Les Villes africaines/03

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Les Villes africaines
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 651-676).
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LES VILLES AFRICAINES

III[1]
CONSTANTINE

Elle s’est d’abord appeler Cirta, — nom punique[2] qui signifie la ville. Elle a connu tous les maîtres, adoré tous les dieux. Elle a été phénicienne, carthaginoise, romaine, byzantine, arabe et turque : aujourd’hui, la voici française, — étiquette fictive qui déguise un fond de population en majorité italienne, maltaise et même espagnole. Elle a élevé des temples aux Empereurs, après en avoir élevé à Tanit et à Baal-Hammon : maintenant, elle a des mosquées, des synagogues et même une cathédrale catholique, sous l’invocation de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Cependant, à travers tous ces changemens de fortune, malgré l’empreinte de toutes les civilisations qui l’ont conquise tour à tour, elle a gardé une physionomie tellement personnelle, tellement irréductible qu’il suffit de l’avoir vue une fois pour ne plus l’oublier. Il n’y a que Tolède qu’on puisse lui comparer ! Et encore l’antique capitale des rois goths, désertée de la vie moderne, caduque et comme écroulée sous la pompe de ses ruines, n’a pas l’animation et la couleur, l’ardeur belliqueuse et tragique, le profil sauvage, la hauteur cyclopéenne de la ville africaine.

Si l’on veut recevoir de Constantine l’impression la plus singulière et la plus saisissante, il faut l’aborder par sa façade septentrionale : prendre la route de la Corniche, ou la route de Philippeville, mieux encore, un des sentiers qui aboutissent à la Poudrerie, s’asseoir au bord du chemin, et, de là, contempler un des plus étonnans paysages qui soient au monde !

Qu’on s’imagine une forteresse naturelle, surgie comme sous la poussée d’un volcan, au milieu d’un cirque de pierre. La place est toute prête pour un camp retranché. Une ville militaire devait naître là. Constantine est le type de la citadelle numide, le modèle agrandi de tous ces bordjs, qui s’échelonnent sur les crêtes montagneuses du pays. Mais ce qui excite une réelle stupeur, c’est la forme presque géométrique de ces entassemens rocheux, dont le faîte monte si haut que, d’en bas, on distingue à peine les bâtimens et les travaux de défense qui les dominent. Cela tombe d’un jet perpendiculaire, plus aérien et plus vertigineux que la chute du Rummel qui, au pied de la Casbah, se précipite en cascade, à la sortie des gorges. Je ne connais pas de construction humaine, si colossale soit-elle, qui égale en hardiesse l’élancement du contrefort arrondi, dont est flanqué, à l’angle oriental, ce bastion formidable. Il est trop énorme pour évoquer l’idée d’une tour. Devant ce mur inaccessible, on songe moins à une œuvre de maçonnerie qu’à une trombe de lave jaillie d’un cratère et qui va tout submerger ; autour d’elle, sous le débordement de ses flots pétrifiés. Nulle part, peut-être, on ne sent mieux la brutalité terrible de la matière, soulevée par les forces cosmiques. Ce rocher de la Casbah paraît plus écrasant encore quand on l’aperçoit, reflété de la base au sommet, dans les eaux du torrent. On le voit terminé par une légère balustrade et par la flèche d’un cyprès dont la pointe renversée s’enfonce dans un ciel chimérique. Instinctivement, on s’écarte de ce miroir liquide qui semble béant comme un gouffre, et on ferme les yeux, pour ne pas choir dans le vide.

Ce pylône basaltique, véritable colonne d’Hercule, se dresse à l’entrée des gorges du Rummel, en face d’un autre massif rocheux, aux assises tellement symétriques, aux lignes si régulières qu’elles composent un prodigieux piédestal, dont on : cherche la statue absente. Ces deux escarpemens, ce sont comme les linteaux d’une porte géante, par où l’on pénètre dans les gorges de la rivière torrentueuse, que surplombe toute une succession de voûtes creusées en coupoles, d’arches bizarres jetées d’une berge à l’autre, à la manière de ponts suspendus. Un demi-jour livide éclaire faiblement les hautes parois, qui ont le poli d’une plaque de marbre. Des gouttelettes suintent sans cesse à travers les fissures des voûtes, et, çà et là, des cascatelles qui s’épanchent par les ouvertures plus larges, s’abattent, avec un bruit d’averse continue, dans de grands bassins d’eau stagnante, où pullulent des essaims de moustiques. Entre les cailloux du fond passent lentement des poissons blanchâtres et qu’on dirait aveugles. Des fientes d’oiseaux salissent le sol, coulent en traînées cireuses le long des murs. Des chauves-souris, des éperviers dont les plumes fauves ont la couleur des roches, éraflent constamment leurs ailes aux pierres du corridor. Rien que le murmure de l’eau qui s’égoutte, et, de temps en temps, le cri rauque d’un corbeau ! On se croit égaré dans un monde préhistorique. Ce lieu sinistre a l’air d’un antre de troglodytes. Et, en effet, c’est bien l’aspect sous lequel vous apparaît d’abord cette farouche Constantine : un nid d’aigles, au-dessus d’une caverne, dans une plaine tourmentée et semée de décombres, comme un champ de carnage, où se seraient battus des Titans.

Pourtant ce dur paysage s’adoucit un peu, quand on le contemple du haut du pont d’El-Kantara. Les soirs d’hiver surtout, après que le soleil s’est couché, le spectacle est admirable. On a devant soi, — pareils aux deux piliers d’un arc de triomphe, dont le cintre est rompu, — les deux grands rochers qui commandent l’entrée des gorges, celui de la Casbah et celui de l’Hôpital. Au bord du premier, une frêle balustrade penche sur l’abîme, avec un cyprès minuscule qui se découpe en noir, comme le style d’un cadran solaire. En face, un ruissellement d’or revêt tout le rocher de l’Hôpital, depuis le bois de pins qui le couronne, jusqu’au fond du ravin. À cette hauteur, un air vif vous dilate les poumons, vous allège le sang, comme si l’on y respirait des bouffées d’éther. La lumière limpide, fluide, cristalline, est d’une pureté miraculeuse, et le ciel sans vapeur a la splendeur incolore et calme du diamant. Dans le lointain, à travers l’écartement des roches comme par la baie d’un porche monumental, la campagne aride se déploie en un rutilement de cuivre. Les myrtes, les lentisques, les cactus, les aloès y éclatent, tels des ornemens de métal, et, de distance en distance, émergent de hautes efflorescences calcaires qui ressemblent à des ruines d’édifices. Tout au fond, dans le poudroiement vermeil du couchant, se dessinent, en arêtes vives, les cimes violettes des monts d’El-Kantour.

Telle est l’impression de l’arrivée. Elle ne se modifie pas sensiblement dans la suite. Partout se retrouve, dans Constantine, ce caractère d’âpreté et de rudesse primitive.

Cependant, du côté de l’Ouest, quand on s’arrête sur la terrasse de l’Hôtel de Ville et qu’on regarde devant soi, on est tout surpris d’apercevoir des montagnes aux pentes vertes, — d’un vert qui rappelle celui du Nord, — et qui font un contraste inattendu avec le désert pétré de la façade septentrionale. On pense à une Suisse moins grasse et moins peignée. Mais il suffit d’une minute d’attention pour reconnaître les tons poussiéreux de ces verdures chétives. Le sirocco, qui est passé par là, a tout brûlé sur son passage. Nous sommes dans le Nord, sans doute, mais un Nord africain, où les alternatives de chaud et de froid forment les plus extraordinaires contrastes. Constantine est froide. Je me rappelle, un jour de janvier, avoir cassé la glace des ruisseaux, le long des trottoirs. En revanche, pour peu que le soleil s’élève, elle devient immédiatement torride. Les dimanches de printemps, si des hordes d’Arabes circulent sur la chaussée de la rue Nationale, on suffoque dans un air chargé de poussière et saturé d’émanations animales. La ville fume, comme un brasier sur une colline. C’est bien la capitale des pays numides, vastes régions monotones et grossièrement fertiles qui n’ont rien de la grâce toute latine des rivages ni de la mollesse campanienne de Cherchell ou d’Alger.

Les mœurs, en rapport avec le climat, sont avant tout utilitaires. Regardez les maisons neuves qui bordent les rues européennes : elles sont strictement appropriées à leur destination. Rien n’y est sacrifié au luxe [ni à l’apparat. Les costumes des indigènes eux-mêmes n’ont point les riches couleurs du Sud, ni l’élégance un peu efféminée des Maures. Leurs burnous offrent les teintes bises des champs moissonnés, dans la grande plaine sétifienne qui vient expirer sous les murs de Constantine. Quand ils sont tassés en groupes compacts sur une place, ou devant une mosquée, ces paquets de linges s’étalent en une tache boueuse, uniforme et grisâtre… Ainsi du reste ! Même les boutiques de selliers ou d’orfèvres ne présentent nulle curiosité, rien qui trahisse un effort d’art original. On ne s’occupe que de Négoce, d’intérêts immédiats ; et c’est l’intérêt encore qui domine, — ici plus qu’ailleurs, — les luttes politiques, extrêmement passionnées et très souvent sanglantes. L’édifice vraiment symbolique de Constantine, celui qui exprime le mieux le tempérament positif des habitans, c’est la Halle aux blés, qui s’élève sur la butte du Coudiat-Aty. Il faut la voir, les jours de marché, lorsque les chariots des campagnes avoisinantes y déversent leurs sacs de froment. On comprend alors que cette Halle est le centre et comme le sanctuaire du pays.

Dans un milieu aussi dénué de poésie, le voyageur en quête de couleur locale est réduit à se rejeter sur les masures du quartier arabe. Bien inférieures aux maisons mauresques d’Alger, elles sont basses pour la plupart, appuyées sur de petites colonnes trapues, peintes en rouge cru, ou badigeonnées d’un vilain bleu savonneux. Ces cambuses, qu’on dirait trempées dans du sang de bœuf ou dans des résidus de lavage, la puanteur des ruelles et des culs-de-sac, la sauvagerie des femmes aux joues fardées de vermillon qui vous happent sur les seuils des portes, — tout cela peut bien procurer quelques sensations violentes qui secouent fortement les nerfs, mais le pittoresque en est singulièrement monochrome. Une fois ces émotions épuisées, plus rien d’étrange ne vous sollicite. En dehors de ce ghetto, c’est la banalité moderne qui commence. Les bâtisses et les mœurs européennes ont tout envahi.

Sous cette couche de vulgarité, comment ressaisir la Cirta antique, la patrie du rhéteur Fronton, le maître de Marc-Aurèle, — la résidence de Salluste, propréteur de Numidie, la capitale que Syphax et Massinissa embellirent de temples et de palais gréco-puniques ? Ce ne sont point les quelques sculptures alignées autour des quinconces de l’Esplanade Valée, les maigres collections du musée, les débris des thermes romains épars dans la banlieue, qui sont capables d’en ressusciter l’image. Et pourtant, malgré cette disette de vestiges anciens, malgré les tramways, les cafés, les magasins, tout ce mouvement de trafic, on ne peut pas voir dans Constantine une contemporaine des autres villes algériennes. Est-ce sa position de vieille citadelle, campée en nid d’aigle au bord d’un précipice, qui produit cette illusion ? Mais, perpétuellement, on y est hanté par le souvenir d’une antiquité très lointaine qui se perd dans la nuit des origines…

Pour goûter ce sentiment dans sa plénitude, pour assister comme à une évocation soudaine de la Cirta numide, il n’est que de descendre dans les gorges du Rummel et de s’avancer, vers le Sud, jusqu’au Rocher de la Femme adultère.

Sous l’arche unique du pont d’El-Kantara, j’ai pris le sentier suspendu à mi-côte du ravin.

Une végétation exubérante tapisse les hautes parois granitiques, dévale jusque dans le lit de la rivière ; partout des cystes en houles, des fusains, des sureaux aux grappes de jais, des genêts mouchetés de corolles jaunes, des hièbles aux petites baies rouges et semblables à des grains de corail. Toutes ces teintes qui se fondent avec les couleurs brunes ou vermeilles des roches, cette gamme de verts dégradés à l’infini, — tout cela compose, aux flancs de la forteresse, comme une cuirasse métallique d’une somptuosité de tons sans pareille, alliage inouï de toutes les substances précieuses, où se complaisait l’art raffiné des toreuticiens antiques. Dante, en traversant son Purgatoire, a rencontré de ces montagnes chimériques, faites de bronze et d’émeraude. Ici, elles se resserrent tellement qu’on se sent écrasé par elles et qu’on étouffe au creux de ce bas-fond, sous l’angoisse d’un malaise indéfinissable.

Je m’arrête à l’extrémité du couloir, en face de la corne Sud de la ville, au sommet d’une étroite plate-forme en maçonnerie qu’entoure une grille de fer. Devant moi, dans un repli de terrain, se cache un abattoir. Tout autour, des sanies rougeâtres découlent en ruisselets qui sillonnent les pentes du ravin. Un Arabe, sa gandoura nouée aux reins, piétine des peaux de brebis toutes sanglantes dans l’eau d’une mare, qui croupit au milieu du torrent desséché. Une fétidité implacable flotte dans l’air. Des essaims de moustiques et de petites mouches vertes tourbillonnent sans cesse, se collent sur mon visage et sur mes mains. Des hauteurs du ciel, qu’on entrevoit comme par l’ouverture d’un puits, des oiseaux de toute espèce et de toute grandeur s’abattent, en poussant des cris aigus, sur les détritus de boucherie, les amas d’immondices que les égouts déversent, par des rigoles pestilentielles, dans le lit de la rivière. La queue en éventail, des hirondelles passent, d’un vol oblique ; des milans se précipitent, comme foudroyés, s’immobilisent brusquement, les ailes toutes grandes, les plumes frémissant à peine, puis ils foncent tout à coup vers les profondeurs des gorges. De temps en temps, des vautours, érigeant leurs cols maigres, tournoient en longs circuits au-dessus de l’abîme. Ils tombent subitement, de toute leur envergure, avec la pesanteur d’une masse. Alors c’est une panique parmi les rôdeurs de charognes : les ailes claquent, remplissent d’un immense battement le couloir sonore, les cris aigus deviennent une clameur assourdissante. Eperdus, ils s’enlèvent en une lourde nuée d’orage que disperse le sol sinistre des gypaètes.

Je vois s’enfuir, tout près de moi, de gros oiseaux au plumage fauve, bordé d’une frange noire. Ces oiseaux funèbres, ils sont innombrables et tenaces. Dès que les vautours ont disparu, ils reviennent par bandes. La clameur affamée recommence. Les ailes rousses palpitent, avec des soubresauts de joie, comme s’il y avait là toute une provende de charnier, une fosse où se décomposeraient des milliers de cadavres !

Surplombant ce trou lugubre, Cirta se dresse à la cime la plus abrupte du défilé. De l’endroit où je suis, on ne distingue que les murs bleus du quartier arabe. La crudité de cette couleur renforce encore la tonalité brutale du paysage. Je songe aux murailles peintes d’Ecbatane, à je ne sais quelle citadelle barbare que des hommes à demi sauvages auraient tatouée du haut en bas, comme le corps d’un nègre. Dissimulée derrière ses escarpemens, la ville a l’air de se tenir là en embuscade, — telle une bête carnassière qui épie sa proie. Elle sait que le piège est infaillible et, qu’une fois entré dans les replis de son antre, l’ennemi ne pourra plus sortir.

En vérité, c’est ici qu’il faut venir pour savoir ce que fut la Cirta numide. On l’y retrouve dans les traits essentiels qui ont servi à définir son type historique aussi bien que légendaire : — un lieu propice à tous les guets-apens et à toutes les traîtrises, un décor tout préparé pour les plus cruelles tragédies, telle est l’image qui s’ébauche d’elle-même, au fond de ce ravin, parmi les cris des corbeaux et des vautours, devant ces écroulemens de pierres éclaboussées de sang et empestées d’une odeur de pourriture !

Je regarde, en face de moi, le rocher de Sidi-Rachid, cet éperon méridional de l’enceinte, que les indigènes appellent le Rocher de la Femme adultère ; et, par une association d’idées inévitable, je me rappelle la grande tragédie de Cirta, celle de Sophonisbe, reine des Numides, qui paya si chèrement la faute d’avoir trahi son époux. Je m’attarde au souvenir de cette aventure, je me la raconte à moi-même, telle que je l’entrevois à travers le récit trop oratoire de Tite-Live, — d’abord parce qu’elle est comme un raccourci énergique de toute la psychologie africaine, et ensuite parce que l’horreur d’un tel drame accompagne tout naturellement l’horreur d’un tel lieu.

Enfin, je ne conçois point Cirta sans Sophonisbe. C’est la silhouette de cette belle jeune femme que j’aperçois toujours, à la pointe de la Casbah, dans l’ombre noire des cyprès, penchée sur la frêle balustrade qui la sépare du gouffre, et attendant, toute tremblante, l’issue de la bataille où se joue sa vie avec le sort de Carthage !

Cette histoire romanesque qui inspira tant de dramaturges, depuis les temps héroïques de la Renaissance et qui fît verser tant de larmes à nos aïeules, — elle est encore dans toutes les mémoires. La princesse carthaginoise qui, après la défaite de son mari Syphax, roi de Cirta, se donne au vainqueur, à ce Massinissa, qui, d’abord, avait été son fiancé ; celui-ci, obligé par les Romains, ses alliés, de leur livrer sa femme ; Sophonisbe suppliant son nouvel époux de la tuer, pour lui épargner cette honte et, peut-être, les pires supplices ; enfin, Massinissa, dans un coup de désespoir amoureux, se décidant à lui envoyer par un esclave la coupe de poison, — toutes les péripéties de ce drame barbare ont été cent fois traitées au théâtre. Mais, comme on le comprend mieux ici, surtout si l’on se rappelle dans quelles circonstances et à quel moment il s’est déroulé !

L’action, qui se développe avec la rapide simplicité d’une tragédie classique, commence dans la dernière semaine de juin et elle est terminée dès les premiers jours de juillet. Elle inaugure, en quelque sorte, la période brûlante de la canicule. Et ainsi ce drame qui se précipite d’une telle impétuosité vers son dénouement et qui est animé d’une telle flamme de passion, se place, comme par une nécessité naturelle, à l’époque la plus torride et la plus turbulente de l’été africain !

En ce temps-là, les guerres, qui étaient beaucoup plus longues qu’aujourd’hui, ne suspendaient que par intervalle la vie ordinaire d’un pays. Tandis que les armées s’entr’égorgeaient, les travaux des champs se poursuivaient, au milieu d’une égale indifférence pour le vainqueur ou le vaincu. Au moment où s’ouvre notre tragédie, les moissons s’achevaient dans la région sétifienne et sous les murailles mêmes de Cirta.

Avec leurs brassards et leurs tabliers de cuir, leurs faucilles recourbées en forme de sistre isiaque, les montagnards de la Kabylie étaient descendus de leurs cabanes, pour couper le blé dans la plaine.

Partout, des poussières flottaient au-dessus des aires en plein vent, où les mulets et les chevaux écrasaient les épis sous leurs sabots. Les femmes, agenouillées devant les tas de froment, y plongeaient leurs bras jusqu’aux coudes, en remplissant les cribles. On se pressait de mettre la récolte en sûreté. Des rumeurs alarmantes circulaient dans tout le pays. Chaque jour, des fugitifs en haillons, les pieds saignans à travers les chaussures trouées, propageaient la terreur autour de la ville : « Les Romains arrivaient ! Ils allaient tout dévaster sur leur passage !… « Les propriétaires des champs stimulaient le zèle de leurs moissonneurs. L’échine brisée, ceux-ci défaillaient sous le soleil de la méridienne. Alors, suivant une coutume antique, le maître faisait venir sa fille, revêtue d’étoffes précieuses et parée de tous ses bijoux. L’adolescente, agitant des crotales et chantant une complainte rustique, se mettait à danser devant les hommes las. Elle dansait en reculant sans cesse, tandis que les moissonneurs exaltés par le rythme, ranimés par la voix fraîche et puérile, abattaient les blés avec une ardeur nouvelle. D’un mouvement farouche, ils s’avançaient à travers les tiges, comme s’ils poursuivaient la petite vierge qui fuyait toujours dans le tourbillon de ses voiles…

Le soir, tous ces misérables refluaient vers Cirta, où ils étaient sûrs de trouver un abri dans les tavernes et dans les bouges. Le vin coulait. Les courtisanes aux joues bleuâtres frappaient à coups redoublés sur leurs tambourins, la stridente mélodie des flûtes exaspérait les désirs qui avaient couvé tout le jour dans les veines des mercenaires. Ils se ruaient à l’amour et à l’ivresse. Des rixes naissaient. Les lames triangulaires sortaient des gaines de cuir rouge accrochées aux ceintures ; et c’était déjà, par toute la ville, le branle-bas d’un assaut dans les hurlemens d’un carnage.

Les nuits pleines d’étoiles étaient accablantes. Pas un souffle ne traversait les ruelles fétides ! De toutes les campagnes, où l’on incendiait les chaumes, une haleine de feu montait, plus desséchante que le vent du désert !

Cette atmosphère embrasée et chargée de menaces, — un rocher abrupt qui s’abîme au fond d’une gorge sauvage, tel est le milieu et tel est le décor, où se consomma ce sombre drame africain.

Vraiment, cette tragédie de l’adultère prend un sens en quelque sorte plus actuel et plus présent, au milieu de ces gorges du Rummel qui charrient des eaux sanglantes, en face de ce rocher de Sidi-Rachid, d’où l’on précipitait jadis les épouses infidèles. Mais si ce cadre sauvage convient à Massinissa et à ses compagnons, il paraîtra peut-être un peu brutal pour le souvenir de Sophonisbe.

Afin de revoir cette aimable jeune femme dans un lieu moins farouche, je m’achemine, par les ruelles de la Casbah, vers la caserne qui s’élève aujourd’hui sur l’emplacement de la regia numide. J’erre à travers les cours qu’emplit toute une rumeur militaire, je m’accoude sur le rebord de la muraille, à l’endroit où peut-être la princesse exilée vint s’asseoir, et, tandis que le soleil s’abaisse derrière les monts de cristal et d’or, je rêve à Sophonisbe, fille des Suffètes-de-la-mer !…


IV
CARTHAGE

Je n’ai jamais vu Carthage que dans la poussière et dans le vent : je ne le regrette pas trop ! Cette atmosphère hostile et livide, c’est bien celle qui convient à la terre où fut cette ville de violence, de cruauté et de luxure. Carthage n’est plus qu’une vaste nécropole, ensevelie sous un linceul uniforme de plaines et de collines sans caractère. Les ruines mêmes ont péri. On dirait que la malédiction de Scipion-Emilien pèse toujours sur elle. En ces lieux, où l’on a semé du sel et passé la charrue, en prononçant des imprécations terribles, l’œuvre humaine ne peut plus repousser : le sol, creusé comme un sépulcre, s’effondrerait sous le fardeau d’une cité nouvelle !…

J’ai pris, dans la Tunis française, le chemin de fer de La Goulette, dont un embranchement remonte jusqu’au milieu de la presqu’île carthaginoise. Nous longeons le lac de Tunis, grand marécage dont les bords vaseux exhalent une odeur méphitique et dont les eaux lourdes se moirent de toutes les nuances vénéneuses de la pourriture. De loin en loin, des maisonnettes peintes, ou prétentieusement stylisées par des moulages en plâtre, évoquent l’idée d’une banlieue marseillaise, égarée dans cette pouillerie africaine… Enfin j’entends crier : Carthage ! Je descends devant une petite station, qui semble oubliée à la lisière de la route. Je regarde l’écriteau cloué au mur, et, si puéril que soit ce sentiment, je ne puis me défendre d’une surprise mêlée de tristesse et de déception, en y lisant le nom de la ville illustre dont les syllabes déchiffrées jadis dans les textes latins ont ébloui mon imagination d’enfant. Personne ne s’arrête ici Derrière la claire-voie de la sortie, je n’aperçois qu’un vulgaire camion où un Maltais, coiffé du feutre colonial, entasse des sacs de pommes de terre.

En ce moment, le mistral souffle en tempête, éparpillant par toute la plaine des tourbillons opaques. L’espace brouillé est d’un jaune sale et la campagne, sans verdure, donne une impression d’aridité et de platitude. Çà et là, des hameaux habités par des indigènes, des villas environnées de quelques arbres maigres, et, devant moi, au sommet d’une colline, une église un peu théâtrale, écrasée sous un dôme aplati, qu’encadrent deux tours byzantino-mauresques, — construction hybride qui achève de dérouter mes réminiscences classiques. A droite et à gauche, rien que des champs de blé, des champs de fèves et de haricots ! C’est à travers des carrés de légumes que je m’achemine vers la patrie d’Hamilcar !

Par des sentiers de chèvres, j’escalade la colline, la fameuse Byrsa chantée par Virgile, l’antique acropole de Carthage. On n’y voit plus rien aujourd’hui, sauf la basilique archiépiscopale, le couvent des Pères Blancs et deux hôtels pour les touristes : l’Hôtel Saint-Louis et l’Hôtel de Carthage… L’hôtel de Carthage ! Quelle désagréable confusion d’époques ces deux noms produisent dans mon esprit, et que cela sonne ridiculement à mon oreille !

L’œil cherche en vain où s’arrêter. Cette cathédrale toute neuve aux magnificences économiques et dont le plâtras s’effrite, laissant comme des plaies galeuses sur les murs, elle a déjà l’air d’une ruine, mais sans grandeur ni beauté. Par derrière, la chapelle de Saint-Louis, rotonde de style troubadour, barbouillée à l’intérieur d’un affreux badigeon, ne se défend du grotesque que par la mémoire héroïque qu’elle perpétue.

Je me détourne de ces pieuses horreurs et, malgré la rafale, je m’avance jusqu’à l’extrémité de Byrsa, d’où l’on domine tout remplacement de la Carthage primitive et la mer, jusqu’aux montagnes du rivage opposé.

L’horizon est immense, mais il disparaît à chaque instant, sous un voile de poussière qui l’enténèbre comme un brouillard. A de certains momens, je n’y vois plus, mes paupières se ferment. Et pourtant je me cramponne à ce lieu sacré, un des plus pathétiques qui soient au monde. Sous les coups de vent qui m’assaillent et qui, derrière moi, font craquer les cyprès du monastère, il me semble que je chancelle sous le poids des souvenirs qui déferlent des profondeurs du passé…

Que d’images se pressent sur ce plateau de Byrsa ! Que de noms glorieux s’y évoquent d’eux-mêmes ! Des civilisations y sont passées l’une après l’autre, et, avec elles, des hommes de tous les siècles et de tous les pays ! La Carthage punique, la Carthage romaine, les figures historiques ou légendaires de tant de généraux, de poètes, d’orateurs, d’évêques ou d’apôtres, — tout cela défile instantanément dans la pensée qui déborde. Mais surtout pour une âme française, quel lieu exaltant que celui-ci ! Ceux de chez nous ont véritablement conquis cette colline. Pèlerins de l’art, ou pèlerins de la foi, ils l’ont marquée à l’empreinte de la patrie, depuis saint Louis, qui vint y mourir sous le cilice et la cendre de la pénitence, jusqu’à Chateaubriand, qui, dans cette métropole de l’église africaine, poursuivait encore les vestiges de ses Martyrs, jusqu’à Flaubert enfin, qui conçut, à cette même place, son épopée de Salammbô !… Flaubert est, ici, omniprésent. Comment ne pas penser à lui, dans ce grand cimetière anonyme qu’est devenue Carthage ! Comment ne pas s’incliner devant la toute-puissance de son génie ? De ces mornes plaines, où s’est appesanti le silence de l’oubli, où les pierres elles-mêmes sont ensevelies sous la terre, il a fait surgir une vision tellement hallucinante que non seulement elle supplée, mais qu’elle efface la réalité misérable ! La Carthage de l’histoire est anéantie à tout jamais : maintenant il n’en existe plus d’autre que la sienne !…

J’ai beau me raidir de toute la force de mon enthousiasme, le mistral qui sévit avec plus de fureur m’oblige à m’abriter à l’Hôtel Saint-Louis. Je me réfugie dans une grande véranda vitrée, dont les carreaux secoués par l’ouragan gémissent comme un orgue de verre, mais d’où je puis au moins contempler le grandiose paysage, sans être aveuglé par les averses de sable. Des tourterelles que le vent chavire s’écrasent contre les châssis des fenêtres, puis les souffles déchaînés les remportent vers la plaine, au-dessus du palais de Mustapha-ben-Ismaïl. Mon regard suit le vol éperdu des tourterelles, filles des colombes de Tanit, — et je m’enivre de cette immensité, où se précipitent les avalanches sonores de la tempête !…

A mes pieds, j’aperçois l’ancien port militaire de Carthage, avec son îlot qui supportait les bâtimens de l’Amirauté ; tout près, le port marchand qui communiquait avec celui-ci par un étroit chenal. Séparés du rivage, envahis par les alluvions marines, ils se rétrécissent en forme de coupelles rondes, dont les eaux denses miroitent comme des disques d’argent. Plus loin, c’est le lac de Tunis, les maisons blanches de La Goulette, toute la banlieue où s’étendait jadis le faubourg des Mappales ; de l’autre côté, le plateau de Sainte-Monique, le phare de Sidi-bou-Saïd ; en face, sur la courbe du golfe, le massif abrupt du Zaghouan, dont les cimes bizarrement échancrées imitent les créneaux d’une citadelle.

Le golfe est couvert d’écume. En ce moment, un navire à la double cheminée rouge tangue fortement contre le ressaut des vagues. La mer houleuse est tachetée de plaques jaunes qui se dissolvent dans des verts d’émeraude et dans des bleus violacés. Un beau soleil printanier illumine l’espace bouleversé par le mistral et la surface mouvante des flots ; mais ses rayons obscurcis par la poussière s’abattent comme les barres transversales d’une pluie torrentielle… Cette mer, à la fois lumineuse et sombre, ces lames démontées que laboure, à grands coups d’ailes, le vent du Nord, on dirait une carrière de marbre, dont le bouillonnement intérieur ne s’est pas encore figé. Cela reluit à perte de vue, sous les ombres mobiles des nuages. L’œil se dilate prodigieusement, le cœur se gonfle d’orgueil, devant ce grand cirque ondoyant et splendide : c’est le vestibule maritime de l’Afrique, un port gigantesque capable de recevoir toutes les flottes de l’Europe latine !…

Le soir, dès que le mistral s’est calmé, je parcours presque toute l’enceinte de la ville : promenade ingrate et fatigante à travers des fondrières, des citernes éventrées, des tas de décombres informes ! La colline de la Junon Céleste, où Flaubert a placé le temple de Tanit, l’amphithéâtre, les nécropoles de Dermech, le Céramique, l’Odéon, — ce ne sont plus que des terrains vagues, dont les noms seuls disent encore quelque chose à l’esprit.

Pour retrouver un peu de la Carthage punique et de la Carthage romaine, il faut se rabattre sur les musées où l’on entasse, depuis plus de trente ans, les trouvailles des fouilles.


J’entre au musée des Pères Blancs, qui occupe le rez-de-chaussée du monastère, derrière la Basilique Saint-Louis, — et, dès le seuil, je respire l’atmosphère spéciale à ces catacombes archéologiques, — atmosphère analogue à celle des hôpitaux, des infirmeries, des caveaux mortuaires. Il y flotte une odeur fade, complexe, indéfinissable, où se mêlent les émanations des bois pourris, des vieilles pierres rongées de moisissures, des ossemens saupoudrés de terreau, des bandelettes effilochées et tout imbibées de liquides noirâtres, des étoffes antiques à la trame amincie et dont les broderies s’effacent comme les caractères tracés sur le papier brûlé.

Ces salles austères, avec leurs gammes de nuances évanescentes, la lumière pâle qui adoucit les contours des objets, l’air pesant et comme chargé d’atomes humains qui baigne toutes ces choses défuntes, elles apparaissent ainsi que des limbes terrestres, intermédiaires entre la vie et la mort, où les siècles peuvent renaître, sans redouter l’atteinte brutale du grand jour.

Dans la pénombre discrète des vitrines, voici d’abord les lampes funéraires en argile rouge, innombrables comme les morts dont elles éclairaient les sépulcres. Elles appartiennent à toutes les époques, elles affectent toutes les formes. Il en est de riches et de pauvres, de grossières et de délicatement modelées. Celles-ci ont un manche en queue d’hirondelle, celles-là sont munies d’oreillettes. Elles sont mollement renflées comme des coquillages, enroulées comme des escargots, allongées comme des carènes de navires. Telle lampe indigente n’offre guère que des ornemens géométriques, qu’on dirait marqués d’un coup d’ongle. Mais d’autres, plus opulentes, sont décorées de toute espèce de figures : des animaux, des feuillages et des fruits ; ou bien ce sont des scènes familières, des épisodes mythologiques, des effigies de divinités : gladiateurs combattant, groupe d’Eros et de Psyché, ménades agitant des thyrses. Les lampes chrétiennes, plus sévères, ne représentent, en général, que le monogramme du Christ, encadré d’un rinceau très simple…

Devant ces jolies lampes, travaillées comme des boîtes d’ivoire, puériles comme des joujoux, et qui devaient fournir tout au plus une languette de flamme jaune, une lumière chétive et fumeuse, nulle pensée lugubre ne peut naître. On songe seulement qu’elles accompagnaient les réunions de famille, sur la tombe du mort. On apportait des plats et des coupes, du vin et des gâteaux. On étendait des tapis sur les dalles, et, tout en mangeant et en buvant, on s’entretenait de ceux qui reposaient là : « O bonne mère, — dit une inscription de Satafis, — nourrice qui nous as donné ton lait, qui fus chaste et sobre toujours, nous parlons de toi, et, tandis que les heures s’écoulent à rappeler tes vertus, — pauvre vieille ! tu dors à côté de nous !… »

Ce culte candide avait toute la grâce mignarde des petits jeux de l’enfance, il était affectueux et tendre, comme les effusions et les caresses d’amour filial ou paternel. Et pourtant, la grande idée païenne de la vie impérissable transparaît encore à travers les pratiques naïves et populaires de cette religion des morts. Ce feu des lampes inextinguibles, brûlant dans des niches noircies, autour de la stèle ou du sarcophage, — ce feu symbolisait l’éternelle durée des formes vivantes victorieuses du chaos et des vicissitudes de la matière. C’était déjà l’audacieux défi jeté par le chrétien à la rapacité de la mort : lux perpetua luceat eis !

Pour moi, en regardant ces lampes éteintes, je ne puis songer sans émotion à la pensée pieuse et touchante qui, autrefois, leur dispensait l’huile et la lumière. Je vois toujours, dans les ténèbres tièdes des hypogées, le tremblement des petites flammes grésillantes, ce buisson de ferventes lueurs, cette espèce de Chandeleur souterraine qui, devant le cadavre desséché ou réduit en poussière, célébrait la gloire de la vie immortelle !…

Le mobilier funèbre est ici au complet. Près des lampes, je reconnais les fioles de verre bleuâtre, où l’on conservait les cendres recueillies sur le bûcher mortuaire. Il y a aussi des buires posées sur des soucoupes rondes, de menus flacons à la base ovoïde, qui ressemblent à des bananes et dont les cols très effilés se recourbent comme des tiges de fleurs. Notre art moderne n’a rien inventé de plus capricieux, de plus flexible, ni de plus mignonnement fragile. Ces verreries, contemporaines des guerres médiques, ont gardé de leur long séjour dans la terre une patine d’une délicatesse invraisemblable. Toute une chimie secrète a recuit les teintes primitives du verre, amalgamé les couleurs, dessiné sur les frêles parois des figures chimériques de bêtes ou de végétaux. Les bleus métalliques, les roses de chair, les lilas et les mauves se nuancent de verts oxydés, de nacres laiteuses, où s’étirent, parmi des filets d’or, d’étranges palmes d’un rouge de feu, qui s’évanouissent dans des vapeurs d’argent. Certains semblent couverts de givre, comme les vitres fleuries par les gelées d’hiver, enduits de filamens visqueux et luisans comme des baves de limaçons, ou enveloppés de toiles d’araignées, que la rosée emperle de ses gouttes scintillantes. Ce sont les tons insaisissables, les lueurs éblouissantes des couchans et des aurores ; et c’est toute la fraîcheur des verdures embuées de brumes matinales, qui s’est déposée sur les panses irisées de ces vases millénaires !…

Plus tranchées et plus crues éclatent les colorations des poteries : kylix, alabastres, rhintons, ariballes, lécythes et patères, — ustensiles fabriqués à Corinthe, en Sicile, dans les villes campaniennes ! Sur tous, les mêmes silhouettes rudimentaires, les mêmes rouges et les mêmes noirs, des noirs de suie, des rouges clairs, comme ceux des vieilles briques, ou brunâtres comme des taches de sang desséché. Mais voici des vitrines pleines de bijoux et de statuettes d’argile, dont les teintes amorties sont une volupté pour les yeux. On y retrouve les roses et les bleus effacés, les éclaboussures d’or qui ont laissé leur trace presque imperceptible sur les draperies des Tanagra. Çà et là, les perles des colliers, les chatons des bagues sigillaires, les scarabées d’émail, les boules en pâte de verre, les sphères et les cylindres d’or alternant avec des olives et des barillets d’agate, de cornaline, ou de chrysoprase, les intailles figurant Isis avec le petit dieu Horus, le triangle de Tanit, ou la tête de bélier d’Osiris. Tout cela reluit doucement sur le fond neutre des capitonnages. On dirait des pâtes d’abricots, des éclats de turquoises ou de sulfates de cuivre, des prunes, des grains de raisins jaspés et veloutés de poussière… Parmi ces alignemens interminables de joyaux où la curiosité se disperse, une boucle d’oreille, d’un goût subtil et barbare, se distingue, à la façon d’une relique consacrée. Instinctivement, je l’attribue à quelque Carthaginoise illustre, issue d’une famille patricienne ou sacerdotale. Sans doute, Sophonisbe et Salammbô en avaient de toutes pareilles !… Mais comment décrire cette orfèvrerie compliquée ? C’est un croissant de lune qui supporte au milieu de son arête une tête de divinité, — probablement celle de Tanit, — et dont les deux cornes sont suspendues par des chaînettes à une petite rose d’or. Le croissant repose sur un médaillon ovoïde terminé par une pointe et agrémenté de volutes qui s’épanouissent sous le symbole lunaire… Pourquoi cette boucle d’oreille prend-elle une signification si précise parmi toutes celles qui l’entourent ? Je ne sais, mais aucune des vieilles choses qui sont là ne m’a donné ainsi le sentiment du passé tangible et vivant, — au point que j’aperçois, derrière ce bijou, un visage de femme !…

Je m’attarde enfin devant deux hauts reliefs de grandeur naturelle qui servirent de couvercles à des sarcophages, — les deux pièces capitales du musée des Pères Blancs !

Ces hauts reliefs représentent deux jeunes femmes. La première, qui incline légèrement la tête, écarte, de la main droite, le long voile dont elle est drapée tout entière ; de la gauche, elle soutient les plis de sa tunique relevée sur une robe à petits plis qui descend jusqu’à ses sandales. Elle est coiffée à la grecque. Sa chevelure roulée autour des tempes en manière de couronne se termine par deux tresses qui tombent sur ses seins. C’est le style, c’est l’attitude des statues funéraires attiques du IVe siècle. L’autre, également grecque de style et d’exécution, est cependant revêtue d’un costume égyptien, celui que portent les grandes déesses, Isis et Nepthys, et les reines d’Egypte, quand elles se font représenter avec les attributs de leurs divines protectrices. Son vêtement consiste en une tunique d’étoffe légère et plissée, que deux fibules maintiennent au-dessous des seins et qui disparaît, à partir des hanches, sous deux grandes ailes de vautour noir croisées pudiquement sur les jambes. La tête est encadrée de longues boucles, les épaules sont dissimulées sous un lourd gorgerin à zones concentriques et brodées. Un voile court, sur lequel s’étale l’épervier solaire accouvé et que surmonte un calathos, recouvre la chevelure frisée au fer, au-dessus des tempes. Etendue dans une pose tout hiératique, cette statue est dorée et peinte de couleurs vives.

Ces deux morceaux qui datent vraisemblablement du IIIe et du IVe siècle, sont d’une extrême importance pour l’archéologie punique. Ils confirment en somme l’enseignement qui se dégage des céramiques, des verreries, des bijoux, des pierres gravées et des stèles funéraires. On finit par croire, en examinant tout cela, que Carthage n’a jamais su s’inventer un style, ni même un costume personnel. Tributaire de la Phénicie et de l’Egypte pendant plusieurs siècles, elle commence, à partir du VIIe, à subir l’influence grecque. Au IIIe et au IVe siècle, c’est un fait accompli : Carthage est entièrement hellénisée ! Voilà ce que Flaubert ne pouvait pas savoir, lorsqu’il écrivit Salammbô. La science de son temps était incapable de le renseigner avec exactitude. Abusé sans doute par Michelet, il a imaginé une ville trop asiatique : c’est la couleur phénicienne qui domine dans son roman. Il y aurait fallu un peu plus d’Egypte et beaucoup plus de Grèce. Peut-être que la Carthage des guerres puniques ne différait pas sensiblement, — du moins pour l’extérieur des mœurs, — de Tarente ou de Syracuse, ou même de la Rome contemporaine. C’est ce que l’on soupçonne déjà à travers les récits de ce Tite-Live si calomnié par les historiens romantiques !

Mais, après tout, l’erreur est superficielle : elle ne concerne que le décor, — où se meuvent d’ailleurs des personnages strictement africains. Là est le grand mérite de Flaubert. Il a créé des êtres qui sont l’expression vivante d’une terre, d’un climat, d’un moment de l’histoire. Peu importent leurs habits, la forme de leurs vaisselles, l’architecture de leurs palais ! L’essentiel, c’est qu’ils soient des Africains. L’Italie et la Grèce pouvaient bien monder la ville d’Hamilcar des produits de leurs ateliers, cela ne touchait point les âmes, qui demeuraient telles que la tradition et le sol natal les avaient façonnées. Très probablement, il en était de Carthage hellénisée comme du mausolée de Juba II, ce monument qui domine les crêtes de la Mitidja, aux environs de Cherchell : l’art grec en avait décoré la façade, mais le cœur de l’édifice était resté barbare !

Le musée des Pères renferme certainement de nombreuses pièces romaines. Pourtant c’est l’élément gréco-punique, égypto-phénicien qui domine. Si l’on veut se faire une idée plus complète de la civilisation latine dans la seconde Carthage, dans la Proconsulaire et la Byzacène de l’époque impériale, c’est au Musée Alaoui qu’il faut aller. Ce musée, installé dans une dépendance du Bardo, est en passe de devenir un des plus importans de l’Europe, grâce au zèle et à l’activité de son jeune conservateur, M. Paul Gauckler, qui, avec tout l’enthousiasme d’un lettré et toute la science d’un érudit, avec une belle et patriotique ambition, s’efforce de rétablir dans ce pays envahi par l’Islam les titres de propriété et de priorité glorieuses des nations latines.

Il est impossible à un touriste de parler en détail de toutes les richesses qui sont accumulées dans les salles du Bardo, et qui réclament la description compétente d’un homme du métier. Parmi tant de plaques votives, de stèles, de bustes, de statues, de bas-reliefs, de poteries, de lampes, de bijoux, d’ustensiles de toute sorte, l’attention défaille. Il y en a trop ! On est écrasé par l’abondance des objets, et l’œil se perd dans le papillotement des couleurs.

On finit par ne plus distinguer que les mosaïques, qui s’imposent aux regards par leur nombre, leurs dimensions extraordinaires, la vigueur de leurs tonalités. Elles sont admirables, — et tellement suggestives des mœurs antiques ! On n’y voit pas seulement, comme ailleurs, des figures ou des scènes mythologiques : triomphes de Neptune et des Néréides, triomphes des Saisons, épisodes de l’Enéide, portraits de Virgile ! Mais la vie familière de la province nous y est racontée par le menu. Ici, c’est une villa romaine, avec sa ferme, ses écuries, ses bâtimens d’exploitation, ses olivettes, ses vignobles et ses troupeaux ! Plus loin, ce sont les opérations de la douane : un navire portant des saumons de métal est amarré dans le port ; des manœuvres le déchargent, tandis qu’à côté, les employés du fisc sont occupés à peser la marchandise. Plus loin encore, c’est un banquet par petites tables, avec un orchestre au centre, des danseurs, des jongleurs, des joueurs de flûte et de crotales… Cela se déploie sur les murs comme de grandes fresques, dont les couleurs heurtées et le dessin brutal appellent le plein air et le plein midi des soleils africains !

Ce musée, si rempli qu’il soit de dépouilles archéologiques, est cependant loin d’épuiser tous les débris que les fouilles ont ramenés à la lumière. Pour comprendre combien ces régions étaient devenue grecques ou romaines, il faut parcourir le pays entier, depuis Madaure et Sicca Veneria jusqu’aux syrtes de la Tripolitaine. Les Arabes n’y ont apporté que leur misère et leur barbarie. Voilà quatorze siècles qu’ils l’occupent, et ils n’y ont rien construit que des masures ou des bâtisses grossièrement utilitaires. Au contraire, la tradition latine, si longuement interrompue, y est partout inscrite en traits ineffaçables. Le moindre effort a suffi pour la renouer. Partout les ruines antiques semblent y amorcer une civilisation qui procède des mêmes origines : Utique, Hadrumète (la Sousse moderne) sont pleines de vieilles pierres qui témoignent pour nous. Dougga a son théâtre et son temple de Jupiter Capitolin ; El-Djem a son amphithéâtre, presque aussi vaste que le Colisée de Rome ; Gigthi, qui sort peu à peu de ses décombres, avec ses arcs de triomphe, ses thermes, ses villas, son forum, ses petites rues tortueuses, promet une nouvelle Pompéi africaine, — plus ancienne et plus diverse que Thimgad !

Malheureusement tout cela gît dans la poussière, tout cela est mort ! Il faudrait le génie d’un Flaubert pour ranimer ces ossemens de villes !…

Il est quelqu’un, pourtant, dont les livres peuvent servir de vivans commentaires à toute cette archéologie glacée : c’est Apulée, le romancier de l’Ane d’or, l’auteur des Florides, de l’Hermagoras et d’une infinité de compilations. Pour moi, je ne sais pas d’écrivain antique qui me procure une plus saisissante et plus immédiate vision de la Carthage romaine, non pas tant peut-être dans sa physionomie matérielle et dans ses aspects pittoresques que dans ses mœurs et dans sa psychologie. Apulée nous laisse entrevoir ce que pensait, comment agissait un Africain latinisé de ce temps-là.

On ne le lit plus, on le connaît à peine. Et cependant aucun personnage d’alors ne jouit d’une réputation plus universelle. De son vivant, on lui éleva des statues, on le nomma pontife d’Esculape. Après sa mort, il se fit toute une légende autour de son nom. On lui attribua des miracles, que les auteurs ecclésiastiques discutèrent âprement, mais ne contestèrent jamais. Les païens le comparaient au Christ. Les chrétiens voyaient en lui un émule de Simon le Magicien et d’Apollonius de Tyane. Ses compatriotes ont subi profondément l’influence de son style : Tertullien, saint Augustin ont repris le moule de sa phrase. Ils ont tous les défauts d’Apulée !

Cet homme qui naquit à Madaure et qui mourut à Carthage, où il professait la rhétorique, fut, dans toute l’acception du terme, l’homme de son siècle et de son pays.

Africain, il l’a été plus que personne ! D’abord par l’ardeur de son imagination, par son amour du clinquant et de tout ce qui reluit, par son mauvais goût, par la frénésie de ses sensations, par la tranquille impudeur de son obscénité ! Il reproduit tous les contrastes violens de sa patrie. Comme elle, il est l’antithèse vivante : épris d’occultisme et de rhétorique, luxurieux et dévot, réaliste, impressionniste, idéaliste et classique tout ensemble, opulent et sordide, plein d’or, de pierreries, d’oripeaux éclatans et d’immondices, il rappelle ces rues bariolées et fétides des casbahs algériennes, qui sentent à la fois l’ordure et l’encens…

De ses contemporains, il a la manie encyclopédique, à la façon des Juba, des Pline l’Ancien, des Plutarque. C’est lui qui se vantait d’avoir bu à toutes les coupes et d’être le prêtre de tous les dieux. Il avait parcouru l’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure, l’Egypte et la Cyrénaïque ; il avait été initié aux mystères d’Isis, peut-être à ceux de Mithra. Il écrivait en vers et en prose, en latin et en grec. Il s’essaya dans tous les genres. Histoire, éloquence, philosophie, poésies fugitives, poésie lyrique, comédie et drame, satire, critique d’art, arithmétique, physique, histoire naturelle, médecine, — tout y a passé ! Son œuvre, c’est le chaos même de l’Empire qui se décompose !

Enfin il partagea la grande folie de l’époque : il fut un thaumaturge. Bien qu’il ait feint de s’en vouloir défendre, par mesure de prudence, on devine assez, à travers les lignes de son Apologie, que non seulement il l’était, mais qu’il tirait vanité de l’être.

Comment ne l’eût-il pas été ? C’était alors le moyen le plus sûr pour dominer les foules. Un homme comme lui, si avide de célébrité et d’applaudissemens, si fier de sa culture universelle, devait ambitionner la réputation de magicien. La magie était le couronnement de la science antique. C’est par là que celle-ci échappait au reproche de n’être qu’un amusement de dilettante. De même que la science moderne, elle tenait à s’affirmer active et bienfaisante. Le christianisme d’ailleurs poussait les païens dans cette voie. On se plaît trop aujourd’hui à le représenter comme un socialisme avant la lettre. Pourtant cette religion nouvelle n’a amené ni une révolution sociale, ni une révolution politique. Charité, pitié pour les humbles ! oui sans doute, elle a pratiqué ces vertus, mais ce n’est point par elles qu’elle a frappé surtout une société où les confréries d’esclaves, les œuvres de secours mutuels abondaient. En réalité, elle a été la guérisseuse des corps autant que la consolatrice des âmes. Elle s’est imposée par ses miracles ; elle offrait à la foi de ses fidèles le miracle par excellence, — la mort et la résurrection d’un Dieu : vérité que proclamaient, au milieu des supplices, des milliers de martyrs !

Qu’une arrière-pensée de concurrence, que le désir d’humilier les chrétiens aient conduit Apulée vers la magie, rien de plus plausible. Mais le merveilleux était, pour ainsi dire, dans l’air, autour de lui. Ce lettré, ce savant est d’une crédulité sans bornes qui annonce déjà le moyen âge !

Avec cela, il ressemble étrangement aux modernes, par l’encombrement de son esprit et par son intellectualisme stérile. Il a encore nos minuties médicales et hygiéniques. Car c’est le propre des générations moribondes de vivre dans une angoisse perpétuelle de la maladie, d’attacher aux soins physiques une importance excessive, de s’étioler ainsi dans une existence factice, si précaire et si misérable, que mieux vaut cent fois la belle insouciance du sauvage. Apulée se soigne méticuleusement. Il croit aux oracles de la science. Il est d’une cuistrerie scientifique qui en devient amusante à force d’ingénuité. Quand il parle de la Science, il en a plein la bouche, et quand il chante ses louanges, c’est avec le lyrisme du pharmacien Homais !

Cet initié de la Grande Déesse cache en lui un cérémoniaire et un sacristain. Il manie avec complaisance les vases sacrés, les effigies et les emblèmes, il se délecte aux singularités de la liturgie, il les décrit copieusement. Sa piété, toute mécanique et grossièrement matérielle, s’apparente à la dévotion espagnole. Il vénère des fétiches, il se couvre d’amulettes. Et ainsi ce prêtre d’Esculape, qui fut comme le chef-d’œuvre de l’Ecole, qui apparut comme un puits de science, comme un virtuose de la parole et un maître du style, ce civilisé opprimé par l’excès même de sa civilisation, est tout près de se confondre avec un Barbare.

Mais ce qui fait de lui un être à part, ce qui le distingue essentiellement à nos yeux, c’est qu’il est, pour nous, l’incarnation littéraire la plus complète de la décadence latine. Décadent, il a été un rhéteur merveilleux. Cela va de soi. Aux époques où l’on ne croit plus à rien et où l’on est tenté de croire à tout, ne fût-ce que par lassitude du scepticisme, où les idées, réduites au simple rôle de jouets dialectiques, ont perdu leur efficace sur les âmes, tout devient naturellement prétexte à rhétorique, depuis les plus hautes spéculations de la métaphysique jusqu’aux règles de la pisciculture, de la vénerie et de l’art militaire. C’est ainsi qu’Apulée a touché à tout, pour le plaisir de dire avec grâce des choses parfaitement inutiles. Il est peut-être le type de rhéteur le plus extraordinaire que le monde ait vu !

Bigarrée, grouillante, chatoyante, odorante, musicale et splendide comme son œuvre si énorme et si complexe, sa langue envahit tous les domaines et tous les bas-fonds du vocabulaire : mots archaïques, jargon du peuple et des faubourgs, néologismes, expressions poétiques, terminologie des métiers, des sciences, des philosophies, des religions, — tous les dictionnaires se sont déversés dans sa prose. Mais elle n’en a pas été submergée. Il a su donner une forme à cette débordante matière, il a inauguré une manière d’écrire véritablement africaine. Tantôt sa phrase a l’allure leste et courante du dialogue familier. D’autres fois, elle se développe par grandes masses symétriques, comme une construction romaine. Ou bien, elle est toute en facettes, en jeux de mots, en rimes, en allitérations, ou bien elle se traîne, monotone et interminable, comme une psalmodie. Dans les beaux endroits le rhéteur, se souvenant sans doute qu’il est prêtre d’Esculape, déploie un appareil vraiment pontifical. Semblable à une procession, la phrase lente se déroule, une et multiple en son ordonnance, harmonique en ses consonances, rythmée par ses désinences, chargée de vocables antiques, couronnée d’épithètes mystiques, solennisée de formules hiératiques, et, après de longs circuits, elle s’arrête enfin sur un verbe pompeux et largement étoffé comme le reposoir de pourpre où l’Adonis est couché !

Ces affectations puériles sont évidemment agaçantes. La déclamation qui perce, çà et là, trahit l’écolier prodige. Les couleurs du style sont criardes, les tons ne sont pas fondus, les tableaux se succèdent sans lien, les figures éclatantes sont comme emprisonnées dans des contours rigides. Mais pour peu qu’on s’y habitue, on finit par s’émerveiller de l’ingéniosité et de la richesse du travail, — de ce pailletage même, de ces scintillations continuelles. C’est l’éblouissement des immenses mosaïques qui revêtaient les pavés, les murs, les absides et les coupoles des palais et des villas de Carthage : — abrégé pictural de l’univers, où tout était représenté en figures, depuis la pêche et la chasse, les banquets, les travaux des champs, jusqu’aux légendes héroïques et divines, jusqu’aux symboles des Saisons, des Constellations et des Élémens…


Il y a, dans l’Ane d’or, une description de fête printanière dont je me souviens toujours, quand j’essaie de généraliser la signification de l’œuvre d’Apulée. C’est la consécration d’un navire à la déesse Isis, pour appeler les bénédictions de la Divine Mère sur les travaux des marins.

La carène du bâtiment est tout entière en bois de citronnier. Du haut en bas, elle est peinte d’hiéroglyphes, comme une boîte de momie. Les voiles blanches portent une inscription votive ; à la poupe resplendit un oiseau d’or, au col onduleux et aux ailes déployées. Le prêtre le purifie d’abord avec une torche enflammée, un jaune d’œuf et du soufre ; et, aussitôt le rite accompli, tous les assistans se précipitent vers le vaisseau. Ils y répandent des libations ; ils y déposent des coupes de lait, des gâteaux, du blé apporté dans des vans ; ils y jettent des aromates, des médailles, des statuettes, toute espèce d’objets pieux : après quoi, on délie les câbles et on lance à l’aventure, vers la haute mer, le navire mystique, chargé des offrandes de tout un peuple.

N’est-ce point l’image allégorique de ce qu’a fait Apulée dans son œuvre ? A l’aube des siècles barbares, il y a embarqué, comme sur une arche de salut, tout l’héritage de la civilisation antique. Il y a entassé pêle-mêle le meilleur et le pire. En regard des corruptions de la décadence, il a placé les vertus religieuses et morales qui annonçaient la rénovation prochaine… Tout ne sombrera pas au cours du voyage. Son âne symbolique atterrira sur nos plages ; et, aux jours de Noël ou de Pâques, il fera son entrée dans nos cathédrales, acclamé par la joie populaire, salué par les sons de l’orgue et par les cantiques de la foi nouvelle…


V
RECONNAISSANCE A L’AFRIQUE

J’ai quitté Carthage et Tunis par un temps calme, sous une lune épanouie et trop belle qui découpe en clair les crêtes des montagnes et les sinuosités des rivages. Je n’aperçois plus le dôme de Saint-Louis sur la colline de Byrsa ; les dernières lueurs du phare de Sidi-bou-Saïd viennent de s’éteindre. Nous sommes sortis du golfe. Devant nous, derrière nous, ce sont les brumes confuses du large.

Il est près de minuit : tout le monde dort sur le paquebot. J’abandonne l’entrepont, où les graillons des cuisines, les résidus huileux de la salle des machines me poursuivent de leur odeur écœurante. J’atteins la passerelle des secondes. Elle est déserte, comme le tillac d’avant. Rien que des corbeilles de primeurs arrimées au bordage et qui ondulent vaguement jusqu’au pavillon de la proue. Les bancs ont été encapuchonnés de toiles, pour les préserver de l’humidité nocturne. On n’entend que le battement de l’hélice. La quille du navire glisse au milieu des eaux illuminées et silencieuses, comme dans des étoffes molles et moirées d’argent, où le sillage fait une déchirure d’or, sous le tremblement des reflets lunaires. A la pointe des mâts, de petites lanternes luisent si faiblement qu’on dirait des étoiles prises aux cordages des hunes.

Dans cette paix infinie, cette immobilité de la mer et du ciel, la vitesse trépidante de la course, dont tout le vaisseau gémit jusqu’au fond de sa coque, m’émeut presque comme un prodige. Je me laisse gagner par son élan. Je goûte la même ivresse de l’espace que dans les plaines désertiques, où je viens dépasser !… Alors, assailli par le flot des souvenirs, je me retourne vers cette Afrique, que je ne puis plus voir à travers les brumes marines, mais que je devine et dont je sens toujours la présence. Il me semble qu’elle se dresse, là-bas, derrière les brouillards, au sommet d’un promontoire invisible, effigie colossale, telle que l’imaginèrent les sculpteurs antiques, matrone aux flancs robustes, auréolée du croissant, enveloppée de la dépouille d’un de ses éléphans, les pieds sur un navire chargé de froment, et tenant dans ses mains des gerbes d’épis mûrissans…

Pays du soleil et de la plus pure lumière ! Nourrice des blés et des raisins, terre des marbres et des essences précieuses, mère des statues et des temples, qui trônes dans la pompe de tes colonnes et de tes arcs de triomphe, de quels bienfaits ne te suis-je point redevable, depuis le jour où, comme une amante, tu me pris, jeune homme nubile, pour m’initier à tes rudes délices et pour me découvrir tes beautés inconnues, ou dédaignées du passant ! C’est toi qui façonnas mes sens encore débiles, qui les fis s’épanouir au feu de ton ciel, vibrer au choc tumultueux de tes couleurs et de tes formes. Tu me donnas l’être une seconde fois. Tu m’enseignas le culte salutaire de la force, de la santé, de l’énergie virile. Tu rattachas ma pensée égarée au solide appui de la tradition, en étalant sous mes yeux la majesté de tes ruines, en me jetant parmi des peuples venus de tous les bords de la Méditerranée maternelle, et dont la conscience est sœur de la mienne !… Ah ! puissent-ils, en se retrouvant sur ton sol, reprendre avec ferveur le sentiment invincible de la fraternité qui les unissait jadis ! Puisse cette mer, où je suis, redevenir, comme au temps de Rome la Grande, à la fois le symbole et le chemin de l’Alliance entre les nations latines !… Mare nostrum ! Qu’elle soit notre mer à tout jamais ! Défendons-la contre les Barbares, pour refaire l’unité de l’Empire !…


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 1er juin et du 1er juillet.
  2. C’est seulement au IVe siècle qu’elle prit celui de Constantine, par reconnaissance pour l’empereur Constantin qui la réédifia, après qu’elle eut été saccagée par les rebelles de Maurétanie.