Les Villes africaines/01

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LES VILLES AFRICAINES

I

Ce sont les cités antiques de l’Afrique impériale et latine.

Les unes sont bien mortes, et pour toujours sans doute ! Les autres sont endormies. Celles-là, en revanche, commencent à sortir de leur sommeil millénaire : à la fois très jeunes et très anciennes, elles rentrent joyeusement dans la vie moderne, avec la couronne de leur glorieux passé. Mais, toutes, elles ont leurs souvenirs et leurs ruines !

Ces souvenirs, ils sont parmi les plus beaux que se soient transmis les peuples latins : d’abord le grand duel entre les deux Villes rivales, qui aboutit à la Paix romaine, à l’établissement de l’Ordre administratif dans tout l’Occident et à la majesté de l’Empire ; puis le triomphe du catholicisme, affermi par Tertullien et Cyprien de Cartilage, surtout par Augustin d’Hippone ; enfin la lutte séculaire de l’Espagne et de la France contre les armes et le génie de l’Islam !… Toute cette Afrique du Nord est, pour nous, pleine d’histoire, — une histoire qui touche de très près à la nôtre, quand elle n’y est pas intimement mêlée. Le Français qui parcourt la Proconsulaire, la Numidie et la Maurétanie, marche environné de tout un cortège d’ombres illustres, — grandes figures nationales ou classiques. Depuis le premier des Scipions jusqu’à saint Louis, depuis André Doria et Duquesne, jusqu’à Bugeaud, Lamoricière et Lavigerie, combien d’hommes de notre race sont passés par ces mêmes chemins, pour combattre, coloniser, élever des villes ou des temples !

Les ruines de ces temples et de ces villes sont admirables. Je ne parle pas de leur valeur d’art, qui n’est point à mépriser, ni de leur intérêt archéologique qui est considérable pour les érudits. Je ne parle pas non plus des paysages si nobles et si fins qui les environnent, bien qu’il soit difficile de retrouver, en d’autres régions, une telle pureté de la lumière, une telle intensité de la couleur. Ce qui fait, à mon sens, le charme vraiment unique de ces villes mortes, c’est que leurs ruines sont toujours vivantes, au rebours des autres ruines, qui sont devenues de simples pièces de musées, — objets de curiosité pour une foule étrangère de touristes, ou de descendans oublieux des ancêtres. Elles sont vivantes, ces ruines africaines, parce que le peuple qui circule autour d’elles perpétue, sans le savoir, les gestes et les pensées des hommes anciens qui en ont jeté les fondemens, parce que d’elles à lui, il y a comme une pénétration réciproque et mystérieuse, une harmonie extérieure et tout de suite saisissable, que le temps n’a pu abolir.

Ailleurs en effet, même dans les pays latins, — en France, en Espagne, en Italie, — les mœurs se sont modifiées profondément, l’aspect même des lieux a changé, tout a été bouleversé de fond en comble. Ici, presque rien n’a bougé. En dépit des révolutions politiques et religieuses, les coutumes, l’atmosphère morale sont restées identiques. La gens togata semble se survivre, dans ces nomades vêtus de blanc et si noblement drapés qui se pressent, les jours de marché, devant les caravansérails, ou dans ces fumeurs indolens, couchés sur des nattes, à la porte des cafés maures, comme les convives des festins antiques. Ces ruelles étroites, aux murs enduits de chaux, c’est le décor même des comédies de Plaute et de Térence. Voici la taverne odorante et graisseuse, avec ses guirlandes de roses et de jasmins, l’uncta popina des satires d’Horace et de Juvénal. Voici la boutique du barbier, où l’on vient écouter les nouvelles, ou les histoires merveilleuses des conteurs de carrefours. Voici, dans les scènes de la rue, toute la bouffonnerie des mimes et des atellanes, le comique ingénu des anciens en sa simplicité enfantine : gifles, coups de pied et coups de trique, gestes obscènes, propos crapuleux, drôles qu’on rosse, vieillards qu’on berne, parasites battus et contens ! Les accessoires et les comparses y sont toujours : le bâton d’abord, l’esclave, le portefaix, la courtisane, — et l’âne ! le petit âne rusé et lascif qui remplit de ses tours les Métamorphosas d’Apulée, après avoir amusé les vieux conteurs d’Ionie !… C’est pourquoi, en aucun pays latin, les ruines ne sont plus évocatrices que dans l’Afrique du Nord. Le milieu immuable aide à la résurrection de la plus lointaine histoire.

Oh ! que la morte Pompéi paraît languissante, pour qui la compare à nos cités africaines !… Thermes de Cherchell, si beaux dans les soleils couchans, avec vos terrasses et vos promenoirs, d’où l’on voit tout le golfe jusqu’à Ténès, et d’où l’on entend le murmure de la mer au pied de la falaise, piscines à demi taries, mosaïques éclatantes, chapiteaux mutilés, peuples de statues étincelantes comme une neige sous la lumière de midi ! Nécropoles chrétiennes, basiliques et baptistères de Tipasa, sépulture des évêques ! Superbe Thimgad envahie par les sables, qui dresses à la limite du désert ton arc de triomphe et les hautes colonnes de ton capitole : chaînes de l’Aurès, espaces illimités, horizons décevans et splendides ! Casernes de Lambèse, où vit le souvenir des légions ! Savante Hippone où dorment les reliques d’Augustin ! Colline sacrée de Carthage, quelle fortifiante mélancolie s’exhale de vos pierres éparses et quel vent salubre d’enthousiasme souille de votre ciel ! Pour le Français resté fidèle à la mémoire des grands aïeux, nul endroit du monde ne surpasse en beauté la décrépitude vénérable de vos débris ; nul autre ne lui donnera davantage le sens vivant de la tradition ; et il cherchera vainement ailleurs l’émotion filiale qui, pour lui, sort de cette terre si fortement façonnée par le génie latin et reconquise, après tant de siècles, au prix du sang de ses pères !…


I. — CHERCHELL

Il convient sans doute de commencer par la capitale des régions qui forment la presque totalité de notre Algérie, — par cette Césarée de Maurétanie qui, après l’extinction des dynasties indigènes, devint la résidence du procurateur impérial : centre administratif et militaire, port d’attache de la flotte destinée à surveiller les pirates de la Méditerranée occidentale.

Césarée s’appelle aujourd’hui Cherchell. La capitale des rois maures est un simple chef-lieu de canton. La grande ville qui, jadis, comptait environ deux cent mille habitans, n’en compte maintenant que trois ou quatre mille au plus, et son enceinte actuelle occupe à peine la dixième partie de sa superficie primitive. Déchue, elle semble se tenir à l’écart, s’isoler avec ses ruines, bien loin des grands courans de l’activité nouvelle. Cent vingt kilomètres seulement la séparent d’Alger ; mais elle a l’air d’être au bout du monde, tant les détours sont interminables pour y atteindre. C’est à cet isolement, à cet accès difficile, qu’elle doit d’avoir gardé une physionomie propre, une séduction exquise et secrète que n’a aucune des autres villes africaines.


La première fois que je vis Cherchell, ce fut par un soir du mois de mai. J’avais quitté le chemin de fer à Marengo, pour prendre une bonne vieille diligence de l’ancien temps, qui, en trois petites heures, devait me conduire à Césarée de Maurétanie. La chaleur était déjà très forte. Malgré la ventilation de la course, un air d’une lourdeur intolérable emplissait les défilés et le ravin du Sahel. Le soleil frappait d’aplomb sur le cabriolet. La lumière brûlante filtrait entre la trame de la toile, comme par les trous d’un crible. Les reflets incandescens que renvoyaient les roches avoisinantes m’aveuglaient et m’irritaient les paupières. Une poussière blanche et corrosive soulevée par les pieds des chevaux ajoutait au malaise de l’étouffement la souffrance de mille piqûres continuelles. Une torpeur engourdissait mes membres, et cependant je ne pouvais pas m’assoupir, tellement ce supplice de la poussière et de la chaleur me surexcitait les nerfs. Il dura pendant des lieues… Soudain, une détente se produisit. Des souffles larges passaient, apportant avec eux une senteur d’algues et d’iode. Je reconnus l’odeur enivrante de la mer. Nous venions de dépasser le petit village de Zurich, et nous avions gagné le sommet d’une côte, d’où l’on découvre tout le versant opposé, jusqu’à la limite des rivages.

La mer apparaissait de plus en plus nettement : d’abord amincie en une étroite bande d’un vert léger qui se fondait dans le gris nacré de l’espace, elle se déployait maintenant, immense et bleue, d’un bleu pour ainsi dire aérien, le bleu limpide, angélique et souriant des ciels d’aurore.

Cherchell était tout près ; et j’admirai ses antiques fondateurs de lui avoir choisi un cadre à la fois si noble et si doux. Quelle différence avec les régions arides et montueuses que nous avions traversées !

La route venait de faire un coude brusque entre les arches rompues d’un aqueduc romain. Nous avions à notre droite le dôme colossal du Chénoa, qui surplombe le promontoire de Tipasa et qui borne tout l’horizon du côté de l’Est. A gauche, du côté du couchant, dans un lointain inappréciable, le cap Ténès, tout entier visible à travers les bruines, élevait très haut ses pylônes bleuâtres. Au Sud, à une faible distance, ondulaient de molles collines, toutes couvertes de vignobles et de cultures ; et devant nous, la pleine mer s’élargissait au bas des falaises.

C’est sur cette terrasse resserrée entre les collines et les rochers du rivage que Cherchell est assise et qu’elle étend, pendant plus d’une lieue, sa campagne riante.

Le soleil se couchait. Sous les teintes vermeilles de la lumière décomposée, la végétation des vignes, des cyprès et des pins en parasol qui s’étagent tout le long des hauteurs avoisinantes, semblait les revêtir d’une paroi de métal poli, un métal où se fussent confondues toutes les patines de bronze et toutes les rutilances de l’or. Dans cette coulée de verdures aux tons opulens et chauds, les moindres feuilles se détachaient, précises et brillantes, ainsi qu’en un travail d’orfèvrerie. Mais rien n’était suave, à la crête des collines, comme les cimes rondes des pins, courbés sur l’abîme du ciel crépusculaire, grand miroir verdâtre au rayonnement mélancolique, où, parmi des rousseurs ardentes, vibrait une poussière d’atomes lumineux.

De ces coteaux éclairés par les rayons du soleil oblique, comme d’un espalier d’émeraude, des reflets dorés ruisselaient jusqu’au milieu de la route, se répandaient sur les arbustes des jardins, les façades des petites villas. Les haies de rosiers sauvages qui, à perte de vue, bordent les fossés du chemin, en étaient transfigurées.

Ces haies fleuries de roses offraient une autre merveille. Elles étaient tellement alourdies de corolles, de boutons en grappes, qu’on eût dit une double file de reposoirs drapés de mousselines et surchargés de bouquets. Derrière les haies, comme pour ajouter à la pompe, se dressaient les grands panaches des roseaux. Toute l’avenue avait l’air d’être ornée pour le passage d’une procession. Des pétales s’envolaient aux brises. Les touffes et les guirlandes se soulevaient et se gonflaient comme les falbalas d’une robe de bal. Jamais nulle part, — pas même à Tipasa, ni dans les roseraies fameuses de Boufarik, — je n’en avais vu une telle profusion. Il y en avait de toutes formes et de toutes nuances, — de minuscules comme des banxias, d’énormes comme des pivoines, de carminées, de roses pâles, de blanches à peine teintées de veinules purpurines. Mais toutes avaient la finesse, la transparence de la gaze, la fragilité, le papillonnement de la neige. Ces fleurs qui semblent faites pour être gaspillées, écrasées, foulées aux pieds dans des fêtes, ou dans des orgies, il faut les voir, comme ici, en buissons exubérans et monstrueux, en jonchées, en amoncellemens de gerbes. On comprend que la rose est, par excellence, la fleur de la volupté, l’emblème cher à Vénus. Ce mois de mai qui lui est consacré est aussi le mois des roses. Or je me souviens que Cherchell dut être, au temps de sa gloire, très dévote à Vénus, si l’on en juge par le nombre des statues de la déesse qu’on a retrouvées dans ses ruines. La ville africaine avait voulu faire honneur à sa patronne. Elle s’était tellement parée de roses que sa ceinture en éclatait et que tout l’air en était embaumé autour d’elle !…

Nous allions ainsi, parmi, les fleurs printanières et les lueurs épanouies du couchant. La glace unie de la mer réfléchissait les couleurs du ciel avec une insolite magnificence. La mer était adorable en cette minute. Nul tissu fabuleux n’égale la richesse et le resplendissement des voiles dont elle illuminait les brumes légères de l’espace. C’était une étoffe de rêve, une vaste moire miraculeuse, qui eût emprunté aux pierres et aux métaux les plus rares leurs scintillations et leurs transparences, et qui eût pris à toutes les aubes et à tous les levers de lune l’enchantement de leurs clartés les plus irréelles. Sur le bord, elle avait le luisant et les phosphorescences de la nacre. Au large frissonnait une nappe diffuse, d’un mauve indéfinissable, où se mêlaient le gris tendre des perles et le bleu spectral des lampes électriques au moment où elles s’allument ; et, parmi ces apparences liquides et chatoyantes, tournoyaient des volutes de soie blanche qui s’embrasaient de lueurs orangées et qui, vers la zone enflammée de l’horizon, se perdaient dans une rougeur de brasier mourant.

Et tout cela s’apaisait au sein d’un grand lac de clarté, surpassant, par les jeux innombrables de ses colorations, les éclairages fantastiques des fontaines lumineuses. Sous le réseau des couleurs, on sentait la présence d’un élément mobile, multiforme et insaisissable. C’était l’hymen chimérique de l’eau et du feu, — on ne sait quoi d’éclatant, de délectable et de musical où s’unissait la vivacité de la flamme avec la fraîcheur des vagues et la modulation sans fin des grèves marines.

Par-dessus les montagnes montaient des fumées violettes qui s’évanouissaient dans un ciel de pourpre et d’or, comme si, sur toutes les cimes, on eût brûlé des herbes sauvages, ou allumé des bûchers d’essences résineuses : véritables encensoirs qui enveloppaient de leurs vapeurs diaphanes les glorieux sommets du paysage !

Ce paysage, je l’embrassais tout entier, depuis le cap Ténès jusqu’au promontoire du Chénoa, avec sa mer et ses coteaux, ses reposoirs fleuris de roses, ses vignes, ses cyprès et ses pins, — toute l’élégante végétation des rivages méditerranéens. Aux deux extrémités, les pylônes du cap et le dôme du promontoire arrêtaient ma vue et l’enfermaient dans un cercle de collines harmonieusement découpées. Et cette molle campagne réapparaissait telle qu’une architecture et une plastique naturelles, aux lignes souples, et robustes, aux contours très nets et cependant si doux qu’ils semblent expirer dans la limpidité mouvante des fonds aériens et se résoudre en lumière.

Nous approchions des portes de Cherchell. Je me penchai, une dernière fois, hors de la voiture, afin de m’emplir les yeux de la brillante vision qui allait s’éteindre avec la nuit : la mer sous ses voiles mauves, que nuançait encore un peu de rose, le ciel glauque comme l’eau d’un puits envahi par les mousses, où, dans des profondeurs toujours plus sombres, je voyais trembler les gouttelettes cristallines des premières étoiles. Et je médisais qu’à mon entrée dans l’antique Césarée de Maurétanie, je ne pouvais rêver plus triomphale escorte d’images : c’était toute l’âme païenne et toute la splendeur de l’Afrique latine qui, pour moi, flottaient dans ce beau soir !

Le premier aspect de Cherchell, — il faut bien l’avouer, — n’encourage guère cette illusion. Rien de plus platement moderne, rien de plus « province, » — j’entends province française, — que cette petite ville coloniale.

Nous passons devant une mairie de construction récente, dont les murs sont complètement bariolés d’affiches électorales ; et nous nous arrêtons devant un hôtel à deux étages, tout neuf, lui aussi, dont le balcon fraîchement peint étale, en lettres d’or, une enseigne pompeuse : Hôtel Continental. L’acétylène flambe sous les arcades de la devanture et derrière les larges baies vitrées de la salle à manger. C’est aujourd’hui l’ouverture de l’établissement. On sent que cette inauguration est un événement pour Cherchell. Des groupes de curieux stationnent devant la porte, des enfans se haussent sur la pointe des pieds, pour contempler, à travers les rideaux, les officiers et les fonctionnaires qui dînent à l’intérieur.

Je me dégage de la cohue d’Arabes qui assiègent la diligence, et je me trouve immédiatement sur une petite place, au fond de laquelle se dresse la façade d’une église entourée de maisons basses, aux persiennes hermétiquement fermées. On sonne, en ce moment, l’office du mois de Marie. Les tintemens de la cloche tombent dans un silence profond. La place est déserte, les maisons closes ont l’air d’être inhabitées. Je devine, derrière leurs murs, des existences monotones et régulières de petits rentiers, de vieux retraités, de colons enrichis qui ont transplanté là le décorum bourgeois de nos sous-préfectures.

Pourtant, des odeurs de kif et de cigarettes au musc qui viennent des rues adjacentes empêchent d’oublier complètement l’Afrique. La couleur orientale réapparaît avec le turban jaune de ce marchand de tabac qui se tient, immobile et somnolent, entre les minuscules étagères de sa boutique. Deux jeunes garçons indigènes marchent devant moi, flanc à flanc, leurs petits doigts enlacés l’un à l’autre, en signe d’amitié, et le balancement de leurs pas agite les draperies légères de leurs gandouras, où tranchent crûment des mouchoirs de colonnade rouge parsemés de fleurs d’un vert acide. Au seuil de bâtisses européennes, des tas de burnous grouillent sur des nattes : cela sent, autour d’eux, la crasse humaine et le suint de brebis. J’ai retrouvé l’atmosphère algérienne, ce mélange et ce contraste continuel de mœurs et de costumes très antiques avec les costumes et les mœurs de notre France d’aujourd’hui. Je ne connais rien qui soit plus coloré, ni plus chaud, plus suggestif d’idées et d’images, plus amusant pour la fantaisie d’un poète…

C’est pourquoi je m’empresse, à peine sorti de table, d’aller prendre une tasse de kaouah dans un café maure du voisinage… Le « café maure » est quelque chose de fort différent de nos estaminets français. On y consomme très peu et on n’y joue qu’assez rarement. C’est avant tout un lieu de conversation, de paresse et de repos, un endroit frais et ombragé pour la fumerie ou le rêve. On y fait la sieste, on y dort, on y accomplit même ses dévotions. L’indigène, une fois accroupi sur ses talons, empaqueté dans son burnous, se considère là comme chez lui. Immobile et taciturne, il regarde couler les heures avec indifférence et béatitude.

Le café, où je suis entré, a été aménagé tant bien que mal au rez-de-chaussée d’une maison bâtie à l’européenne. C’est une grande salle nue, badigeonnée de chaux, et dont le sol inégal n’a même pas été recouvert de terre battue. Il n’y a d’africain dans la disposition de la pièce que la haute cheminée lambrissée de faïences émaillées, ou le kaouadji[1] surveille ses petites burettes de fer-blanc. Des bancs de bois assez larges circulent tout le long des plinthes. L’unique ornement est une boîte à horloge monumentale, toute peinturlurée de fleurs rouges et jaunes, telle qu’on en rencontre encore dans les cuisines de nos fermes. Au milieu, sur une table à trois pieds, une botte de roses trempe dans une grosse cruche de cuivre qui sert à porter l’eau.

La salle est à peu près vide. Quelques individus sommeillent, allongés sur les bancs. Je gagne la cour contiguë, dont l’éclairage un peu cru fait paraître plus sombres les demi-ténèbres où est plongé le café. Une lampe à pétrole est suspendue au treillage qui s’étend d’un mur à l’autre, en manière de plafond et qui est complètement tapissé par des lianes violettes de bougainvilliers. C’est un véritable berceau de verdure, où règne un peu de fraîcheur, grâce à la fontaine encastrée dans le mur et dont la vasque est pleine jusqu’au bord.

Je m’assieds à l’écart, sur une natte, et, après avoir commandé ma tasse au kaouadji, je regarde autour de moi… La cour n’est guère plus animée que la salle. Deux hommes assis sur leurs talons jouent gravement aux échecs. Un nègre, accroupi à côté d’eux, leur jette de temps en temps un regard distrait, en dilatant les gros globes laiteux de ses prunelles. Enfin j’ai pour Unique voisin un grand vieillard maigre qui a l’air comme effondré dans les plis d’un burnous immaculé. Une barbe de patriarche allonge encore son long visage osseux et émacié, plus pâle que les mousselines de son turban. D’un doigt soigneux, il tourne lentement les pages d’un magnifique et très ancien manuscrit, dont le vélin jauni est enluminé d’or, de vermillon et d’azur. Il lit, avec un clapotement continu des lèvres, comme un enfant qui épelle, puis il s’interrompt, ferme le livre précieux, et, les yeux fixes, enfiévrés et luisans d’extase, il marmotte une prière, se dresse de toute sa hauteur sur ses genoux, s’abat brusquement dans une totale prosternation et se relève, le front noirci de poussière.

Personne ne prend garde à la gesticulation du dévot personnage. Pas une parole ne s’échange entre les quatre hommes qui sont là. Je ne perçois que le bruit ténu du filet d’eau qui s’égoutte dans la vasque de la fontaine, le murmure de la prière sur les lèvres du vieux, et, parfois, le claquement des sandales du kaouadji qui vient enlever les burettes vides, éparses autour des joueurs. Plus que le café parfumé qui se dépose au fond de ma tasse, je savoure ce calme et ce recueillement, je jouis du spectacle qui m’environne, — ces hommes impassibles et beaux sous leurs draperies blanches, cette cour rafraîchie d’eau vive, ce rideau de fleurs violettes qui la recouvre toute, comme un riche vélum tendu sur la cella d’un temple…

Soudain le nègre somnolent ramasse une darbouka[2], qui traînait sur la natte, à côté de lui. Il appuie son torse contre le mur, se renverse la tête, puis, ayant plaqué un accord aigrelet, il lance les premières notes d’une mélopée stridente qui déchire les oreilles. Cette voix barbare éclatant tout à coup dans le silence nocturne, elle me fait tressaillir et elle m’épouvante presque, comme un cri dans le Désert. Cependant aucun de ceux qui l’entendent avec moi n’a bougé. Les joueurs d’échecs continuent à pousser les figurines de buis sur le damier, le vieillard marmotte toujours ses prières. Seul, je regarde le nègre s’enivrer de sa chanson.

Ses dents de fauve éclatent dans le trou noir de sa bouche, les globes laiteux de ses prunelles roulent comme des yeux d’automate. La guirlande de jasmins qui couronne ses tempes semble un collier de perles sur de l’ébène. Avec le tronc mal dégrossi de son corps, ses membres lourds, aux gestes gauches, il éveille l’image confuse d’une archaïque statue égyptienne taillée dans du marbre noir.

Le nègre chante uniquement pour lui, sans se soucier qu’on l’écoute. Il atteint à des sons d’une acuité prodigieuse, puis sa voix retombe, se balance en roulades sans fin. Je le suis avidement. Peu de choses m’exaltent autant que ces mélodies du Sud, d’une brutalité sauvage, d’une langueur si plaintive qu’on dirait le sanglot d’un petit enfant. C’est la chanson des steppes arides, et du morne soleil.

Le nègre a fini sa chanson. Le vieillard s’est enveloppé dans son burnous pour dormir. Dix heures sonnent à l’horloge de la salle, et les vibrations du timbre se perpétuent avec une solennité étrange dans le silence absolu qui règne de nouveau. Je m’évade sans bruit à travers la salle, où le frôle, au passage, les dormeurs allongés sur leurs bancs, et, quand je me retrouve dans la rue, sous la nuit chaude et constellée, j’ai comme la sensation de sortir d’un lieu mystérieux, situé en dehors de l’espace et du temps, et habité par des ombres !


Malgré la douceur du soir, je regagne mon gîte, — un petit hôtel patriarcal, construit à la mode algérienne, — c’est-à-dire dont les bâtimens, en forme de quadrilatère, se déploient autour d’une cour intérieure. Je grimpe jusqu’à ma chambre par un escalier de bois débouchant sur un balcon qui fait comme un couloir continu le long des appartenions.

Me voici dans un autre monde ! Les rideaux de percale à ramages qui emprisonnent mon lit, les chaises d’acajou et les fauteuils capitonnés de reps grenat achèvent de dissiper les visions de simplicité antique, que je rapportais du café maure. J’examine les lithographies coloriées qui s’espacent sur la tapisserie. Elles sont piquées de taches d’humidité et elles datent presque toutes du second Empire. Je reconnais les dames aux bandeaux soufflés qui, avec de petits airs penchés et minaudeurs, reproduisent la célèbre pose de l’Impératrice dans ses photographies : l’index appuyé contre la tempe, l’autre main soutenant un mouchoir de dentelle chiffonné et tombant avec nonchalance sur le ballon hyperbolique d’une robe de faille toute gonflée par les cerceaux de la crinoline. Je reconnais les zouaves de Lamoricière, vieux brisquards à barbiche, aux manches tailladées de chevrons, les voltigeurs de Vincennes coiffés de l’énorme shako en cuir bouilli, sanglés dans leur tunique à jupe tuyautée et portant l’aigle impériale sur la boucle du ceinturon…

Ce second Empire, ce n’était déjà plus l’époque héroïque de la conquête. Mais quels pimpans et brillans souvenirs il évêque aux imaginations des vieux Africains !

Les paupières fermées, j’y rêve longuement, avant de m’assoupir. Je songe à l’éblouissement que ce dut être pour les jeunes officiers qui débarquaient alors sur cette terre barbaresque encore frémissante de révolte et qui venaient y chercher la gloire avec les plus poétiques spectacles que puisse offrir un pays vierge et tout resplendissant de couleur et de lumière ! Je revois les fêtes, les parades militaires, les chevauchées et les razzias ! Comme je l’envie, le jeune chasseur d’Afrique, qui faisait, en ce temps-là, ses premières armes !… C’est à la veille d’un départ pour les oasis sahariennes ou la Kabylie insoumise ! Taille de guêpe, moustache au vent, je le vois valser au Palais d’Eté, sous les ombrages illuminés de Mustapha, tandis qu’à l’extrémité des salons en enfilade, entre les hautes tiges des palmiers, se dressait la stature martiale d’un Randon ou d’un Pélissier plastronnant sous ses décorations et ses chamarres : vivant symbole de tous les futurs triomphes pour un cœur de vingt ans !… Mon Dieu ! comme le monde devait paraître beau à ce jeune homme, et l’avenir radieux de promesses !…

Ces fantômes d’une génération déjà aux trois quarts disparue, ils me hantent encore au réveil. Ils trouvent un cadre si naturel dans un pays tout plein de leurs exploits et dont les villages portent les noms des batailles napoléoniennes : Novi, Marengo, Castiglione ! Une foule de similitudes, de correspondances historiques, d’associations d’idées me conduisent sans cesse de l’Afrique de Napoléon III à l’Afrique latine des Auguste et des Septime Sévère ; et c’est l’imagination tout éblouie par la majesté impériale et par la gloire romaine que je pars à la découverte de l’antique Césarée de Maurétanie.


Hélas ! la ville moderne n’a plus guère à montrer que son Esplanade ! C’est un assez vaste quadrilatère sur un plateau rocheux qui surplombe le rivage. Des bellombras d’une poussée vigoureuse y forment un superbe massif de verdure. Entre les feuillages et les branches tordues des arbres, je distingue l’éclair bleu des petites vagues et, tout au fond, le grand miroitement ininterrompu des plaines marines.

Mais aussitôt mes regards se détournent vers une colonne mutilée, dont le torse élégant et robuste se dessine d’un trait net sur le fond splendide de la mer. Elle a été placée si heureusement que, dès qu’on la vue, on ne peut plus voir qu’elle. Cette colonne isolée, qui évêque tout un édifice et dont le fût blessé d’entailles offre un galbe si fier, elle suffit à elle seule pour faire oublier les vulgaires bâtisses qui bordent les deux côtés de la place et pour prêter une grandeur toute classique au paysage. Toute la noblesse de la ville morte revit en elle, comme en un témoin véridique, et toute l’histoire de la province se rassemble pour moi autour du socle d’où elle s’élance. Cependant nul mirage du passé ne saurait balancer à mes yeux cette fine silhouette de marbre qui se dresse, en plein ciel, au bord de l’abîme, et qui, dans sa ruine hautaine, prend on ne sait quel sens à la fois triomphal et tragique.

D’autres épaves gisent à l’entour. Mais on a rassemblé les plus belles pour en revêtir les parois d’une fontaine monumentale qui s’élève au centre de l’Esplanade. L’idée serait ingénieuse, si l’architecture banale de l’œuvre moderne ne jurait étrangement avec le caractère grandiose de ces débris. Ce sont d’abord quatre figures colossales, — des têtes de femmes, selon toute apparence, dont la chevelure divisée en masses épaisses a l’air de flotter au vent. D’une exécution simplifiée à dessein, ces figures toutes décoratives ont une vigueur de modelé, une intensité de vie idéale, qui les apparentent aux meilleurs modèles de l’art grec, par exemple aux compositions brillantes et mouvementées d’un Scopas. Faites pour planer de haut et pour être considérées de loin, elles devaient occuper sans doute une corniche droite, au sommet de quelque spacieux édifice. Les yeux profondément enfoncés sous les arcades sourcilières semblent absorber tout l’horizon dans leurs grandes prunelles vides.

Les quatre masques sont accompagnés de pilastres d’une ornementation gracieuse : on y a sculpté des arabesques, de longues tiges flexibles et fleuries, des oiseaux blottis sous les feuilles et qui becquètent des fruits. Tous ces fragmens antiques proviennent sans doute d’un temple qui s’élevait à l’extrémité de l’Esplanade, probablement sur l’emplacement de l’église actuelle. C’était peut-être ce grand temple « tout bâti de marbre et d’albâtre » que le voyageur Marmol put voir encore debout au XVIe siècle, et qui s’apercevait de la haute mer.

Mais la chose vraiment exquise que j’ai rencontrée là, c’est un chapiteau de marbre blanc qui, à n’en pas douter, faisait partie du même ensemble. La corbeille, aux dimensions imposantes, est d’un corinthien fort libre, dont je n’avais vu nulle part ailleurs un type semblable. Seule, la base est bordée d’acanthes frisées du bout et recourbées en volutes. De cette touffe de feuillages, jaillissent des tiges très sveltes, qui serpentent jusqu’à la moulure de l’abaque, où elles se contournent en spirales. Au centre, une large fleur épanouit son calice parmi des entrelacs végétaux, d’une souplesse et d’une douceur qui donnent presque l’illusion de la nature. Ce corinthien léger et capricieux, c’est assurément l’illustration la plus parfaite que je connaisse de la célèbre légende hellénique, si jolie et si touchante : le calathos funéraire déposé par une jeune fille sur la tombe d’un mort chéri et, peu à peu, enveloppé, comme d’une sculpture vivante, par les belles feuilles qui poussent tout auprès. Mais, ici, les pieuses acanthes se sont arrêtées à mi-hauteur de la corbeille. On distingue encore le tissu frôle de l’osier et les corolles des fleurs offertes qui s’éparpillent et qui fuient par les interstices.

Je caresse longuement du regard et de la main ce marbre séculaire, moelleux au toucher et jauni comme un ivoire. Certes, les hommes d’Afrique capables de jouir de ces formes délicates ne pouvaient être des barbares. On peut juger de leur goût d’après les fûts de colonne, les chapiteaux, les pilastres, les figures colossales qui jonchent le sol de l’Esplanade. On peut même ressusciter par la pensée le mystérieux temple d’albâtre qu’entrevit Marmol, à cette place. Pour moi, je l’imagine (à peu près sur le modèle du temple de Tébessa, mais en beaucoup plus grand) précédé d’un vaste péristyle et surmonté d’un attique sans fronton, où se déployait une rangée de statues. Il était large, ventilé, sonore, tout resplendissant de bronze, de peintures polychromes, égayé de guirlandes, de feuillages, de rameaux en fleurs, véritable verger de marbre, où les oiseaux des frises, les Victoires des métopes faisaient comme un bruissement d’ailes continu, monument d’apothéose sous sa couronne de figures divines qui, tout en haut de la cimaise, s’enlevaient éclatantes de blancheur, dans le bleu du ciel, tandis qu’aux quatre angles de l’architrave, les palmettes dorées des acrotères réfléchissaient, en bouquets de rayons, les feux des soleils marins.


Pour fixer tranquillement la radieuse image et pour embrasser tout le champ des ruines, je m’assieds au coin de la place, à la devanture d’un cabaret. A la table voisine de la mienne, deux hommes, deux Européens, causent, tout en dégustant leur absinthe. Je contemple les ruines et j’écoute vaguement ce qui se dit. L’un des hommes, courtaud et trapu, le teint basané, les cheveux crépus comme un Africain, ne peut être qu’un Provençal, puisqu’il s’appelle Claudius. L’autre, qui se nomme Livio, est sûrement un Italien. Le premier est un postillon, le second, un maréchal ferrant. Celui-ci, d’un blond châtain, a le cou rose comme une fille, — et l’ovale parfait de son visage est d’une pureté toute raphaëlesque. Le tablier de cuir retroussé sur ses genoux forme un contraste un peu rude avec sa physionomie presque féminine. Soudain, un adolescent, vêtu d’une gandoura bleue, débouche d’une ruelle voisine et, s’arrêtant à quelque distance du trottoir, il se met à crier d’une voix gutturale :

— Livio !… Ho ! Livio !…

Le maréchal tourne la tête.

— Livio !… Viens tout de suite ! crie l’Arabe, ta femme t’appelle !

Le jeune époux se lève immédiatement. Une flamme illumine son regard, un sourire glisse sur ses lèvres…

— Reste encore ! dit le postillon, — tu n’es pas si pressé !

— Non, non ! Ma femme m’attend !…

— Allons ! adieu, Livio !

— Adieu, Claudius !

Les deux hommes se touchent la main, mais le maréchal n’a pas tourné les talons, que le postillon, qui se carre dans l’azur de sa blouse, lui crie, en le menaçant du doigt :

— Ah ! birbante ! tu n’as ta fantaisie qu’après l’amour !…

Les vagues paroles de cette naïve conversation traversent ma songerie… Livio ! Claudius ! Les sonorités latines de ces noms tintent mélodieusement à mes oreilles. Le visage enivré du jeune homme qui court « après l’amour, » de ce maréchal ferrant beau comme un apôtre de Raphaël, emplit encore ma pensée, tandis que mes yeux se reposent sur les fleurs et les tiges d’acanthes du chapiteau corinthien et que je contemple une dernière fois la colonne solitaire, unique vestige du « grand temple d’albâtre » qui fut l’orgueil de Césarée.

Par une mauvaise route pierreuse, je descends jusqu’au port de Cherchell, en contre-bas de l’Esplanade.

C’est un port minuscule, — simple abri pour les barques de pêche et les bateaux de cabotage. Mais le phare dont la lanterne reluit au plus haut du môle et qui domine de sa tour un groupe de constructions massives, lui donne un certain caractère. Si restreint que soit ce port moderne, il dépasse encore en grandeur l’ancien port militaire de Césarée, qui n’occupait que la moitié de sa superficie. C’est dans cet étroit espace que se pressaient les galères de la division navale de Maurétanie, chargée de faire la police de la Méditerranée occidentale.

Ceux qui ont visité les ports militaires des villes antiques ne s’étonneront nullement de ces faibles dimensions. Celui de Carthage qui a contenu tant de flottes fameuses n’était guère plus grand. En tout cas, sa disposition était vraisemblablement identique à celle du port de Cherchell, tel qu’il existait encore au XVIIIe siècle : de vastes magasins, entourés de portiques circulaires, faisaient le tour des quais.

Ce bassin, probablement hérissé de défenses et dont l’accès était soigneusement clôturé, communiquait par un goulet très resserré avec le port marchand, d’une étendue beaucoup plus considérable. Césarée était une ville de commerce et d’exportation. Les armes figurées sur ses monnaies représentaient un dauphin et un navire. Ses vaisseaux s’aventurèrent jusque sur les côtes de l’Atlantique, abordèrent aux Açores où furent fondées pour elle des teintureries de pourpre. J’ai noté ce détail avec plaisir. En riche cité qu’elle était, Cherchell devait aimer la magnificence et prodiguer la pourpre dans ses costumes et dans ses maisons. Du moins elle pouvait se payer ce luxe, étant active et industrieuse. Ses artisans étaient nombreux et des plus habiles. Elle avait des sculpteurs, des mosaïstes, des fondeurs en argent ; elle travaillait le fer, comme toute espèce de métaux : jusqu’à la conquête française, ses forgerons sont demeurés célèbres. Elle fabriquait des lampes d’argile, des vases en terre cuite, — toute une poterie grossière, dont elle inondait le pays. Mais surtout elle trafiquait de ses denrées et de ses fruits : les sacs de pois chiches, de fèves, de figues sèches, les outres de vin s’entassaient dans ses gabarres…

On ne voit plus rien de semblable dans le port de la Cherchell moderne. A peine si quelques tonneaux amenés des fermes voisines s’alignent sur le quai désert, où un petit vapeur d’Alger vient les prendre de loin en loin.

L’eau profonde de la darse réfléchit les assises régulières des maçonneries et, tout au fond, la lanterne renversée du phare. De courtes lames frisantes sillonnent d’un bout à l’autre cette étendue vide. Une seule barque s’y balance, amarrée à l’extrémité du môle. Elle va prendre le vent. Le pêcheur, arc-bouté à l’arrière, tire sur les câbles. Les raies bleues de son tricot éclatent crûment dans la lumière, et le mistral qui se lève éparpille autour de lui l’écume pulvérisée et scintillante, comme une averse dans le soleil.

Attiré par ce grand souffle humide, je m’avance le long des brise-lames et j’atteins la pointe de la jetée. Les toits roses de Cherchell, ses collines étagées qui forment une muraille verdoyante et continue, depuis le dôme du Chénoa jusqu’aux pylônes du cap Ténès, ses jardins et ses villas, ses champs de vignes et d’oliviers, — cette idyllique nature aux belles lignes architecturales, à la fois voluptueuse et si finement mélancolique, je l’ai toute ramassée devant mon regard. Elle est si fraîche, si reposante, si caressante à l’œil sous les douces teintes violettes, bleuâtres, ou vert pâle qui décorent ses campagnes et son ciel ! Je ne connais rien de plus aimable sur tout ce littoral, un peu âpre et dur, de l’antique Maurétanie !

Mais, si délicieux que soit le spectacle de la terre, il ne vaut pas pour moi le paysage marin. Nulle part, en Afrique, je n’ai ressenti pareille impression d’immensité que devant cette mer de Cherchell. Cela tient sans doute à ce que ses rivages se développent, pour ainsi dire, en ligne droite, sans que la courbe d’un golfe ou d’une baie emprisonne la vue. Les plaines des vagues labourées par le vent du Nord et qui semblent criblées de petits miroirs aveuglans, n’ont d’autre limite que la barre noirâtre de l’horizon, nettement coupée sur l’espace presque blanc, où l’œil s’égare dans des vibrations lumineuses. Pas une fumée de navire ne rampe dans les lointains. C’est le désert des eaux, mais un désert qui n’a rien de sauvage ni de méchant. Cette mer est toujours celle où naquit Aphrodite et où chantaient des Sirènes. Il lui faudrait, pour égayer sa solitude, des escadrilles de trirèmes grecques ou latines, ou encore ces magnifiques galères du temps de Charles-Quint, de Philippe il et de Louis XIV, qui portaient sculptées à l’arête de leurs carènes des figures de divinités ou de nymphes marines et qui s’appelaient Aréthuse, Amphitrite, ou Cymodocée

Je songe aux flottes conduites par Duquesne et Beau fort qui se rangèrent, ici même, en front de bataille, pour bombarder le nid de corsaires qu’était alors Cherchell. Je vois les beaux navires élevés sur la mer comme des palais de Venise, je distingue les trois rangs de rames, le château-gaillard étincelant de dorures sous l’étendard fleurdelysé qui claque à son sommet, et, par-dessus l’image symbolique de la proue, taillée dans Marseille ou Toulon, par quelque Puget, par-dessus le frêle balcon de l’avant, les deux énormes lanternes de fer, fleuronnées et dorées, que surmonte la couronne royale et où brûlent, durant les nuits du large, des chandelles de cire hautes comme des hampes de pertuisane et pesantes comme des cierges de Pâques !

Toute cette pompe repasse et se dissipe sur les eaux tumultueuses que flagelle le mistral. Le flot s’écrase en grondant contre les cubes de pierre de la jetée. Mes oreilles bourdonnent au fracas de la rafale, ma poitrine se dilate sous la violence du grand souffle salé, — et je regarde la pauvre barque de pécheur, dernier souvenir des flottes de Césarée, pencher son mât, en franchissant la passe, et s’engloutir un instant entre les crêtes des lames…

Le soir, je parcours les ruines disséminées à l’intérieur de l’enceinte romaine.

Les premières qui s’offrent, en sortant des portes de Cherchell et en traversant le Champ-de-Mars actuel, — ce sont celles de grands thermes publics, que les archéologues appellent les Thermes de l’Est. Les vestiges de deux autres subsistent encore : je compte m’y arrêter tout à l’heure. Ces thermes sont vastes et vraiment dignes d’une capitale. Mais ce ne sont pas les seuls, vraisemblablement, que possédât Césarée.

Ces thermes de l’Est sont réduits à quelques pans de murs, dans les parois desquels sont creusées des niches où il y avait sans doute des statues. On a retrouvé, dans les décombres, celle d’un personnage en toge, — portrait probable du généreux donateur, qui avait fait construire à ses frais cet édifice d’utilité publique. Elle s’élevait, au-dessus d’un bassin à margelle arrondie, dans un frigidarium qui s’ouvrait sur le vestibule. Mais tout cela est dans un tel état de délabrement qu’il faut renoncer à se faire une idée bien nette de ce que furent autrefois ces thermes. J’en dirai autant de l’amphithéâtre, situé un peu plus loin, en allant toujours vers le Levant, hors des limites du Champ-de-Mars. Et pourtant, il y a une cinquantaine d’années, c’était la ruine la mieux conservée de Cherchell. Malheureusement on l’a traitée avec le même vandalisme que tant d’autres ruines de l’Algérie romaine[3] ! On s’en est servi comme d’une carrière et on y a tellement puisé pour les bâtisses de la nouvelle ville qu’il n’en reste presque plus rien : à peine quelques gradins à demi recouverts par les cactus et les aloès ! L’arène, qui mesurait 420 mètres de long et 40 de large a disparu sous une plantation de maïs.

Ce lieu, aujourd’hui anonyme, a vu, pendant des siècles, des fêtes et des spectacles sanglans dont le faste, la cruauté ingénieuse et décorative exaspéreraient nos nerfs ou humilieraient notre luxe. On y donnait des chasses d’apparat, peut-être des naumachies, en tout cas, des combats d’hommes et des combats de fauves. C’est ici que fut martyrisée, on ne sait trop à quelle date, une jeune fille de Tigzirt, nommée Marciana, pour avoir brisé une statue de Diane sur une des places de Césarée. Un récit évidemment légendaire nous a conservé les péripéties de son supplice. Il paraît qu’avant de l’exposer aux bêtes, le procurateur de la province avait d’abord livré la vierge chrétienne à des gladiateurs.

Je l’avoue ingénument : j’ai beau relire la pieuse histoire, — trop semblable à une foule d’autres, je n’arrive pas à m’intéresser à cette petite fille de Rusucurru (le nom ancien de Tigzirt) qui tut blessée au sein par un taureau sauvage et mangée ensuite par un léopard. Les gladiateurs me passionnent davantage. Comme dans toutes les grandes villes de l’Empire, ces farouches aventuriers avaient leur caserne à Cherchell. On a même retrouvé sur un bas-relief funéraire l’effigie d’un de leurs chefs, un certain Flavius Sigerus. Il est armé de la longue baguette qui lui servait à tracer sur le sable de l’arène le cercle où s’enfermaient les couples de combattans.

Parmi les souvenirs nébuleux qui se rattachent à l’amphithéâtre détruit de Césarée, cette figure de gladiateur est l’unique témoignage matériel et certain, la seule qui se détache avec quelque précision… Elle me poursuit obstinément, tandis que je monte par d’étroits sentiers obstrués d’herbes folles, vers le quartier des riches, celui où s’élevaient jadis les plus opulentes villas.

Quelle existence prodigieuse, à la fois héroïque et frivole, poétique et absurde, que celle de ces hommes de joie, faits uniquement pour le plaisir de la foule, bétail de mort et de parade, parqué dans ses casernes, comme un bétail d’amour dans ses lupanars !…

Ave, Cæsar, morituri te salutant ! « César, ceux qui vont mourir te saluent ! »…Ce cri des gladiateurs, chaque fois que je l’évoque, il me pénètre jusqu’aux moelles, il m’emplit de la plus poignante émotion. Je l’entends qui plane, par une chaude soirée d’août, dans le grand silence de l’amphithéâtre, où ne palpitent que les éventails des femmes et les banderoles des mâts, au sommet des gradins… Cet adieu funèbre, si calme et si sûr, si élégant dans sa bravoure, il répond pour moi à cette autre clameur, extatique et délirante, que poussaient à cette même place, le même matin, les troupeaux de misérables attachés au poteau et qui défiaient les lions, en affirmant leur foi invincible :

Christianus sum ! Christianus sum !

« Je suis chrétien ! »… Cela est sublime aussi, mais d’un sublime si différent ! L’élu qui meurt dans toute la folie de la croix et qui, au mépris de son corps, se précipite impatiemment vers le royaume de Dieu, celui-là sans doute, par un exemple de vertu si peu ordinaire, remue fortement le cœur et l’imagination, mais peut-être qu’aux yeux de l’artiste, ce pieux désordre ne vaut pas l’intrépidité, même théâtrale, du mirmillon ou du rétiaire, qui, sans l’appât d’aucune récompense céleste, sans autre souci que de tomber avec grâce, entrait décemment, d’un pas mesuré, le geste harmonieux et le sourire aux lèvres dans cette arène, où il laisserait son cadavre ! Ave, Cæsar, moriturus te salutat !… Quand l’homme casqué jetait ces paroles hautaines vers le pulvinar impérial où le maître du monde se tenait immobile parmi les tapis de Babylone, sous les ailes déployées des Victoires, — sûrement, tandis que ces images triomphales passaient devant ses yeux, il voyait en même temps le croc de l’esclave qui allait traîner sa dépouille sur le sable encore tiède de son sang !…

Mais aussi quelle idolâtrie entourait ces histrions qui jouaient avec la mort ! Quels applaudissemens populaires ! Quelle ivresse de gloire !… Ces pauvres gens, sortis de la plus basse plèbe ou venus des pays barbares, de quel amour ils furent aimés ! Qui ne se rappelle l’aventure, — lamentable et touchante, — de cette femme de sénateur, cette Eppia si durement injuriée par Juvénal ?… En esclave soumise, elle avait suivi jusqu’à Alexandrie un gladiateur nommé Sergiolus. Cette femme était de noble extraction ; riche, elle avait grandi « dans la plume profonde des coussins paternels, » et toute petite elle avait dormi dans des berceaux incrustés de pierres rares. Or voici qu’elle a méprisé tout cela pour un homme de l’amphithéâtre ! Elle n’a pas eu peur de la mer, du moment qu’elle était avec lui. Elle a affronté les vagues houleuses de la mer tyrrhénienne, et bien d’autres mers encore ! Elle qui autrefois, pendant ses voyages, était languissante, à côté de son mari, et toujours couchée dans sa cabine, elle mange maintenant avec les matelots, elle court sur le pont, elle s’écorche les mains aux cordages… Est-il beau du moins, ce Sergiolus, pour qui elle mène cette dure vie et pour qui elle a tout quitté ? — C’est un manchot, il a le visage couturé de cicatrices, une bosse sur le nez, un œil chassieux qui suppure… Mais quoi ? Il est gladiateur ! Cela vaut, pour elles toutes, la beauté d’Hyacinthe. Ce n’est pas l’homme, c’est le gladiateur, c’est le fer qu’elles aiment : Ferrum est quod amant !….

Je me suis arrêté, à mi-côte d’une colline plantée d’oliviers, sur l’emplacement d’une villa, où l’on a pratiqué quelques fouilles sommaires. On en a exhumé une statue de Bacchus qui figure au musée de Cherchell, et l’on peut y voir encore les restes de deux mosaïques, à demi-dissimulées sous une couche de terre, et dont l’une représente une scène de chasse, l’autre, le groupe classique des Trois Grâces.

Des travaux méthodiques seraient nécessaires pour qu’on pût reconstituer l’ordonnance de cette habitation. Très probablement, elle n’avait ni les dimensions, ni la splendeur des antiques villas italiennes disséminées aux environs de Rome et sur tout le littoral de la Campanie. Mais, à en juger seulement par cette statue de Bacchus et par ces deux mosaïques, elle devait être luxueuse, elle aussi, et, au dedans comme au dehors, tout éclatante de marbres.

Je regarde les petits cubes aux couleurs amorties qui se désagrègent à mes pieds : ce n’était là qu’un simple parement, ouvrage d’utilité bien plus que de beauté. Il en existe, en Afrique, un très grand nombre d’autres, beaucoup plus vastes et d’une ordonnance décorative infiniment plus variée. Si les pavés des maisons recevaient un revêtement aussi magnifique, on se demande alors ce que pouvaient être les immenses fresques en mosaïques qui s’étalaient sur les murs et les voûtes des atriums, des exèdres, des chambres à coucher, des salles à manger, des bibliothèques et des salles de bains. La coupole de Saint-Marc de Venise en donne une idée lointaine. Mais les figures byzantines qui s’enlèvent sur les fonds d’or de la cathédrale vénitienne ont une raideur hiératique qui exclut le mouvement et la vie. Au contraire, les mosaïques de l’antiquité rivalisaient avec la peinture, non seulement pour l’ampleur de la composition, la vérité du dessin, mais aussi pour l’illusion de la perspective et du clair-obscur, le rendu des chairs et la finesse des tons. L’opus vermiculatum, — comme on l’appelait, — était un véritable tableau où l’artiste, au lieu de couleurs factices, employait les couleurs naturelles des pierres.

En fouillant les veines des porphyres, on arrivait à découvrir des roses tendres qui simulaient l’incarnat du visage, des rouges enflammés qui jouaient l’afflux du sang sous l’épidémie. Certains albâtres imitaient la pulpe transparente et pâle des tissus graisseux. Il y avait des lapis-lazuli pour le bleu des yeux comme pour le bleu du ciel, des malachites pour les verts des paysages, comme pour les colorations glauques de la mer, des serpentines pour la peau bigarrée des monstres marins, des marbres numidiques tachetés de jaune et de blanc pour le pelage des bêtes…

Qu’on ait tiré de ces combinaisons polychromes un art singulièrement original et approprié aux exigences décoratives des riches maisons romaines, cela n’est pas douteux, si l’on considère la vogue insensée dont la mosaïque jouit dans toutes les régions de l’Empire, depuis l’Egypte jusqu’à la Grande-Bretagne, et depuis les bords du Danube jusqu’aux derniers confins de la Maurétanie. A partir de l’époque des Antonins, ce fut une véritable folie, au point que la peinture proprement dite en mourut. Pour ce qui est de l’Afrique, c’est par milliers qu’on a découvert des mosaïques dans les ruines des villes et des villas. Il y en a de toute espèce, à commencer par le simple emblème incrusté au milieu des rinceaux et des arabesques d’un pavé, pour aboutir aux grands tableaux d’ensemble qui embrassent des scènes variées et toute une figuration nombreuse d’animaux et de personnages.

Les sujets sont d’une diversité étonnante. Tantôt l’artiste copie telle œuvre fameuse d’un peintre grec, tantôt il suit sa propre inspiration. La mythologie, la légende, la poésie, la vie familière lui fournissent une matière abondante, sans cesse renouvelée. Et ces sujets sont appropriés à la destination du local ou de la pièce qu’ils décorent. Pour une salle à manger, ce seront, par exemple, — comme ici même, — les péripéties d’une chasse : un cavalier poursuivant un cerf ou un lion ; des pêcheurs, sur une grève, qui tirent le câble d’un filet, ou tout simplement des natures mortes : pyramides de fruits, ou pièces de gibier. Pour les chambres à coucher, les sujets érotiques se présentent en foule, — entre autres, le mythe de Psyché et de l’Amour, rendu populaire en Afrique par le roman d’Apulée. Dans une bibliothèque, des épisodes de l’Enéide, — le combat d’Énée et de Turnus, le sacrifice de Didon, — conviendront davantage. Dans des thermes publics, toutes les divinités d’eau douce ou d’eau salée, toutes les flores et toutes les faunes aquatiques seront mises à contribution. Ce que j’ai vu de plus original peut-être, en ce genre, c’est une mosaïque conservée à Tunis, au Musée Alaoui et qui représente un intérieur de taverne. On dirait un café maure. Les personnages, presque de grandeur naturelle, sont tout semblables à leurs descendans : mêmes costumes, mêmes attitudes, ou peu s’en faut ! Comme les Maures d’aujourd’hui, ils portent des « chapeaux » de feuillages entrelacés autour des tempes et ils boivent dans des tasses d’argile aux peintures grossières. On y retrouve la flûte, le tambourin, dont les sons rauques, les aigres mélodies excitent les danses et les disputes. Toute cette vie antique se continue doucement à travers les siècles.

Mais ce qui me frappe surtout dans ces bouquets de couleurs éblouissantes qu’étaient les mosaïques, c’est l’emploi ingénieux du marbre pour la décoration intérieure ou extérieure des édifices. Rien de plus plausible, dans des pays où le marbre est presque commun. On devait être tenté de marier les lignes brillantes, les surfaces miroitantes et polies des albâtres et des porphyres avec les architectures végétales que forment les arbres et les plantes du Midi. Ces arêtes vives des contours, ces verdures luisantes ou sombres comme des bronzes, ces masses profondes, arrondies ou élancées, comme des dômes ou des colonnades, — tout cela encadré par des murs ou des portiques de marbre, — quel ensemble joyeux et grave, éclatant et grandiose, cela devait composer sous la lumière d’argent des plages africaines !

L’Afrique est le pays du marbre, autant que le pays du soleil. Toutes ses provinces en regorgent. Cette Cherchell, où je suis, avait, pour orner ses palais et ses temples, une réserve inépuisable presque à ses portes : les flancs du Chénoa dont la coupole colossale domine ses rivages. La montagne de marbre a donné généreusement sa substance pour embellir l’impériale Césarée. On a eu beau l’éventrer, elle ne semble pas porter la trace des mutilations anciennes. Quand, par les matins de grand calme sur la mer, on passe, en barque, autour de son promontoire, elle étincelle toujours de tous ses trésors, de tous les feux secrets cachés aux veines de ses pierres.

Mais le Chénoa n’est qu’un affleurement de cet immense filon de marbre qui traverse la Proconsulaire, la Numidie et la Maurétanie. Rome s’y est largement approvisionnée : elle n’était pas moins avide des marbres que des blés numides. Beaucoup des colonnes éparses dans les églises de Ravenne, de Cordoue et de Venise sont peut-être sorties du sol africain.

Aujourd’hui encore, notre Algérie moderne offre une profusion de marbres qui provoque l’émerveillement des Barbares du Nord. Les maisons des pauvres en ont dans leurs escaliers et dans leurs corridors. Et (pour ne citer qu’un seul édifice moderne), l’hôtel de ville de Constantine, dont l’architecture est pourtant médiocre, laisse l’impression d’une chose très belle, grâce à ses colonnes de porphyre rouge et jaune, aux plaques de marbre vert, de marbre noir, aux brèches de toute espèce qui en revêtent les salles, les vestibules et les cours.

Avec cette richesse de matériaux, on comprend que l’Afrique ait été la mère des sculpteurs et des architectes.

Nous ne faisons encore que soupçonner l’étendue et la variété de leur œuvre. Des villes entières, avec leurs monumens presque intacts, sont sorties de leurs décombres. Tout un peuple de statues a pris place sur les socles de nos musées. Mais d’autres surprises nous attendent, dans cette patrie du marbre… Pour moi, quand j’essaie de ressusciter quelque vision de cette Afrique latine, ce que j’aperçois d’abord, comme le symbole de toutes ses splendeurs, — splendeurs du ciel, splendeurs de la mer, splendeurs des végétaux et des pierres, — c’est, sur une colline du Sahel, entre une double rangée de cyprès noirs, pareille à un cortège d’obélisques funéraires, — une petite chapelle de marbre blanc, enguirlandée de roses, où s’incline et sourit une Vénus pudique : toute la joie de la vie et toute la sérénité de la mort !

J’évoque ces calmes images devant les mosaïques éteintes de la villa écroulée. Mes yeux s’égarent sur les tas de pierres qui m’environnent. Je ne cherche point à me figurer l’édifice opulent qu’elles supportaient jadis, mais je songe à tous les raffinemens de civilisation qui s’accumulèrent entre ses murs, raffinemens tels que les nôtres paraissent misérables et bourgeois en comparaison !

Nos architectes s’avisent-ils, comme ceux d’autrefois, de capter la lumière et la chaleur du jour, grâce à une orientation convenable des pièces, à une disposition habile des ouvertures, pour combiner cette chaleur et cette lumière naturelle avec des chauffages et des éclairages factices ? Avons-nous cette sagesse de ne pas mépriser la nature et de nous emparer de toutes les ressources qu’elle nous offre ? Eux, les anciens, ils aimaient mieux s’exposer aux rayons du soleil qu’à la vapeur d’un calorifère et ils n’ouvraient les tubes à air chaud qui traversaient leurs appartenions, que si la température était tout à fait inclémente. Ils avaient des chambres d’hiver et des chambres d’été, que dis-je ? des chambres pour toutes les heures du jour, des promenoirs largement aérés et munis de baies vitrées qui s’ouvraient ou se fermaient, selon que c’était l’Auster ou le Zéphyr qui soufflait, — des bibliothèques en forme d’absides, coupées de hautes fenêtres qui permettaient de jouir de tous les points d’un beau paysage et suivant le charme de l’heure ou de la saison, de trouver le cadre approprié à une lecture de choix, — des canaux d’eau courante pour rafraîchir les exèdres estivales, ruisseaux minuscules qui, serpentant parmi les fleurs et les verdures des mosaïques, favorisaient l’illusion d’une prairie, — des étuves, des salles de massage, des piscines pour les bains froids, des salles à manger, suspendues sur des rochers, ouvertes aux coups de brise et à l’écume des vagues, de façon que les convives pussent se croire en pleine mer, sur le pont d’un navire

Savons-nous enfin placer et ordonner si heureusement nos villas, que, d’un côté comme de l’autre, le paysage se compose en un véritable décor ? Il faut remonter aux palais de Versailles pour trouver, chez les modernes, quelque chose d’analogue. Et encore les architectes du Grand Roi ne se préoccupèrent-ils que de ménager une seule perspective devant la façade…

De l’endroit où je suis, j’embrasse tous les horizons qui se déployaient autour de la villa maurétanienne. Ses jardins, parfumés de violettes, de crocus et d’hyacinthes, plantés de charmilles et de quinconces, peuplés de buis à forme humaine ou animale, — ses jardins descendaient-ils jusqu’à la grève, par une série de terrasses, d’escaliers et de portiques ?… Qu’importe ! Vers quelque point que l’on se tourne, la vue est satisfaite : à droite, le dôme du Chénoa, à gauche les pylônes du cap Ténès ; par devant, la mer ; derrière, une colline à montée douce qui vient mourir sur le bleu du ciel. Cette colline est une admirable toile de fond. Des oliviers sauvages, vigoureux et touffus, en escaladent les pentes d’un tel élan de sève, d’un mouvement si impétueux, avec de telles crispations de leurs racines, de telles torsions de leurs bras noueux, qu’on dirait un assaut rué vers les remparts d’une citadelle.

Mais rien ne me plaît autant que les couronnes brillantes de ces beaux arbres, aux petites feuilles allongées et ciselées, telles des lamelles d’argent. Parfois une brise passe et tout l’arbre, qui frissonne, scintille de miroitemens et de reflets, comme si des milliers de lampes s’allumaient dans ses branches et comme si toute l’huile contenue dans son écorce s’allumait soudain au souffle du vent !

On voudrait se fixer à l’ombre de ces oliviers, vivre toute une vie paisible, au milieu de cette nature pastorale et souriante… Je me rappelle une inscription funéraire découverte à Cherchell, où transpire peut-être le même vœu. C’est l’épitaphe d’un Espagnol qui mourut dans cette ville, au cours d’un voyage :


La Bétiique m’a donné le jour, — disait l’Ibérien. — Désireux de connaître le pays de la Libye, je suis venu à Césarée. Ma destinée s’est accomplie et maintenant je repose sur un rivage étranger… Allez, ô vous qui fûtes mes compagnons, retournez sans moi, vers les miens qui sont restés en Espagne ; et toi, passant, dis-moi, je t’en prie : Que la terre te soit légère et que tes os reposent mollement !


Moi aussi, comme l’Espagnol de la Bétique, j’ai envie de m’écrier : « Allez, ô vous qui fûtes mes compagnons ! Retournez sans moi vers ceux des miens qui sont restés au pays natal !… Je ne désire ici aucune des choses luxueuses ou rares qu’on y vit autrefois : ni mosaïques, ni statues, ni portiques dallés de marbre ! Rien qu’un toit de pisé, une masure crépie à la chaux, comme un gourbi arabe, — et la mer de Cherchell devant mes yeux ! »

Je m’en reviens à regret, par les rues banales de la ville moderne, vers le musée en plein air, où l’on a rassemblé le plus grand nombre des débris exhumés des ruines.

Ah ! il ne ressemble guère à nos musées d’Europe ! C’est une simple cour entourée de préaux, où sont entassés, dans un assez beau désordre, chapiteaux, fûts de colonnes, statues et bas-reliefs. Avec sa grille en bordure sur le trottoir, sa porte de fer forgé, à claire-voie, la poignée de la sonnette qui pend le long du linteau, cette cour vous représente d’abord le jardin du notaire.

Mais on entre, et tout de suite cette première impression s’efface, malgré la vulgarité des bâtisses avoisinantes. Le soleil qui tombe d’aplomb sur les marbres les fait resplendir avec une intensité presque insoutenable à l’œil. Toutes ces formes blanches paraissent bouger sur leurs socles, et tous leurs pores se dilater, pour boire l’air et la lumière.

Un halo de nacre tremble autour des lignes qui se fondent moelleusement dans l’atmosphère ambiante. Des veines de flamme s’entre-croisent sur les beaux seins des déesses, les rondeurs des épaules se nuancent du plus doux orient des perles ; les torses des dieux marins luisent, comme aspergés par la rosée des vagues. On s’approche, on touche ces corps olympiens qu’a pénétrés l’ardeur du jour et qui ont la mollesse à la fois brûlante et fraîche d’une chair en sueur. Par les cassures du marbre, ainsi que par la bouche béante d’une plaie, on voit au vif la pure matière dont ils sont pétris : cela est léger et compact comme un pain de froment, immaculé comme la neige, scintillant comme le mica, étoile et bleuâtre comme le diamant !

Sincèrement, j’aime mieux ces anonymes, mais vivantes effigies, sous ces hangars, au milieu de cette cour pareille à un chantier de démolition, que les plus célèbres statues, dans toute la morne pompe de notre Louvre. Quelle nécropole que ce palais, où il fait sombre en plein midi et où l’on a froid au cœur de l’été ! C’est le crépuscule des dieux, dans les limbes de l’Hadès ! Ici, au contraire, la fête païenne se continue à la face du ciel, et la nudité des Immortels s’épanouit dans la splendeur des saisons !

Il faut s’en tenir à cet éblouissement de l’entrée et ne point regarder de trop près ces sculptures, dont il n’y en a pas une qui soit vraiment supérieure. Mais, si ce ne sont point des chefs-d’œuvre, beaucoup d’entre elles sont du moins des copies de chefs-d’œuvre. Ce jeune satyre qui porte une peau de panthère sur son épaule, cette Vénus sortant des flots, le type original en a été inventé par Praxitèle. Cet Apollon, d’une raideur encore toute primitive, à la chevelure divisée en boucles symétriques, il a été exécuté d’après celui de Calamis. Ces deux hautes statues de femmes, drapées dans des tuniques aux plis nombreux et réguliers, nous en reconnaissons le style : c’est celui de Phidias. La grandeur sereine du maître athénien respire encore dans ces décalques affaiblis. Ainsi les images les plus familières de l’art hellénique nous accompagnent sans cesse, à travers ce petit musée de Cherchell. Le monde antique tout entier y est représenté comme en raccourci. Voici une statue égyptienne, en pierre noire, mutilée tout près de la base : ces jambes roides comme des poteaux, ces pieds plats aux orteils largement espacés, ce sont les jambes et les pieds de Thoutmôsis Ier, roi de Thèbes, « le maître qui fait les choses, le fils du Soleil donnant de son flanc la vie à jamais. » Voici, plus loin, un ex-voto punique représentant un sacrifice à Baal. Voici enfin les reliques de la Rome conquérante. Statues d’hommes et de femmes revêtues de la toge ou de la stola, en cuirasses ou en manteaux militaires ! Matrones et jeunes filles, administrateurs, centurions, légionnaires, auxiliaires barbares ! Je m’arrête devant la stèle funéraire d’un jeune cavalier dalmate, « mort à vingt-sept ans, après onze ans de service, » dit l’inscription gravée au-dessous. Il est sur son cheval de bataille lancé au galop contre des soldats ennemis qu’il renverse et qu’il frappe de sa lance…

La figure est grossière jusqu’à la caricature, mais la signification en est tellement précise qu’il me semble avoir le personnage devant les yeux. Je songe aux zouaves du second Empire que j’ai revus, en lithographies coloriées, sur les murs de mon hôtel. Ces vieilles gravures militaires, c’est déjà de l’archéologie, presque au même titre que la stèle de mon cavalier dalmate. Mais, dans cette poussière des ruines, où les siècles et les pays se mêlent et se confondent, les différences d’époques finissent pur s’atténuer, jusqu’à en devenir insensibles, et toute l’histoire nous apparaît dans un perpétuel présent.

En réalité, rien ne meurt, tout recommence. Cette idée me saisit plus fortement encore devant le buste du roi Juba II, qui fut le fondateur de Césarée, qui construisit ce grand temple d’albâtre, dont les débris jonchent l’Esplanade de Cherchell. Il est vrai que ce buste est affreusement mutilé, le nez a disparu une longue balafre coupe le visage, du menton aux sourcils. Pour retrouver les traits du roi maure, je suis obligé de faire appel à mes souvenirs et de me reporter, par la pensée, à cet autre buste de lui qui est actuellement au Louvre, dans la salle des Antiquités africaines.

Il ne faut pas détailler longuement cette tête pour y reconnaître immédiatement une physionomie toute locale. Les pommettes rondes et saillantes, l’ovale gras du visage, le nez court et légèrement épaté, tels sont encore les signes caractéristiques qui distinguent le Maure du littoral barbaresque. Cette persistance du type ethnique à travers tant de révolutions, d’invasions, de croisemens de races, est une chose qui déconcerte. Ce prince débonnaire et flegmatique, il me semble que je l’ai vu tout à l’heure, dans la grande rue de Cherchell… J’ai besoin de faire un réel effort de mémoire pour me rappeler que cet excellent homme fut le gendre de Cléopâtre, et que sa femme, — Cléopâtre Séléné, — était la fille de Marc-Antoine et de la célèbre Lagide. Quelle ironie dans ce simple rapprochement !

Mais en est-il une plus forte que la vie même de ce Juba, — fils de rois guerriers et pillards, — qui usa toute son existence à des besognes de scribe affolé de copie et de compilation ? Car il obtint dans l’antiquité la réputation d’un savant encyclopédique : histoire, géographie, sciences naturelles, grammaire, critique d’art, poésie même, il dévora tout cela avec une égaie avidité. Il entassa volumes sur volumes, et, — suprême ironie, — ce Maurétanien écrivit un traité sur la corruption du langage attique. Pourtant ne nous moquons pas trop de ce polygraphe couronné. C’est à lui que Cherchell fut redevable de devenir une des grandes capitales de l’Empire. Il la décora de ses plus beaux monumens, il se montra un des plus actifs propagateurs de la culture gréco-latine dans l’Afrique occidentale. Mais surtout ce Juba nous intéresse comme le personnage le plus représentatif peut-être de son époque et de sa patrie. Il symbolise à merveille ce que fut l’Afrique sous la domination romaine : je veux dire le lieu de rencontre de toutes les races et de toutes les civilisations du monde antique. L’histoire de ce roi maure qui fut élevé à Rome, dans la maison d’Auguste, qui épousa la fille de Cléopâtre, qui savait le punique et le latin, qui écrivit en grec, qui s’entoura d’artistes hellénistiques, qui vécut dans des palais à la romaine, c’est l’histoire même de cette Afrique du Nord, sur qui l’Egypte, la Phénicie, Carthage, la Grèce et Rome ont laissé tour à tour leur empreinte. Mais celle de Rome fut la plus profonde et la plus durable.

Non loin de Cherchell, sur la crête d’une colline, se dresse un immense mausolée qui domine tout le pays et qui s’aperçoit pendant des lieues, aussi bien de la haute mer que des plaines interminables de la Mitidja : c’est, à ce que l’on croit, le tombeau de Juba II. Il est aussi symbolique dans son architecture que la figure du prince dont il recouvrit la dépouille. Ce mausolée est un gigantesque tas de pierres, tout pareil à celui que les Numides, dès les temps les plus lointains, élevaient sur la tombe de leurs chefs. Mais ce tas de pierres a été revêtu d’un cylindre en maçonnerie, surmonté d’un entablement et flanqué de colonnes à chapiteaux ioniques. Le cœur de l’édifice est barbare, la carapace en est toute latine.

Après le musée, il ne reste plus guère à visiter, dans Cherchell, que les Thermes de l’Ouest, — le « Palais du Sultan, » comme l’appellent les indigènes. Il y a bien aussi un théâtre et un cirque, dont les vestiges précaires s’éparpillent à fleur de sol. Mais les quelques moellons qui en subsistent sont si peu de chose, en comparaison de ces Thermes !

Des constructions modernes les recouvrent en partie : d’un côté, la prison civile ; de l’autre, la manutention militaire. Néanmoins tout incomplets et démantelés qu’ils sont, ils offrent la ruine la plus intéressante, à coup sûr la plus imposante, de Césarée. Cet amas de décombres a l’air d’une forteresse désaffectée. Très probablement l’édifice entier serait aujourd’hui debout, si les hordes d’envahisseurs qui se sont succédé en Afrique ne l’avaient tour à tour saccagé. Il suffit d’examiner ces pans de murs épais, véritables agglomérats de petites pierres et de cailloux noyés dans un ciment indestructible. On dirait des quartiers de roches, roulés au bas d’une falaise. Pourtant l’appareil de la bâtisse, si extraordinaire qu’il soit, ne vous frappe pas autant que l’ordonnance intérieure. On la devine encore assez facilement. C’est ici qu’il faut venir pour juger de l’ampleur et de la Somptuosité des thermes antiques, et en même temps pour savoir quelle entente ingénieuse de la commodité, quel instinct subtil de tous les raffinemens, quelle esthétique voluptueuse présidait à l’aménagement de ces bains, aussi magnifiquement décorés que nos palais, aussi hospitaliers, aussi vivans que nos cercles et nos cafés modernes, et, sans en avoir la banalité, capables de satisfaire le goût d’une race d’hommes avant tout amoureuse de loisirs et de beaux spectacles.

On entrait dans les grands thermes de Cherchell par un portique de granit vert, dont les colonnes, hautes de huit mètres, étaient couronnées de chapitaux ioniques. Delà, on pénétrait dans le frigidarium, la salle des bains froids, — vaste pièce toute pavée d’onyx et où se dressaient quatre colonnes de granit qui soutenaient la toiture. La plupart des statues qui sont réunies actuellement au musée proviennent des thermes. La salle où nous sommes en était toute peuplée : c’étaient des satyres, jouant de la flûte, agaçant des panthères, ou lutinant des hermaphrodites. De chaque côté de la piscine, dans les niches latérales, des statues de femmes et de divinités : probablement un Jupiter qui est maintenant au Louvre, un Neptune qui est au musée d’Alger et deux Vénus, dont l’une est fameuse sous le nom de Vénus de Cherchell, — copie excellente d’une statue alexandrine, inspirée par l’Anadyomène de Praxilele.

A droite et à gauche s’étendaient des promenoirs pour les baigneurs. Comme partout, le marbre y triomphait, sous forme de mosaïques, de dallages, de revêtemens de toute espèce. Par derrière, c’était le tepidarium, ou bain de vapeur tiède. On distingue très nettement les piles de briques qui formaient le sous-sol superposé aux chaufferies, la trace des tubulures en terre cuite qui amenaient dans les chambres la chaleur douce des fourneaux. Enfin, dans le même axe que le frigidarium, une salle assez spacieuse communiquait avec le caldarium, grande pièce en forme d’abside où se prenaient les bains chauds. Ici encore abondaient les statues. Si l’on veut se représenter la décoration de ces salles, on n’a qu’à choisir parmi les marbres du musée et replacer dans les niches désertes, sur les bases ébréchées, le Tireur d’épine, l’Hercule à la massue, l’Esculape, le Bacchus couronné de pampres, ou l’Apollon de Calamis.

Autrefois, des voûtes épaisses recouvraient ce labyrinthe de salles, de cabines et de couloirs. Aujourd’hui, tout cela s’étale à ciel ouvert. Les racines des murs écroulés tracent, parmi les dallages à demi ensevelis sous de la terre, des compartimens réguliers, comme les carrés d’un jardin abandonné ; les piscines bâillent au milieu des décombres, telles les caves d’une maison effondrée ; et l’on dirait qu’un effroyable incendie est passé sur cette ruine, a recuit les briques qui saignent d’un rouge de sang caillé, liquéfié les cimens rosâtres, fait voler en éclats les durs granits marqués de stigmates vermeils et livides. L’abandon et le délabrement sont pitoyables. Les enfans de l’école voisine poussent leurs billes sur les figures exsangues des mosaïques qui se dissolvent en amas de petits cailloux décolorés ; des chèvres au poil ras broutent les herbes folles poussées aux interstices des pierres et achèvent de briser sous leurs pattes les éclats des albâtres et des stucs polychromes qui lambrissaient les plafonds…

Et pourtant ce lieu de désolation et de mort fut autrefois le lieu le plus vivant et le plus joyeux de la cité. Césarée entière s’y rencontrait. On venait flâner ici, pendant les heures brûlantes, on s’y étendait sur des nattes ou des tapis de feutre, on regardait les joueurs de dés et d’osselets ; le soir, on s’accoudait là, pour respirer l’air du large, en face de la mer. Les voûtes sonores de l’édifice retentissaient des clameurs, du tumulte continuel de la foule, du fracas soudain des eaux jaillissantes sur le marbre des vasques : cris des marchands de pastèques et d’oranges, des vendeurs de vin chaud et de boissons à la neige, murmures des conversations, rires et lazzis autour d’une difformité ou d’un geste lascif, claquemens des mains sur les chairs moites que triturent les masseurs !… Quel calme maintenant ! quelle couche de cendre et d’oubli sur tous ces souvenirs ! Du petit mur où je me suis assis, je n’entends que le clapotement très faible de la mer toute proche qui s’écrase contre les récifs. Il est cinq heures. Le soleil s’incline déjà. A l’infini, le désert des vagues ondule, d’un gris bleuâtre d’ardoise neuve ; et, sous la lumière apaisée du couchant, tout l’espace céleste rayonne comme une eau plus profonde, où rien ne se mire et où le regard s’éteint…

Alors, dans cette indécision des formes que voile le crépuscule naissant, dans cette fusion délicieuse et lente des images de la terre et du ciel, une scène me revient qui date pour moi de quelques années, mais qui ne me paraît ni plus jeune ni plus vieille que les visions antiques suscitées par ces ruines.


C’était à Alger, dans un bain maure de cette longue rue tortueuse, où se trouve le Musée et qui, après mille détours, se redresse, pour aboutira mi-côte de la Casbah.

J’y entrai, un soir, vers onze heures, car les bains ne sont ouverts aux hommes que la nuit. Je soulevai le carré d’étoffe qui masquait la porte, au fond du vestibule, et je me trouvai dans un assez vaste patio dont l’atmosphère un peu lourde m’oppressa d’abord. A la lueur des lampes à huile, je ne distinguai qu’un amas de blancheurs, puis mes yeux s’étant accoutumés à la pénombre, je précisai les silhouettes des gens qui étaient là et l’architecture du local. C’était un patio tout en marbre blanc. Au centre, au milieu de l’impluvium, où l’on descend par quelques marches, se déploie un bassin circulaire, surmonté d’une vasque où s’égouttait un jet d’eau. Des linges mouillés pendaient tout le long de la margelle. A côté, un individu nu jusqu’à la ceinture, les reins entourés d’une espèce de pagne, foulait d’autres linges qu’il piétinait en cadence, comme un vendangeur dans une cuve…

Très exhaussée au-dessus du bassin, une galerie à colonnes torses encadre tout le patio. Des Arabes couchés y dormaient ; d’autres jouaient aux dames, ou fumaient, en buvant du thé ou du café dans de petites tasses peintes de couleurs crues.

Le foulon, interrompant sa besogne, me conduisit dans la galerie, m’assigna une natte et me convia à me déshabiller. Les pas du foulon s’amortissaient sur le marbre onctueux. Il glissait comme une ombre. Aucun bruit dans le patio, sinon, de temps en temps, une rumeur de paroles échangées à voix basse. On se serait cru dans une mosquée, à l’heure de la prière nocturne.

Quand je fus prêt, le foulon me noua une serviette autour des hanches, puis il alla quérir le baigneur, — un adolescent, pâle et mince comme un cierge de cire, et plus trempé, plus ruisselant qu’une naïade. Le torse nu, la peau bronzée et distendue par les côtes saillantes, un simple torchon ficelé à la taille, l’esclave s’agenouilla, m’attacha aux pieds des sandales de bois blanc, et, me soutenant par les aisselles (car je risquais de tomber à chaque pas sur les dalles du patio toutes grasses d’eau savonneuse), il m’entraîna vers l’étuve, dont la porte de chêne retomba lourdement derrière nous.

Une chaleur humide, suffocante, me coupa la respiration. Je me sentais défaillir, un flot de sueur m’inonda soudain de la tête aux pieds. Mais, d’un mouvement brusque, mon guide me renversa, m’étendit sur une plate-forme rectangulaire recouverte d’une plaque de marbre noir : elle était chauffée à l’intérieur. Il me sembla qu’elle me brûlait. Je me relevai vivement, mais l’Arabe me força à me recoucher, pesa sur tout mon corps de façon que le contact fût complet entre le marbre et ma chair.

— Reste là ! — me commanda-t-il, — ne bouge pas avant que je vienne !…

Je ne bougeais plus. J’étais comme anéanti. Je me liquéfiais par tous mes porcs. Quand la plaque me brûlait trop fort, j’essayais inutilement de me soulever, ma peau adhérait à la pierre. Puis, peu à peu, je m’habituai à ce supplice. Je goûtai une sorte d’évanouissement voluptueux. Ma conscience divaguait : où étais-je ? Les sensations que j’éprouvais étaient si nouvelles ! Elles entraînaient mon imagination vers des époques et des choses si lointaines !… A travers les buées tièdes qui remplissaient l’étuve, je promenais mes regards autour de moi. Dans le fond, tremblait le halo d’une lampe, et je distinguais le sautillement rythmé de l’esclave qui, aidé d’un compagnon, foulait un paquet de linges. Je les voyais obliquement, car je ne remuais pas ma tête, et mes yeux revenaient toujours avec lassitude vers les ténèbres de la voûte, où ils se perdaient dans le noir. De temps en temps, une goutte froide, qui s’en détachait, tombait sur ma joue et me forçait à fermer les paupières. Une invincible torpeur m’envahissait…

Tout à coup, les deux esclaves, ayant fini leur besogne, m’empoignèrent, l’un par les épaules, l’autre par les jambes, et, sans la moindre douceur, ils me déposèrent dans un coin de l’étuve, au bord d’une rigole, où coulaient un robinet d’eau tiède et un robinet d’eau froide. Ils me firent coucher à plat ventre, le nez contre le pavé, puis, saisissant une poignée d’étoupes qu’ils trempèrent dans du savon liquide, ils se mirent à me frotter si vigoureusement que j’en criais. Ils s’interrompaient pour me jeter des gobelets d’eau tiède sur tout le corps, et ils recommençaient leur friction frénétique. Après cela, avec la paume de leurs mains en guise de strigile, ils entreprirent de me racler l’épiderme. On me nettoya, on me retourna dans tous les sens. Parfois, le grand maigre s’arrêtait et il agitait au-dessus de ma tête ses mains savonneuses :

— Regarde comme tu étais sale !… Regarde ta peau, ta sale peau !…

Je ne m’offensai nullement de ces familiarités, sachant que c’était un simple artifice pour obtenir un salaire plus élevé.

Quand ils se furent fatigués à ce jeu, ils m’arrosèrent d’eau répandue à pleins gobelets, et ce me fut une sensation délicieuse, qui me ranima un peu. Alors ils s’attelèrent tous les deux à mes bras et à mes jambes, ils me les tirèrent, ils m’écartelèrent. Ils me firent craquer chaque articulation, et, me tenaillant les muscles entre leurs doigts serrés comme des étaux, ils me les tordirent, ils en exprimèrent les dernières gouttes de sueur. Enfin on me rinça à l’eau froide, on me remit sur pieds, on m’essuya, on m’attacha une serviette autour des reins, une autre sur la tête, et, me soutenant par les aisselles, les deux esclaves m’emportèrent vers le patio. Je ne pouvais plus me traîner, j’étais exténué. Sous la galerie du patio, un matelas recouvert d’un drap m’avait été préparé par le foulon. Il m’engagea à m’y reposer jusqu’à l’aube, m’apporta des cigarettes, une tasse de thé, et s’en alla.

Une fois étendu sur les draps frais du matelas, je goûtai un bien-être inexprimable, — quelque chose comme le réveil de la vie, au début d’une convalescence. Mon corps était brisé, mais je constatais en moi une lucidité d’esprit extraordinaire, une agilité, une acuité surprenantes des sens, cette espèce de libération de la matière qu’on éprouve dans les rêves. C’était un état voluptueux et candide. J’habitais un monde étrange et silencieux. Le murmure du jet d’eau dans la vasque, la respiration des dormeurs couchés à côté de moi ne faisaient que rythmer ce silence. La blanche colonnade du patio brillait doucement à la clarté des veilleuses, et, tout le long des murs, les corps disséminés formaient des entassemens plus sombres. Des apparences fantômales se levaient par instans, semblaient flotter sous les arcades. Et l’air tiède était tout chargé de parfums : odeurs de cigarettes musquées, de cumin, de santal et de girofle…

Lorsque je sortis de ma somnolence, les premiers rayons du jour filtraient déjà par les ouvertures du patio. Mes voisins agenouillés se prosternaient pour la prière matinale. Je me rhabillai et je m’enfuis au plus vite, dans la crainte de me gâter cette nuit par le spectacle de misères ou de vulgarités probables.

Je remontai la rue de l’État-Major, dans toute l’allégresse du soleil levant. Mes muscles avaient une élasticité singulière. J’escaladais les marches des rampes aussi lestement que les chèvres maltaises, qui se bousculaient, à mon passage, en agitant leurs grelots. Enfin j’atteignis la trouée de la Casbah. Les maisons en étages se teignaient de toutes les nuances délicates de l’aurore. Devant moi, un cyprès solitaire dressait son aiguille noire entre les quatre murs découronnés d’une masure tout entière peinte en bleu. En face, le golfe étalé resplendissait sous les brumes diaphanes. Les phares s’éteignaient… J’étais heureux d’un bonheur sans bornes…

Mais j’entends les criailleries des enfans qui jouent aux billes sur les pavés romains… Alger et ses bains maures, ses carrefours et ses ruelles ombreuses, toutes ces images s’effacent. Je suis à Cherchell, sur les murs des Thermes, parmi les mosaïques décolorées qui racontent les triomphes des anciens dieux… Pourtant je me persuade que ma pensée n’a point quitté ces ruines, tellement les émotions qu’elles engendrent se confondent avec les plus intimes souvenirs de ma vie africaine. Non ! il n’y a pas eu d’éclipsé, pas d’interruption dans l’histoire ! Les temps antiques continuent leur cours. L’aigle latine plane encore sur tous les pays de l’Empire !

Ici même, il y a dix-sept siècles, des jeunes gens élevés par les rhéteurs de Rome songeaient comme moi, les yeux tournés vers le rivage ; et leurs esprits nourris des mêmes poètes caressaient sans doute des images pareilles. Assis sur les bancs en hémicycle ou sur les cathèdres de marbre qui bordaient la terrasse, ils se récitaient des vers de Virgile, peut-être les strophes ardentes de ce Pervigilium Veneris, composé, dit-on, par un Africain, — ces Vêpres païennes, où l’accent de la volupté la plus brûlante se marie aux plus mystiques effusions :


Quando ver veniet meum ?
Quando faciam ut chelidon ? Ut tacere desinam ?
Crus amet qui nunquam amavit, quique amavit, cras amet


— « Oh ! quand viendra mon printemps ? Quand ferai-je comme l’hirondelle ? Quand cesserai-je de me taire ?… Il aimera demain, celui qui n’a pas aimé, et celui qui a aimé déjà aimera demain encore !… »

Il y dix-sept siècles, la mer qui berçait ce chant d’amour n’était pas plus belle, plus harmonieuse plus pleine de Vénus que ce soir… Encore une fois, tournons les yeux vers le divin paysage ! Quelle sérénité dans l’air ! Le vent du Nord s’est calmé. La Méditerranée assoupie est un grand lac de lait, où la face vermeille des dieux couronnés de roses se reflète en traînées d’ambre et de pourpre pâle. Des fumées lilas montent dans le ciel tout blanc. Une barque unique se tient immobile sur le miroir illimité des vagues ; et sa voile qui se répète, aile lumineuse, dans les profondeurs frissonnantes, semble un grand épervier d’or abattu sur les eaux, — l’Epervier sacré apporté autrefois d’Egypte par Cléopâtre Séléné, dans Césarée de Maurétanie.


Louis BERTRAND.

  1. Kaouadji, cafetier.
  2. Darbouka, instrument de musique analogue à la guitare.
  3. Pour ne rien dire d’autres dégradations sacrilèges, j’émets humblement le vœu que le Gouvernement général de l’Algérie se préoccupe au moins d’entretenir les ruines des nécropoles et des basiliques chrétiennes de Tripasa, qui sont peut-être les plus curieuses, en tout cas les plus émouvantes, de toute l’Afrique du Nord.