Les Villes d’or/02

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Les Villes d’or
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 52-73).
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LES VILLES D’OR

II [1]
LA RÉSURRECTION DE CARTHAGE

Dans notre Afrique du Nord il y a trois villes, qui, de l’avis des personnes compétentes, devraient être fouillées complètement, et cela tout de suite, — avant toutes les autres : Tipasa de Maurétanie, la ville des Nécropoles (il existait plusieurs Tipasa dans l’Afrique romaine, notamment Tipasa de Numidie, Tipasa Numidarum, non loin de Thubursicum, l’actuelle Khamissa : de la piste qui conduit à celle-ci, on en voit les ruines, à demi ensevelies sous celle d’une forteresse byzantine, ). Ensuite, Hippone et Carthage.

Comme tous les ports de mer, ces trois villes étaient riches, luxueuses, ou tout au moins ouvertes aux produits et aux marchandises du monde civilisé occidental. Elles promettent donc un ample butin à l’archéologue. Ce qu’on en a exhumé déjà le prouve abondamment. A Tipasa, outre les nécropoles et les basiliques chrétiennes, M. Stéphane Gsell avait dégagé, il y aura bientôt trente ans, les vestiges assez heureusement conservés d’un quartier de la ville. Tout cela a été réenterré depuis. Récemment des fouilles partielles ont remis au jour un forum et une basilique judiciaire au pied d’un mamelon qu’on appelle la « Colline des Temples » et où se pressaient, parait-il, de nombreux sanctuaires païens. A Hippone, le siège épiscopal de saint Augustin, on a retrouvé d’importantes mosaïques, des villas ou des maisons, avec leurs cours intérieures bordées de colonnades, et naturellement, une foule de débris, de sculptures et de céramiques. A Carthage enfin, le peu qu’on a déblayé annonce et fait souhaiter des découvertes considérables. C’est là surtout qu’il faudrait entreprendre de grandes fouilles méthodiques et persévérantes. Dût la curiosité scientifique ou esthétique être déçue, Carthage mérite qu’on s’occupe d’elle avant les autres villes africaines, en raison d’abord de son importance historique et parce qu’elle fut une des quatre ou cinq grandes capitales du monde ancien.

S’il y a un lieu de pèlerinage pour ceux qui ont le culte du passé, c’est assurément celui-là. Les souvenirs qu’il évoque, souvenirs héroïques, poétiques, légendaires, sont parmi les plus illustres et les plus beaux que l’antiquité, nous ait laissés. Et puis enfin, la plus haute tragédie du vieux monde méditerranéen, c’est là qu’elle s’est dénouée. Un moment vint où l’on put craindre que la Méditerranée tout entière, avec l’hégémonie de Carthage, ne fût orientalisée. Déjà Alexandre et ses successeurs s’étaient laissé déborder par les mœurs et les idées orientales. Allions-nous devenir phéniciens, syriens ou égyptiens ? Le duel fameux entre Rome et Carthage n’eut pas d’autre signification. Mais celle-ci représente quelque chose de plus impérissable encore et qui nous touche de plus près. La Carthage romaine, avec Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, c’est le catholicisme latin prenant conscience de lui-même, définissant ses dogmes, organisant son administration ecclésiastique, sa discipline, sa hiérarchie, son monarchisme. Rome, à cette époque, n’avait d’autre supériorité sur elle que la primauté du siège apostolique. Carthage reste donc une des grandes capitales de la pensée religieuse occidentale. Façonnée par le génie d’Augustin, l’âme catholique y a pris une forme nouvelle. Une bonne part de notre sensibilité et de notre intellectualité modernes nous est venue de là. Carthage fut pour nous un berceau et un foyer lumineux.

Ce serait une erreur de croire que ce passé est aboli pour jamais. Il vit toujours en nous. L’histoire se continue dans notre chair et notre sang, comme dans nos esprits. Les drames du passé se répètent dans ceux du présent. L’exagération paradoxale des romantiques, ç’a été de concevoir les âmes d’autrefois comme trop étrangères aux nôtres, de dresser, pour ainsi dire, un mur entre le présent et le passé, comme si le temps était quelque chose de matériel. En réalité, l’âme de nos pères, c’est la nôtre à peine modifiée. Que les circonstances ramènent des situations semblables à celles de l’histoire, nous réagissons exactement dans le même sens que nos ancêtres, avec les mêmes passions, les mêmes amours et les mêmes haines. En vengeant ses morts de 1870, le poilu de 1914 redevient un instant leur contemporain. L’Espagnol ou le Lorrain d’aujourd’hui peut se retrouver vis-à-vis de la France dans les mêmes sentiments qu’au XVIIe siècle, au temps des guerres de Louis XIV. L’attitude du Marocain en face de notre domination est celle du Maure ou du Numide en face du Romain. Dès qu’on envisage le monde et l’homme dans leurs réalités et leurs conditions essentielles et permanentes, l’illusion du temps s’évanouit : tout nous apparaît dans un éternel présent.

Or, la Carthage du passé éveille en nous, avec une puissance extrême, l’idée de cet éternel présent, — cette ville morte nous met en quelque sorte sous les yeux ce qui ne meurt pas dans l’âme humaine. Il suffit pour cela qu’à la différence de tant de lieux anonymes, elle offre à la mémoire et à l’imagination quelques-uns des types et quelques-uns des drames où se résument toute notre nature et toute notre histoire. Non seulement sa Didon nous rappelle l’éternelle aventure de la femme abandonnée et qui meurt de son amour, mais nous Français, quand nous foulons la pierraille de ses collines, nous nous sentons plus ou moins dans la position de son Hamilcar vis-à-vis des Mercenaires en révolte, ou de son Augustin vis-à-vis des sectes hérétiques. Sur ce continent dont elle est la porte, les mêmes luttes nous attendent que celles où les ancêtres de notre race ont dépensé leurs forces durant des millénaires.

Pour moi, je ne connais guère de pays plus émouvant que Carthage, — si ce n’est la France même. Aux souvenirs immortels qui lui font une couronne de poésie, aux idées fécondes qu’elle suggère, aux principes d’action et aux directions qu’elle nous propose, s’ajoute l’enchantement de son paysage. C’est assurément l’un des plus beaux de la Méditerranée, celui peut-être qui a le plus grand style. Si les environs de Tunis et de son lac ne sont point exempts d’une certaine tristesse aride, la vue qu’on découvre du haut de la colline de Byrsa est réellement hors de pair. L’ensemble des ports antiques, du golfe et des montagnes, présente un caractère saisissant et extraordinaire. Le profil du Zaghouan ou du Bou-Korneïn, — la montagne des Eaux-Chaudes et la montagne de Saturne, — est inoubliable comme une physionomie humaine, le visage d’un exemplaire insigne d’humanité, ou comme un des grands chefs-d’œuvre de l’art. Le paysage est non seulement construit à la façon d’une vaste ordonnance architecturale, mais il semble retouché et travaillé par l’histoire, modelé d’après l’image et à la mesure des héros et des événements qu’il a vus passer.

À cause de toutes ces raisons, — parce que c’est un lieu de grands souvenirs, un pèlerinage historique et un paysage incomparable, il faudrait déjà tenter de ressusciter Carthage.


* * *

Et d’abord, est-ce possible ? Tout n’a-t-il pas péri ? Sous prétexte de ramener à la lumière le cadavre de la grande métropole africaine, ne va-t-on pas dépenser des millions en pure perte ?

Il est certain que la Carthage punique a été durement saccagée par les Romains victorieux, après le siège de l’an 146. S’il est vrai que la charrue ait été passée sur le champ des ruines, il ne doit pas en rester grand’chose. D’ailleurs, la ville romaine, que l’on reconstruisit sur son emplacement quelque cent ans plus tard, recouvrit sans doute les fondations anciennes. À son tour, la ville romaine, détruite et incendiée par les Vandales et les Arabes, fut exploitée comme une véritable carrière par les habitants de Tunis. Ses marbres servirent à faire de la chaux. Ses colonnes et ses pierres, tous ses matériaux utilisables, furent employés à la construction des maisons neuves de Tunis, à la décoration des palais et des mosquées. Quelques-unes de ces colonnes, traînées jusqu’à la mer toute proche, furent embarquées sur des vaisseaux et emmenées, comme des captives, dans les grandes villes de l’Islam triomphant : à Cordoue, à Grenade, à Kairouan, au Caire. Il est donc vrai, malheureusement, que les ruines de Carthage ont été pillées, dispersées et détruites autant qu’il se pouvait. Mais il est probable aussi qu’il en subsiste beaucoup plus qu’on ne le croit communément.

On peut l’induire d’abord a priori de ce que nous voyons se passer aujourd’hui pour nos villes dévastées au cours de la dernière guerre. Certaines d’entre elles ont été incendiées méthodiquement par l’ennemi. Après quoi, on a fait sauter les murs à la dynamite. Puis, les matériaux, soigneusement empilés, ou bien sont transportés ailleurs, ou servent à rebâtir sur les lieux mêmes. Les emplacements abandonnés, vidés de tout ce qu’on a jugé utilisable, sont déjà à demi ensevelis sous la terre. Mais les fondations, mais le sous-sol demeurent intacts. On n’a qu’à rejeter la légère couche de terre qui s’y est amassée pour retrouver, net comme un damier, le plan du village, ou du quartier enseveli. On peut préjuger sans témérité que pareille chose est arrivée à la Carthage romaine. Si nue qu’elle ait été laissée par le fer et par le feu, par les destructeurs et les pillards de toute sorte, son empreinte doit être encore facilement reconnaissable. Les traces des rues, des places publiques, les fondations des maisons et des principaux édifices se sont peut-être enterrées profondément depuis quatorze ou quinze siècles. Mais ces traces et ces fondations ont dû se conserver. Ne serait-ce pas, en définitive, un beau résultat que de retrouver le plan de la Carthage romaine tout entière ? En tout cas, ce qui reste et ce qu’on a déblayé jusqu’à ce jour semble autoriser les plus belles espérances.

Voilà plus d’un siècle, Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, notait déjà que les ruines de Carthage, comme celles de Sparte, étaient plus abondantes qu’on ne le pensait au premier abord, « n’ayant rien, dit-il, de bien conservé, mais occupant un espace considérable. »

Entre les ports et Byrsa, il a constaté la présence de beaucoup de débris. Or, c’est la partie de la ville où se trouvaient probablement le Forum et la Place Maritime, dont parle saint Augustin. Aujourd’hui que ces débris ont disparu, la remarque de Chateaubriand devient extrêmement précieuse. Plus loin, du côté de Bordj-Djedid, les vestiges des Thermes d’Antonin l’ont vivement frappé : il y voit les ruines d’un « très grand édifice, qui semble avoir fait partie d’un palais et d’un théâtre. » Ce dernier trait semble justifier l’hypothèse du docteur Carton, qui suppose l’existence d’une vaste nymphée creusée aux flancs de la colline de Bordj-Djedid et faisant face à l’entrée des Thermes d’Antonin. Ce que Chateaubriand aurait pris pour les gradins d’un théâtre serait les vasques superposées ou les étages d’un Château-d’Eau. Enfin, parvenu au sommet de l’Acropole, l’illustre voyageur y aperçoit « un terrain uni, semé de petits morceaux de marbre et qui est visiblement l’aire d’un palais ou d’un temple. » Arrivé là, il ne pousse pas plus loin son investigation. Ayant jeté un coup d’œil, en passant, aux citernes de Dermèche, il se tient pour satisfait et néglige celles de la Malqua. Les restes de l’amphithéâtre ne l’intéressent pas davantage. Il n’a d’yeux que pour l’admirable paysage qui se déroule au pied de Byrsa : « Les figuiers, les oliviers ( ? ) et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles. (On était en février.) De grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi des débris de marbres de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l’Isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées. Je découvrais des forêts ( ? ), des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons, et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête… »

Malgré l’énumération fastueuse de tant de merveilles, on le sent médiocrement ému. Il est obligé d’appeler à son secours, après les figuiers, les caroubiers et les sansonnets de Carthage, les grands souvenirs de l’histoire, pour se masquer un peu le vide de ce paysage désolé. Mais, avec son instinct de poète et d’imaginatif, il a deviné les trésors enfouis sous les ondulations de cette plaine chargée d’histoire. Sa première et très rapide impression ne l’a pas trompé. Effectivement, « les ruines de Carthage sont plus nombreuses qu’on ne le pense généralement. » Les archéologues qui, depuis ce temps-là, n’ont cessé de fouiller le sol de la ville morte, ont confirmé en somme les pressentiments du lyrique descripteur.

Par les soins, du R. P. Delattre et de ses collaborateurs, de Paul Gauckler et du Service des antiquités, une foule de tombeaux puniques et des édifices entiers ont été découverts et, en partie, exhumés. Dès aujourd’hui, le bilan des fouilles est des plus honorables : sans parler des Thermes d’Antonin et des deux groupes de citernes, depuis longtemps connus, — trois grandes basiliques chrétiennes, une église byzantine, le théâtre, l’Odéon, l’amphithéâtre, l’île du port militaire, le cirque, tout un groupe de villas… Malheureusement, ces pauvres ruines gisent à fleur de terre. On n’a même pas relevé les colonnes, les chapiteaux et les fragments d’architraves qui jonchent l’intérieur et les abords des enceintes. On a descellé les mosaïques qui pavaient les nefs et les patios, ou qui revêtaient les baptistères et les fontaines ; on a déménagé les statues, les stèles et les inscriptions, et on a entassé toute cette dépouille dans des musées. C’est la ruine « scientifique, » nettoyée, raclée jusqu’à l’os, réduite à l’état squelettique par l’archéologie.

Comment s’étonner, après cela, que les antiquités de Carthage n’existent pour ainsi dire pas pour le touriste pressé et qu’elles soient comme perdues dans l’immensité des terrains vagues ?

Aujourd’hui, si l’on veut se rendre compte de ce que fut Carthage, de sa richesse, de sa grandeur, de la variété des civilisations qui s’y sont succédé, il faut aller au musée Saint-Louis ou au musée du Bardo, le premier plus particulièrement carthaginois, le second plus généralement africain. Outre des statues colossales, des bas-reliefs, des sarcophages, des stèles par milliers, des gemmes de toute sorte et de toute couleur, des céramiques, des cristaux, des ustensiles ou des ornements funéraires, peignes, fibules, colliers, bagues sigillaires, on y admirera de merveilleuses mosaïques. Le Bardo surtout en possède une collection incomparable, comme il n’en existe nulle part au monde. Presque toutes représentent des sujets réalistes qui sont d’un haut intérêt documentaire pour l’histoire des mœurs africaines pendant les premiers siècles de notre ère : scènes de pêche et de chasse, tableaux rustiques, bâtiments de fermes et de villas, avec leurs dépendances, leurs esclaves, leurs laboureurs, leurs jardiniers, le maître et la maîtresse de la maison, dans leurs costumes et leurs attitudes habituels, — intérieurs de cabaret, écuries de chevaux de course, avec leurs cochers, leurs palefreniers, leurs chars, — vue du cirque, avec sa spina, ses loges. Et ses gradins chargés de spectateurs, — plan et profil d’une basilique en construction, maçons qui gâchent le plâtre, architecte armé de l’équerre et du fil à plomb, charretiers qui conduisent des fûts de colonnes sur leurs véhicules à hautes roues. c’est un abrégé de la vie africaine tout entière, l’image colorée et animée de toute une époque.

Mais tout cela est enfermé entre quatre murs, classé et scellé sous des vitrines. On prétend ainsi sauver ces débris d’une destruction totale. On a raison sans doute, tant que le moyen de protéger sur place les antiquités découvertes n’aura pas été trouvé. Pourtant, on ne peut s’empêcher de s’attrister, en songeant à l’effet que produiraient les ruines, si non seulement on en relevait les colonnes et les murs, comme on l’a fait partout, en Italie, en Égypte et en Grèce, mais si l’on y rapportait tout ce qui est emprisonné dans les musées, si les statues, les marbres, les mosaïques, les stucs coloriés égayaient de nouveau les surfaces nues des architectures et recommençaient à briller et à se réchauffer au soleil, — si l’on se décidait à étendre les fouilles autour de ces ruines trop clairsemées, si enfin on voulait sérieusement ressusciter Carthage !…


* * *

Ressusciter Carthage ! Ç’a été le rêve du Cardinal Lavigerie. Son instauranda Carthagp répond au Delenda haineux et cupide du vieux Caton. Pour le grand archevêque, il ne s’agissait pas seulement d’une exhumation archéologique, mais d’une reconstruction de la ville morte, d’une véritable rentrée de la métropole antique dans la vie moderne. Pour donner en quelque sorte l’exemple à la nouvelle Afrique latine, il a bâti une basilique neuve sur la colline de Didon, d’Asdrubal et de saint Louis, — il en a pris possession au nom de l’Église et de la France.

On peut déplorer la présence de ces bâtisses modernes en ce lieu antique et vénérable entre tous. Ce couvent, cette église qui n’est ni mauresque, ni byzantine, ces constructions économiques sont un peu trop inégales à la majesté des souvenirs qui environnent Byrsa. À cause d’elles, les fouilles sont interdites sur tout le plateau de la vieille acropole punique. Bien plus, elles ont entraîné d’autres constructions qui, elles, déshonorent le site, — des hôtels, des villas, un bureau de poste. Sans parler de la laideur ou de la banalité de ces logis, leur présence est particulièrement déplorable en un terrain si fertile en antiquités, qu’on n’y peut bêcher sans ramener quelque débris : morceaux de bas-reliefs ou d’inscriptions, fragments de statues, fûts de colonnes ou chapiteaux. Mais ce qui est fait est fait. Il faut s’incliner devant l’horreur accomplie. D’ailleurs, la vie moderne se porte de nouveau vers Carthage avec un élan qui paraît bien irrésistible. En refera-t-on jamais, comme autrefois, un grand port de mer, une grande ville de commerce et de transit ? Trouvera-t-on de nouveaux mouillages ? Creusera-t-on de nouveaux bassins, plus profonds et plus vastes, à la mesure des paquebots et des cargos d’aujourd’hui ? En tout cas, c’est un lieu salubre et ventilé, plus agréable à habiter que Tunis en n’importe quelle saison. Aussi les Tunisiens émigrent-ils volontiers vers Carthage, qui est en passe de devenir une station estivale, avec hôtels, casinos, restaurants et guinguettes. Dès aujourd’hui, les pentes de Byrsa et la campagne qui regarde le golfe se couvrent de villas de tout style et de toute dimension.

Le cardinal, qui était un grand voyant, avait eu sans doute la vision anticipée de cet exode. Mais, en prononçant son instauranda Carthago, il entendait concilier les exigences de la vie utilitaire avec le culte du passé et de ses monuments. A côté de la Carthage neuve qu’il rêvait, il voulait faire sa place aussi à la Carthage antique ressuscitée. Ce serait une capitale pour l’archéologie comme pour la politique. Rien ne le prouve mieux que la brochure retentissante qu’il écrivit dès 1878, avant même l’occupation française de la Tunisie, et qu’il intitula : De la nécessité d’une mission archéologique permanente à Carthage.

Ce faisant, il se proposait sans doute de travailler pour la science, de fournir de nouveaux documents à l’archéologie et à l’histoire, mais sa grande idée, c’était de rétablir dans tout son éclat le siège métropolitain de Carthage, en rappelant ce qu’il fût aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Aussi, dès que les murs de sa basilique primatiale furent debout, il s’empressa d’y faire inscrire en majuscules dorées ce texte emprunté à une lettre du pape Léon IX aux évêques africains alors persécutés et dispersés : « Il est hors de doute que l’évêque de Carthage est le premier archevêque après le Pontife romain et le plus grand métropolitain de toute l’Afrique. Et ce privilège, obtenu une fois pour toutes du Saint-Siège apostolique romain, il ne peut le perdre au profit d’aucun autre évêque africain, de n’importe quelle partie de l’Afrique, mais il le conservera jusqu’à la fin des siècles et tant qu’on y invoquera le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit que Carthage en ruines reste déserte, soit qu’elle ressuscite glorieusement un jour, — sive resurgat glo.riosa aliquando !… »

Le beau texte, et combien émouvant sous sa forme impersonnelle et quasi lapidaire ! Il y a, dans ces phrases latines, comme un cri d’espoir poussé par le Pontife de Rome devant les dévastations vandales et musulmanes. Le Pape ne se résigne pas à la défaite et à l’invasion. Il appelle de tous ses vœux la résurrection de la Carthage chrétienne. Ce vœu, le cardinal Lavigorie le fait sien, après plus d’un millénaire. « Le premier archevêque après le Pontife romain » répète le cri du vieux Pape, son prédécesseur sur le siège épiscopal de Toul et de Nancy. En face de l’Afrique islamisée, divisée et anarchique, il ne voit pas, lui non plus, d’autre moyen de lui rendre la paix et l’unité, que de la ramener à sa foi antique. Rétablir l’unité, pour rétablir la paix, ç’a été la grande tâche apostolique de saint Augustin. Le cardinal Lavigorie a entrevu quelque chose de cette tâche : réconcilier les Musulmans avec nous par la communion religieuse, telle a été sa principale idée inspiratrice, celle qu’on retrouve dans toute sa conduite, dans toutes ses fondations, sous-entendue enfin dans tous ses écrits. Et c’est pourquoi Carthage, — outre les découvertes scientifiques qu’elle lui promettait, — avait tant d’importance à ses yeux. Elle était, pour lui, le symbole de l’unité future de l’Afrique.



Les Tunisiens d’aujourd’hui n’ont point d’aussi sublimes conceptions, ni d’aussi longs espoirs.

Ils ne considèrent dans Carthage qu’un endroit frais et confortable pour passer l’été. Et c’est la raison pour laquelle ils s’y précipitent. Il paraît tout à fait vain de vouloir arrêter ce mouvement. Comme l’avoue lui-même le docteur Carton, le plus ardent promoteur, pour ne pas dire l’apôtre de la résurrection archéologique de Carthage, — il faut se résigner à faire la part du feu. Les plus sévères prohibitions administratives seraient inutiles : la vie moderne, avec ses tramways électriques et tout son matériel de « civilisation, » est déjà rentrée victorieusement dans la ville de Salammbô.

Mais, s’il faut accepter comme une nécessité la construction d’une ville nouvelle, ne pourrait-on imposer un style à ces bâtisses, afin qu’elles ne jurent pas trop avec les ruines antiques qui, dès maintenant, les avoisinent, et que des fouilles prochaines, — nous l’espérons, — vont multiplier aux alentours ? Des villas, des maisons, des édifices publics dans le goût italien, ou dans le goût classique français du xviie et du xviiie siècles, semblent peut-être ce qu’il y aurait de moins ridicule. Tout serait préférable au modern style qui sévit actuellement, de La Goulette à La Marsa, et qui transforme toute la vieille péninsule punique en une vague banlieue niçoise ou marseillaise.

Mais, sur l’emplacement, ou dans les environs de la Carthage latine, pourquoi ne nous referait-on pas des villas romaines ? Il y a des gens toujours prêts à dépenser leur argent pour avoir des contrefaçons de villas mauresques. Pourquoi les mêmes gens ne s’offriraient-ils pas le plaisir, infiniment plus rare et plus distingué, de refaire une villa romaine ? En quoi ces pastiches seraient-ils plus absurdes que les autres ? Pendant ce dernier quart de siècle, on a vraiment abusé, en Algérie surtout, de ces imitations néo-mauresques, qui exaspèrent à juste titre les vieux Algériens. Le snobisme aidant, on a multiplié les écoles, les bureaux de poste, les musées, et même, — Dieu me pardonne ! — les églises de style Fat lima. C’est une manifestation d’arabophilie, une flatterie aux indigènes, qui, d’ailleurs, préfèrent de beaucoup l’esthétique de nos palaces et de nos maisons à six étages.

En tout cas, le moment paraît venu de modérer ces orgies de bâtisses pseudo-arabes. La villa, telle qu’on la construisait en Afrique, à l’époque romaine, serait tout aussi nationale que la villa mauresque. Elle serait même plus antique, plus africaine. Outre ce prestige d’antiquité, elle aurait encore le très grand avantage de s’adapter infiniment mieux aux exigences de la vie et du confort modernes. Avec ses loggias en arcades, ses belvédères, ses tours à coupoles, elle est faite pour dominer de grands paysages, ceux de la mer comme ceux de la plaine. La maison mauresque est à peu près aveugle. Ses petites fenêtres grillées n’encadrent que des coins de nature très exigus : la vasque d’un jet d’eau, un buisson de roses, deux ou trois cyprès ! La villa romaine, largement ouverte à l’air et à la lumière, admet, comme la mauresque, les petites chambres ombreuses qui ne prennent jour que sur un patio intérieur. Et ainsi elle réunit fort heureusement des commodités et des agréments qui, ailleurs, sont séparés.

Il est vrai qu’elle coûterait beaucoup plus cher, parce qu’elle nécessiterait une décoration à la fois intérieure et extérieure et qu’elle réclamerait un effort d’art plus considérable, plus difficile à réaliser. Mais nous supposons de généreux mécènes disposés à tous les sacrifices pour donner de la beauté à leurs contemporains. Alors ce pourrait être quelque chose de charmant et même de très beau. Les architectes s’inspireraient des villas antiques, dont les mosaïques du Bardo et des autres musées africains nous ont conservé l’image très précise. Ce serait l’occasion de rénover plusieurs arts tombés en oubli : celui des architectures végétales dans les jardins, des xystes, des exèdres, des portiques fermés pour l’hiver, et l’art des fontaines, des pergolas, des kiosques rustiques La peinture et la sculpture décoratives reprendraient un sens et si l’on peut dire, une utilité. Enfin, on nous restituerait cet art délicat et somptueux que fut la mosaïque, cet art qui a fini par disparaître à peu près complètement, ou qui s’est abâtardi aux mains des Italiens. Les figures du mosaïste d’aujourd’hui sont devenues quelque chose d’aussi banal, d’aussi photographique que nos figures de vitraux modernes. Qu’on étudie celles des mosaïques de Sousse ou du Bardo, on y trouvera avec un dessin naïf, toujours original, d’une stylisation extrêmement curieuse, les mêmes formes éclatantes et richement décoratives que dans les tapis orientaux. D’ailleurs, la mosaïque est essentiellement un tapis de fraîcheur, fait pour être foulé par des pieds nus. Il faudrait la concevoir ainsi, — et tout d’abord comme un bouquet de couleurs destinées à chatoyer et à délecter la vue. On pourrait l’employer utilement à remplacer les vulgaires carreaux de faïence qui tapissent nos corridors ou qui surmontent les linteaux de nos portes. Récemment ; à Alger, j’ai pu voir, en, guise d’enseigne, au-dessus de la porte d’un bain maure, une imitation de mosaïque romaine, trois poissons sur fond d’azur, comme il y en avait dans les bassins des fontaines ou des thermes antiques : l’effet était des plus gracieux, et le motif, tout à fait en harmonie avec le berbère romanisé, qu’on appelle le « style arabe. »

Mais, tant que nous sommes à rêver, autour de la Carthage neuve, une rénovation des arts et des styles antiques, pourquoi n’irions-nous pas jusqu’au bout de notre chimère ? A côté de ces villas néo-romaines, de véritables reconstitutions archéologiques sembleraient-elles si déplacées ? Le tout serait de rencontrer un architecte capable de nous reconstruire des thermes, de relever un cirque ou un amphithéâtre. A Athènes, ils ont construit de toutes pièces un stade moderne, en marbre pentélique, — et ce n’est pas si mal que cela. Si l’on pouvait en faire autant pour notre ville neuve, il faudrait se tenir pour satisfait. Ainsi, les Thermes d’Antonin, cette informe ruine qui obstrue le sol au bas de la colline de Bordj-Djedid, pourraient redevenir un édifice d’utilité publique. Ils offriraient à la fois des bains chauds et des bains froids, des bains de mer pour les Tunisiens, pendant l’été, — des bains d’étuves pour les étrangers qui viendraient hiverner à Carthage. Un portique avec une galerie supérieure à colonnade, s’ouvrirait directement sur la plage. L’autre façade reproduirait, avec une entière liberté d’interprétation, les superpositions architecturales des principales « nymphées » africaines. Ce serait une image de l’antique septizonium carthaginois, celui que Septime Sévère, l’empereur africain, fit imiter pour son palais de Rome. En s’aidant enfin des descriptions que les auteurs anciens nous ont laissées de leurs thermes et surtout des nombreuses découvertes archéologiques faites en Algérie, on réussirait certainement à mettre debout un édifice qui serait une libre reconstitution de l’antique et qui, en même temps, servirait toujours à quelque chose, qui serait tout ensemble un établissement de bains, un gymnase, une salle de jeu et de conversation, un promenoir et un musée. Ce serait une curiosité comme on n’en verrait que là et qui attirerait les visiteurs.

Qu’on se livre à ces fantaisies de reconstitution dans des pays ou dans des lieux où des édifices de ce genre n’ont jamais existé, cela deviendrait évidemment déraisonnable. Mais ici, rien de plus naturel. Ce qui doit dominer, en tout cas, les préoccupations des actuels rebâtisseurs de Carthage, c’est le souci d’élever une ville moderne qui ne forme pas un contraste trop déplaisant, trop criard, avec les ruines de la ville ancienne.


* * *

Celle-ci, va-t-on décidément la sortir de terre ?

Il y a des personnes qui n’en doutent point. Parmi ces hommes de foi, le plus convaincu est assurément le docteur Carton, qui, dans son amour pour Carthage, est venu vivre auprès d’elle, qui, depuis des années, se penche sur ses ruines, essayant çà et là, d’en soulever le linceul. Avec celui du cardinal Lavigerie et du Père Delattre, son nom est d’ores et déjà inséparable de celui de Carthage, Venu en Tunisie comme médecin militaire, il a renoncé à une carrière déjà brillante pour se donner plus entièrement à l’archéologie. Il y est entré comme on entre en religion, avec piété, avec abnégation. Ses travaux sont connus depuis longtemps et appréciés des érudits. Il a commencé des fouilles à Sousse, à Dougga, il en a fait principalement à Carthage. Ses études sur la topographie des ports puniques et romains sont justement célèbres. Surtout, il s’est donné pour mission de ressusciter la Carthage antique.

Cela aussi est une religion pour lui. Mais ce zèle apostolique ne l’empêche pas de voir les difficultés de la tâche. Le docteur Carton n’a aucune illusion à ce sujet.

Et d’abord, il sait qu’il y faudra beaucoup d’argent. Or, pour l’instant, les ressources disponibles en faveur d’une telle entreprise sont notoirement insuffisantes. Sur l’initiative de M. Etienne Flandin, l’actuel Résident de France à Tunis, le gouvernement tunisien vient d’accorder une somme annuelle d’un million pour l’ensemble des antiquités[2]. La somme indivise suffirait bien juste pour Carthage toute seule. Peut-on demander à l’Etat une pareille contribution, surtout dans les circonstances difficiles que nous traversons ? D’autres ruines, qui nous touchent de plus près et dont le relèvement presse bien davantage, réclament son attention et sollicitent sa générosité. Les antiquités romaines de l’Afrique du Nord peuvent attendre : elles ont attendu quinze siècles déjà. Mais il importerait que, dès maintenant, un plan de fouilles méthodiques fût adopté, que ce plan fût mis à exécution le plus tôt possible, dès qu’on le pourra raisonnablement, — et enfin qu’il fût appliqué avec cet esprit de suite, cette obstination, cette largeur dans la dépense, dont les Anglo-Saxons et les Allemands nous ont donné tant d’exemples. Si l’on tente quelque chose, que cela soit digne de la France ! Pour alimenter le budget des fouilles, il ne faudrait pas compter seulement sur les subsides officiels. Si élevés qu’on les suppose, ils seraient toujours au-dessous des besoins. Rien de convenable ne sera fait, tant qu’on ne se décidera pas à recourir aux dons volontaires, aux subventions régulières consenties ou par des particuliers ou par des associations. Maintenant que les municipalités françaises, algériennes et tunisiennes voient leurs budgets plus ou moins obérés par la guerre, pourquoi aurions-nous honte de lancer un appel à l’étranger ? Il y a peut-être encore quelques Américains du Nord ou du Sud capables de sacrifier quelques banknotes, pour sauver de l’oubli et de la destruction complète une des plus anciennes métropoles de la civilisation occidentale, — des Israélites ou des Syriens d’outre-Atlantique, qui se passionneront pour Carthage, la fille de Tyr et de Sidon, Carthage la Phénicienne, — le seul empire sémitique qui ait duré et qui, en somme, ait réussi.

Mais ce manque d’argent n’est que la moindre des difficultés avec lesquelles les promoteurs des fouilles aient à compter Les choses iraient, somme toute, assez facilement, si le sol de la ville morte était désert. Malheureusement, on y a beaucoup bâti, surtout depuis un quart de siècle il faudrait exproprier, — probablement à grands frais, — un nombre considérable de particuliers. Certains immeubles appartiennent à des princes de la famille beylicale. D’autres, comme la Basilique et le couvent de Saint-Louis, les orphelinats et les séminaires éparpillés sur toute l’étendue de la péninsule carthaginoise appartiennent à des communautés. Des expropriations de ce genre ne paraissent guère possibles. Le plus sage serait donc d’accepter le fait accompli, en essayant de limiter les constructions nouvelles.

Récemment, grâce toujours à l’intervention de M. Etienne Flandin, un décret a été rendu par le gouvernement tunisien, qui défend de construire sur l’emplacement de Carthage, sans l’autorisation préalable du Service des antiquités. On m’assure que, dans la pratique, ce décret est inefficient. Des sondages superficiels n’atteignent pas les ruines qui, en général, sont profondément enterrées. Et ainsi on est exposé à laisser construire là où il suffirait de creuser un peu plus profond pour loucher des vestiges intéressants. En présence de toutes ces complications, l’unique chance de succès qui reste aux archéologues, ce serait de faire sa part à la ville nouvelle, comme à la ville morte, de déterminer dans quelles limites il est permis de bâtir, puis de tracer, au milieu des constructions modernes, des zones réservées aux fouilles. Il est clair que, seuls, des professionnels, après des sondages répétés et consciencieux, pourraient, sans de trop grands risques d’erreur, établir le plan de ces futurs chantiers d’excavations.

En adoptant cette règle, en surveillant les constructions neuves, en leur imposant un style, on arriverait sans doute à faire de la Carthage nouvelle quelque chose d’assez analogue à la Rome d’aujourd’hui, où l’on voit surgir, parmi des bâtisses relativement modernes, des îlots de ruines antiques comme le Forum et le Palatin.

A Carthage aussi, le Forum est à retrouver ; cette grande place commerçante où Alypius, l’ami de saint Augustin, faillit être arrêté comme coupable d’avoir coupé, à coups de hache, des conduites on plomb, — et aussi la place Maritime, où, selon le même saint Augustin, les badauds venaient admirer le squelette d’un monstre marin, — puis le Sérapéum, le temple de la Vierge Céleste, et une foule d’autres édifices dont les auteurs anciens nous ont conservé le souvenir.

Ces découvertes éventuelles ne sont peut-être, que des illusions. Pour l’instant, avec des ressources encore très restreintes, tenons-nous-en à ce qui a été exhumé jusqu’à ce jour. Commentons par restaurer et par mettre en valeur les ruines actuelles, — et d’abord par les dégager complètement. Certes, nous ne demandons pas qu’on reconstruise le Cothon, le port militaire de Carthage, qu’on relève la colonnade d’ordre ionique qui en décorait le pourtour, qu’au milieu de l’île on rebâtisse le pavillon de l’Amiral, avec la guérite où Flaubert a placé son Annonciateur des lunes. Mais, dans cette île déserte, on pourrait mettre en ordre les débris qui l’encombrent, et, — ce qui, de loin, produirait un très grand effort, — redresser les fûts de colonnes et les chapiteaux couchés par terre. Il ne serait pas plus difficile de refaire les gradins et le dallage du théâtre, — dont les matériaux éparpillés sont là tout prêts à servir, — de donner tout son caractère à la scène, en remontant les colonnes et les architraves. Des restaurations plus complètes seraient nécessaires pour l’Odéon. Mais, à très peu de frais, le groupe de villas antiques qui l’avoisine deviendrait une charmante enclave pompéienne au flanc de la colline. On réparerait la rue en pente qui borde ces villas, avec son double portique, son dallage encore visible, ses bases de colonnes toujours intactes. Dans les cours intérieures des maisons, ou recréerait un viridarium. On sèmerait des fleurs dans les trous des jardinières, — et, çà et là, dans l’angle des murs, autour des bassins taris, on planterait un arbre au beau feuillage méditerranéen, pour voiler un peu la nudité de la pierre.

Enfin et surtout, — si l’on ne peut guère rapporter dans les ruines le mobilier déménagé et mis sous clef dans les musées, il est à souhaiter qu’on en replace au moins les reproductions convenablement exécutées. Partout, des inscriptions, des vases, des mosaïques et des statues ! C’est la meilleure façon de ranimer la ruine. On frémit quand on pense que tout ce qui parlait aux yeux, à l’esprit et au cœur, au milieu de ces débris antiques, — que tout cela a été arraché, transporté on ne sait où, est devenu insignifiant, incolore et quelconque dans une salle obscure ou banale comme une salle de classe, ou dans un locatis ouvert à tous les vents. Que les milliers d’inscriptions qui gisent dans la poussière des musées soient moulées pieusement et que les moulages parlent de nouveau au fronton des temples et des arcs de triomphe ! Que les formes et les figures éclatantes des mosaïques fleurissent les murs des atriums et les pavés des cours ! Que le peuple mutilé des statues et des bas-reliefs reparaisse sur ses piédestaux, dans ses niches désertes, sur ses métopes ou sur ses architraves ! L’Hadrien, le Bacchus, le Jupiter. Sérapis, l’Isis, la Vénus au Dauphin du Bardo, ou tout au moins leurs copies, doivent revenir à Carthage. Les Victoires colossales, qui font pénitence dans le jardin des Pères blancs, devraient planer, du haut d’un socle à leur taille, aux lieux mêmes où elles furent découvertes, au sommet de Byrsa, devant le porche de la Basilique. Avec leurs vastes ailes déployées, ces hautes figures décoratives, dominant le seuil des ruines et la colline chantée par Virgile, formeraient un portail digne de Carthage et de ses grands souvenirs.


* * *

Mais, ici, les antiquités chrétiennes sont peut-être aussi nombreuses que les antiquités païennes. N’oublions pas, en elle ! , que la Carthage romaine compte au moins trois siècles de christianisme officiellement reconnu, — durant lesquels on a pu bâtir des édifices pour le culte, aménager des cimetières au grand jour, multiplier les couvents, les chapelles, les memoriæ consacrées aux martyrs du pays.

Aucune autre contrée du monde méditerranéen ne possède plus de monuments et de vestiges de la haute antiquité chrétienne que l’Afrique du Nord. Redisons-le encore : si l’on veut savoir ce que furent des catacombes et des nécropoles aux premiers siècles du christianisme, ce n’est pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse et à Tipasa. Et si l’on veut savoir ce que fut une basilique, un baptistère, un ciborium, à l’époque de saint Augustin et de saint Jérôme, c’est encore en Afrique qu’il faut venir. A Rome, les anciennes basiliques n’existent plus : elles ont été recouvertes généralement par de magnifiques édifices plus ou moins modernes, qui ne leur ressemblent que de fort loin.

En Afrique, au contraire, on n’a presque jamais rebâti sur leur emplacement. Elles sont restées telles qu’elles étaient, après que le Nomade, le Vandale ou l’Arabe les eut incendiées et jetées par terre. Aujourd’hui, on peut se promener dans l’édifice dégagé de ses décombres et des couches de terre où il avait fini par s’ensevelir. On peut monter les degrés qui conduisaient au narthex où au vestibule, s’arrêter au passage devant la vasque des ablutions, circuler à travers les nefs pavées de mosaïques, s’asseoir dans la cuve baptismale à l’endroit creusé tout exprès pour le catéchumène, toucher la balustrade qui environnait le maître-autel, descendre dans la crypte de la Confession, retrouver enfin, au fond de l’abside, le siège épiscopal vide depuis quinze siècles. Demain, si l’évêque de Constantine et d’Hippone le veut bien, il peut célébrer une messe pontificale dans la grande basilique de Tébessa. Tout est prêt pour recevoir le successeur de saint Augustin. Les quatre trous où s’enfonçaient les pieds de l’autel de bois sont encore marqués dans le carré du transept. Il n’y a qu’à remettre en place la table du sacrifice. Les nefs, où s’alignent toujours des rangées de colonnes, attendent les fidèles. Au dehors, de vastes promenoirs offrent l’abri de leurs portiques aux pèlerins et aux curieux.

Et Tébessa est loin d’être une exception. D’un bout à l’autre de l’Afrique, des basiliques semblables, plus ou moins grandes, plus ou moins bien conservées, se comptent par centaines. Si l’on se décidait à les exhumer complètement, à les réparer et à les entretenir, elles deviendraient pour le voyageur une leçon de choses sans pareille, qui rendrait inutiles tous les livres d’archéologie et d’histoire.

Carthage, en particulier, justifierait son titre de grande métropole religieuse africaine. Il est infiniment probable que des fouilles activement et sérieusement conduites nous rendront tous les édifices chrétiens mentionnés par les auteurs, ou par les procès-verbaux des conciles, — ces églises, ces cimetières, ces memoriæ, où l’évêque d’Hippone a prêché. Pour l’instant, les quatre basiliques qu’on a réussi à dégager ou qu’on a repérées jusqu’à ce jour, réclament toute la sollicitude des archéologues comme du clergé.

Le printemps dernier, j’errais à travers ces ruines éloquentes, avec le célèbre Père Delattre, qui a tant travaillé pour elles, et l’archevêque désigné de Carthage, Mgr Leynaud, qui voulait bien m’en faire les honneurs.

Nous constations avec tristesse qu’il avait fallu, faute d’argent, laisser se réenterrer une grande basilique précédemment dégagée par le père Delattre et qui, peut-être, fut élevée au lieu même du martyre de saint Cyprien, sur le terrain que les auteurs anonymes des Passions du saint appellent le « Champ de Sextius ». A l’église byzantine de Derméche, nous trouvions les mosaïques du pavement dans un état lamentable, foulées et souillées par les troupeaux qui passent, mutilées par les voyageurs, les colonnes renversées, les murs des fondations sur le point de disparaître. Même désolation à Damorcs-el-Karita, la basilique que le Père Delattre croit avoir été dédiée à sainte Perpétue et à ses compagnons. Comme à Tébessa, c’est tout un monde, un vaste ensemble de bâtisses, qui comprend, avec des cryptes voûtées, une foule de chapelles latérales, des baptistères, des promenoirs, des cimetières, des salles, des actes… Enfin nous terminâmes par la dernière découverte du Père, une basilique probablement consacrée, elle aussi, à la mémoire de saint Cyprien et qui s’étend dans le voisinage de l’actuel orphelinat de Sainte-Monique. Devant ces débris à l’abandon, cette empreinte toujours très nette d’un grand édifice disparu, — nous nous disions qu’il faudrait très peu de chose pour restituer à ces ruines un caractère capable de satisfaire la curiosité et l’imagination. Il suffirait de relever les murs à hauteur d’appui, en utilisant les amorces actuellement existantes au ras du sol, de façon à bien marquer les lignes essentielles du monument, — de raviver ce qu’on pourrait appeler « les points vitaux » de la basilique : le baptistère, le ciborium, le siège épiscopal, — enfin de refaire un dallage, ou de réparer les mosaïques qui se désagrègent.

Le rêve, pour ces ruines chrétiennes, comme pour les ruines païennes, ce serait d’y rapporter toutes les dépouilles qui dorment ou qui s’encrassent dans les musées. Qu’on allume dans cas niches les petites lampes d’argile marquées du poisson mystique ou du monogramme du Christ ! Qu’on déploie sur le sol des nefs ou des cours intérieures, sur les margelles ou dans les cuves des baptistères, les somptueuses couleurs des mosaïques qui les revêtaient jadis ! Qu’on aligne de nouveau, dans les cimetières, ou le long des murs des chapelles en forme de trèfle, les inscriptions et les stèles funéraires avec les noms des défunts, le chiffre de leurs ans et de leurs jours, quelquefois l’éloge de leurs vertus, — et les figures symboliques de l’Ancre, de la Palme ou de la Feuille de lierre, de la Colombe qui tient dans son bec le rameau de l’Arche. Comme ces lieux de mort et de désolation redeviendraient vivants, quel langage émouvant ils parleraient, — quels utiles rapprochements surtout ils suggéreraient !…

Nous songions ainsi parmi les ruines de la basilique de Saint-Cyprien. A droite, entre un bouquet d’eucalyptus, émergeait la chapelle de Sainte-Monique, à gauche la falaise rouge de Sidi Bou-Saïd dressait sa muraille profondément ravinée. Dans l’écartement des deux collines, on voyait le bleu de la mer et, tout au fond de l’horizon, sous les hautes montagnes au profil indistinct, les maisons Manches de Corbous. C’était une calme soirée printanière. Une suavité chrétienne flottait dans l’air. En robe grise, les petites orphelines de Sainte-Monique chantaient un cantique dans la cour du couvent. Alors, ému sans doute par le charme des lieux et par la grandeur des souvenirs, l’archevêque d’Alger, le futur primat de Carthage, se mit à nous murmurer, de sa douce voix, ces « Litanies des saints d’Afrique, » qui furent composées par le cardinal Lavigerie :

Omnes sancti Africàni, orate pro nobis !…

Ces saints d’Afrique, ces fils de la terre aujourd’hui oublieuse de ses martyrs, ils forment une légion si compacte que leurs noms, mis l’un après l’autre, ont donné des litanies pour les sept jours de la semaine. L’archevêque nous les énumère, depuis saint Cyprien, qui ouvre ce défilé triomphal, jusqu’à sainte Pomponia qui le termine, en passant par les noms aux consonances lybiques ou carthaginoises d’obscures esclaves, de pauvres artisans, de pauvres travailleurs des champs, les Nabor, les Namphanio, les Quartillosa, les Macaria… Soudain, il se tait. Une émotion nous étreint, une pensée semblable traverse nos esprits. Ces misérables glorieux, — ils ressuscitent, ils sont là, autour de nous, avec les mêmes costumes, les mêmes visages qu’autrefois, ils poussent leurs ânes aux flancs des collines pierreuses, ils piochent le sol maigre avec leurs hoyaux primitifs, ou bien curieusement ils se penchent avec nous au bord de ces cuves baptismales, dont les inscriptions n’ont plus de sens pour eux, mais dont ils savent confusément que c’est l’œuvre de leurs pères…

Est-ce que tout est fini entre nous ? Est-ce que ces âmes-là sont si loin des nôtres ?…


* * *

Ces évocations du passé, ces reconstitutions et ces résurrections archéologiques, que nous appelons de, tous nos vœux, n’ont donc pas seulement un intérêt esthétique, ou de pure curiosité.

Quoi qu’il advienne, Carthage, telle qu’elle est, peut se suffire à elle-même. Elle vit dans la mémoire des hommes d’une vie tout idéale qui n’a pas besoin du travail des architectes et des archéologues. Son cadre est tellement beau, son paysage tellement évocateur, que c’est assez de s’abandonner à son charme. D’elle-même, Carthage ressuscite parmi ses ruines, pour peu qu’on y trouve un coin solitaire où se recueillir. Les plus authentiques restitutions des monuments anciens nous laisseraient froids au milieu du tintamarre d’un casino, dans le voisinage d’un Excelsior ou d’un Byrsa-Palace. Le premier devoir des Amis de Carthage, c’est de ménager, dans la ville neuve qui menace de tout envahir, de petits îlots de solitude et de rêve pour le voyageur contemplatif. Même aujourd’hui, avec toutes ses bâtisses modernes, la colline de Byrsa est un de ces îlots. Il ne faut pas la laisser encombrer davantage. Si regrettable, à de certains égards, que soit la présence, en ce lieu vénérable, d’une église et d’un monastère tout neufs, ces édifices, d’un caractère sacré, s’accordent tout de même mieux avec celui de la vieille acropole d’Eschmoun que la banalité prétentieuse et bruyante d’un hôtel cosmopolite.

Allez seulement vous asseoir à la tombée de la nuit, sur le parvis de la Basilique primatiale. Laissez errer vos yeux sur la plaine immense de l’Isthme, d’où monte jusqu’à vous un chant de flûte arabe. Regardez les clartés mourantes du couchant s’éteindre dans les deux lagunes et dans le double miroir des ports, tandis que les suprêmes rougeurs crépusculaires dessinent en noir les montagnes de l’Ariana. Derrière vous, par la porte entrebâillée de la Basilique, arrive une rumeur d’orgue, avec une psalmodie de paroles aussi vieilles que la plus vieille Carthage. Que voulez-vous de plus ? Le mirage a déjà pris corps. Du fond de cette plaine submergée d’histoire et de poésie, toutes les figures illustres du passé accourent et déferlent vers vous, avec les vapeurs-qui montent des lacs et le vent nocturne qui se lève…

Il faut donc, avant tout, donner à la Carthage antique ce que réclament, avant toute chose, les villes mortes, comme les morts, — le silence et la paix. Mais cela n’empêche point, pour les autres raisons que nous avons dites, qu’il faille ressusciter Carthage : avec le grand cardinal, répétons-le encore une fois : Instauranda Carthago !


Louis BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Je saisis avec joie cette occasion de dissiper un malentendu. Dans une précédente Lettre ouverte à M. le ministre de l’Instruction publique, publiée par le Journal des Débats, le 2 juin dernier, j’avais parlé de « l’indifférence des pouvoirs publics, » à l’égard des ruines antiques de l’Afrique du Nord. Il est clair que les hauts représentants de l’administration française en Algérie, comme en Tunisie, sont ici hors de cause. Je visais uniquement l’incurie des municipalités, — des autorités strictement locales.