Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Ménédème (Théopropides)

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MÉNÉDÈME.

Ménédème, philosophe de la secte de Phédon, était fils de Clisthène, qui descendait de la famille de Théopropides et était illustre par sa naissance, mais architecte et pauvre; d’autres disent que le père de Ménédème s’occupait encore à coudre des tentes, et qu’il apprit lui-même cette profession, aussi bien que celle d’architecte; et cela fut cause qu’ayant proposé un décret au peuple, une nommé Alexinius le blâma, en disant qu’il ne convenait au sage ni de faire des tentes ni de proposer des décrets. Ayant été envoyé par les Érétriens à Mégare, il alla à l’académie de Platon, qui n’eut pas de peine à lui persuader de quitter les armes pour l’étude. Il se laissa ensuite attirer par Asclépiade le Phliasien, qui l’arrêta à Mégare, et ils s’attachèrent tous les deux à Stilpon. De là, passant à Élis, ils firent société avec Anchipylle et Mosehus, deux disciples de Phédon, dont les sectateurs s’appelaient encore éléens, comme nous l’avons remarqué ailleurs; dans la suite ils furent nommés érétriens, d’Érétrie, la patrie du philosophe dont nous parlons.

Ménédème avait beaucoup de gravité, ce qui donna occasion à Cratès de plaisanter sur son sujet, en se servant de ces termes : Asclépiade de Phliasia et le taureau d’Érétrie, Timon le censure aussi de l’air sérieux qu’il affectait, et de la rudesse de ses railleries. Il inspirait tant de retenue par sa gravité, qu’Euriloque de Cassandrie n’osa obéir à Antigone qui l’avait mandé avec Cléippide, jeune homme de Cyzique, de crainte que Ménédème n’en fût instruit, parcequ’il reprenait avec beaucoup de hauteur et de franchise. Un jour qu’il entendait un jeune homme parler avec insolence, il ne dit rien; mais ayant ramassé une petite branche, il traça sur le pavé une figure honteuse qui fixa les regards des assistants; et le jeune homme, comprenant que cet affront le regardait, se retira. Hiériocle, revenant avec lui du Pirée au temple d’Amphiaraüs, lui parlait beaucoup de la destruction d’Érétrie; il répondit seulement, en lui demandant pourquoi il souffrait qu’Antigone le déshonorât? Entendant un adultère qui se réjouissait de son crime, il lui dit : Ne sais-tu pas que le raifort est aussi bon que le chou? Un jeune garçon criant avec beaucoup de force, il lui dit : Prends garde qu’il n’y ait derrière toi quelque chose à quoi tu ne penses pas. Antigone lui ayant fait demander s’il lui conseillait d’assister à un festin dissolu, il lui fit dire seulement qu’il se souvînt qu’il était fils de roi. Un homme de peu d’esprit l’étourdissait par des discours hors de saison : Avez-vous une métairie? interrompt-il. Oui, répondit l’autre, et de grands biens. Continuez reprit, Ménédème, et ayez soin, de peur qu’en les négligeant il ne vous arrive de les perdre avec une honnête simplicité. Un autre lui demanda s’il convenait au sage de se marier. Que vous semble, demanda-t-il à son tour, suis-je sage? Et ayant reçu pour réponse qu’oui, il ajouta : et je suis marié. On disait en sa présence qu’il y a plusieurs sortes de biens. Quel en est le nombre? dit-il. Croyez-vous qu’il y en ait plus de cent? Il n’aimait point la somptuosité dans les repas, et il aurait voulu corriger de ce défaut ceux qui l’invitaient à leur table. S’étant trouvé un jour à un repas de ce genre, il ne dit rien; mais il en blâma tacitement la profusion, en ne mangeant que des olives.

Sa franchise faillit à le perdre, en Cypre, Chez Nicocréon, lui et son ami Asclépiade. Ce prince les ayant invités avec d’autres philosophes à la fête qui se célébrait tous les mois, Ménédème dit que, si ces conviés formaient une compagnie honorable, il fallait renouveler la fête tous les jours; sinon que c’tait même trop d’une fois. Le tyran répondit qu’il avait coutume de donner ce jour à la conversation avec les philosophes. Ménédème persista dans son opinion, et fit voir que la conversation des sages était utile en tout temps comme les sacrifices, et poussa la chose si loin, que, si un trompette ne les eût avertis de leur départ, il auraient peut-être laissé la vie en Cypre; on ajoute que, quand ils furent sur la mer, Asclépiade dit que les airs doux du trompette les avaient sauvés, et que la hardiesse de Ménédème les avait perdus.

On dit qu’il enseignait simplement, et qu’on ne remarquait autour de lui aucun des arrangements ordinaires dans les écoles. Il n’y avait ni bancs, ni sièges disposés en rond; mais chacun écoutait ses leçons, selon qu’il trouvait place, assis ou debout. On rapporte cependant que Ménédème était timide et glorieux, jusque là que, dans les commencements de sa liaison avec Asclépiade, comme ils aidaient conjointement à bâtir une maison et que son ami portait tout nu du mortier au toit, il se cachait lorsqu’il apercevait un passant, de peut de partager le déshonneur. Quand il fut parvenu au maniement des affaires de la république, il était si craintif et si distrait, qu’une fois, au lieu de poser l’encens dans l’encensoir, il le mit à côté. Cratès l’ayant blâmé de s’être chargé du gouvernement, Ménédème ordonna qu’on le conduisit en prison; sur quoi le cynique, en le regardant fixement, lui reprocha qu’il s’érigeait en nouvel Agamemnon et en gouverneur de la ville.

Ménédème avait du penchant à la superstition : un jour qu’il était dans une auberge avec son ami, on leur servit de la viande d’une bête morte d’elle-même; l’ayant remarqué, le cœur lui en souleva et il pâlit. Asclépiade l’en reprit et lui dit : Ce n’est pas la viande qui vous fait du mal, c’est l’idée que vous en avez. A cela près, Ménédème avait l’ame grande et généreuse; quant à sa complexion, quoique déjà vieux, il était aussi vigoureux que dans sa jeunesse et aussi ferme qu’un athlète. Il avait le teint basané, de l’embonpoint, et la taille médiocre : témoin sa statue qu’on voit encore dans l’ancien stade d’Érétrie, et où il est représenté si découvert qu’il semble que le sculpteur ait voulu qu’on pût remarquer presque toutes les parties de son corps.

Il remplissait tous les devoir de l’amitié envers ceux qu’il avait choisis pour amis : et comme Érétrie était une ville malsaine, il donnait quelquefois des repas dans lesquels il s’égayait avec des poëtes et des musiciens. Il aimait beaucoup Aratus, Lycophon, poëte tragique, et Antagore de Rhodes; mais Homère plus que tous les autres. Après ceux-ci, il faisait cas des poëtes lyriques et estimait Sophocle. Entre les satiriques, il aimait Achée, après Eschyle, à qui il donnait le premier rang. De là vient qu’il citait ces vers contre ceux qui pensaient autrement que lui sur le gouvernement de la république :

Autrefois l’animal le plus léger fut surpris par le plus pesant, et la tortue devança l’aigle.

Cela est tiré d’Omphale, ouvrage satirique d’Achée. Ainsi on se trompe de croire que Ménédème n’a lu que la Médée d’Euripide, qui est insérée dans les poésies de Néophron de Sycione.

Il n’estimait point Platon, Xénocrate, ni Parébate de Cyrène; mais il admirait beaucoup Stilpon; et étant interrogé sur le mérite de ce philosophe, il n’en dit pas autre chose que ces mots : C’est une homme d’un bon naturel. Il employait des expressions si obscures, qu’on avait de la peine à les entendre, et il étudiait ce qu’il disait avec tant de soin, qu’il était difficile de disputer avec lui; il traitait toutes sortes de sujets et avait la parole aisée. Antisthène, dans ses Successions, dit qu’il était plein de force et d’ardeur dans les assemblées publiques et dans ses harangues. Il faisait ordinairement des arguments courts, comme par exemple celui-ci : « Deux choses différentes ne sont pas les mêmes : or l’utile est autre chose que le bien : donc le bien n’est point utile. » Il rejetait les propositions négatives et n’admettait que les affirmatives, approuvant surtout les simples, et condamnant les autres, qu’il appelait conjointes et complexes. Héraclide dit qu’il suivait les opinions de Platon, excepté qu’il n’estimait point la dialectique; ce qui fut cause qu’Alexinus lui demanda s’il continuait de battre son père à quoi il répondit : Je n’ai ni commencé ni cessé de le faire. Expliquez cette ambiguité, reprit Alexinus, et dites oui ou non. Il serait absurde, réplique Ménédème, qu’on obéit à vos lois, tandis qu’il est permis de violer celles de Pyles[1]. Il dit à Bion, qui recherchait les devins, qu’il égorgeait les morts. Entendant dire à un autre que le souverain bien consistait à parvenir à la possession du tout ce qu’on désirait, il dit qu’il savait un bonheur plus grand encore : c’est de ne désirer que ce qu’on doit. Selon Antigone de Caryste, il n’a rien écrit ni composé, et n’a été l’auteur d’aucun dogme; il ajoute qu’il était si ardent dans la dispute, qu’on le remarquait dans ses yeux. Cependant, quoiqu’il fût tel dans ses discours, il était fort modéré dans ses actions; et quoiqu’il se moquât d’Alexinus, il lui rendit service, en conduisant de Delphes à Chalcis la femme de ce philosophe, qui craignait les dangers de la route.

Il avait beaucoup de goût pour l’amitié, comme le prouve celle qu’il eut pour Asclépiade, qui égala celle de Pylade et d’Oreste. Il était moins âgé que son ami, de sorte qu’on appelait Asclépiade le poëte, et Ménédème l’acteur. Archépolis leur ayant fait compter trois mille pièces, chacun d’eux s’obstina à na pas être le premier à les accepter; de sorte qu’ils les refusèrent tous deux. On dit qu’il se marièrent tous deux dans la même famille, Ménédème à la mère, et Asclépiade à la fille. On ajoute que celui-ci ayant perdu sa femme, prit celle de Ménédème, qui en épousa une autre plus riche, après qu’il fut entré dans les charges de l’état. Cependant, comme ils vivaient en commun, Ménédème remit le soin du ménage à sa première femme. Asclépiade mourut le premier à Érétrie, dans un âge avancé, effet de la frugalité dans laquelle il vécut avec Ménédème, quoique dans l’abondance. On dit que, quelque temps après, un ami d’Asclépiade étant venu à un repas chez Ménédème, les domestiques lui fermèrent la porte; mais Ménédème le fit entrer, en disant qu’Asclépiade devait avoir chez lui la même autorité qu’il y avait pendant sa vie. Ces deux amis eurent deux protecteurs, Hipponicus de Macédoine et Agétor de Lamia; celui-ci leur fut présent à chacun de tente mines, et Hipponicus donna deux milles drachmes à Ménédème pour doter ses filles; il en avait trois d’Orope sa femme, à ce que dit Héraclide.

Voici comment il réglait les repas qu’il donnait à ses amis. Il dînait d’abord avec deux ou trois personnes jusqu’à la fin du jour. Ensuite il faisait appeler ceux qui étaient venus, et qui avaient eux-mêmes aussi mangé : de sorte que si quelqu’un arrivait avant le temps, il s’informait, en se promenant, de ceux qui sortaient, de ce qu’on avait servi sur la table, et comment elle était en ce temps-là. Lors donc qu’il n’y avait qu’un plat de petites herbes ou de poisson salé, on se retirait ; mais s’il y avait de la viande, en entrait. Pendant l’été, les lis étaient couverts de nattes, et pendant l’hiver de peaux. Chacun devait se fournir d’un coussin pour s’appuyer. Le gobelet dans lequel on buvait à la ronde n’était pas grand ; les desserts consistaient en fèves et en pois, quelquefois en pore, en grenades, et souvent en figues, selon les saisons. Nous apprenons tout cela de Lycophron dans ses satires intitulées Ménédème, où, faisant l’éloge de ce philosophe, il dit, entre autres choses, que « le vin s’y voit à petite mesure, et que c’est l’érudition qui est le dessert des sages. »

Ménédème essuya d’abord beaucoup de mépris ; les Érétriens le traitant de chien et de visionnaire, mais dans la suite ils l’estimèrent tant, qu’ils lui confièrent l’administration de leur ville. Il reçut beaucoup d’honneur de Ptolomée et de Lysimaque dans les ambassades dont il fut chargé auprès d’eux. Étant envoyé auprès de Démétrius, la ville lui payait deux cents talents d’appointements ; mais il en fit retrancher cinquante. Ayant été accusé auprès de Démétrius d’avoir fait un complot pour livrer la ville à Ptolomée, il se purgea de cette calomnie par une lettre dont voici le commencement :

MÉNÉDÈME AU ROI DÉMÉTRIUS, SALUT.

« J’apprends qu’on vous a fait des rapports sur mon sujet, » et ce qui suit. Par cette lettre il l’avertit d’être sur ses gardes contre un de ses ennemis nommé Eschyle.

Au reste, il est certain qu’il se chargera malgré lui de cette négociation, qui regardait la ville d’Orope, comme le rapporte Euphante dans ses Histoires. Antigone avait beaucoup d’amitié pour ce philosophe, et se glorifiait d’être son disciple; ce prince ayant mis en déroute des nations barbares près de Lysimachie, Ménédème fit à sa louage un décret simple et sans flatterie, sont le commencement était : « En conséquence des témoignages rendus par les généraux d’armée et les principaux membres du conseil, que le roi Antigone est rentré victorieux dans ses états, après avoir dompté des peuples barbares, et qu’il gouverne son royaume raisonnablement, le sénat et le peuple ont trouvé bon d’ordonner, » et ce qui suit. Ces égards qu’il avait pour Antigone le rendirent suspect. Aristodème l’accusa de trahison, ce qui lui fit prendre le parti de se retirer à Orope, où il demeura dans le temple d’Amphiaraüs, jusqu’à ce que les vases d’or du temple s’étant trouvés perdus, comme le rapporte Hermippe, les Béotiens lui enjoignirent de se retirer. Il obéit avec douleur, et étant retourné secrètement dans sa patrie, il en emmena sa femme et ses filles, et se réfugia auprès d’Antigone, où il mourut de tristesse. Héraclide en parle tout différemment : il dit que Ménédème, tant le premier du sénat d’Érétrie, la préserva plusieurs fois de la tyrannie, en étudiant les efforts de ceux qui voulaient la livrer à Démétrius : qu’il fut faussement chargé d’avoir voulu la trahir pour les intérêts d’Antigone; qu’il alla même trouver ce roi, pour l’engager à affranchir sa patrie de servitude; et que, n’ayant pu l’y engager, il se priva de nourriture pendant sept jours, au bout desquels il mourut. Ce récit d’Héraclide est conforme à celui d’Antigone de Caryste.

Persée fut le seul contre qui Ménédème eut toujours de la haine parcequ’Antigone ayant voulu par considération pour Ménédème rétablir l’état républicain dans Érétrie, Persée l’en empêcha; c’est pour cela que Ménédème, s’emportant dans un festin contre Persée, se servit, entre autres, de ces termes : « Il peut bien être philosophe, mais il est le plus méchant des hommes qui furent et seront jamais sur la terre. » Héraclide dit qu’il mourut dans la soixante-quatorzième année de son âge. J’ai fait cette épitaphe pour lui :

Ménédème, ton amour pour Érétrie t’engage a faire une entreprise qui cause la mort; trop faible pour y réussir et pour supporter le malheur de la manquer, tu refuses tout aliment à ton corps et tu meurs le septième jour.

Nous avons parcouru les vies des philosophes qui ont suivi les dogmes de Socrate; nous allons décrire à présent celle de Platon, qui fonda l’académie, et parler de ceux de ses disciples qui se sont fait un nom dans le monde.

  1. C’est-à-dire celles des amphictyons, qui s’assemblaient aux Thermopyles, que par abréviation on appelait aussi Pyles. Voyez le Thrésor d’Estienne.