Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/X

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X


Décidément, la marquise de Parabole révolutionne le pays, la colonie étrangère, par ses toilettes, et le resplendissement de sa beauté… Je l’ai connue, je l’ai intimement connue, autrefois – mais en tout bien, tout honneur, comme vous allez voir… J’aurais peut-être pu renouer connaissance avec elle. L’idée ne m’en est même pas venue… À quoi bon ?… Et je suis content que mon visage – car je la rencontre, matin et soir, à la buvette, aux Allées, au Casino – ne lui ait rien rappelé de nos intimités de jadis…

Divorcée de son premier mariage, veuve du second, je ne sais trop ce qu’elle fait maintenant, et de quoi elle vit et pourquoi elle s’appelle marquise de Parabole… Il m’importe peu de le savoir… Elle est fort entourée ici… toujours en fêtes et en excursions… et elle mène à sa suite un troupeau d’adorateurs où il y a de tous les échantillons de l’animalité humaine.

Mais voyez comme les choses s’arrangent dans les stations balnéaires, qui sont les seuls endroits du monde où se révèle encore l’action, si contestée ailleurs, de la divine Providence.

J’ai depuis quelques jours pour voisin de chambre, à l’hôtel un monsieur d’aspect assez triste, ou plutôt très effacé… Quoique ses cheveux soient tout gris, gris comme son visage et comme son veston et, sans doute, comme son âme… quoique son dos se voûte et que ses jambes flageolent, on ne le sent pas très vieux… Il semble gauche, et maniaque… J’avais remarqué que, plusieurs fois, au dîner, dans la cour de l’hôtel, à la promenade, il m’observait avec une curiosité persistante… Cela m’agaçait, bien que dans l’expression de ses yeux, lorsqu’il me regardait, je n’eusse rien vu de personnellement hostile… Je me disposais néanmoins à faire cesser cet état de choses, violemment, quand, hier, le monsieur fit, soudain, irruption dans ma chambre…

— Excusez-moi… me dit-il… mais c’est plus fort que ma volonté… Il faut que j’en aie, enfin, le cœur net… Vous connaissez, particulièrement la marquise de Parabole… Je vous ai souvent, très souvent, rencontré avec elle, au théâtre… au restaurant…

— Je l’ai connue, en effet… répliquai-je, froidement.

Et je crus devoir ajouter niaisement :

— En tout bien… tout honneur…

— Je le sais, monsieur.

Puis, après un petit silence, il se présenta :

— Je suis le premier mari de la marquise…

Je saluai, et ayant salué, je pris une attitude nettement interrogative.

— Voilà, monsieur… J’aime toujours la marquise… Je la suis partout où elle va… Je n’ose lui parler, ni lui écrire… Alors, j’ai pensé…

— À quoi, monsieur ?

Il parut, tout à coup, très embarrassé… Et il gémit :

— Ah ! monsieur… ma destinée a quelque chose de véritablement extraordinaire… Voulez-vous me permettre de vous raconter, d’abord, l’étrange histoire de mon mariage ?

Sur un geste de consentement :


« – La marquise, dit-il, était, quand je l’épousai, une petite femme rose et blonde, très singulière, vive et charmante petite bestiole qui sautait, de-ci de-là, comme un chevreau dans la luzerne, et babillait, comme un oiseau dans les bois au printemps. À vrai dire, ce n’était pas tout à fait une femme, ni tout à fait une bestiole, ni absolument un oiselet. C’était quelques chose de plus mécanique et de très particulier, qui, par le bruit, l’intelligence, l’étourderie bavarde, le caprice virevoltant, la manière d’être si loin de mes goûts, de mes sensations, de mon amour, tenait un peu de tout cela. Ce qu’il y avait de curieux en elle, c’était son âme, une toute petite âme, une âmelette, une âme de mouche, taquine, chatouilleuse et vibrante, qui voletait sans cesse, en zigzags, autour de moi, et se cognait partout, avec des cris, des rires, à rendre fou.

« Laure était ma sixième épouse… Oui, ma sixième, en vérité ! Deux étaient mortes, je ne sais pourquoi ; les autres m’avaient quitté, un beau soir… Pourquoi ? je n’en sais rien non plus. Et ce que j’ignore plus encore, c’est la raison secrète et défavorable qui me poussa, impérieusement, à ce mariage, car je connaissais à l’avance ce qui m’y attendait.

« Ma vie, monsieur, est un tissu, si j’ose dire, de contradictions… J’ai le sentiment que je suis l’être le plus accommodant du monde, à qui sont inconnues les bouderies, les taquineries, les mauvaises humeurs. Je n’ai de volonté, d’énergie, que pour plaire à qui m’entoure. Si déraisonnables soient-ils, je me plie à tous les caprices. Jamais une plainte, une dispute, une préférence, un ordre. Je me sacrifie – au point de m’annihiler complètement, d’imposer silence à mes désirs, à mes goûts – à ce que je crois être le bonheur de qui vit avec moi. Eh bien, malgré cette persistance héroïque dans l’effacement, il m’est impossible de garder une femme plus de trois mois. Au bout de trois mois, brunes ou blondes, petites ou grandes, corpulentes ou diaphanes, je les fatigue tellement, elles arrivent à me détester tant, que fuut !… fuut !… fuuut !… les unes meurent, et les autres s’en vont, sans raison. Sans raison, je le jure, ou, du moins, sans autre raison que, étant femmes et moi homme, nous sommes, sans doute, elles et moi, des êtres absolument antipodaux l’un à l’autre.

« Oui, oui, je sais ce que l’on peut me dire… Évidemment, l’on m’accusera d’être le forgeron de mon propre malheur… Mais, voilà… Je ne puis supporter la solitude. Seul, je me crois perdu, et je deviens aussitôt la proie de douloureuses et insoutenables terreurs, qui me sont encore plus pénibles qu’une femme. Il faut, autour de ma vie, un bruit familier et quotidien. Qu’il soit musique ou grincement, il n’importe, pourvu qu’il soit et qu’il chasse les fantômes effrayants du silence.

« Je vais dire une chose peu convenable. Je vous prie donc de m’excuser, car je serai bref et me garderai d’évoquer des images lascives.

« La première nuit de mes noces, il m’arriva une étrange et désagréable aventure. Je communiais ma femme avec une ferveur exaltée, quand, brusquement, d’un coup de rein, Laure rompit l’étreinte, et me jeta de côté sur le lit en poussant un cri :

» – Mon Dieu ! que je suis oublieuse, fit-elle… Mon Dieu ! mon Dieu !… j’ai oublié ma prière à saint Joseph !

« Sans remarquer mon étonnement, ni le désordre indécent et irrité de ma chair, elle se mit mit à genoux sur le lit, et, les cheveux défaits, la gorge nue, elle se signa :

« — Ô saint Joseph, pria-t-elle, protégez petit père, petite mère, petite sœur… qu’ils soient heureux et vivent longtemps !… Protégez Plume et Kiki, mes chats bien-aimés, et aussi ce pauvre Nicolas (Nicolas était un perroquet), qui est si vieux, qui ne chante plus et que je ne voudrais pas voir mourir encore… Et puis, protégez aussi mon petit mari, afin qu’il ne me fasse pas de la peine.

« Après quoi, reprenant une posture plus conjugale, elle me dit, avec un sourire :

« — Na… c’est fait… Vous pouvez continuer, maintenant…

« Mais le charme s’était envolé… Il me fut impossible de retrouver la minute adorable. Laure en conçut quelque dépit, qu’elle voulut me cacher, mais qui resta longtemps, dans la nuit, visible au coin de sa bouche.

« Le lendemain, après le déjeuner, nous sortîmes dans la campagne. Elle fut charmante et gaie, et même un peu folle, mais sans outrance. Elle se roula dans l’herbe, tint des discours joyeux aux fleurs, aux oiseaux, aux insectes, fleur elle-même, et oiseau et insecte, tour à tour… Sa petite âme de mouche tourbillonnait dans le soleil, avec de menus ronflements… Dans un bois de châtaigniers, comme nous étions bien seuls, tous les deux, je l’embrassai… Il était déjà tard quand nous songeâmes au retour. Elle était un peu lasse, se taisait en marchant, appuyée à mon bras. Moi, j’échafaudais des palais de bonheur… silencieux aussi, de ce silence qui contient toutes les grandes paroles, toutes les grandes musiques, tous les grands tonnerres. Tout à coup, elle quitta mon bras, et vive, avec des mouvements menus et précieux, comme une pie qui saute dans l’herbe humide, le matin, elle s’engagea dans une sente qui, à droite, sur la route, descendait vers la vallée. Je criai :

« — Mais où allez-vous donc par-là ?… Où allez-vous donc par-là ?

« — Et elle continua de sautiller, légère, aérienne, dans la sente. Je la rejoignis.

« — Ce chemin ne mène nulle part, ma chère petite âme… Il mène à la rivière…

« Laure riposta :

« — Eh bien, s’il mène à la rivière… nous passerons le pont…

« — Mais il n’y a pas de pont…

« — Il n’y a pas de pont ?… Pourquoi dites-vous qu’il n’y a pas de pont ?… Vous n’êtes pas gentil, vraiment… Et pourquoi y aurait-il un chemin, s’il n’y a pas de pont ?… Ce chemin serait une chose ridicule…

« Et sévère, tout à coup, la bouche impérieuse, elle dit :

» – Je veux passer le pont, na !… Vous entendez ?… Allez par le village, si cela vous plaît…

« J’essayai doucement de la dissuader, mais elle m’imposa silence d’une voix si brève, si nette, si coupante, que je n’osai plus insister, et je suivis Laure dans la sente, parmi les grosses pierres qui nous meurtrissaient les pieds et les ronces de la haie qui déchiraient sa robe, au passage…

« Au bas de la sente, la rivière coulait, large, profonde, fermée sur l’autre rive par un épais rideau de saules et d’aulnes qui faisaient sa surface d’un vert noir, d’un vert couleur d’abîme.

» – Vous voyez bien ! lui dis-je doucement, et sans reproche… Il n’y a pas de pont… Et vous allez être très lasse.

« Elle plissa ses lèvres de dépit, ne répondit rien et resta quelques secondes à regarder l’eau verte, puis les aulnes et les saules de l’autre rive. Et nous rebroussâmes chemin, gênés tous les deux par je ne sais quoi de subitement plus lourd, oppressés tous les deux par la survenue d’un nouveau destin, qui rendait notre marche pesante et chancelante comme une montée de calvaire.

« Comme Laure tirait la jambe, très fatiguée, je lui offris, à plusieurs reprises, l’appui de mon bras. Elle le refusa net :

» – Non… non… Je ne veux pas votre bras… Je ne veux rien de vous… Vous êtes un méchant homme.

« Le soir, ma femme ne parut pas à table et ne voulut pas me recevoir dans sa chambre, qu’elle avait verrouillée.

» – Allez-vous-en… me dit-elle à travers la porte… je suis très malade… Je ne veux plus vous voir… » Vainement, je suppliai… vainement, avec une éloquence surprenante, je l’adjurai de me pardonner, si je lui avais involontairement causé de la peine… J’allai même jusqu’à m’excuser.

» – Eh bien, oui ! criai-je en tordant la clef… de la porte… Eh bien, oui… il y avait un pont…

« Elle demeura inflexible et têtue, répétant : » – Non… non… c’est fini… c’est trop tard !… Je ne veux plus vous voir… Allez-vous-en…

« Je me retirai et passai la nuit dans les larmes.

» – Mon Dieu ! me disais-je, en marchant dans ma chambre, encore une qui m’échappe… Et pourquoi ?… Et que se passe-t-il en elle ?… Ne peut-elle point me pardonner qu’il n’y ait point eu de pont sur la rivière ?… C’est possible… Déjà Clémence m’avait quitté, parce qu’un soir, en sortant du bal, il avait plu et que sa toilette fut perdue… Ou bien s’imagine-t-elle sincèrement, à cette heure, que c’est moi qui, par une cruauté raffinée, et par mon autorité bête de mari, alors qu’elle était très lasse, l’ai méchamment obligée à suivre la sente est à passer sur un pont que je savais ne pas exister ?… Je voudrais le savoir… Elle ne le sait peut-être pas elle-même… « Vraiment, ai-je de la chance ? »


Il se tut.

— Alors, lui demandai-je… vous avez divorcé ?

— Six mois après… oui… car j’étais trop malheureux…

— Elle se remaria ?

— L’année suivante, elle se remaria avec Joseph de Gardar, un charmant garçon, que je connaissais beaucoup…

Il ajouta, après une pause :

— Il en est mort…

— Ah !

— Mon Dieu, oui !

— Et comment cela ?

— Oh, monsieur, de la façon la plus comique !

Il eut un léger ricanement.


« – Voici l’anecdote, fit-il. Huit jours après leur mariage, comme ils achevaient de dîner, tous les deux, seuls, Laure dit à son mari :

» – Mon ami, je voudrais que tu prennes un bain ?

« L’œil de Gardar s’effara.

» – Un bain ?… Maintenant ?… Et pourquoi ?

» – Parce que je voudrais, mon ami.

» – Suis-je donc sale ?

« — Oh ! non… Mais je voudrais que tu prennes un bain, tout de suite.

« — Voyons, c’est de la folie !… Ce soir, oui… Mais maintenant ?

« — Oh ! je voudrais tant… tant… tant…

« Elle joignait ses petites mains ; sa voix était suppliante.

« — Ma chérie, c’est insensé ce que tu me demandes là… Et puis, je t’assure que c’est dangereux…

« — Oh ! fais-moi ce plaisir… Je voudrais, mon chéri…

« Elle vint s’asseoir sur ses genoux, l’embrassa tendrement, murmura :

« — T’en prie… tout de suite !

« Ils passèrent dans la salle de bains. Laure voulut préparer la baignoire elle-même et disposa sur une table des savons, des pâtes, des brosses, des gants de crin, des pierres ponces

« — Et c’est moi qui te frictionnerai… Tu verras comme c’est bon.

« Lui, tout en se déshabillant, protestait encore, répétait :

« — Quelle drôle d’idée !… Et puis, c’est très dangereux, comme ça, si vite… après le dîner… Tu sais, des gens en sont morts…

« Mais elle riait d’un joli rire clair et sonore.

« — Oh ! des gens… D’abord, quand on fait plaisir à sa petite femme, on ne meurt jamais.

« Il s’acharnait.

» – Et puis, je suis très propre… j’ai pris mon tub, ce matin… Je suis très propre.

» – Allons ! allons ! ne faites pas le méchant.

« Très étonné, il entra dans la baignoire, et se coula dans l’eau.

» – Là ! fit Laure… Pas que c’est amusant ? Enfonce-toi bien, mon chéri… Là !… Encore !…

« Au bout de quelques minutes, Joseph de Gardar éprouva un étrange malaise. Quoique l’eau fût très chaude, il lui semblait que ses jambes devenaient toutes froides. En même temps, il suffoquait ; et sa tête, très rouge, brûlait… Ses oreilles bourdonnaient, comme assourdies par ces cloches sonnant à toute volée.

» – Laure !… criait-il, Laure !… je me sens mal… très mal…

« Puis subitement, ses yeux agrandis montrèrent le blanc de leurs globes renversés et striés de filets rouges. Il essaya de se soulever, ses mains battirent l’eau d’un mouvement faible et crispé, et il s’affaissa, glissant au fond de la baignoire dans un grand bouillonnement.

« Laure, les lèvres un peu pincées, murmura :

» – Ah ! mon chéri, ce n’est pas gentil, ce que tu fais là…

« Et, fâchée, elle quitta le cabinet de toilette et s’alla coucher.

« Le lendemain, le valet de chambre trouva son maître noyé dans la baignoire… naturellement. »

Le monsieur hocha la tête et il dit :

— Depuis… le diable sait ce qu’elle a fait… Et le diable, en ceci, c’est vous, moi… et les autres… tous les autres…

Il se tut à nouveau, gardant encore aux lèvres une sorte de grimace ricanante… Et comme il restait là, sans un geste :

— Eh bien, monsieur ?… demandai-je.

Il répondit :

— Eh bien, voilà !… Le service que je désirais solliciter de vous n’a plus aucune raison d’être. De parler d’elle, cela m’a soulagé de son désir… C’est même une chose extraordinaire qu’elle me soit devenue aussi brusquement indifférente. Excusez-moi, monsieur, et ne vous moquez pas trop de l’étrangeté de ma visite.

Il se leva, et je l’accompagnai jusqu’à la porte, où il se confondit encore en salutations.

Je passai le reste de la journée à rêver… à me souvenir… Souvenirs comiques, en vérité, tristes rêves !…

J’ai connu la marquise, alors qu’elle était la maîtresse de mon ami Lucien Pryant, un brave et charmant garçon, aujourd’hui célèbre, riche, décoré, et qui a fait une si belle, une si rapide carrière dans l’espionnage militaire.

Tous les deux, ils m’avaient mis, tout de suite, dans la confidence de leurs amours, non par élan d’ amitié, comme vous pourriez le croire, mais parce qu’ils avaient jugé que je pouvais leur être très utile… Et puis, j’ai vraiment des dispositions particulières pour jouer les confidents de… comédie…

Lucien était pauvre à l’époque dont je parle, n’ayant pas encore eu l’occasion de livrer aux puissances étrangères les secrets – les fameux secrets de Polichinelle – de nos armements, et les plans de notre Immobilisation. De plus, il ne possédait qu’une misérable chambre, dans un triste hôtel meublé de la rue des Martyrs, quartier démodé, peu propre aux amours de ce genre…

— Tu comprends, me disait Lucien, je ne puis vraiment pas recevoir mon amie chez moi… C’est ignoble, chez moi. Des meubles en reps grenat, des fauteuils boiteux… Et si tu voyais mon lit… si tu voyais mon armoire à glace… Élégante, habituée au luxe, à tous les luxes, comme elle est, elle aurait vite fait de me lâcher… Il faut un joli cadre à l’amour !… Pense, mon cher, que je n’ai même pas de piano, et que les œuvres d’art qui décorent les murs de ma chambre ne sont que d’affreux chromos : Le Retour du Marin, La Remise des Drapeaux, un Lièvre pendu par une patte, ce qui ne doit rien suggérer à l’âme confortable et passionnée d’une femme qui possède, chez elle, des Maurice Denis – car elle est très religieuse – et qui s’est fait faire son portrait par Boldini – car elle est très… parfaitement !… C’est si bête de n’ avoir pas un appartement, ouaté, chauffé, avec des tentures, des abat-jour roses… et des tapis qui ne salissent pas les petits pieds nus !… Et si tu savais combien, du fait de cette chambre ignoble… j’ai raté de magnifiques occasions, de merveilleux soldes, chez les femmes mariées !…

— Mais, répliquai-je… ton amie est veuve et libre… Pourquoi ne te reçoit-elle pas chez elle ?

— Elle ne peut pas, mon vieux… à cause des domestiques… Et puis elle est très lancée dans le monde catholique… Elle connaît de Mun et Mackau… Elle vendait au Bazar de la Charité…

Puis il ajouta, d’une voix suppliante :

— Ton appartement, à toi, est si joli… De l’anglais et du Louis XVI, comme chez elle… et si intime… si galant !… Comme nous nous aimerions là-dedans ! Figure-toi que j’en suis à lui dire, à ma pauvre amie, qu’il m’est impossible de la recevoir chez moi… où vivent mon père, ma sœur et deux vieilles tantes paralytiques… C’est affreux !… Faudra-t-il donc que je manque encore cette occasion ?… Ah ! si tu voulais !…

À force de prières, je cédai. Trois fois par semaine, je livrai mon appartement aux libres amours de Lucien et de sa maîtresse. Je fis même très bien les choses. Je prêtai à Lucien mes babouches, mes chemises de nuit, ma parfumerie, la clé de ma bibliothèque secrète. J’eus aussi la délicatesse ingénieuse de commander, pour eux, les jours de rendez-vous, des en-cas élégants, réparateurs et substantiels : sandwiches, gâteaux au gingembre, porto, thé, etc… Je connus ainsi toutes leurs joies.

— Quel joli appartement vous avez !… me disait la marquise le soir, au restaurant, au théâtre, car – en dépit de M. de Mun, de M. de Mackau et du Bazar de la Charité, nous ne nous quittions plus… Quel goût charmant !… Il est fait pour l’amour !

— Vraiment ?… Vous trouvez ?… Vous êtes bien aimable…

— Mais par exemple, votre cabinet de toilette…

— Il ne vous plaît pas !

— Ce n’est pas cela !… Voyons… vous n’avez pas un peu honte, avec ces peintures licencieuses ?…

— Et vous ?…

— C’est comme vos livres… Quelle horreur !…

— Vous les lisez donc ?… — Enfin, vous avez un goût charmant !…

C’est ainsi que nous passions nos soirées à dire des choses graves et profondes.

Cela dura trois mois. Un jour, Lucien, pâle, défait, les larmes aux yeux, vint m’apprendre que tout était rompu, fini. Elle le trompait… Scène atroce, violente, horrible !… Au cours d’une explication, il avait dû casser trois de mes glaces et une quantité de menus bibelots très chers… Puis, il me remit la clé de mon appartement et s’en alla.

Je fus plusieurs années sans le revoir et je perdis de vue, tout à fait, la marquise de Parabole.

Je la rencontrai, un soir, dans une maison amie, chez une Autrichienne de Galata, qui recevait des gens bizarres et qui chantait du Schumann avec une voix blanche. L’exquis était, que dans cette maison amie, personne ne se connaissait, car les invités se renouvelaient sans cesse, étant principalement recrutés dans les colonies étrangères, et même dans les colonies pénitentiaires les plus élégantes de la capitale.

J’allai vivement vers Mme de Parabole. Elle était toujours jeune, belle, folle, séduisante, passionnée, un peu plus blonde qu’autrefois.

— Ah ! comme il y a longtemps ! m’écriai-je… Et qu’êtes-vous devenue… depuis la catastrophe ?…

Mmede Parabole me regarda fixement, le front barré par un violent effort de se souvenir.

— Quelle catastrophe ? fit-elle.

— Mais vous êtes bien madame de Parabole ?

— Sans doute… Et vous, monsieur, qui êtes-vous ?

— Georges Vasseur… déclarai-je en m’inclinant… Vous ne vous rappelez pas ?…

— Pas du tout !…

— Et Lucien Pryant ?

— Lucien Pryant ?… Quel Lucien Pryant ?… Attendez donc… Un petit blond ?

— Non, madame, un grand brun…

— Je ne me souviens pas du tout !

— Un grand brun que vous avez passionnément aimé… pendant trois mois… chez moi.. dans mon appartement… un appartement charmant ?…

Mme de Parabole se recueillit, appela à elle tous ses souvenirs, passa en revue tous ses amants… tous les appartements de ses amants… Et elle dit avec une sincérité évidente et douloureuse :

— Non, en vérité… un grand brun… dans votre appartement… je ne vois pas cela du tout… Et je pense que vous êtes fou, monsieur !…

Huit jours après, je la retrouvai, dans une autre maison amie, chez une Chilienne du Canada, qui chantait du Schubert avec la voix et les gants d’Yvette Guilbert… Elle m’aborda la première, empressée et souriante :

— Vous avez dû me croire folle… l’autre soir ?… Mais parfaitement, je me rappelle tout maintenant… Lucien Pryant !… Comment donc ?… Dieu qu’il était bête, le pauvre garçon !… Et comme nous l’avons trompé, tous les deux !

— Je l’ai trompé, moi ?… sursautai-je… Mais avec qui ?

— Avec moi, donc… Nos baisers… nos morsures… et mes cheveux ! Tu l’as donc oublié déjà, ingrat ?

Ce fut à mon tour d’être étonné.

— Vous faites erreur, madame… Ce n’est pas avec moi que vous avez trompé mon ami Lucien Pryant…

— Mais avec qui ?… Voyons ! .. vous étiez bien l’ami de Lucien Pryant ?

— Certes !

— Et je ne l’aurais pas trompé avec vous ?…

Elle eut une moue adorable, et des yeux incrédules…

— Alors, ce serait la première fois… Vous m’étonnez prodigieusement…

À ce moment, il se fit, dans le salon, une légère agitation. On annonçait que la maîtresse de maison allait chanter une romance de Schubert. Mme de Parabole me quitta.

Je ne l’ai pas revue…

Je ne l’ai revue qu’ici…

Peut-être lui parlerai-je demain…