Les Villes d’or/03

La bibliothèque libre.
Les Villes d’or
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 576-600).
◄  II
IV  ►
LES VILLES D’OR

III [1]
DU CAPITOLE DE THUGGA AUX CATACOMBES D’HADRUMÈTE

Autour de Carthage et dans toute l’ancienne province d’Afrique, Africa vetus, les ruines antiques foisonnent à tel point qu’il est pour ainsi dire impossible de les dénombrer. Les villes mortes y sont encore plus nombreuses que dans la province voisine, celle Numidie qui, pourtant, fut si peuplée, elle aussi, à l’époque romaine.

On ne saurait trop le répéter, et il faut y insister avec persévérance, sans se laisser rebuter ni décourager par les objections ou le mauvais vouloir : toutes ces ruines, quelles qu’elles soient, doivent être fouillées, exhumées et restaurées, ne fût-ce que pour l’embellissement de la moderne Tunisie. Aucune œuvre de beauté plus grande, ni plus indiscutable, ne peut être tentée. Cela vaudra infiniment mieux que de nous bâtir des palais, des kiosques ou des églises en style d’exposition universelle. Toute cette architecture de plâtre et de saindoux s’effondre devant l’attique d’un petit temple émergeant de ses décombres, ou la solide structure d’un vieil arc de triomphe, chargé d’ans et de gloire. En outre, ce décor de l’antiquité latine compléterait, en la magnifiant, l’image de l’Afrique moderne. Il montrerait au voyageur autre chose que des mosquées, des chameaux et des souks. Bien plus, il prouverait qu’il n’y a pas contradiction entre l’Afrique de Rome et celle de l’Islam. Ces souks, aux jambages et aux linteaux peints en rouge et en vert cru, on en retrouvera le type, avec les couleurs violentes à demi effacées, au Forum de Thimgad, de Djemila ou de Madaure. Ces chameaux, ils ont été modelés en argile par les céramistes romains : ils font l’ornement des musées africains d’aujourd’hui comme ils décoraient autrefois l’atrium ou le cubiculum du personnage consulaire devenu colon numide ou maurétanien. Ces mosquées ont pour aïeules les basiliques chrétiennes de la région. Regardez-y de plus près, — et vous verrez que, si les différences sont profondes, témoignent parfois d’un esprit radicalement opposé, la parenté est cependant manifeste. Il faut donc, pour la beauté de la terre africaine, pour la continuité latine, que tous ces vieux débris soient relevés et entourés d’un culte filial. Il convient même de rappeler les noms des anciens propriétaires du sol. Le Tunisien d’aujourd’hui, quel qu’il soit, indigène ou colon venu d’outre-mer, doit, quand il le peut, replacer au portail de sa villa le nom de son prédécesseur, de l’inconnu qui, voilà deux mille ans, y cultivait déjà la vigne et l’olivier. Ces antiques ouvriers de la terre méritent la religion des nouveaux venus. Oui, pourquoi les inscriptions, qui nous ont conservé les noms des grands propriétaires du pays, les Variani, les Pullæni, les Petronii, — contemporains de Salluste ou de Septime Sévère, — ne seraient-elles pas rétablies avec honneur, aux lieux où elles furent trouvées, sur les murs à demi écroulés des anciennes villas, ou sur la façade des maisons neuves ?

Encore une fois, cette œuvre de résurrection et de restauration est immense : elle suppose les loisirs et toutes les ressources d’une longue paix. On ne peut pas s’y mettre demain. Mais il importe de ne jamais la perdre de vue, comme une tâche glorieuse pour laquelle on se réserve.

Actuellement, elle est très peu avancée. Parmi les villes mortes de la Tunisie, un petit nombre seulement, — un trop petit nombre, — ont été fouillées et partiellement remises en état : Thuburnica, Bulla-Regia, Utique, Uthina. Thuburbo majus, Hadrumète, Ammædara, Sufetula, Thysdrus, Gigthi, — et quelques autres peut-être que j’oublie. Les unes appartiennent à la zone maritime, ou à la région agricole et pastorale du Tell, tandis que les dernières sont limitrophes des régions sahariennes : ce sont les villes d’or par excellence. Il est superflu de les décrire ici l’une après l’autre. Ce serait s’exposer à de fastidieuses répétitions. Pour s’en faire une idée à peu près complète, quelques types de villes maritimes et agricoles, ou de villes désertiques suffiront. Parmi les premières, nous choisirions Thugga et Hadrumète, en passant par Uthina et Thuburbo majus. Parmi les secondes, nous nous en tiendrions à Sufetula, Thysdrus, Ammædara et Gigthi.

Avant d’y conduire le lecteur, on ne saurait trop l’avertir que, étant donné l’état actuel des fouilles et des restaurations, on n’y voit qu’une faible partie de ce qu’on devrait y voir.


* * *

Thugga, — que les indigènes appellent aujourd’hui Dougga, — était, dans l’antiquité, une petite ville de troisième ou quatrième ordre, qui, avec sa banlieue (pagus) et sa cité proprement dite, forma de bonne heure une agglomération urbaine. Vers la fin de l’Empire, elle finit par devenir une colonie, comme l’attestent plusieurs inscriptions, où figurent tous ses noms officiels, lesquels commémorent ceux de ses fondateurs ou de ses bienfaiteurs : Colonia Licinia, Septimia, Aurelia, Alexandriana Thugga.

Le pays environnant était alors tellement prospère que cette petite ville provinciale pouvait s’offrir le luxe de quelques beaux monuments. Elle faisait une certaine figure dans la région. Et celle-ci avait une population tellement dense que, depuis Carthage jusqu’à Thugga, c’était toute une succession de villes très rapprochées les unes des autres. Aujourd’hui, quelques-unes sont encore debout, dissimulant mal leur vieux nom romain, berbère ou punique sous un vocable moderne plus ou moins arabisé. A quelques lieues de Tunis, c’était, par exemple, Tebourba, l’ancienne Thuburbo minus, où saint Cyprien, alors récemment intronisé évêque de Carthage, vint chercher un abri durant la persécution de Dèce. Puis Medjez et Bab, dont le nom antique est perdu, mais où l’on pouvait voir jusqu’à ces derniers temps les restes d’une porte triomphale, sous laquelle passait la grande voie militaire de Carthage à Théveste, — et aussi les arches d’un pont romain qui franchissait le Bagradas, l’actuelle Medjerda. Puis, dans les environs de Testour, la grande villa des Variani, — et, quelques lieues plus loin, l’ancienne Thignica (municipium Septimianum, Aurelium, Antonianum, Herctdeum, frugifera Thignica), — signalée au voyageur moderne par les décombres d’une forteresse byzantine qui recouvre en partie et qui offusque ses ruines. On y reconnaît pourtant les vestiges d’un temple de Mercure, d’un temple de Saturne et d’un petit amphithéâtre. Une inscription encastrée dans le mur de la forteresse et qui attestait la réfection, sous Constantin, du marché aux légumes, rappelle que cette « frugifera Thignica » fut non seulement un pays de céréales, mais un verger plein de fruits, un grand jardin et un grenier d’abondance. Encore quelques lieues, et ce sont les ruines de la Civitas Sustriana, dont il ne subsiste plus que les débris d’une porte marquée d’étranges sculptures, — et enfin Teboursouk, autrefois Thubursicum Bure, avec ses nécropoles puniques et ses murailles byzantines où se lisent encore les noms de l’empereur Justin II et de l’impératrice Sophia.

Évidemment ces ruines sont modestes. Elles n’excitent point d’abord l’imagination. Quand, suivant la phraséologie des archéologues, on parle d’une « arche ou d’une porte triomphale, » il ne faut point se hâter de concevoir des merveilles. Néanmoins je me rallie pleinement à l’avis du docteur Carton[2] qui demande qu’on dégage et qu’on restaure ces vieux débris. Discrètement réparés, ces petits temples et ces petits arcs de triomphe municipaux formeraient une avenue monumentale fort agréable à voir pour le voyageur moderne qui va visiter Thugga. Elle lui mettrait en quelque sorte sous les yeux cette idée essentielle qu’une ruine romaine, en Afrique, n’est pas un accident, une singularité isolée, mais qu’elle fait partie d’un grand ensemble, d’un vaste réseau qui englobait tout le pays.


* * *

Thugga a été maintes fois décrite par les archéologues qui l’ont fouillée, depuis le docteur Carton jusqu’à MM. Poinssot, Homo et Merlin. Ici même, Gaston Boissier, — voici bientôt trente ans, — en a dessiné une de ces images simplifiées où il excelle et où l’on sent, avec le culte habituel de l’auteur pour tout ce qui est romain, l’émotion et la surprise de la découverte. Cet aimable esprit savait non seulement faire de la clarté sur toutes ces arides matières d’érudition, mais communiquer au lecteur quelque chose de la passion fervente qu’elles lui inspiraient. Ce latiniste faisait aimer le latin. Cet amateur d’archéologie savait donner un intérêt aux vieilles pierres. Depuis qu’il est passé à Dougga, rien de capital n’a été trouvé. Si la topographie des ruines s’est étendue, leur physionomie, dans ses grands traits, ne s’est point modifiée. Je ne prétends donc pas apporter du nouveau, ni révéler quoi que ce soit. D’ailleurs la silhouette de Dougga a été popularisée par la photographie et par l’affiche. Tout le monde connaît, cet élégant profil de temple capitolin, dressant, au sommet d’un mamelon de couleur fauve, parmi les blancheurs ensoleillées des ruines et les sombres verdures des bois d’oliviers, son péristyle et son attique, qui se détachent sur le bleu tendre du ciel comme un minuscule tabernacle de vermeil : forme exquise, réellement unique, inoubliable au milieu d’une foule d’autres pareilles…

Je n’ajouterai pas grand’chose à cette charmante image. Je voudrais seulement attirer l’attention sur certains détails d’une couleur ou d’une ligne extraordinaire, sur certaines particularités des bâtisses, — puis enfin sur l’état actuel de la ville morte et ce qu’il y aurait à faire peut-être pour en rendre la visite encore plus attrayante.

Le périmètre en paraît d’ailleurs assez restreint, autant qu’on en peut juger par les deux portes monumentales qui la délimitaient au Nord et au Sud : l’arc de Septime Sévère et l’arc d’Alexandre Sévère. L’étendue enclose dans ce périmètre, il est d’abord assez difficile de s’en rendre compte, l’aire de la ville ancienne étant encore à demi écrasée sous les gourbis d’un village indigène, tout hérissé de fascines, aux ruelles sordides et mal odorantes, piétinées et salies par les ordures des troupeaux. Du moins ces cubes aplatis et blanchis à la chaux ont l’avantage de ne pas faire un contraste trop violent avec les blancheurs des ruines. En outre, les odieux Byzantins avaient étranglé le Capitole et le quartier avoisinant dans une de leurs petites forteresses massives, bassement utilitaires, bâclées à la hâte avec des matériaux d’emprunt et qui, aujourd’hui, ont l’air d’un jeu de dominos, ou d’un « jeu de constructions » en déroute. Sous ces diverses excroissances parasites, on a fini par dégager un temple de Saturne et une chapelle de Neptune, une basilique chrétienne, un théâtre, un capitole et le forum avoisinant, une rue entière avec ses édifices, le temple de la Déesse Céleste et sa colonnade en hémicycle, un groupe de villas ou de riches maisons, un marché, des thermes, — sans parler des mausolées puniques et romains et des inévitables citernes que l’on rencontre dans toutes ces ruines antiques.

Parmi cette abondance de monuments, je voudrais ne considérer que le théâtre, le capitule et son temple principal, celui qu’on voit de si loin, quand on vient par la route du Kef et qui, du haut de sa colline fauve, domine, avec une beauté si souveraine, tout ce paysage africain.


* * *

Grâce aux restaurations dont il a été l’objet depuis un quart de siècle environ, le théâtre de Dougga parait dans un état de conservation merveilleuse. C’est un des mieux conservés, sinon le mieux, de toute l’Afrique du Nord. Avec celui de Khamissa, — l’ancienne Thubursicum Numidarum, — il offre cette particularité d’avoir une façade à peu près intacte. Le mur, qui délimitait le fond de la scène, n’existe plus comme à Khamissa ou comme à Orange. Mais le portique antérieur, qui servait sans doute de promenoir au public, subsiste toujours ; et enfin, chose qui ne se voit qu’ici, qui n’a d’analogue dans les ruines d’aucun théâtre antique de l’Occident, — la composition architecturale qui formait sur la scène un décor permanent est en grande partie debout. Elle consistait probablement en des colonnades superposées et d’ordres différents, qui s’élevaient jusqu’à la hauteur des derniers gradins.

Cette composition est assez compliquée. Le soubassement de marbre blanc, qui supportait les colonnes, dessine en son milieu un hémicycle, flanqué à droite et à gauche de deux embrasures rectangulaires. Ainsi le décor architectural dressé au fond de la scène offrait au regard des lignes sinueuses, dont l’irrégularité voulue était immédiatement corrigée par des accouplements de colonnes placées en avant de l’hémicycle et des deux embrasures et alignées avec le reste de la composition. Dans son ensemble, le décor de fond présentait une colonnade rectiligne, derrière laquelle se creusaient comme des vestibules conduisant à des palais imaginaires et qui encadraient en réalité les trois portes traditionnelles de la scène. Ces portes exhaussées de plusieurs marches grandissaient la taille de l’acteur, dont l’apparition devait être singulièrement majestueuse, lorsqu’il surgissait au fond de l’hémicycle ou des embrasures du portique, entre les deux grandes colonnes qui, de loin, devaient se confondre avec les jambages du triple portail.

Sur la frise architravée dont se couronnait la colonnade inférieure, on a retrouvé les fragments d’une inscription ainsi conçue : Publius Marcius Quadratus, fils de Quintus, de la tribu Arnensis, flamine du divin Auguste, pontife de la colonie Julienne Carthaginoise, admis dans les cinq décuries par l’empereur Antonin-Auguste le Pieux, en l’honneur de son flaminat perpétuel a offert à sa patrie un théâtre, avec des basiliques, un portique et des xystes, une scène munie de rideaux et d’ornements de toute sorte, après avoir donné la sportule, le festin et les jeux gymniques.

Nous ne poserons pas la question indiscrète de savoir en quoi consistaient exactement le portique, les basiliques et les xystes dont parle l’inscription. Les archéologues en sont réduits à des conjectures ou gardent un silence prudent à ce sujet. De même, nous ne chercherons pas à deviner ce que pouvaient être « les ornements de toute sorte » qui embellissaient la scène et le théâtre : sans doute des stucages et des polychromies qui eussent alarmé notre goût, — et certainement des statues placées selon toute vraisemblance en avant de la colonnade. Nous soupçonnons que tout cela produisait un effet de bariolage, de surcharge et d’encombrement auquel les anciens étaient peut-être moins sensibles que nous. C’est pourquoi il ne faut pas trop pousser les restaurations des ruines, si nous ne voulons point être choqués, inquiétés dans notre religion de l’antique. Tout ce qui n’est que curieux ou singulier, tout ce qui n’intéresse que l’archéologue, tout ce qui n’est pas enfin de la grande beauté doit être laissé aux vitrines des musées. La ruine a le mérite de nous offrir une image en quelque sorte idéalisée de tout un art disparu, nettoyé de toutes ses taches, allégé de toutes ses tares, — le type d’un art réduit à ses éléments essentiels et permanents. Ne touchons pas trop à cette œuvre purificatrice des siècles.

Enfin ne nous extasions point sur le goût parfait de l’architecte, qui aurait choisi à dessein pour son théâtre le site de cette colline, d’où l’on domine une vaste étendue de paysage. Il est infiniment probable que cet endroit de la colline était le plus commode de tout le voisinage pour une construction de ce genre et que ce fut la principale raison de son choix. Et il est très probable aussi que le paysage était à peu près invisible même pour les personnages des derniers gradins, lorsque le mur de la scène montait au niveau de la cavea et qu’un velum tendu sur tout l’hémicycle dérobait jusqu’à la vue du ciel. Les citoyens de Thugga étaient enfermés dans leur théâtre comme dans une cuve de pierre sonore. Même pendant les entractes, lorsqu’ils se promenaient sous le portique de la façade, on peut douter qu’ils eussent le spectacle du vaste horizon qu’on y découvre aujourd’hui. Des bâtisses à présent démolies se déployaient sans doute en bordure du ravin et offusquaient le regard de ce côté. D’ailleurs, les anciens ne partageaient pas notre goût pour les grandes perspectives architecturales. Dans leurs rues, sur leurs places, — toujours très étroites, — dans leurs jardins aussi, la vue était bornée par un foisonnement d’édicules, de piédestaux, de statues, de portiques, d’architectures, ou de formes végétales, qui nous paraîtraient bizarres, recherchées, puérilement compliquées.

Le mieux, ici comme en Grèce et partout où il y a des ruines antiques, c’est donc de s’en tenir à ce que l’on voit et à ce que l’on éprouve spontanément, sans chercher à se mettre à la place de chimériques spectateurs.

Ces réserves faites, asseyons-nous bonnement sur les gradins du théâtre de Thugga et trouvons le meilleur de notre plaisir, le plus certain qu’on y puisse éprouver, à contempler l’étonnant paysage.

Il faut bien avouer qu’il est admirable. C’est une immense plaine montagneuse coupée de champs de blé, de bois de pins et d’oliviers, avec des vallées profondément ravinées, où brille, çà et là, la boucle argentée d’un oued. A droite, on aperçoit, parmi les cubes aplatis du village arabe et les ruines de la ville antique, la châsse vermeille du petit temple capitolin, dont les colonnes déliées se détachent sur les fonds aériens comme les cordes d’une lyre. Plus près du regard, des mausolées, des débris de portes triomphales, puis des bourgades perdues dans la verdure des cimes boisées, des montagnes chauves en forme de pitons ou de cônes, et, à l’arrière-plan, très loin, — haute muraille régulière, sans une dépression, ni une dentelure, — la chaîne violette, presque indistincte, de l’Atlas.

Il suffit d’embrasser cette vaste étendue, de respirer l’air subtil ou le grand vent salubre qui souffle là-haut, d’évoquer enfin la suite vertigineuse de siècles que symbolise cette ruine, pour que, immédiatement, toutes les puissances du sentiment et de l’imagination prennent l’essor. Un instant, le théâtre millénaire de ce petit municipe africain devient « le miroir du monde, — speculum mundi. » Mais c’est un monde dépouillé de toutes ses laideurs et de toutes ses vulgarités utilitaires, élevé en quelque sorte jusqu’à la dignité du drame et de l’épopée, — un monde qui semble ordonné par un architecte ou par un sculpteur ; où, dans le cadre des plus nobles paysages, on ne voit que des temples, des tombeaux, des formes humaines longuement drapées, — et les images les plus pures et les plus heureuses de la vie pastorale et du labeur humain : un berger avec sa crosse de bois durcie au feu et sa flûte pendue à la ceinture, un paysan courbé sur une charrue virgilienne, des cavaliers aux jambes nues et aux tuniques blanches, dont le manteau flotte en beaux plis sur les épaules, comme ceux qui galopent le long des frises du Parthénon…

S’il est une terre où le drame antique puisse refleurir, c’est évidemment ici, dans un paysage comme celui-là, où l’antiquité héroïque et légendaire est toujours vivante, où la vie moderne n’a pas encore pénétré. Dans nos villes d’Europe qui conservent pieusement les restes de leurs théâtres romains, au milieu des cheminées d’usines, dans le vacarme des trains et des tramways électriques, la tragédie est une revenante dépaysée. On la sent ressuscitée arbitrairement par un caprice de dilettantes. Elle ne peut être que quelque chose d’artificiel.

Ici, au contraire, elle retrouve naturellement sa place. Et voici le service que pourraient rendre aux lettres françaises les théâtres africains : les chefs-d’œuvre du drame antique représentés ici, en plein jour, dans un cadre demeuré lui-même très antique, nous obligeraient à une mise en scène, à une figuration et à une action beaucoup plus en rapport avec le milieu, plus vraies, moins ridiculement conventionnelles que sur nos théâtres parisiens… Ce serait une confrontation redoutable et bienfaisante de l’art avec la vie, -— celle-ci corrigeant celui-là. Il y a plus : la tragédie redeviendrait un genre viable sur une scène et dans un cadre ainsi appropriés aux règles de son esthétique, dans un pays capable de lui fournir des sujets et des images parfaitement en harmonie avec la matière traditionnelle de son art. Quelle magnifique occasion ce serait pour nos poètes et nos dramaturges de ressusciter les belles histoires et les belles légendes de l’Afrique latine et grecque ! Les indigènes cultivés d’aujourd’hui pourraient s’associer avec nous pour cette glorification d’un passé, qui est le leur, qui ajoute au prestige de leur pays. Sophonisbe la Carthaginoise le disait à son sauvage amant, le cavalier numide : « Nous sommes tous deux Africains ! Moi aussi, comme toi, je suis née sur cette terre d’Afrique !… » Qu’on rende donc aux Africains, — à tous les Africains unis dans un même culte, — leurs héros et leurs légendes : Didon, Sophonisbe, Salammbô, Hannibal, Massinissa, Jugurtha, Félicité et Perpétue, Tertullien, Cyprien de Carthage, Augustin de Thagaste, — et les Dragons des Hespérides gardant les pommes d’or, et les enchantements de la fabuleuse Atlantide aux quais d’orichalque et de pierres précieuses ! ..

Le théâtre de Dougga est prêt pour ces grandes panégyries de tout un peuple renaissant.


* * *

Ces rêves d’avenir n’ajoutent rien à la beauté du spectacle qui s’offre à nous sur ces gradins déserts, devant cette scène vide, où s’inscrivent, entre des fûts de colonnes, de grands morceaux de paysage. Le spectacle est peut-être encore plus beau et plus suggestif sur les dalles du forum, parmi les sanctuaires à demi écroulés du Capitole.

Toute cette partie de la ville antique est encore mal désencombrée. La forteresse byzantine qui est venue s’étaler sur l’acropole de Thugga, qui étranglait entre ses murailles massives les temples, les échoppes et les portiques du forum, — et cela avec un beau mépris du plan primitif, en écrasant et en brisant tout autour d’elle, — cet affreux tas de pierres est toujours, en partie, debout. Rien n’excite la mauvaise humeur du passant comme la survivance de ces bâtisses parasites et misérables, qui symbolisent en quelque façon le rétrécissement de l’Empire arrivé à l’extrême période de sa décadence. C’est quelque chose d’étriqué, de compact, de ramassé sur soi-même en une attitude de défense manifestement craintive. L’Empire, à cette basse époque, a cessé de rayonner au dehors. Enfermé dans un cercle de plus en plus restreint, il ne songe qu’à sauver, ou à prolonger sa vie. Nul souci de beauté. Il ne s’agit que d’opposer à la ruée de l’agresseur un front de résistance, une barrière difficile à percer ou à franchir. Pour dresser des obstacles de ce genre tout est bon au mercenaire et à l’ingénieur de Byzance : débris de statues et d’inscriptions, blocs de marbre arrachés aux temples et aux arcs de triomphe, il utilise tout, il entasse pêle-mêle et il encastre tout cela dans la muraille grossière derrière laquelle il abrite sa peur. Il achève les dévastations des Vandales, qui, avec les nomades, ont commencé la ruine des cités africaines. Ces derniers des Romains se conduisent comme les pires barbares.

C’est pourquoi tout est si mutilé sur ce forum de Thugga. La tribune aux harangues est à peine reconnaissable dans cet amas de décombres qui jonchent le sol. Et il est encore plus difficile de préciser la destination d’une foule d’édifices ou de chambres dont le plan primitif ne se reconnaît qu’à des racines de murailles émergeant de terre. Le temple capitolin lui-même était fort endommagé. On a dû en consolider le portique, rebâtir en grande partie l’enceinte de la cella. Mais, tel qu’il est, il produit un effet extraordinaire, soit qu’on l’aperçoive de loin, surgissant au milieu des ruines, au sommet de sa colline arrondie comme une coupole, soit qu’on veuille le considérer de plus près, sur les petites places dallées qui l’environnent.

D’abord, la couleur en est invraisemblable pour nos yeux d’Occidentaux. C’est toute une gamme de tons vermeils, orangés, terre de Sienne, ivoire jauni. Çà et là, une rouille d’or s’attache aux marbres, pareille à celle des chênes ou des pins centenaires dans nos forêts, avec leurs rugosités et leurs entailles, par où coule un filet d’ambre liquide, blonde ou légèrement rosée, ou blanche comme du lait. Car les fûts des colonnes sont blessés en mille endroits. On dirait des arbres écorcés par la dent des troupeaux. Les indigènes, dont les gourbis envahissaient autrefois le péristyle du temple, brisaient les cannelures pour se faire, paraît-il, des talismans avec les éclats du marbre. Enfin les intempéries, les vents furieux du Sud ou du Septentrion ont achevé d’écorcher les pierres antiques, d’en émousser les arêtes. Ainsi retaillées et refaçonnées par les hommes, les siècles et les éléments, toutes pénétrées des couleurs de l’atmosphère, toutes chaudes, toutes vibrantes de lumière et de chaleur, elles n’ont pas l’aspect froidement géométrique de nos modernes architectures. Sous les acanthes épanouies et roussies par le soleil de leurs chapiteaux corinthiens, les colonnes semblent vivantes comme des troncs de palmiers sous la couronne de leurs souples feuillages et de leurs fruits dorés. Des traces de polychromie, toujours visibles, ajoutent encore à l’opulence de ces tons naturels. Sur le fond d’or du tympan, glissent comme des nuances de pourpre pâle, d’azur évanescent. Parmi ces couleurs fugitives, on distingue pourtant les contours d’une grande composition sculpturale. L’enlèvement de Ganymède par l’Aigle olympien était figuré au fronton de ce temple consacré à Jupiter. Les grandes ailes déployées de l’Oiseau céleste palpitent encore à la cime du sanctuaire.

Mais, malgré cette variété mouvante des formes, cette somptuosité de la couleur, — et toutes ces brèches et toutes ces cassures, tous ces stigmates du temps et de la barbarie, — ce petit temple est d’une pureté de lignes merveilleuse. La silhouette du péristyle tout au moins est d’une beauté, d’une perfection toutes classiques. On cherche dans ses souvenirs ce qui en approche, ou ce qui la dépasse, — et ce sont les chefs-d’œuvre les plus fameux de l’art antique qui se présentent à l’esprit. On songe à la Lesché des Guidions, dans l’enceinte de l’Apollon delphique, — et ce bijou archaïque paraît bizarre à côté. Le temple de Balbek est trop surchargé, écrasé sous sa luxuriance ornementale. La Maison carrée de Nîmes semble froide et trop correcte par comparaison. Non, vraiment il n’y a que les très grandes choses qui soutiennent la confrontation avec le temple de Dougga : il vient immédiatement après les petits sanctuaires de l’Acropole d’Athènes et les plus beaux monuments de l’art grec.

Le cadre vaut l’édifice. A droite, s’étend un forum, avec un petit temple à triple cella, précédé d’un portique corinthien et dédié à Mercure. Plus à droite encore, une rue débouche, — une rue en pente et tortueuse, qu’on appelle la rue de la Piété, parce que la Piété Auguste y avait une chapelle, avec une façade à colonnes, en bordure de la voie. Pareils à des pièces d’orfèvrerie, des chardons aux reflets argentés et bleuâtres dressent une étrange végétation métallique au milieu des ruines et des herbes roussies. Les dalles sont disjointes, tumultueuses, comme soulevées par des éruptions souterraines. La couleur de l’ensemble, des fonds, des terrains, de l’atmosphère, tout cela fait de cette vieille rue romaine, contemporaine d’Apulée et de Tertullien, un des lieux les plus ardents et les plus signifiants de toute l’Afrique.

Le ciel est bleu, sans un nuage. Un milan plane au-dessus de cette dévastation, en poussant tout à coup un long cri rauque et déchirant. Puis le silence, l’immobilité paraissent plus profonds, plus immuables. Le spectacle, est d’une intensité extraordinaire.


* * *

Je suppose qu’on s’est assis sur l’un des petits murs aux trois quarts rasés qui s’entrecroisent autour des forums, non loin du temple capitolin, là où étaient sans doute les boutiques des marchands et des changeurs. On regarde l’ensemble architectural qu’on a sous les yeux.

C’est une succession de places dallées et environnées de portiques, dont le niveau est très inégal et qui communiquent les unes avec les autres par des degrés ou des escaliers monumentaux. A nos pieds, sur le pavement de la place où s’élevait le temple de Mercure, se reconnaît, gravée dans la pierre, la figure géométrique d’une rose des vents : cela servait, nous dit-on, pour la construction des villes. On déterminait ainsi avec précision l’orientation des rues, de façon à les abriter de la chaleur et des vents violents. Là-bas s’élevait la tribune aux harangues, — et les statues officielles sur leurs piédestaux et les promenoirs qui entouraient les forums. Plus loin, c’était le théâtre, les thermes, les gymnases, les marchés, les rues avec leurs fontaines et leurs conduites d’eaux. Plus loin encore, l’amphithéâtre, le cirque, les arcs de triomphe, les mausolées et les nécropoles. Tout, dans cette petite cité proconsulaire, était aménagé avec art et avec agrément. Elle était défendue, de la manière à la fois la plus pratique et la plus esthétique, contre le chaud et le froid, — et ses édiles ou ses architectes s’étaient ingéniés à capter pour elle, suivant les saisons, la fraîcheur ou le soleil, l’ombre ou la lumière…

A considérer ces ruines, on se dit que jamais l’organisation municipale n’a été poussée plus loin qu’à cette époque et dans ces pays latins. A Thysdrus, l’actuelle et Djem, qui se dessèche au fond d’une cuvette sablonneuse, à Thysdrus, — une inscription qu’on y a retrouvée nous le prouve, — chaque citoyen avait l’eau à domicile. Partout les bains, les latrines publiques, les gymnases étaient multipliés et, très souvent, construits avec magnificence. Non seulement on se préoccupait de la commodité et de l’agrément, mais aussi de la beauté. Toutes ces villes de second et de troisième ordre avaient un aspect monumental, que les nôtres ne connaissent plus. Pendant les années qui ont précédé la dernière guerre, les Allemands menaient grand tapage autour d’une de leurs découvertes récentes, qu’ils appelaient pédantesquement « l’urbanisme » ou la science des villes. Pour les Romains, cette science était surtout un art, et ils l’avaient inventé bien longtemps avant qu’on y songeât à Berlin et à Munich.

Quel beau soufflet donné au préjugé des gens qui s’imaginent que la civilisation date d’hier ! En réalité, tout ce que nous considérons comme des acquisitions définitives de l’humanité est perpétuellement compromis, tout est sans cesse remis en question, tout est sans cesse à refaire. Flaubert se plaisait à répéter qu’il y a, de par le monde, une conspiration permanente contre l’intelligence et la beauté. Rien n’est plus vrai. Perpétuellement, les Barbares, — qui ne sont pas seulement les hordes asiatiques dont on nous menace aujourd’hui, mais qui sont nos frères attardés ou égarés, qui campent au milieu de nous et qui parlent notre langage, — perpétuellement les Barbares conspirent contre l’œuvre de la sagesse. La civilisation est une lutte continuelle contre les mauvais instincts du dedans et contre les ennemis du dehors. C’est un bienfait aristocratique qu’il faut savoir mériter à force de vertu… En tout cas, comme elles humilient nos modernes villes françaises, ces vieilles villes romaines, qui auront bientôt deux mille ans ! Les nôtres, c’est tout juste si l’eau et la lumière commencent à y pénétrer. L’hygiène publique y est rudimentaire, et, depuis la Révolution, on n’y a pas construit un seul beau monument. Nous sommes étriqués, mesquins, avares et sordides, — en vérité de pauvres gens à côté des initiateurs de notre civilisation occidentale. Dans son livre sur l’Afrique romaine, Gaston Boissier comparait déjà Thimgad, ville militaire bâtie d’un seul coup sous Trajan, à sa moderne voisine, Batna, également ville militaire improvisée par les bureaux du Génie. Quelle misère et quelle laideur chez nous ! Le parallèle est accablant pour le siècle du Progrès et des Lumières !…

Et cette organisation méthodique n’avait rien de la rigidité pédantesque d’une science, rien de notre banalité administrative. Elle était comme assouplie par le sens de la grâce, de la beauté, de la poésie. Pour l’ordonnance de leurs places, l’ornementation de leurs édifices, ces anciens Africains usaient d’une liberté que nous avons oubliée. N’étant point mécaniques comme les nôtres, leurs arts décoratifs avaient un air de bonhomie, d’ingénuité, un caractère personnel qui est devenu rare aujourd’hui. Regardez de près ces mosaïques qui étaient prodiguées pour les pavements : quelles que soient les analogies de la composition, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Celles que l’on considère comme des doubles sont de libres variantes, des œuvres véritablement originales. Les villes, les forums, les temples ont beau être construits sur un plan analogue, ils ne se répètent que dans leurs traits essentiels. La non plus il n’y a pas de doubles. Servir, charmer les yeux, enchanter l’esprit, faire de la joie, embellir la vie, quel aimable programme municipal ! A chaque coin de rue, les plus beaux mythes, les plus belles légendes étaient évoqués pour les imaginations. Ici, au fronton du temple capitolin, c’était l’aventure de Jupiter et du pâtre phrygien. Un peu plus loin, près de la chapelle de Neptune, une inscription rappelait le « maître des ondes et le père des Néréides, — undarum domino Nereidumqne patri. » C’est ici enfin que se trouvait une mosaïque admirable qu’il a fallu desceller et enfermer au musée du Bardo : debout sur son char, un aurige vainqueur, dans sa casaque bariolée, tenant d’une main le fouet et de l’autre la couronne, — et, dans un coin de la composition, ces mots énigmatiques : Eros, omnia per te, « Amour, tout par toi ! » Ou peut-être : « Amour, tout pour toi ! » Est-ce Eros, dont il s’agit, ou le cheval, ou le cocher ? C’est très probablement le cheval. Mais la confusion est permise un instant, et cela chante joliment aux oreilles et aux yeux : « Eros, omnia per te ! »

Enfin, devant ces innombrables inscriptions, dont on a heurté les morceaux ou les tablettes à demi effacées, on constate une fois de plus la romanisation profonde du pays. Ces gens de Thugga qui se targuent de leurs fonctions et de leurs titres, sont-ils assez fiers d’appartenir à la tribu Arnensis, de se rattacher directement à la Métropole, d’être décurions, flamines d’Auguste, flamines perpétuels, prêtres de la province !… Et, malgré cela, ils ont conscience de leur valeur individuelle et personnelle. Avec quelle piété ils mentionnent leurs noms et leurs filiations. Avec quel orgueil ils commémorent les services qu’ils ont rendus à leur patrie ! Quelle joie de l’embellir, de contribuer de ses deniers à la beauté comme à l’assistance publique, de construire des théâtres et des temples, de donner des banquets, des jeux, des distributions de vivres ! Quoi qu’on puisse penser des tares de la Cité antique, — de ses brutalités et de ses corruptions, — il y avait là certainement un idéal de civilisation matérielle qui n’a jamais été dépassé.

Je songe à tout cela en cherchant, de la place où je suis, l’inscription qui, autrefois, déployait ses grandes capitales au fronton du temple de Mercure, — et cette inscription prend pour moi une signification fastueuse et presque triomphale. Elle rappelle que Quintus Pacuvius Saturus, flamine perpétuel de la Colonie Julienne Carthaginoise, et Nahania Victoria son épouse, également flamine perpétuelle, ont relevé et orné ce sanctuaire, — et légué une somme dont le revenu annuel servira à fournir des distributions de vivres, et, le jour anniversaire de la consécration du temple, à donner des jeux scéniques et des sportules aux décurions des deux ordres et au peuple tout entier : « Ob diem dedicationis ludos scænicos et sportulas decurionibus utriusque ordinis et universo populo dédit. »


* * *

Toutes ces impressions seraient beaucoup plus vives pour le voyageur, si la restauration des ruines était plus poussée et surtout si l’on se décidait à continuer les fouilles sur une plus vaste échelle. Encore une fois, ce vœu n’implique nullement la critique de ce qui a été fait jusqu’ici soit par le docteur Carton soit par le service des Antiquités. Avec des ressources aussi restreintes que celles dont ils disposaient, il faut avouer que les archéologues ont obtenu d’étonnants résultats. On souhaite seulement que leur œuvre soit poursuivie avec un redoublement d’intensité, sans lésine, sans repentirs, et encore une fois, d’une façon vraiment digne de la France.

En somme, il faudrait essayer de dégager la ville tout entière, et, puisque les ruines antiques sont ensevelies sous les gourbis d’un hameau indigène, faire à Dougga ce qu’on a fait à Delphes : exproprier les habitants qui se transporteraient ailleurs.

Tout en ouvrant de nouvelles zones d’excavations, on achèverait de réparer, dans la mesure du possible, les monuments déjà relevés ou exhumés. Le théâtre appelle des réparations de ce genre. Toute sa façade est à remonter. Les matériaux gisent à pied d’œuvre Qu’on déblaie les abords de l’ancien portique, qu’on essaie même, avec les fûts de colonnes qui subsistent, d’en marquer les grandes lignes. Et pourquoi ne referait-on pas la mosaïque de la scène ? Pourquoi la réfection de la colonnade, — ce décor architectural qui formait le fond de la scène, — ne serait-elle pas, elle aussi, poussée jusqu’au bout ? Même travail pour lis gradins supérieurs : la galerie percée de cinq portes, qui couronnait le théâtre, pourrait être au moins indiquée. Et enfin des copies de statues ont leurs places marquées soit sur la scène, soit sur l’orchestre, — ou encore au sommet des gradins, tout en haut du théâtre.

Quant au temple Capitolin, il importerait de le dégager complètement, en abattant ce qui reste de la forteresse byzantine. Serait-ce même un si scandaleux attentat contre les bonnes méthodes et un tel outrage au bon goût que de refaire partiellement le stucage de la cella, de rétablir, par exemple, un des pilastres qui prolongeaient la colonnade du péristyle ? Le temple de la Déesse Céleste pourrait peut-être rester en l’état actuel. Mais il faut absolument rebâtir les deux arcs de triomphe, dont il est tout à fait impossible, aujourd’hui, de deviner le profil intact, — et surtout je demande que l’on rétablisse les inscriptions dédicatoires aux empereurs, et, si c’est nécessaire, qu’on les refasse dans leur intégrité.

Évidemment, tout cela nécessitera de grosses sommes. On pourra même soutenir que ce sont là des projets en l’air, des rêves chimériques. Avec une volonté persévérante, un programme méthodique et bien défini, ces rêves peuvent devenir la réalité de demain. En tout cas, il est impossible de rien entreprendre qui fasse plus d’honneur à la Tunisie, qui lui attire plus sûrement la curiosité des voyageurs. Ce décor antique ressuscité serait une chose sans pareille, qui ajouterait son prestige à celui du moderne décor africain, ou, comme nous disons complaisamment, « oriental. »

De Thugga, ville agricole, aux villes désertiques, la transition pourrait être ménagée par toute une série d’autres villes mortes.

Un très petit nombre seulement ont des ruines suffisamment dégagées pour mériter qu’on s’y arrête. M. Alfred Merlin, l’actuel directeur du Service des Antiquités tunisiennes, vient d’exhumer l’une d’elles, Thuburbo majus, — non loin d’un village moderne qui s’appelle le Pont du Phas. Ce beau travail n’inspire qu’un regret, c’est que ce soit là un exemple isolé et trop rare de ce qui devrait être exécuté intrépidement d’un bouta l’autre du pays.

Pour s’y rendre, on traverse l’ancienne Uthina, — l’Oudna d’aujourd’hui, — dont les vestiges romains, très nombreux et très facilement reconnaissables, sont laissés à l’abandon, et dont toutes les mosaïques ont été déménagées et transportées au musée du Bardo, — des mosaïques à sujets réalistes ou mythologiques : scènes de pêche, Orphée charmant les bêtes sauvages, Hercule couronné par la Victoire, et bien d’autres morceaux fameux. En dépit de toutes les dévastations, Oudna garde, à l’horizon de sa vallée, une ruine antique incomparable, — les débris du grand aqueduc, qui amenait à Carthage l’eau du Zaghouan.

Il faut le voir, un matin de printemps, sous un ciel léger, lorsque la lumière est encore douce aux regards et qu’un reste de fraîcheur, venu de l’Oued Miliane, rend l’air plus suave. Le tapis vernal ondule à l’infini, d’un bout à l’autre de la vallée, vers les montagnes lointaines. La diaprure en est prodigieuse sous l’ardent soleil africain : c’est une diversité’ extraordinaire de couleurs et de nuances, — bleu pâle, jaune, vert, blanc, pourpre vive, vermillon. Çà et là, le long de la voie, étalés en grandes taches lilas et mauves, les liserons des ; sables luisent comme de petits coquillages délicatement colorés. Et toute cette broderie florale s’étend, en une chatoyante mosaïque, jusqu’aux arches rompues de l’Aqueduc, qui, suivant les accidents du terrain, ou la succession plus ou moins rapprochée de ses brèches, prend les aspects les plus variés et les plus inattendus : un temple ou un arc de triomphe à demi enterré dans le sol, — le péristyle d’une cella capitoline découronnée de son fronton et de son architrave, — là-bas, une colonnade en hémicycle, un portique aux méandres sans fin qui se déploie mollement à travers la vallée et qui s’efface progressivement et qui disparaît derrière la ligne bleue des montagnes. Ces piliers vermeils, semblables à des milliaires d’or alignés au bord d’une grande voie impériale, qui joindrait des royaumes et des continents, — la couleur chaude de tout cela sous le ciel léger, parmi les pourpres des sainfoins et des coquelicots, — l’immensité glorieuse de la ruine et du paysage, quel spectacle exaltant !

Et quel beau vestibule, — et de quel style ! — cela compose à la renaissante Thuburbo !

La ville antique s’élevait au bord de la rivière, sur un plateau incliné, au milieu d’un cirque de montagnes aux formes étranges. C’est le municipe romain, tel qu’on le retrouve partout en Afrique, avec ses édifices d’utilité publique et de magnificence, ses travaux compliqués et, souvent, de dimensions colossales, — ses égouts, ses thermes d’hiver et d’été, son forum, son capitole, ses marchés, ses temples et ses cimetières. Le réseau des rues, pavées de larges dalles est, en bien des endroits, encore très net. Le Capitole, aujourd’hui complètement dégagé et remonté, était sensiblement plus élevé que celui de Thimgad. Son péristyle, formé de grosses colonnes cannelées, repose sur un énorme soubassement de maçonnerie, qui, pareil à une colline artificielle, supportait tout le poids de la bâtisse. A l’intérieur du soubassement, dévastes salles étaient aménagées sans doute pour le logement des services municipaux. A côté, un petit temple en rotonde, et, un peu plus loin, de l’autre côté d’une rue en escaliers, un élégant portique avec une inscription en grandes majuscules qui entourait la cour intérieure de la maison des Petronii. Et puis un autre temple encore, une basilique chrétienne, des thermes pavés de mosaïques, — une abondance extrême de vestiges, ou à peu près intacts, ou aisément reconnaissables.

Parmi cette luxuriance monumentale, les éclats de marbre foisonnent. Comme aujourd’hui encore, dans les moindres bourgades d’Algérie et de Tunisie, le marbre devait être ici prodigué. Il revêtait non seulement les murs des temples et des principaux édifices, mais les places, les escaliers, les rues, les maisons de quelque importance. On imagine la splendeur de cette ville de marbre sous le flamboiement de midi, la féerie changeante de ses colorations et de ses nuances, selon les heures du jour.

Aujourd’hui encore, au crépuscule, ou, plus tard, sous la lune épanouie, le spectacle de la ville morte et du paysage nocturne est d’une grandeur et d’une mélancolie qui, d’abord, vous pénètrent et, peu à peu, vous transportent. À perte de vue, les ruines s’estompent, finissent par se confondre avec la terre, qui elle-même prend des figures d’édifices ; de pylônes, de statues colossales. Et cette houle de formes indistinctes et vaguement ébauchées route jusqu’au massif du Zaghouan qui domine tout l’horizon. La lune en assomption dessine dans la pénombre un bouillonnement de coupoles, de dômes effilés, pointus, au profil irrégulier, autour du grand dôme central qui surgit pareil à une fabuleuse basilique du Sacré-Cœur, flanquée d’absides, de tours tronquées et trapues. Dans l’enchantement lunaire, la masse énorme et confuse semble de marbre violet, un marbre aux arêtes luisantes, comme saupoudré d’argent. Et, de l’autre côté, au fond de la vallée, émergent des montagnes noires, bleuâtres, basses et coniformes, qui ont l’air de divinités inférieures, accroupies dans l’ombre, — les sombres et chaotiques génies du Berbère agenouillés en cercle autour du génie constructeur de Rome…

Au bas de la falaise, l’oued extravasé murmure au milieu des cailloux et des roseaux. L’éclair de ses petites ondes mouvantes paillette les ténèbres transparentes. Les grelots des vaches tintent au loin dans les pâturages. L’aboiement du chien de garde monte vers la lune. Au milieu de cette plaine couverte de ruines, le passé silencieux se lève, chuchote sous toutes ces pierres consacrées aux Dieux mânes. C’est quelque chose d’immense, de funèbre et de magnifique.


* * *

À Sousse, l’ancienne Hadrumète, nous pénétrons dans un autre monde. Longtemps avant qu’on y arrive, la douceur nacrée de l’atmosphère annonce la proximité du rivage marin. Assise au milieu de ses oliviers, Hadrumète est une ville maritime, plus molle que les villes du Tell, plus ouverte aussi aux influences étrangères. À cause de cela, elle dut être chrétienne de bonne heure, peut-être même avant Carthage.

L’archéologie semble bien le prouver. Après le colonel Vincent qui eut la bonne fortune de les découvrir, le docteur Carton et Mgr Leynaud y ont dégagé tout un groupe de catacombes sur les hauteurs qui dominent la citadelle. Dès la plus haute antiquité, cette colline dut être un lieu de sépulture. On y a retrouvé des cimetières romains, des nécropoles puniques, et enfin de vastes catacombes chrétiennes, des kilomètres de galeries, percées dans le tuf, couloirs spacieux et assez hauts de plafond, d’autres fois resserrés et bas comme des boyaux de mine, et dont les parois, souvent même le sous-sol, sont littéralement gorgés de cadavres. Pour l’ensevelissement de leurs morts, les chrétiens avaient utilisé non seulement les hypogées païens, mais des corridors d’anciennes carrières, des citernes et des silos abandonnés. Installées dans ces greniers vides, sous terre, dans le voisinage des germes et des racines, les catacombes chrétiennes justifient la comparaison, — si fréquente chez saint Augustin et les Pères de l’Eglise, — des corps ensevelis avec le froment conservé dans les silos pour les semailles et les moissons futures. Bien loin que tout soit fini pour eux ; ils ne sont là qu’en dépôt, comme le blé qui va germer au printemps. Ils attendent la Résurrection : reservantur, ils sont mis en réserve par le bon Laboureur…[3].

Déjà plus de dix mille sépultures ont été inventoriées. Plusieurs groupes de catacombes ont été déterminés avec précision. Les deux plus importants sont ceux d’Hermès et du Bon Pasteur, le premier ainsi dénommé parce qu’on y a découvert un cubiculum avec une mosaïque portant cette inscription : « Hermès à son épouse et à ses enfants très chers, Hermes conjugi et filiis dulcissimis, » — et le second parce qu’on y a déterré une plaque de marbre où est gravée l’image symbolique du Berger tenant sur ses épaules la Brebis perdue ou blessée. Ici, l’image est très caractéristique. Le berger a les jambes nues comme les pâtres nomades des Hauts Plateaux, et la brebis est un mouton africain à la grosse queue étalée en éventail et aux cornes recourbées.

Ces catacombes d’Hadrumète sont de véritables villes souterraines. Du haut en bas, les parois des galeries renferment des squelettes superposés et noyés dans la chaux. Comme dans les cimetières espagnols d’aujourd’hui, on dirait les tiroirs étages d’une armoire sans fin. Ici, l’appareil de fermeture et l’ornementation sont de la plus extrême simplicité. Une pierre plate bouche l’ouverture des loculi, ou bien une simple tuile, ou même un morceau d’amphore. Le nom du défunt, parfois la date du décès, avec le rituel In Pace, sont tracés, semble-t-il, à la hâte, sur la pierre, ou sur l’argile, soit à la pointe sèche, soit avec un pinceau, ou tout simplement avec un bout de charbon. Une brièveté si lapidaire a quelque chose d’impressionnant. Ces noms d’inconnus qui se répètent pendant des kilomètres : Victorinus, Donatus, Quodvultdeus, Maximinus, Stertinius, finissent par donner l’hallucination d’une foule obscure, d’un peuple d’ombres qui s’éveillerait et qui se soulèverait confusément à la lueur douteuse des bougies…

Parfois, la galerie s’arrête, coupée par un réduit plein de ténèbres et d’une humidité glaciale. Ce sont peut-être des salles de lavage mortuaire, où le cadavre était plongé dans une piscine et revêtu d’un suaire, selon la coutume juive, — ou bien étaient-ce des chapelles en l’honneur des martyrs, des « mémorise, » comme on les appelait ?… A d’autres moments, on tombe tout à coup dans une petite salle régulière et pavée de mosaïques, qui servait de salle de réunion et de salle à manger, aussi bien pour les païens que pour les chrétiens. On y venait banqueter en l’honneur des défunts, — tradition, qui se perpétua plus tard au grand jour, quand la paix de l’Eglise fut définitivement établie, — et à laquelle sainte Monique (nous le savons par son fils) eut beaucoup de peine à renoncer. Le cubiculum d’Hermès est un de ces réduits mystérieux : on y voit, avec le lucernaire, le banc où s’asseyaient les fidèles, le siège de l’officiant, les arcosolia, où sans doute se célébrait le saint sacrifice. La mosaïque qui recouvrait le sol, représentait, dans un médaillon, l’Ichthus symbolique sous les traits d’un dauphin enroulé à une ancre cruciforme. De chaque côté nageaient des poissons. Des stries de couleur glauque, soulignées de fortes ombres noires, marquaient les vagues de la mer. A quelque distance de là, une mosaïque plus grande décorait le sol d’un hypogée païen, une mosaïque qui figurait, elle aussi, la mer, avec des barques, des pêcheurs jetant l’épervier, retirant la nasse, ou brandissant des lignes, au milieu de tout un grouillement de congres et de poissons marins. Ces images païennes ne rebutaient nullement les Chrétiens, pour qui elles devenaient un langage allégorique, un ensemble de signes attestant la vanité de la mort, la perpétuité de la vie par-delà le tombeau.

On peut regretter qu’ici encore les mosaïques aient été enlevées et mises à l’abri dans des musées. On aimerait en voir au moins des reproductions dans les chambres funéraires, dont elles égayaient jadis la nudité. On souhaiterait aussi qu’on eût laissé en place ou qu’on restaurât les peintures murales et les stucages qui revêtaient certaines sépultures. Ces guirlandes de fleurs et de fruits, ces petits génies ailés, dont nous parlent les guides, n’existent plus que pour nos imaginations. Et de même, quand on chemine à travers les interminables couloirs des catacombes, on déplore que les lampes d’argile aient déserté les petites niches fumeuses qui s’échelonnent de distance en distance le long de la double paroi. Est-ce qu’on ne pourrait pas rallumer ces lampes, comme au temps où elles éclairaient de leurs mèches grésillantes les cortèges funèbres des premiers chrétiens ou les processions en l’honneur des martyrs ? Aujourd’hui, à la lueur de vulgaires bougies, dont la cire vous coule entre les doigts, on n’aperçoit plus, pendant des centaines études centaines de mètres, que le tuf sillonné de rides et de crevasses, et, de temps en temps, se tordant au-dessus de vos têtes, comme de longs serpents noirs, crevant les couches minces du plafond, des racines de figuier ou d’olivier…

Cette nudité a du moins le mérite de conserver à la catacombe son caractère primitif. Ici, non seulement on est plus près de la nature qu’à Rome, mais aussi on est plus près de la vérité. A part certains transferts jugés indispensables, rien n’a bougé, rien n’a été refait, ni altéré. Aucune surcharge, aucun embellissement. Ainsi les catacombes d’Hadrumète sont une chose réellement unique : elles ont gardé leur physionomie antique et africaine. La foi chrétienne s’y manifeste dans son austérité entière, avec son dédain pour l’artifice et la beauté extérieure. C’est, dans sa rudesse un peu campagnarde, le grenier mystique, où, derrière les pierres plates et les tuiles des loculi, comme dans les silos du Numide, sont entassées les bonnes semences de la Résurrection. Ces débris d’amphores, marqués au charbon ou au pinceau d’un nom énigmatique, comme autrefois, dans les celliers païens, les jarres portant sur leurs panses les noms des consuls, — elles évoquent l’idée d’on ne sait quelles célestes Vendanges…

Mais surtout, grâce à leur repos, rarement violé par l’indiscrétion des touristes, ces catacombes d’Hadrumète sont restées vraiment des cubicula, des dortoirs pleins de Dormants, dont il semble que l’on sente la présence, la foule compacte et les chaudes haleines, dans la tiédeur et l’étouffement des galeries souterraines.


* * *

Cela, ce n’est qu’un aspect, — le plus secret, le plus mystérieux, — de la ville antique. Hadrumète, ville maritime, est païenne. Vénus, reine des ports, fut sa patronne.

Entrez au Musée de la Casba, ou au Musée municipal : Vénus est partout. Elle encombre les vitrines de ses statuettes. Son image triomphe sur les piédestaux ou dans l’encadrement somptueux des mosaïques. Tantôt, elle est réduite à sa forme rudimentaire, au triangle symbolique de Tanit où sont à peine marqués les attributs sexuels. Plus fréquemment, c’est la Déesse lascive et toute-puissante, célébrée par le romancier de l’Ane d’or, la Vénus impudique, dans toute la liberté de ses gestes et de ses attitudes, — Vénus au Coquillage, Vénus des Carrefours, Vénus Génitrix, qui, d’une main, presse sa belle gorge et, de l’autre, désigne ses flancs féconds et voluptueux.

Au Musée municipal surtout, ses effigies sont nombreuses. On a eu la malencontreuse idée de donner à cet édifice mesquin et beaucoup trop exigu l’extérieur d’une maison mauresque. Avec ce style interlope, cette abondance de simulacres aphrodisiens, et, çà et là, dans les coins, les quelques symboles luxurieux qu’il renferme, ce logis écarté finit par prendre une apparence de mauvais lieu. Mieux installé, conçu dans un style mieux approprié à son contenu, ce pourrait être quelque chose de charmant. On a là sous la main tous les éléments d’un petit musée vraiment exquis et original : il ne faudrait que les mettre en valeur.

Une foule d’objets hétéroclites y sont entassés de telle sorte qu’ils se nuisent les uns aux autres : statues, bas-reliefs, terres cuites, poteries, médailles, mosaïques… Les mosaïques principalement sont le charme et la richesse du musée de Sousse. On peut y contempler un étonnant Triomphe de Bacchus. Le dieu est représenté dans une longue robe traînante, sur un char auquel sont attelés des tigres et que conduisent des satyres et des aegipans. Ces figures centrales se détachent, avec une intensité et une opulence de couleur extrêmes, parmi des branches de vignes arborescentes, qui, lourdes de leurs grappes et de leurs pampres, se recourbent et s’enchevêtrent en un prodigieux jaillissement de sève. Ailleurs, ce sont des chevaux de course, traités avec un réalisme si copieux et si vivant qu’ils ont l’air de sortir de leurs écuries : marqués à la croupe d’une lettre de l’alphabet, les jarrets serrés dans des bandelettes, une palme entre les deux oreilles, la couronne de laurier au cou, ils piaffent d’un air fringant, en agitant les rubans rouges de leurs queues et de leurs crinières nattées. A côté d’eux, les palefreniers en jaquettes multicolores font claquer leurs fouets. Puis ce sont les plantureux décors de salles à manger, — les fleurs et les fruits de l’Afrique, les guirlandes de roses et d’anémones, les épis entrelacés, les figues, les poires, les pommes, les coings, les cédrats, les grappes de raisin, — et tout le butin de la poche et de la chasse, les congres et les dorades, les perdrix, les canards, les faisans crêtes d’or, et les pintades numidiques au plumage ocellé…

Toutes ces figures éclatantes et fraîches éveillent le souvenir d’une vie facile et comblée, égayée par les formes les plus heureuses et les plus belles, en face de la mer lumineuse, sur les loggias à colonnades des hautes villas, ou dans les exèdres ventilés des jardins. La conque de Vénus marine a déposé sa nacre sur le ciel et sur tout l’horizon brillant d’Hadrumète.


LOUIS BERTRAND,

  1. Voyez la Revue des 15 août et 1er septembre.
  2. Cf. Dougga-Thugga, par le Dr Carton. Niérat et Fortin, éditeurs, Tunis.
  3. Voir le livre important de Mgr Leynaud : Les Catacombes africaines. Sousse, 1910.