. Les évènements si inattendus de la journée avaient vivement impressionné les enfants ; la rencontre de Lecomte avait presque fait oublier la vanterie et la poltronnerie de Léon. Sophie cherchait à rappeler ses souvenirs pour les raconter à ses amis ; son naufrage, la perte de sa mère, de son oncle et de sa tante, de son cousin Paul qu’elle aimait comme un frère, les dangers qu’elle avait courus, le second mariage de son père suivi de si près de la mort de ce dernier protecteur de son enfance, les mauvais traitements de sa belle-mère, tous ces événements se représentèrent si vivement à son souvenir, qu’elle ne comprit pas comment elle avait pu les oublier et n’avait jamais éprouvé le désir d’en parler.

En approchant du château, MM. de Rugès et de Traypi recommandèrent encore aux enfants de ne pas parler à Mme  de Rosbourg du retour de Lecomte, avant qu’ils le lui eussent appris eux-mêmes avec ménagement, de crainte du saisissement que pouvait occasionner cette espérance.

« Car, dit M. de Traypi, il est très-possible que M. de Rosbourg et Paul aient pu s’échapper de leur côté comme l’a fait Lecomte. D’après le peu qu’il m’a raconté, les sauvages qui les ont pris ne sont pas féroces, et ils sont heureux de pouvoir enlever des Européens qui leur apprennent beaucoup de choses utiles à leur vie sauvage. »

Les enfants promirent de ne rien dire qui pût attrister ou émouvoir Mme  de Rosbourg, et ils rentrèrent chez eux, Léon heureux d’échapper aux reproches de son père, tous les autres fort préoccupés des espérances que devait éveiller le retour de Lecomte.


  1. Voyez les Malheurs de Sophie, du même auteur.
  2. Voyez les Petites filles modèles, du même auteur.