Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Pythagore

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PYTHAGORE.

Après avoir parlé de la philosophie ionique, qui dut son commencement à Thalès, et des hommes célèbres qu’elle a produits, venons à la secte italique, dont Pythagore fut le fondateur. Hermippe le dit fils de Mnésarque, graveur de cachets ; Aristoxène le fait naître Tyrrhénien, dans l’une des îles dont les Athéniens se mirent en possession lorsqu’ils en eurent chassé les Tyrrhéniens ; quelques uns lui donnent Marmacus pour père ; pour aïeul, Hippasus, fils d’Eutyphron ; et pour bisaïeul, Cléonyme, fugitif de Phlionte. Ils ajoutent que Marmacus demeurait à Samos ; que, pour cette raison, Pythagore fut surnommé Samien ; qu’étant venu de là à Lesbos, Zoïle, son oncle paternel, le recommanda à Phérécyde ; qu’il y fabriqua trois coupes d’argent, et qu’il en fit présent à chacun des trois prêtres d’Égypte. Il eut des frères, dont l’aîné se nommait Eunome, et le puîné Tyrrhénus ; son domestique s’appelait Zamolxis, auquel, dit Hérodote, sacrifient les Gètes, dans la supposition qu’il est Saturne.

Pythagore fut donc disciple de Phérécyde de Syros, après la mort duquel il se rendit à Samos, et y étudia sous Hermodamante, déjà avancé en âge, et neveu de Créophile. Jeune et plein d’envie de s’instruire, Pythagore quitta sa patrie, et se fit initier à tous les mystères, tant de la religion des Grecs que des religions étrangères. Il passa enfin en Égypte, muni de lettres de recommandation que Polycrate lui donna pour Amasis. Antiphon, dans l’ouvrage où il parle de ceux qui se sont distingués par la vertu, rapporte qu’il apprit la langue égyptienne, et fréquenta beaucoup les Chaldéens. Étant en Crète avec Épiménide, il descendit dans la caverne du mont Ida ; et après être entré dans les sanctuaires des temples d’Egypte, où il s’instruisit des choses les plus secrètes de la religion, il revint à Samos, qu’il trouva opprimée par Polycrate. Il en sortit pour aller se fixer à Crotone en Italie, où il donna des lois aux Italiotes[1]. Il se chargea du maniement des affaires publiques, qu’il administra conjointement avec ses disciples, qui étaient au nombre de trois cents, ou à peu près ; mais avec tant de sagesse, qu’on pouvait avec justice regarder leur gouvernement comme une véritable aristocratie.

Héraclide du Pont rapporte que Pythagore disait ordinairement qu’autrefois il fut Æthalide, et qu’on le crut fils de Mercure ; que Mercure lui ayant promis de lui accorder la grâce qu’il souhaiterait, hormis celle d’être immortel, il lui demanda le don de conserver la mémoire de tout ce qui lui arriverait pendant sa vie et après sa mort ; qu’effectivement il se rappelait toutes les choses qui s’étaient passées pendant son séjour sur la terre, et qu’il se réservait ce don de souvenir pour l’autre monde ; que, quelque temps après l’octroi de cette faveur, il anima le corps d’Euphorbe, lequel publia qu’un jour il devint iïlthalide ; qu’il obtint de Mercure que son ame voltigerait perpétuellement de côté et d’autre ; qu’elle s’insinuerait dans tels arbres ou animaux qu’il lui plairait ; qu’elle avait éprouvé tous les tourments qu’on endure aux enfers, et les supplices des autres âmes détenues dans ce lieu. À ce détail Pythagore ajoutait qu’Euphorbe étant mort, son ame passa dans Hermotime, qui, pour persuader la chose, vint à Branchide, où, étant entré dans le temple d’Apollon, il montra le bouclier qu’y suspendit Ménélas ; que ce fut à son retour de Troie qu’il consacra à ce dieu le bouclier, déjà tout pourri, et dont le temps n’avait épargné que la face d’ivoire ; qu’après le décès d’Hermotime, il revêtit le personnage de Pyrrhus, pêcheur de Délos ; que lui, Pythagore, avait présent à l’esprit tout ce qui s’était fait dans ces différentes métamorphoses ; c’est-à-dire qu’en premier lieu il avait été Æthalide, en second lieu Euphorbe, en troisième lieu Hermotime, en quatrième lieu Pythagore ; et qu’enfin il avait la mémoire récente de tout ce qu’on vient de dire.

Il y en a qui prétendent que Pythagore n’a rien écrit : mais ils se trompent grossièrement, n’eût-on d’autre garant qu’Héraclide le physicien. Il déclare ouvertement que Pythagore, fils de Mnésarque, s’est plus que personne exercé à l’histoire, et qu’ayant fait un choix des écrits de ce genre, il a donné des marques de science, de profonde érudition, et fourni des modèles de l’art d’écrire. Héraclide s’exprimait en ces termes, parceque, dans l’exorde de son Traité de physique, Pythagore se sert de ces expressions : Par l’air que je respire, par l’eau que je bois, je ne souffrirai pas qu’on méprise cette science. On attribue trois ouvrages à ce philosophe : un de l’Institution, un de la Politique, et un de la Physique ; mais ce qu’on lui donne appartient à Lysis de Tarente, philosophe pythagoricien, qui, s’étant réfugié à Thèbes, fut précepteur d’Épaminondas. Héraclide, fils de Sérapion, dit, dans l’Abrégé de Sotion, que Pythagore composa premièrement un poëme sur l’Univers ; ensuite un discours des Mystères, qui commence par ces mots : « Jeunes gens, respectez en silence ces choses saintes ; » en troisième lieu, un traité sur l’Ame ; en quatrième lieu, un sur la Piété ; en cinquième lieu, un autre qui a pour titre : Hélothale, pêre d’Épicharme de Co ; en sixième lieu, un ouvrage intitulé Crotone, et d’autres. Quant au Discours mystique, on le donne à Hippasus, qui le composa exprès pour décrier Pythagore. Il y a encore plusieurs ouvrages d’Aston de Crotone qui ont couru sous le nom du même philosophe. Aristoxène assure que Pythagore est redevable de la plupart de ses dogmes de morale à Thémistoclée, prêtresse de Delphes. Ion de Chio, dans ses Triagmes[2], dit qu’ayant fait un poëme, il l’attribua à Orphée. On veut aussi qu’il soit l’auteur d’un ouvrage intitulé Considérations, et qui commence par ces mots : « N’offense personne ! »

Sosicrate, dans ses Successions, dit que Pythagore, interrogé par Léonte, tyran de Phliasie, qui il était, lui répondit : Je suis philosophe ; et qu’il ajouta que la vie ressemblait aux solennités des jeux publics, où s’assemblaient diverses sortes de personnes, les unes pour disputer le prix, les autres pour y commercer, d’autres pour être spectateurs et pour réformer leurs mœurs, en quoi ils sont les plus louables : qu’il en est de même de la vie ; que ceux-ci naissent pour être esclaves de la gloire, ceux-là des richesses qu’ils convoitent, et d’autres qui, n’ayant d’ardeur que pour la vérité, embrassent la philosophie. Ainsi parle Sosicrate ; mais dans les trois opuscules dont nous avons fait mention, ce propos est attribué à Pythagore, comme l’ayant dit en général. Il désapprouvait les prières que l’on adressait aux dieux pour soi-même en particulier, à cause de l’ignorance où l’on est de ce qui est utile. Il appelle l’ivresse un mal causé à l’esprit. Il blâmait tout excès, et disait qu’il ne faut ni excéder dans le travail, ni passer les bornes dans les aliments. Quant à l’amour, il en permettait l’usage en hiver, le défendait absolument en été, et consentait qu’on s’y livrât, mais fort peu, en automne et au printemps. Néanmoins il s’expliquait sur le tout qu’il n’y avait aucune saison dans laquelle cette passion ne fût nuisible à la santé, jusque là qu’ayant été forcé de dire son sentiment sur le temps qu’il croyait le plus propre à satisfaire cette passion, il répondit : Celui où vous formerez le dessein de vous énerver.

Il partageait de cette manière les différents temps de la vie. Il donnait vingt ans à l’enfance, vingt à l’adolescence, vingt à la jeunesse, et autant à la vieillesse, ces différents âges correspondant aux saisons, l’enfance au printemps, l’adolescence à l’été, la jeunesse à l’automne, la vieillesse à l’hiver. Par l’adolescence Pythagore entendait l’âge de puberté, et l’âge viril par sa jeunesse. Selon Timée, il fut le premier qui avança que les amis doivent avoir toutes choses communes, et qui dépeignit l’amitié une égalité de biens et de sentiments. Conformément au principe du philosophe, ses disciples se dépouillaient de la propriété de leurs biens, mettaient leurs facultés en masse, et s’en faisaient une fortune à laquelle chacun avait part avec autant de droit l’un que l’autre. Il fallait qu’ils observassent un silence de cinq ans, pendant lesquels ils ne devaient être qu’attentifs à écouter. Aucun n’était admis à voir Pythagore qu’après cette épreuve finie. Alors ils étaient conduits à sa maison, et avaient la permission de fréquenter son école. Hermippe, dans son deuxième livre sur Pythagore, assure qu’ils ne se servaient point de planches de cyprès pour la construction de leurs sépulcres, par scrupule de ce que le sceptre de Jupiter était fait de ce bois.

Pythagore passe pour avoir été fort beau de sa personne ; tellement que ses disciples croyaient qu’il était Apollon, venu des régions hyperborées. On raconte qu’un jour, étant déshabillé, on lui vit une cuisse d’or. Il s’est même trouvé des gens qui n’ont point hésité de soutenir que le fleuve Nessus l’appela par son nom pendant qu’il le traversait. On lit dans Timée, livre dixième de ses Histoires, qu’il disait que les filles qui habitent avec des hommes sans changer d’état doivent être censées déesses, vierges, nymphes, et ensuite nommées matrones. Anticlide, dans son deuxième livre d’Alexandre, veut qu’il ait porté à sa perfection la géométrie, des premiers éléments de laquelle Mœris avait été l’inventeur ; qu’il s’appliqua surtout à l’arithmétique, qui fait partie de cette science, et qu’il trouva la règle d’une corde[3]. Il ne négligea pas non plus l’étude de la médecine. Apollodore le Calculateur rapporte qu’il immola une hécatombe lorsqu’il eut découvert que le côté de l’hypoténuse du triangle rectangle est égal aux deux autres ; sur quoi furent composés ces vers :

Pythagore trouva cette fameuse ligne pour laquelle il offrit aux dieux un grand sacrifice en actions de grâces.

On prétend aussi qu’il fut le premier qui forma des athlètes en leur faisant manger de la viande, et qu’il commença par Eurymène, dit Phavorin dans le troisième livre de ses Commentaires. Cet auteur ajoute, dans le huitième livre de son Histoire diverse, que jusqu’alors ces gens ne s’étaient nourris que de figues sèches, de fromage mou et de froment. Mais d’autres soutiennent que ce fut Pythagore le baigneur qui prescrivit cette nourriture aux athlètes, et non celui-ci, lequel, tant s’en faut qu’il leur eût ordonné de se repaître de viande, défendait au contraire de tuer les animaux, comme ayant en commun avec les hommes un droit par rapport à l’ame, dont ils sont doués aussi bien que nous. Rien n’est plus fabuleux que ce conte ; mais ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il recommandait l’abstinence de toute viande, afin que les hommes s’accoutumassent à une manière de vivre plus commode, qu’ils se contentassent d’aliments sans apprêt, qu’ils s’accommodassent de mets qui n’eussent pas besoin de passer par le feu, et qu’ils apprissent à étancher leur soif en ne buvant que de l’eau claire. Il insistait d’autant plus sur la nécessité de sustenter le corps de cette manière, qu’elle contribuait à lui donner de la santé et à aiguiser l’esprit. Aussi ne pratiquait-il ses actes de piété qu’à Délos, devant l’autel d’Apollon le père, placé derrière l’autel des Cornes, parcequ’on n’y offrait que du froment, de l’orge, des gâteaux sans feu, et qu’on n’y immolait aucune victime, dit Aristote dans sa République de Délos. Il passe encore pour avoir été le premier qui avança que l’ame change alternativement de cercle de nécessité, et revêt différemment d’autres corps d’animaux.

Selon Aristoxène le musicien, il fut encore celui qui avant tout autre introduisit parmi les Grecs l’usage des poids et des mesures. Parménide est un autre garant qu’il dit le premier que l’étoile du matin et celle du soir sont le même astre. Pythagore était en si grande admiration, que ses disciples appelaient ses discours autant de voix divines ; et lui-même a écrit quelque part, dans ses œuvres, qu’il y avait deux cent sept ans qu’il était venu de* l’autre monde parmi les hommes. Ses disciples lui demeuraient constamment attachés, et sa doctrine lui attirait de tous côtés une foule d’auditeurs, de Lucques, d’Ancône et de la Pouille, sans même en excepter Rome. Ses dogmes furent inconnus jusqu’au temps de Philolaüs, le seul qui publia ces trois fameux ouvrages que Platon ordonna qu’on lui achetât pour le prix de cent mines. On ne lui comptait pas moins de six cents disciples, qui venaient de nuit prendre ses leçons ; et si quelques uns avaient mérité d’être admis à le voir, ils en écrivaient à leurs amis, comme s’ils avaient à leur faire part du plus grand bonheur qui eût pu leur arriver. Au rapport de Phavorin dans ses Histoires diverses, les habitants de Métapont appelaient sa maison le temple de Cérès, et la petite rue où elle était située, un endroit consacré aux Muses. Au reste, les autres pythagoriciens disaient qu’il ne fallait point divulguer toutes choses à tout le monde, comme s’exprime Aristoxène dans le dixième livre de ses Lois d’institution, où il remarque que Xénophile, pythagoricien, étant interrogé comment on devait s’y prendre pour bien élever un enfant, il répondit qu’il fallait qu’il fût né dans une ville bien gouvernée. Pythagore forma en Italie plusieurs grands hommes célèbres par leur vertu, entre autres les législateurs Zaleucus et Charondas. Il était surtout zélé partisan de l’amitié ; et s’il apprenait que quelqu’un participait à ses symboles, aussitôt il recherchait sa compagnie et s’en faisait un ami.

Voici quels étaient ces symboles :

Ne remuez point le feu avec l’épée. Ne passez point par-dessus la balance. Ne vous asseyez pas sur le boisseau. Ne mangez point votre cœur. Ôtez les fardeaux de concert, mais n’aidez pas à les imposer. Ayez toujours vos couvertures pliées. Ne portez pas l’image de Dieu enchâssée dans votre anneau. Enfouissez les traces de la marmite dans les cendres. Ne nettoyez pas votre siége avec de l’huile. Gardez-vous de lâcher de l’eau, le visage tourné vers le soleil. Ne marchez point hors du grand chemin. Ne tendez pas légèrement la main droite. Ne vous logez point sous un toit où nichent des hirondelles. Il ne faut pas nourrir des oiseaux à ongles crochus. N’urinez ni sur les rognures de vos ongles, ni sur vos cheveux coupés, et prenez garde que vous n’arrêtiez le pied sur les unes et les autres. Détournez-vous d’un glaive pointu. Ne revenez pas sur les frontières de votre pays après en être sorti.

Voici l’explication de ces expressions figurées. Ne remuez pas le feu avec l’épée, signifie que nous ne devons pas exciter la colère et l’indignation de gens plus puissants que nous. Ne passez point par-dessus la balance, veut dire qu’il ne faut pas transgresser l’équité et la justice. Ne vous asseyez pas sur le boisseau, c’est-à-dire qu’on doit prendre également soin du présent et de l’avenir, parceque le boisseau est la mesure d’une portion de nourriture pour un jour. Ne mangez point votre cœur, signifie qu’il ne faut pas se laisser abattre par le chagrin et l’ennui. Ne retournez point sur vos pas, après vous être mis en voyage, est un avertissement qu’on ne doit point regretter la vie lorsqu’on est près de mourir, ni être touché des plaisirs de ce monde. Ainsi s’expliquent ces symboles et ceux qui les suivent, mais auxquels nous ne nous arrêterons pas plus longtemps. Pythagore défendait surtout de manger du rouget et de la sèche ; défense dans laquelle il comprenait le cœur des animaux et les fèves. Aristote y ajoute la matrice des animaux et le poisson nommé mulet. Pour lui, comme le présument quelques uns, il ne vivait que de miel, ou de rayons de miel, avec du pain, et ne goûtait d’aucun vin pendant le jour. La plupart du temps il mangeait avec son pain des légumes crus ou bouillis, et rarement des choses qui venaient de la mer. Il portait une robe blanche, qu’il avait toujours soin de tenir fort propre, et se servait de couvertures de laine de même couleur, l’usage de la toile n’ayant point encore été introduit dans ces endroits-là. Jamais on ne le surprit en gourmandise ni en débauche d’amour, ou en ivresse. Il s’abstenait de rire aux dépens d’autrui, et savait si bien réprimer la colère, qu’elle n’eut jamais assez de force sur sa raison pour le réduire à frapper personne, esclave ou non.

Il comparait l’instruction à la manière dont les cigognes nourrissent leurs petits. Il ne se servait que de cette partie de la divination qui consiste dans les présages et les augures, n’employant jamais celle qui se fait par le feu, hormis l’encens que l’on brûle dans les sacrifices sans victimes. Sa coutume, dit-on, était de n’offrir que des coqs et des chevreaux de lait, de ceux qu’on appelle tendres, mais aucun agneau. Aristoxène rapporte qu’il permettait de manger toutes sortes d’animaux, excepté le bœuf qui sert au labourage, le bélier et la brebis.

Le même auteur, ainsi que nous l’avons déjà rapporté, dit que Pythagore tenait ses dogmes de Thémistoclée, prêtresse de Delphes. Jérôme raconte qu’il descendit aux enfers, qu’il y vit l’ame d’Hésiode attachée à une colonne d’airain, et grinçant les dents ; qu’il y aperçut encore celle d’Homère pendue à un arbre, et environnée de serpents, en punition des choses qu’il avait attribuées aux dieux ; qu’il y fut aussi témoin des supplices infligés à ceux qui ne s’acquittent pas envers leurs femmes des devoirs de maris ; et que par tous ces récits Pythagore se rendit fort respectable parmi les Crotoniates. Aristippe de Cyrène observe, dans son traité de Physiologie, que le nom de Pythagore, donné à ce philosophe, fait allusion à ce qu’il passait pour dire la vérité, ni plus ni moins qu’Apollon Pythien lui-même. On dit qu’il recommandait à ses disciples de se faire ces questions à chaque fois qu’ils rentraient chez eux : Par où as-tu passé ? qu’as-tu fait ? quel devoir as-tu négligé de remplir ? Il défendait d’offrir aux dieux des victimes égorgées, et voulait qu’on ne fît ses adorations que devant des autels qui ne fussent pas teints du sang des animaux. Il interdisait les jurements par les dieux ; jurements d’autant plus inutiles que chacun pouvait mériter par sa conduite d’en être cru sur sa parole. Il voulait qu’on honorât les vieillards, parceque les choses qui ont l’avantage de la priorité de temps exigent plus d’estime que les autres, comme, dans la nature, le lever du soleil est plus estimable que le coucher ; dans le cours de la vie, son commencement plus que sa fin ; dans l’existence, la génération plus que la corruption. Il recommandait de révérer les dieux avant les démons[4], les héros plus que les mortels, et ses parents plus que les autres hommes. Il disait qu’il faut converser avec ceux-ci de manière que d’amis ils ne deviennent pas ennemis ; mais tout au contraire, que d’ennemis on s’en fasse des amis. Il n’approuvait pas qu’on possédât rien en particulier, exhortait chacun à contribuer à l’exécution des lois, et à s’opposer à l’injustice.

Il trouvait mauvais que l’on gâtât ou détruisît les arbres dans le temps de la maturité de leurs fruits, et que l’on maltraitât les animaux qui ne nuisent point aux hommes. Il inculquait la pudeur et la piété, et voulait qu’on tînt un milieu entre la joie excessive et la tristesse : qu’on évitât de trop s’engraisser le corps ; que tantôt on interrompît les voyages, et que tantôt on les reprît ; qu’on cultivât sa mémoire ; qu’on ne dît et ne fît rien dans la colère ; qu’on respectât toutes sortes de divinations ; qu’on s’exerçât à jouer de la lyre ; et qu’on aimât à chanter les louanges des dieux et des grands hommes.

Pythagore excluait les fèves des aliments, parcequ’étant spiritueuses, elles tiennent de la nature de ce qui est animé. D’autres prétendent que si on en mange, elles rendent le ventre plus léger, et les représentations qui s’offrent à l’esprit pendant le sommeil, moins grossières et plus tranquilles.

Alexandre, dans ses Successions des philosophes, dit avoir lu, dans les commentaires des pythagoriciens, que l’unité est le principe de toutes choses ; que de là est venue la dualité, qui est infinie, et qui est sujette à l’unité comme à sa cause ; que de l’unité et de la dualité infinie proviennent les nombres, des nombres les points, et des points les lignes ; que des lignes procèdent les figures planes, des figures planes les solides, des solides les corps, qui ont quatre éléments, le feu, l’eau, la terre, et l’air ; que de l’agitation et des changements de ces quatre éléments dans toutes les parties de l’univers résulte le monde, qui est animé, intellectuel et sphérique, ayant pour centre la terre, qui est de même figure et habitée tout autour ; qu’il y a des antipodes ; qu’eux et nous, marchons pieds contre pieds ; que la lumière et les ténèbres, le froid et le chaud, le sec et l’humide, sont en égale quantité dans le monde ; que quand la portion de chaleur prédomine, elle amène l’été, et que lorsque la portion de froidure l’emporte sur celle de la chaleur, elle cause l’hiver ; que si ces portions de froid et de chaud se trouvent dans un même degré de proportion, elles produisent les meilleures saisons de l’année : que le printemps, où tout verdit, est sain, et que l’automne, où tout dessèche, est contraire à la santé ; que même, par rapport au jour, l’aurore ranime partout la vigueur, au lieu que le soir répand sur toutes choses une langueur qui le rend plus malsain ; que l’air qui environne la terre est immobile, propre à causer des maladies, et à tuer tout ce qu’il renferme dans son volume ; qu’au contraire, celui qui est au-dessus, agité par un mouvement continuel, n’ayant rien que de très pur et de bienfaisant, ne contient que des êtres tout à la fois immortels et divins ; que le soleil, la lune et les autres astres sont autant de dieux par l’excès de chaleur qu’ils communiquent, et qui est la cause de la vie ; que la lune emprunte sa lumière du soleil ; que les hommes ont de l’affinité avec les dieux, en ce qu’ils participent à la chaleur ; que pour cette raison la divinité prend soin de nous ; qu’il y a une destinée pour tout l’univers en général, pour chacune de ses parties en particulier, et qu’elle est le principe du gouvernement du monde ; que les rayons du soleil pénètrent l’éther froid et l’éther épais. Or, ils appellent l’air l’éther froid, et donnent le nom d’éther épais à la mer et à I’humide. Us ajoutent que ces rayons du soleil percent dans les endroits les plus profonds, et que par ce moyen ils vivifient toutes choses ; que tout ce qui participe à la chaleur est doué de vie ; que par conséquent les plantes sont animées, mais qu’elles n’ont pas toutes une ame ; que l’ame est une partie détachée de l’éther froid et chaud, puisqu’elle participe à l’éther froid ; qu’elle diffère de la vie en ce qu’elle est immortelle, ce dont elle est détachée étant de même nature ; que les animaux s’engendrent les uns des autres par le moyen de la semence, mais que celle qui naît de la terre n’a point de consistance ; que la semence est une distillation du cerveau, laquelle contient une vapeur chaude ; que lorsqu’elle est portée dans la matrice, les matières grossières et le sang, qui viennent du cerveau, forment les chairs, les nerfs, les os, le poil et tout le corps, mais que la vapeur qui accompagne ces matières constitue lame et les sens ; que le premier assemblage des parties du corps se fait dans l’espace de quarante jours, et qu’après que, suivant des règles de proportion, l’enfant a acquis son parfait accroissement en sept ou neuf, ou au plus tard en dix mois, il vient au monde ; qu’il a en lui-même les principes de vie, qu’il reçoit joints ensemble, et dont chacun se développe dans un temps marqué, selon des règles harmoniques ; que les sens sont en général une vapeur extrêmement chaude, et la vue en particulier, ce qui fait qu’elle pénètre dans l’air et dans l’eau ; que la chaleur éprouvant une résistance de la part du froid, si la vapeur de l’air était froide, elle se perdrait dans un air de même qualité. Il y a de^ endroits où Pythagore appelle les yeux Us portes du soleil, et en dit autant sur l’ouïe et sur les autres sens.

Il divise l’ame humaine en trois parties, qui sont l’esprit, la raison et la passion. Ce philosophe enseigne que l’esprit et la passion appartiennent aussi aux autres animaux ; que la raison ne se trouve que dans l’homme ; que le principe de l’ame s’étend depuis le cœur jusqu’au cerveau, et que la passion est la partie de l’ame qui réside dans le cœur ; que le cerveau est le siége de la raison et de l’esprit, et que les sens paraissent être des écoulements de ces parties de l’ame ; que celle qui consiste dans le jugement est immortelle, à l’exclusion des deux autres ; que le sang sert à nourrir l’ame ; que la parole en est le souffle ; qu’elles sont l’une et l’autre invisibles, parceque l’éther lui-même est imperceptible ; que les veines, les artères et les nerfs sont les liens de l’ame ; mais que lorsqu’elle vient à se fortifier et qu’elle se renferme en elle-même, alors les paroles et les actions deviennent ses liens[5] ; que l’ame, jetée en terre, erre dans l’air avec l’apparence d’un corps ; que Mercure est celui qui préside sur ces êtres, et que de là lui viennent les noms de Conducteur, de Portier et de Terrestre, parcequ’il tire les âmes des corps, de la terre et de la mer ; qu’il conduit au ciel les âmes pures, et ne permet pas que les âmes impures approchent, ni de celles qui sont pures, ni se joignent les unes aux autres ; que les Furies les attachent avec des liens qu’elles ne peuvent rompre : que l’air entier est rempli d’ames ; qu’on les appelle démons et héros ; qu’ils envoient aux hommes les songes, leur annoncent la santé et la maladie, de même qu’aux quadrupèdes et aux autres bêtes ; que c’est à eux que se rapportent les purifications, les expiations, les divinations de toute espèce, les présages, et les autres choses de ce genre.

Pithagore disait qu’en ce qui regarde l’homme, rien n’est plus considérable que la disposition de l’ame au bien ou au mal, et que ceux à qui une bonne ame échéait en partage sont heureux ; qu’elle n’est jamais en repos, ni toujours dans le même mouvement : que le juste a l’autorité de jurer, et que c’est par équité que l’on donne à Jupiter l’épithète de Jureur ; que la vertu, la santé, et en général toute sorte de bien, sans en excepter Dieu même, sont une harmonie au moyen de laquelle toutes choses se soutiennent ; que l’amitié est aussi une égalité harmonique ; qu’il faut honorer les dieux et les héros, mais non également ; qu’à l’égard des dieux, on doit en tout temps célébrer leurs louanges avec chasteté et en habit blanc, au lieu que, pour les héros, il suffit qu’on leur porte honneur après que le soleil a achevé la moitié de la course de la journée ; que la pureté de corps s’acquiert par les expiations, les ablutions et les aspersions, en évitant d’assister aux funérailles, en se sevrant des plaisirs de l’amour, en se préservant de toute souillure, en s’abstenant de manger de la chair d’animaux sujets à la mort et susceptibles de corruption, en prenant garde de ne point se nourrir de mulets et de surmulets, d’œufs, d’animaux ovipares, de fèves, et d’autres animaux prohibés par les prêtres qui président aux mystères qu’on célèbre dans les temples. Aristote, dans son livre des Fèves, dit que Pythagore en défendait l’usage, soit parcequ’elles ont la figure d’une chose honteuse, soit parcequ’étant le seul des légumes qui n’a point de nœuds, elles sont l’emblème de la cruauté et ressemblent à la mort[6] ; ou parcequ’elles dessèchent, ou qu’elles ont quelque affinité avec toutes les productions de la nature ; ou parcequ’enfin on s’en servait dans le gouvernement oligarchique pour tirer au sort les sujets qu’on avait à élire. Il ne voulait point qu’on ramassât ce qui tombait de la table pendant le repas, afin qu’on s’accoutumât à manger modérément, ou bien en vue de quelque cérémonie mystérieuse. En effet, Aristophane, dans son traité des Demi-dieux, dit que ce qui tombe de la table appartient aux héros. Voici ses termes : Ne mangez point ce qui est tombé de la table. Pythagore comprenait dans ses défenses celles de manger d’un coq blanc, par la raison que cet animal est sous la protection de Jupiter ; que la couleur blanche est le symbole des bonnes choses ; que le coq est consacré à la lune, et qu’il indique les heures[7]. Il en disait autant de certains poissons, lesquels, consacrés aux dieux, il ne convenait pas plus de servir aux hommes, qu’il était à propos de présenter les mêmes mets aux personnes libres et aux esclaves. Il ajoutait que ce qui est blanc tient de la nature du bon, et le noir du mauvais ; qu’il ne faut pas rompre le pain, parcequ’anciennement les amis s’assemblaient pour le manger ensemble, comme cela se pratique encore chez les étrangers ; insinuant par-là qu’on ne doit pas dissoudre l’union de l’amitié. D’autres interprètent ce précepte comme relatif au jugement des enfers ; d’autres, comme ayant rapport au courage qu’il faut conserver pour la guerre ; d’autres encore, comme une marque que le pain est le commencement de toutes choses. Enfin le philosophe prétendait que la forme sphérique est la plus belle des corps solides, et que la figure circulaire l’emporte en beauté sur les figures planes ; que la vieillesse, et tout ce qui éprouve quelque diminution, ressortit à une loi commune ; qu’il en est de même de la jeunesse et de tout ce qui prend quelque accroissement ; que la santé est la persévérance de l’espèce dans le même état, au lieu que la maladie en est l’altération. Il recommandait de présenter du sel dans les repas, afin qu’on pensât à la justice, parceque le sel préserve de corruption, et que, par l’effervescence du soleil, il est formé des parties les plus pures de l’eau de la mer.

Voilà ce qu’Alexandre dit avoir lu dans les commentaires des philosophes pythagoriciens, et en quoi Aristote est d’accord avec lui.

Timon, qui censure Pythagore dans ses poésies bouffonnes, n’a pas épargné sa gravité et sa modestie.

Pythagore, dit-il, ayant renoncé à la magie, s’est mis à enseigner (les opinions pour surprendre les hommes par ses conversations graves et mystérieuses.

Xénophane relève ce qu’assurait Pythagore, qu’il avait existé auparavant sous une autre forme, lorsque, dans une élégie, il commence par ces paroles : « Je vais vous parler d’autres choses, je vais vous indiquer le chemin. » Voici comme en parle Xénophane :

On rapporte qu’en passant, il vit un jeune chien qu’on battait avec beaucoup de cruauté. Il en eut compassion, et dit : Arrêtez, ne frappez plus ! c’est l’ame infortunée d’un de mes amis ; je le reconnais à sa voix.

Cratinus lui lance aussi des traits, dans sa pièce intitulée la Pythagoricienne. Il l’apostrophe en ces termes dans celle qui a pour titre les Tarentins :

Ils ont coutume, lorsque quelqu’un sans étude vient parmi eux, d’essayer la force de son génie en confondant ses idées par des objections, des conclusions, des propositions composées de membres qui se ressemblent, des erreurs et des discours ampoulés ; tellement qu’ils le jettent dans un si étrange embarras, qu’il n’en peut sortir.

Mnésimaque, dans sa pièce d’Alcméon, s’exprime ainsi :

Nous sacrifions à Apollon, comme sacrifient les pythagoriciens, sans rien manger d’animé.

Aristophon, de son côté, plaisante sur le compte du philosophe, dans sa pièce intitulée le Pythagoricien :

Pythagore racontait qu’étant descendu aux enfers, il vit la manière de vivre des morts, et les observa tous ; mais qu’il remarqua une grande différence entre les pythagoriciens et les autres, les premiers ayant seuls l’honneur de manger avec Pluton, en considération de leur piété. A. Il faut, selon ce que vous dites, que ce dieu ne soit pas délicat, puisqu’il se plaît dans la compagnie de gens si sales.

Il dit aussi dans la même pièce :

Ils mangent des légumes et boivent de l’eau ; mais je défie que personne puisse supporter la vermine qui les couvre, leur manteau sale et leur crasse.

Pythagore eut une fin tragique. Il était chez Milon avec ses amis ordinaires, quand quelqu’un de ceux qu’il avait refusé d’admettre dans cette compagnie mit le feu à la maison. Il y en a qui accusent les Crotoniates d’avoir commis cette action, par la crainte qu’ils avaient de se voir imposer le joug de la tyrannie. Ceux-là racontent que, s’étant sauvé de l’incendie et étant resté seul, il se trouva près d’un champ planté de fèves, à l’entrée duquel il s’arrêta, en disant : « Il vaut mieux se laisser prendre que fouler aux pieds ces légumes, et j’aime mieux périr que parler. » Ils ajoutent qu’ensuite il fut égorgé par ceux qui le poursuivaient ; que plusieurs de ses amis, au nombre d’environ quarante, périrent dans cette occasion ; qu’il y en eut fort peu qui se sauvèrent, entre autres Archytas de Tarente, et Lysis, dont nous avons parlé ci-dessus. Dicéarque dit que Pythagore mourut à Métapont, dans le temple des Muses, où il s’était réfugié, et où la faim le consuma au bout de quarante jours. Héraclide, dans son abrégé des Vies de Satyrus, prétend que Pythagore ayant enterré Phérécide dans l’ile de Délos, revint en Italie, se trouva à un grand festin d’amitié que donnait Milon de Crotone, et qu’il se rendit de là à Métapont, où, ennuyé de vivre, il finit ses jours en s’abstenant de nourriture. D’un autre côté, Hermippe rapporte que, dans une guerre entre les Agrigentins et les Syracusains, Pythagore courut avec ses amis au secours des premiers ; que les Agrigentins furent battus, et que Pythagore lui-même fut tué par les vainqueurs, pendant qu’il faisait le tour d’un champ planté de fèves. Il raconte encore que les autres, au nombre de près de trente-cinq, furent brûlés à Tarente, parcequ’ils s’opposaient à ceux qui avaient le gouvernement en main. Une autre particularité dont Hermippe fait mention est que le philosophe, étant venu en Italie, se fit une petite demeure sous terre ; qu’il recommanda à sa mère d’écrire sur des tablettes tout ce qui se passerait ; qu’elle eût soin d’en marquer les époques, et de les lui envoyer lorsqu’il reparaîtrait ; que sa mère exécuta la commission ; qu’au bout de quelque temps Pythagore reparut avec un air défait et décharné ; que, s’étant présenté au peuple, il dit qu’il venait des enfers ; que, pour preuve de vérité, il lut publiquement tout ce qui était arrivé pendant son absence ; que les assistants, émus de ses discours, s’abandonnèrent aux cris et aux larmes ; que, regardant Pythagore comme un homme divin, ils lui amenèrent leurs femmes pour être instruites de ses préceptes, et que ces femmes furent celles qu’on appela pythagoriciennes. Tel est le récit d’Hermippe.

Pythagore avait épousé une nommée Théano, fille de Brontin de Crotone. D’autres disent qu’elle était femme de Brontin, et qu’elle fut disciple du philosophe. Il eut aussi une fille, nommée Damo, selon Lysis, dans son épître à Hipparque, où il parle ainsi de Pythagore :

Plusieurs personnes vous accusent de rendre publiques les lumières de la philosophie, contre les ordres de Pythagore, qui, en confiant ses commentaires à Damo sa fille, lui défendit de les laisser sortir de chez elle. En effet, quoiqu’elle pût en avoir beaucoup d’argent, elle ne voulut jamais les vendre, et aima mieux, toute femme qu’elle était, préférer à la richesse la pauvreté et les exhortations de son père.

Pythagore eut encore un fils, nommé Télauge, qui lui succéda, et qui, selon le sentiment de quelques uns, fut le maître d’Empédocle. On cite ces paroles, que celui-ci adressa à Télauge : « Illustre fils de Théano et de Pythagore. » Ce Télauge n’a rien écrit ; mais on attribue quelques ouvrages à sa mère. C’est elle qui, étant interrogée quand une femme devait être censée pure du commerce des hommes, répondit qu’elle l’était toujours avec son mari, et jamais avec d’autres. Elle exhortait aussi les mariées qu’on conduisait à leurs maris, de ne quitter leur modestie qu’avec leurs habits, et de la reprendre toujours en se rhabillant. Quelqu’un lui ayant demandé de quelle modestie elle parlait, elle répondit : De celle qui est la principale distinction de mon sexe.

Héraclide, fils de Sérapion, dit que Pythagore mourut âgé de quatre-vingts ans, selon le partage qu’il avait lui-même fait des différents âges de la vie ; mais, suivant l’opinion la plus générale, il parvint à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Ces vers, que j’ai composés à son sujet, contiennent des allusions à ses sentiments :

Tu n’es pas le seul, ô Pythagore, qui t’abstiens de manger des choses animées ; nous faisons la même chose : car qui de nous se nourrit de pareils aliments ? Lorsqu’on mange du rôti, du bouilli, ou du salé, ne mange-t-on pas des choses qui n’ont plus ni vie ni sentiment ?

En voici d’autres semblables :

Pythagore était si grand philosophe, qu’il ne voulait point goûter de viande, sous prétexte que c’eût été un crime. D’où vient donc en régalait-il ses amis ? Étrange manie, de regarder comme permis aux autres ce que l’on croit mauvais pour soi-même !

En voici encore d’autres :

Veut-on connaître lesprit de Pythagore, que l’on envisage la face empreinte sur le[8] bouclier d’Euphorbe. Il prétend que c’est là ce qu’il était lorsqu’il vivait autrefois, et qu’il n’était point alors ce qu’il est à présent. Traçons ici ses propres paroles : Lorsque j’existais alors, je n’étais point ce que je suis aujourd’hui. Ceux-ci font allusion à sa mort :

Hélas ! pourquoi Pythagore honore-t-il les fèves au point de mourir avec se » disciples pour l’amour d’elles ? Il se trouve prés d’un champ planté de ce légume ; il aime mieux négliger la conservation de sa vie, par scrupule de les fouler aux pieds en prenant la fuite, qu’échapper à la main meurtrière des Agiigentins en se rendant coupable d’un crime.

Il florissait vers la soixantième olympiade. L’école dont il fut le fondateur dura près de dix-neuf générations, puisque les derniers pythagoriciens que connut Aristoxène furent Xénophile Chalcidien de Thrace, Phanton de Phliasie, Échecrates, Dioclès, et Polymneste, aussi Phliasiens. Ces philosophes étaient disciples de Philolaus et d’Euryte, tous deux natifs de Tarente.

Il y eut quatre Pythagores qui vécurent dans le même temps, et non loin les uns des autres. L’un était de Crotone, homme d’un caractère fort tyrannique ; l’autre, de Phliasie, maître d’exercices et baigneur, à ce qu’on dit ; le troisième, né à Zacynthe, auquel on attribue des mystères de philosophie qu’il enseignait, et l’usage de cette expression proverbiale : Le maître l’a dit. Quelques uns ajoutent à ceux-là un Pythagore de Reggio, statuaire de profession, et qui passe pour avoir le premier réussi dans les proportions ; un autre de Samos, aussi statuaire ; un troisième, rhéteur, mais peu estimé ; un quatrième, médecin, qui donna quelque traité sur la hernie et sur Homère. Enfin Denys parle d’un Pythagore écrivain en langue dorique. Ératosthène, en cela d’accord avec Phavorin dans son Histoire diverse, dit que, dans la quarante-huitième olympiade, celui-ci combattit le premier, selon les règles de l’art, dans les combats du ceste ; qu’ayant été chassé et insulté par les jeunes gens, à cause qu’il portait une longue chevelure et une robe de pourpre, il fut si sensible à cet affront, qu’il alla se mesurer avec des hommes, et les vainquit. Théétète lui adresse cette épigramme :

Passant, sache que ce Pythagore de Samos, à longue chevelure, se rendit fameux dans les combats du ceste. Oui, te dit-il, je suis Pythagore ; et si tu t’informes à quelque habitant d’Élée quels furent mes exploits, tu en apprendras des choses incroyables.

Phavorin assure que ce Pythagore se servait de définitions tirées des mathématiques ; que Socrate et ses sectateurs en firent un plus fréquent usage, lequel Aristote et les stoïciens suivirent après eux[9]. On le répute encore pour le premier qui donna au ciel le nom de monde, et qui crut que la terre est orbiculaire ; ce que néanmoins Théophraste attribue à Parménide, et Zénon à Hésiode. On prétend de plus qu’il eut un adversaire dans la personne de Cydon, comme Socrate eut le sien dans celle d’Antidocus[10]. Enfin on a vu courir l’épigramme suivante à l’occasion de cet athlète : Ce Pythagore de Samos, ce fils de Cratéus, tout à la fois enfant et athlète, vint du berceau à Olympie se distinguer dans les combats du ceste.

Revenons à Pythagore le philosophe, dont voici une lettre :

PYTHAGORE À ANAXIMÈNE.

« Vous, qui êtes le plus estimable des hommes, si vous ne surpassiez Pythagore en noblesse et en gloire, vous eussiez certainement quitté Milet pour nous joindre. Vous en êtes détourné par l’éclat que vous tenez de vos ancêtres, et j’avoue que j’aurais le même éloignement si j’étais Anaximène. Je conçois d’ailleurs que si vous quittiez vos villes, vous les priveriez de leur plus beau lustre, et les exposeriez à l’invasion des Mèdes[11]. Il n’est pas toujours à propos de contempler les astres, il convient aussi que l’on dirige ses pensées et ses soins au bien de sa patrie. Moi-même, je ne m’occupe pas tant de mes raisonnements que je ne m’intéresse quelquefois aux guerres qui divisent les Italiotes. »

Après avoir fini ce qui regarde Pythagore, il nous reste à parler de ses plus célèbres sectateurs, et de ceux que l’on met communément dans ce nombre ; à quoi nous ajouterons la suite des plus savants hommes jusqu’à Épicure, comme nous nous le sommes proposé dans le plan de cet ouvrage. Nous avons déjà lait mention de Théanus et de Télauge, à présent nous entrerons en matière par Empédocle, qui, selon quelques uns, fut disciple de Pythagore.


  1. Habitants des pays qu’on appelait la grande Grèce.
  2. Ouvrage ainsi nommé de ce que le sujet sur lequel il roule est de prouver quee toutes choses sont composées de trois. Ménage.
  3. Ménage semble expliquer cela de quelque invention de musique. Il y a aussi un instrument à une corde qu’Estienne dit avoir été inventé par les Arabes ; mais peut-être cela porte-t il sur ce qui suit.
  4. Autrement les demi-dieux.
  5. Il n’y a point de note sur ce passage.
  6. Allusion à ce qu’on touchait les genoux de ceux dont on implorait la miséricorde, et à ce que la mort est dite inexorable. Aldobrandin.
  7. Je suis, sur ce passage, une savante note de Ménage.
  8. Il y a, Regardez le milieu du bouclier d’Euphorbe. On dit que le milieu des boucliers était relevé en bosse. Le sens d’ailleurs donne à connaître qu’on voyait sur celui-ci les traits d’Euphorbe.
  9. Fougerolles dit que Phavorin s’est trompé en confondant Pythagore l’athlète avec le philosophe. Diogène ne distingue pas clairement ces sujets.
  10. Voyez la note de Ménage.
  11. Voyez dans le livre second une lettre d’Anaximène à Pythagore.