Les Vaillantes/I/2

La bibliothèque libre.
Marc Imhaus et René Chapelot (p. 31-42).

CHAPITRE II


La mobilisation féminine. — Les Femmes au Village.


Les aspirations généreuses des femmes françaises, leur ardent désir de servir le pays, la compétence que de longues années d’exercice leur avaient acquise en divers métiers ou professions presqu’à l’égal de leurs frères, tous ces précieux éléments de force n’ont pas été de suite utilisés. C’est seulement au milieu de la deuxième année de guerre que les femmes rendirent tous les services que l’on pouvait attendre de leur patriotisme et de leur énergie.

C’est que, comme l’ont regretté plusieurs femmes de bon sens, aucune organisation d’ensemble n’est venue assigner à chaque femme, comme à chaque homme, sa tâche particulière dans l’immense effort collectif. Ni Mme  Marguerite Durand, demandant dans les congrès féministes un service militaire auxiliaire qui préparerait les femmes aux éventualités d’une guerre toujours possible, ni Mme  Dieulafoy consacrant les loisirs de sa belle carrière à de persistantes campagnes pour la Femme à l’armée n’ont été entendues et l’exemple donné par les femmes serbes et bulgares qui, dans les deux guerres balkaniques ont, spontanément ou sur des ordres d’en haut, à la campagne comme à la ville, dans les travaux des champs, les administrations publiques, les entreprises de transport, pris la place de leurs maris, n’a pas justifié leur thèse, personne en France ne pensant avoir l’occasion de renouveler pareille expérience.

Au début de la grande crise seulement on s’aperçoit que les femmes constituent une réserve de forces indispensable. Le 30 juillet 1914 un écrivain de talent, Mme  Jack de Bussy esquisse l’organisation d’une Ligue des enrôlées françaises « ligue ayant pour but de suppléer aux vides laissés par les hommes partis pour la défense nationale ». Il s’agit de recueillir, par voie d’affiche et par la presse des offres d’emploi, émanant de femmes, de faire le recensement et le classement des bonnes volontés.

Comme le dit avec beaucoup de précision sa fondatrice, il ne s’agit pas de faire double emploi avec la Croix Rouge puisqu’on n’envisage pas les blessés.

Voici d’ailleurs le texte de l’affiche :

Ligue des Enrôlées Françaises.
Fondée 30 Juillet 1914.

Ligue ayant pour but de suppléer aux vides laissés par les hommes partis pour la Défense Nationale.

Aucune idée féministe ne doit entrer dans cette Ligue, de même n’a-t-elle aucun rapport avec la Croix-Rouge puisqu’elle n’envisage pas les blessés, mais les forces actives et journalières dans tous leurs emplois.

Toutes les bonnes volontés sont admises. Un classement par métier, capacités physiques et intellectuelles sera le point de départ des postes qui pourront être confiés aux énergies offertes.

La Ligue ne peut s’engager par elle-même à donner des emplois, ni argent, ni aliments mais usera de son influence pour que ce but soit atteint.

Les listes une fois dressées portant nom, prénom, lieu de naissance, âge, profession des Enrôlées seront portées au gouvernement en corps silencieux et fiers avec ces seuls mots :

Nous voici, disposez des Enrôlées Françaises.

Vice-présidente fondatrice de

La Ligue des Enrôlées Françaises.

Jack de Bussy
femme de Lettres.
9, rue Rataud.

L’idée semblait pratique et susceptible de féconds développements. Comme la plupart des idées neuves elle eut peu de succès : Indifférence de l’opinion, silence de la grande presse, abstention des pouvoirs publics, ne permirent pas à Mme  de Bussy de suivre son œuvre. Le départ de sa fondatrice pour l’un des hôpitaux de la Croix-Rouge termina sa vie éphémère.

Cependant le 4 août, M. Viviani que des années de féminisme militant ont convaincu du rôle éminent de la femme s’adresse ainsi aux femmes françaises :

Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes, laisse les travaux des champs interrompus ; la moisson est inachevée ; le temps des vendanges est proche. Au nom du gouvernement de la République, au nom de la nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance, à celle des enfants que leur âge seul, et non leur courage, dérobe au combat.

Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année prochaine. Vous ne pouvez pas rendre à la patrie un plus grand service.

Ce n’est pas pour vous, c’est pour elle que je m’adresse à votre cœur.

Il faut sauvegarder votre subsistance, l’approvisionnement des populations urbaines, et surtout l’approvisionnement de ceux qui défendent la frontière, avec l’indépendance du pays, la civilisation et le droit.

Debout, donc, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie ! Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés !

Il n’y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! à l’action ! à l’œuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde. Vive la République ! Vive la France !

L’appel est conçu dans le même esprit, mais avec un but plus immédiat.

Au même moment les diverses sociétés féministes et particulièrement l’Union Française pour le suffrage des femmes adressent à leurs membres des proclamations. Elles leur demandent de se faire auprès de toutes les femmes de France les interprètes de quelques-unes de leurs grandes idées. Il s’agit de soutenir le moral de ceux qui vont partir à la frontière, puis de les remplacer dans les travaux agricoles et industriels.

Un peu plus tard enfin, les journaux féministes, la Française et la Vie Féminine assignent à l’activité des femmes un but plus restreint.

« Servir l’armée qui sert pour nous, maintenir la vie sociale et préparer pour l’heure attendue sa pleine reconstitution, la tâche est immense et minutieuse. Elle veut d’innombrables et patients concours. Aucune femme digne de ce nom n’en doit rester dehors ». Il faut que la femme « emploie son argent, son influence, ses dons innés de dévouement et de pitié pour réparer les ruines et les misères, pour essuyer les larmes, pour adoucir les deuils ».

En somme nulle organisation d’ensemble qui puisse au début, canaliser les bonnes volontés féminines. La mobilisation des femmes s’est faite peu à peu, empiriquement, à mesure qu’une guerre prolongée au delà de toute prévision nécessitait de nouveaux appels d’hommes et créait des besoins économiques plus considérables chaque jour.

Naturellement le remplacement des hommes par des femmes s’est fait à la campagne de suite et spontanément. Les femmes ont déjà l’habitude de vaquer comme leurs maris aux travaux des champs et un fait qui s’impose avec l’évidence de la nécessité : les épis murs veulent être moissonnés. Bientôt les grappes gonflées chanteront la chanson, jadis joyeuse, des vendanges.

Et partout les femmes se mettent courageusement à l’œuvre.

Il est impossible encore de poser un tableau d’ensemble de la merveilleuse activité des paysannes françaises. Les enquêtes et statistiques sont encore trop incomplètes. Mais depuis août 1914, chaque jour nous arrivent des témoignages nouveaux de leur tranquille courage et de leur zèle fécond.

Voici les riches régions qui environnent la capitale. Aussitôt les hommes partis, les femmes d’un commun accord, ont pris en main leur tâche. « Elles s’aidèrent entre elles », dit le maire d’un village briard, et surent réaliser d’elles-mêmes la division du travail. « Celles qui avaient un cheval le prêtèrent aux moins fortunées, les plus fortes prirent la fourche et chargèrent les voitures, les moins robustes s’occupèrent des greniers. »

Et la moisson fut faite, le blé et les avoines battus, le foin dressé en meules les betteraves arrachées pour les sucreries et le bétail, le fourrage et les légumes rentrés. Les fermières dirigent les travaux ; fermières et « ouvrières agricoles » conduisent elles-mêmes la charrue. Ici c’est une femme de soixante ans qui laboure elle-même son champ pour ses deux fils et son gendre ; là, deux fillettes de quatorze et seize ans qui depuis deux années ont assumé la direction et l’exploitation d’un vaste domaine, doté des derniers perfectionnements de l’agriculture scientifique.

Ailleurs les femmes se sont faites maraîchères et remplacent leurs maris dans le dur travail d’approvisionnement des marchés parisiens.

En Bourgogne, en Bretagne, ceux qui vécurent à la campagne au début de la guerre ont constaté que partout les travaux agricoles s’étaient effectués comme en temps normal. Une fermière de Saône-et-Loire restée seule avec trois jeunes enfants, a, m’écrit un témoin oculaire, assumé seule la responsabilité de tous les gros travaux « moisson, battage, arrachage des pommes de terre, récolte des légumes, soins aux animaux, traite des vaches et des chèvres, soin du laitage, vente des produits. » Est-ce que vous croyez, ajoute ma correspondante que cette vie n’est pas au moins aussi rude — sinon dangereuse — que celle du soldat dans les tranchées et de l’infirmière à l’hôpital ?

Dans la même région, les femmes ont fait une fois, deux fois la vendange. « La Vie Féminine les a vues à l’œuvre à la taille, en culottes, au dur travail du sulfatage, plus tard à la vendange, au pressoir, même tonnelières, ce qui est exceptionnel. »

Le territoire de Belfort se trouvait dans une situation spéciale par suite de la réquisition de tous les hommes valides de 16 à 60 ans et de tous les attelages par les travaux du camp retranché.

Cependant, dit un rapport du Ministère de l’Agriculture, trois mille hectares ont pu être ensemencés en blé. Cette superficie n’est inférieure à celle de l’an dernier que de 300 hectares ; mais il était matériellement impossible d’ensemencer une partie des champs situés dans les villages frontières.

Jusque dans les régions voisines du front où le grondement de l’artillerie résonne sans cesse, où, non loin, les projectiles éclatent, où les tauben passent, les champs ont été ensemencés et la moisson faite par des femmes qu’encourage la présence de nos héros.

Dans nos colonies, même spectacle. En Algérie, une famille habite en plein bled à 10 kilomètres de tout village. Le mari part laissant sa femme avec trois jeunes enfants. « Affolée, elle pense d’abord à traiter avec un entrepreneur pour le battage des grains. » Celui-ci ne voit qu’une jeune femme sans défense à exploiter. Il pose des conditions inacceptables. Alors la jeune femme se décide à surveiller elle-même le battage « passant comme les ouvriers de longues journées en plein soleil. » Puis, c’est la rentrée des grains, leur vente, leur expédition, enfin les labours et les semailles. Même, de nouvelles terres sont mises en culture. Grâce à l’énergie d’une femme, imitée sans doute par bien d’autres, l’œuvre de colonisation se poursuit sur la terre d’Afrique.

Justice a été rendue à l’effort féminin. Tous ont reconnu sa valeur patriotique et sa beauté et les femmes, même en remplaçant les hommes, n’ont pas semblé sortir de leur rôle. Nulle jalousie chez les cultivateurs lorsque, permissionnaires ou réformés retournant aux champs trouvent le travail aussi bien fait que par eux-mêmes et déclarent que « les femmes ont été admirables ». Nulle réticence chez les journalistes alliés qui ont pu voir des provinces entières mises en valeur par des bras féminins.

Et les hommages officiels, qu’ils émanent des Ministres, du Conseil supérieur ou de l’Académie d’agriculture, du Bulletin des Armées, viennent couronner la gloire des « agricultrices françaises ». Il faut s’incliner a dit M. Clémentel « devant ces paysannes…, qui restées seules au foyer pour assurer là vie de famille, savent trouver miraculeusement en elles le courage et la force d’accomplir les devoirs des absents et leurs plus rudes travaux ».

À côté de celles qui cultivent le blé, celles qui ont pétri le pain. Aussi bien que les agricultrices, les boulangères ont mérité de la patrie. Comme l’a dit la Présidente de leur ligue : « Nos maris sont mobilisés, nous nous considérons comme mobilisées également, comme des soldats, au feu de nos fournils ». À la ville cependant où l’on trouve encore des ouvriers, la tâche, bien que rude, n’a pas été au-dessus des forces féminines. Mais dans certains petits villages on a vu des femmes exécuter tous les travaux.

Tel est le cas de la boulangerie de Faux Fresnay qui raconte à un journaliste comment, placée sur la route suivie en septembre 1914, par les évacués du Nord et nos soldats en retraite, elle affronta pour eux le dur travail du four et du pétrin.

 » C’était pendant la bataille de la Marne, les Allemands étaient à Connantre, et l’on avait évacué les environs. Je suis restée seule avec ma mère, espérant par ma présence sauver ma maison du pillage. Tout le monde s’enfuyait, ne voulant pas subir les horreurs de l’invasion.

 » À partir du 4 septembre, ce fut un défilé incessant d’émigrés qui passaient par milliers et de soldats blessés qui cherchaient à rejoindre leurs camarades.

 » La plupart n’avaient pas mangé depuis quatre jours et demandaient du pain.

 » Alors, je suis descendue au fournil pour rallumer le four et essayer de travailler comme je l’avais vu faire si souvent à mon mari.

 » Aidée de ma vieille mère, nuit et jour, sans arrêt, pendant que la bataille faisait rage, nous avons fait du pain.

 » Le premier soir, brisée de fatigue, je pleurais, exténuée, dans un coin du fournil. Mais les malheureux défilaient toujours plus nombreux, arrachant du four les miches brûlantes, avant que la cuisson fût complète.

 » Par malheur, le lendemain matin, le mécanisme du pétrin se détraqua. Un médecin-major qui se trouvait là, voyant notre détresse, répara tant bien que mal la machine et la transforma en pétrin à bras. Le travail est plus fatigant, mais les fournées sont assurées.

 » Jusqu’au 8 septembre, nous ne quittons pas le fournil, ne prenant pas, ma mère et moi, un seul instant pour dormir, et lorsque nous apprîmes la victoire de la Marne, nous crûmes mourir de joie : nous nous embrassions en sanglotant.

 » Depuis j’ai continué, et voilà bientôt deux ans que nous alimentons Faux-Fresnay et les communes avoisinantes, fournissant régulièrement deux cents clients. Nous commençons à faire le pain à deux heures du matin, nous pétrissons journellement deux sacs de farine. À midi, nous déjeunons vivement, ma mère et moi, et nous partons jusqu’à sept heures du soir faire les livraisons.

 » En rentrant, nous pansons le cheval et nous fendons le bois.

 » Maintenant nous sommes habituées à ce dur métier, nous n’avons jamais été malades un seul instant.

 » Vous voyez madame que c’est une chose bien simple. »

La boulangère de Faux Fresnay a connu par chance les honneurs de la grande presse ; combien d’autres seront toujours ignorées, ayant accompli une tâche à leurs propres yeux comme à ceux des leurs si naturelles qu’il n’y a même pas lieu d’en parler.

Les enquêtes ou observations faites dans tel petit village pris au hasard en un coin de France montrent l’activité féminine partout appliquée.

Auprès de Paris, dans un village sis au bord de la Seine, d’où sont partis tous les hommes valides, on a pu admirer l’endurance de la femme du passeur, qui, dès l’aube descend sur la berge humide et peine de toutes ses forces, de toute son énergie pour manier le bac chargé de lourdes voitures.

Dans l’Aube, on a vu à l’œuvre des cordonnières, des barbières, des chauffeuses de calorifères et de machines.

À Plancoët (Côtes-du-Nord) si la guerre, écrit une féministe, a jeté comme partout une grande perturbation du moins la vie ne s’est-elle pas interrompue. « Aucun commerce n’a été fermé ; le pain a été pétri, les bêtes ont été abattues par des apprentis sous la direction des bouchères et des boulangères ; l’usine électrique a continué à fournir de la lumière, dirigée par la femme de l’ingénieur, avec des ouvriers de rencontre ; la femme du tailleur a continué à servir sa clientèle et celle du pharmacien a fait de même. En l’absence totale de médecins, pendant deux mois, des femmes expérimentées ont aidé la venue au monde des nouveau-nés ». Ainsi constate notre féministe, si l’on en excepté la coupe et l’émondage des bois, tous les travaux habituels se sont faits.

Dans maint autre village la femme tient l’unique boutique, épicerie, fruiterie, mercerie à la fois et, levée avant l’aube, toujours sur pied pour servir la clientèle, remplit la journée de travail de deux ou trois personnes.

Dans les régions industrielles les femmes ont agi de même. Dans nos provinces de l’Ile-de-France et de Champagne, aux environs de Coulommiers, par exemple, les femmes ont immédiatement remplacé les hommes dans les sucreries, sans protester contre l’attribution de salaires inférieurs.

Un commerçant de Paris possédait dans la Drôme, le Gard et l’Ardèche, d’importants établissements textiles. Mobilisé comme tout son personnel, il demanda à 1 500 femmes, épouses de ses ouvriers ou employés, de les remplacer, tant pour la main-d’œuvre que pour la direction. Les femmes acceptèrent d’enthousiasme et, de témoignage même de l’intéressé, le rendement fut parfait à tous points de vue.

Aussi, paysannes et villageoises ont fait partout du féminisme sans le savoir ; paysans et villageois l’ont accepté sans nulle jalousie mais, au contraire, avec reconnaissance, comme permettant la sauvegarde de leurs intérêts essentiels et s’imposant, d’ailleurs, avec une évidence telle que toute discussion, toute hésitation même était superflue.