Les Villes à pignons/Le Linge

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Deman (p. 56-59).


Le Linge


Leur coude nu sorti des manches,
Et tout leur poids
Pesant sur le fer chaud qui glace et broie
Le raide empois,
Les massives servantes
Ornent de longs plis droits
Et de courbes savantes
Le linge blanc des blancs dimanches.


À larges pans, le linge blanc
Déborde
De grands et superbes paniers.
On le sécha, le long des cordes,
Au vent vermeil, au vent léger
Des vieux vergers.

Et maintenant, le voici net et clair,
Avec la bonne odeur des prés,
Avec la bonne odeur de l’air,
Entre ses plis menus et resserrés,
Où fourrage, tel un museau
Lourd, mais rapide,
En chaque coin, en chaque vide,
Le bout massif des gros fers chauds.

De large en long, de long en large,
Avec leur bras pesant et lent,
Marquant de grandes marges
Plates, le linge blanc,
Les servantes repassent ;

Tandis qu’assise à la fenêtre basse,
La maîtresse de la maison
Surveille, interroge, clabaude
À langue chaude
Et brûlante comme le fer sur les tisons.

Et les nouvelles de la ville
Défilent,
Et tous les voiles des ménages
Du voisinage
Sont soulevés férocement ;
Et l’on suppute, et l’on affirme, et l’on dément ;
Les maîtresses, aux airs de duègnes,
Pour mieux savoir
Feignent
D’abord de ne rien entrevoir ;
Mais les servantes les renseignent,
Flairant le mal dans tous les coins,
Prenant le ciel et la vierge à témoins,
Et tout à coup crispent le poing,
Là-bas, vers quelque rogue et farouche adversaire.
Et maîtresses et servantes, bientôt d’accord
Sur tous les vols dont l’échevin retors,

Et le notaire escroc et l’armateur faussaire
Ont ravagé le champ des communes misères,
S’oublient à remuer, avec un tel emportement,
Ces tas houleux de boue,
Qu’une se brûle en soulevant,
D’un trop rapide mouvement,
Le fer chauffé, contre sa joue.

Se dépliant, se repliant,
Avec le va et vient tranquille et lent
D’une aile d’ange,
Parmi cet unanime étalage de fange,
Se meut le linge immense et blanc.