Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XI

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XI


Je me promenais, avant le dîner, sur les Quinconces, avec Triceps. Nous croisâmes une femme, infiniment trop élégante, qui sortait de la buvette. Elle sourit à Triceps et dit :

— Bonsoir, vieux…

— Bonsoir, mon petit chat, répondit Triceps.

Elle passa, dans une houle de parfums…

— C’est Boule-de-Neige… m’expliqua Triceps… l’ancienne maîtresse du vieux baron Kropp… tu sais… qui est mort l’année dernière… le vieux baron Kropp… voyons ?… Ah ! mon cher, c’est à ne pas croire qu’il y ait des hommes comme ça !… Écoute…

Et Triceps, satisfait d’avoir à placer une histoire, me dit, en passant son bras sous le mien :


« Un matin, le vieux baron vint chez moi. Et sans préambule, il me demanda :

» – Est-ce vrai, docteur, qu’il y a du fer dans le sang ?

» – C’est vrai…

» – Ah !… je ne voulais pas le croire… Et comme la nature est compliquée !

« Le vieux baron avait la lèvre tremblante et un peu baveuse. Ses yeux étaient presque morts… Et la peau de son cou faisait, sous le menton, comme une lâche cravate de chair molle. Il réfléchit un instant, puis : » – Il n’y en a pas beaucoup… beaucoup ?… fit-il.

» – Ah ! dame !… répondis-je. Ça n’est évidemment pas une mine… comme celles de l’Ariège…

» – Qu’entendez-vous par là ?…

» – Je veux dire que, du sang d’un homme, on ne tirerait pas assez de fer pour – comment vous exprimer cela ? – pour construire, par exemple, une seconde tour Eiffel… Comprenez-vous ?

» – Oui !… oui !… oui !…

« Et le vieux baron rythma chacun de ces : « Oui… » d’un mouvement de tête approbateur et découragé… Il ajouta :

» – D’ailleurs, je n’en demande pas tant…

« Puis, après un court silence :

» – Ainsi, vous croyez qu’on peut extraire du fer… un peu de fer… de mon sang ?… de mon sang ?

» – Hé !… Pourquoi pas ?…

« Le baron sourit, et il demanda encore :

» – Croyez-vous aussi qu’il y ait de l’or, dans le sang ?

» – Ah ! ça non… Et vous êtes vraiment exigeant, mon cher baron. Il n’y a de l’or que dans les dents… malades.

» – Hélas ! docteur, je n’ai plus de dents, même malades, gémit le vieillard. Et, eussé-je des dents, et de l’or dans les dents, ça ne serait jamais que de l’or étranger, de l’or que je n’aurais pas fabriqué moi-même, de l’or qui ne serait pas de ma substance, en un mot. Alors, à quoi bon ? Ainsi, vous êtes sûr qu’il n’est pas, dans mon sang, de l’or ?

» – Sûr…

« Le baron soupira :

» – C’est très fâcheux… Et vraiment, je le regrette… Parce que, voyez-vous, j’aurais mieux aimé de l’or que du fer pour ma bague…

« Je n’insistai pas, sachant le baron un peu gâteux. Celui-ci reprit, en faisant claquer sa langue sur sa lèvre humide de salive :

» – C’est que vous ne savez pas combien j’aime Boule-de-Neige. Je lui ai tout donné… des hôtels, des chevaux, des bijoux, des amants qui la font crier de bonheur… Elle a des draps de cinquante mille francs… Elle a tout ce qu’une femme peut avoir et peut rêver… Eh bien, je voudrais lui donner plus encore, lui donner ce qu’aucune femme n’a jamais eu… Oui, lui donner en une seule fois, et sous une forme matérielle, tangible, tout ce qui me reste de moelle et de sang… toute ma substance en un mot, enfermée dans un écrin qu’orneraient les plus beaux diamants de la terre. Peu m’importe de mourir… Oui, mais aurai-je assez de sang pour cela ?

» – On a toujours assez de sang pour cela, répondis-je négligemment. Du reste… on fait ce qu’on peut…

» – Ah ! docteur !… je ne me sens pas bien…

« Épuisé par tout ce que représentait d’efforts impuissants ce désir sénile, le vieux baron, devenu très pâle, s’évanouit. Je l’allongeai sur un divan, les pieds hauts, lui fis respirer des sels d’une âcreté violente, lui fouettai le visage avec la pointe d’une serviette mouillée… La syncope dura quelques minutes. Puis, quand il fut revenu à lui, j’ordonnai qu’on le reconduisît, soutenu aux aisselles par deux domestiques, jusqu’à sa voiture qui stationnait dans la rue… Il bredouillait, entre ses lèvres, qui avaient peine à se rejoindre :

» – Ah !… Boule-de-Neige !… Boule-de-Neige !… je te donnerai…

« Et, tassé sur les coussins, les jambes molles, la tête roulant sur sa poitrine, le vieux baron continuait de marmotter obstinément :

» – Oui… c’est cela… toute ma substance… je te donnerai toute ma subst…

« Le lendemain, il se rendit chez un chimiste très renommé pour sa science.

» – Je voudrais, lui dit-il, que vous tiriez de mes veines assez de sang pour en extraire trente-cinq grammes de fer.

» – Trente-cinq grammes ?… fit le chimiste, qui ne put réprimer sa stupéfaction… Diable !

» – Est-ce trop ? demanda le baron avec inquiétude…

» – C’est beaucoup…

» – Je paierai ce qu’il faudra… Et si vous aviez besoin de tout mon sang, prenez-le…

» – C’est que, objecta le chimiste, vous êtes bien vieux…

» – Si j’étais jeune, répliqua le baron, ce n’est pas mon sang que je donnerais à ma Boule-de-Neige adorée… c’est autre chose…

« Au bout de deux mois, le chimiste avait livré au baron un petit morceau de fer.

» – Il ne pèse que trente grammes… lui dit-il.

» – Comme c’est petit !… murmura le baron, dont la voix n’était plus qu’un souffle, et dont le visage semblait plus pâle qu’un suaire…

» – Ah ! dame ! monsieur le baron… Le fer est lourd et ne fait pas un gros volume.

» – Comme c’est petit !… comme c’est petit !

« Et regardant, au bout de ses doigts qui tremblaient, la menue parcelle, de métal, il soupira :

» – Ainsi, voilà toute ma substance !… Ça n’est pas beau… Et pourtant, il y a dans ce grain noir toute l’immensité de mon amour… Comme Boule-de-Neige sera fière de posséder un pareil bijou… un bijou qui est de la moelle… qui est du sang… qui est de la vie !… Et comme elle m’aimera !… et comme elle pleurera d’amour !

« Il chuchota les dernières paroles, n’ayant plus la force de les prononcer à haute voix… et après s’être répété, intérieurement :

» – C’est tout petit… et pourtant il n’y a pas, il n’y a jamais eu sur la terre, ni au cou d’une femme, ni au petit doigt de sa main, un aussi gros bijou…

« Il s’endormit d’un sommeil agité et plein de cauchemars…

« Quelques jours après, le baron agonisait, Boule-de-Neige était près de son lit, et elle regardait les choses autour d’elle, d’un regard d’ennui, d’un regard qui signifiait : « Le vieux me rase… Il n’en finit pas de mourir… Je voudrais bien être ailleurs… »

« Un domestique apporta un écrin.

» – Qu’est-ce que c’est ?… interrogea le baron d’une voix haletante…

» – C’est la bague… monsieur le baron.

« À ce mot, le vieux moribond eut un sourire sur les lèvres et une lueur dans les yeux…

» – Donne… Et toi, Boule-de-Neige, viens ici, près de moi… et écoute bien…

« Avec effort, il ouvrit l’écrin, passa la bague à l’un des doigts de Boule-de-Neige, et il dit, d’une voix coupée de râles et de sifflements :

» – Boule-de-Neige… regarde cette bague… Ce que tu vois là, c’est du fer… C’est du fer qui représente tout mon sang. On a ouvert et fouillé mes veines pour l’en extraire… Je me suis tué pour que tu aies une bague, comme aucune femme n’en a jamais eu… Es-tu heureuse ?…

« Boule-de-Neige considéra la bague avec un étonnement nuancé de mépris, elle dit simplement :

» – Ah ! bien… mon vieux… tu sais… j’aurais mieux aimé une pendule. »

Et Triceps finit son récit avec un éclat de rire :

— Non… ce que cette Boule-de-Neige est rigolo !… Une nature !…