Les Vivants et les Morts/Ô Dieu mystérieux

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Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 310-314).


Ô DIEU MYSTÉRIEUX…


Ô Dieu mystérieux qui n’aimez pas les êtres,
Qui les avez jetés, pleins d’amour et d’espoir,
Dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre
Pour rassurer leurs jours, pour éclairer leurs soirs,

Peut-être n’avez-vous de soucis paternels
Que pour les verdoyants et calmes paysages,
Qui sont comblés d’azur, d’allégresse, de miel,
Et d’un apaisement que n’ont pas les visages ?

— Les jeux des papillons, des oiseaux, des zéphirs,
Une branche qu’un flot de soleil ploie et marque,
Font bouger l’horizon, que l’on croit voir frémir
Comme une frêle tente au-dessus d’une barque.

Se joignant dans un net et décisif amour,
Le cristal bleu de l’air et la lente colline
Allongent leur unique et mutuel contour
Dans la molle atmosphère, assoupie et câline.


Les rameaux délicats et gommeux des sapins,
S’offrant, se refusant aux brises qui les pressent,
Et grésillant ainsi qu’un tison argentin,
Emplissent l’air de leurs parcelles de caresses :

Caresse étincelante, hésitante et sans fin,
Qui ne se lasse pas, et, toute une journée,
Imite sur l’azur éblouissant et fin
L’élan d’une âme active et toujours enchaînée.

Des papillons s’en vont comme des messagers
De la pelouse à l’arbre et de l’arbre à la nue,
Et leur vol oscillant tâche de s’alléger
De l’importune ardeur à leurs flancs retenue.

Tout est heureux parmi ce ploiement des rameaux ;
Dans le lointain, un chien impétueux aboie ;
Un train coule, rapide et lisse comme une eau ;
Et partout c’est la joie : antique et neuve joie !

— Ah ! puisque vous n’étiez, Dieu des cieux enivrés,
Qu’un Sultan amoureux des jardins et des arbres,
Qui, la nuit, contemplez les bleus poissons nacrés
Que la lune nourrit dans son bassin de marbre,


Puisque, Dieu d’Orient, opulent et cruel,
Vous n’aimiez du sol noir où les hommes expirent
Que ces tapis de fleurs, ces châles sensuels
Bariolés ainsi que de lourds cachemires,

Pourquoi nous avez-vous placés dans ces jardins
Où, l’esprit enfiévré de naïve puissance,
Ignorant votre immense et nonchalant dédain
Nous cherchons à goûter votre invisible essence ?

— Pauvres gladiateurs qui n’ont droit qu’à la mort,
La splendeur de l’espoir nous entraîne et nous broie ;
Quel but assignez-vous au courage, à l’effort,
Puisque l’homme n’est pas désigné pour la joie ?

Du haut de vos balcons, sur les divans des cieux,
Le bras traînant au bord des pompeuses nuées,
Vous regardez, Sultan d’Asie aux cheveux bleus,
La sombre armée humaine, avide et dénuée.

Vous savez que l’homme est l’esclave révolté,
Celui dont le désir a dépassé vos règles,
Et dont l’esprit, plus haut que la sérénité,
A le frémissement des prunelles de l’aigle.


Et vous vous détournez de son sublime orgueil :
Qu’il souffre, qu’il s’obstine ou défaille, qu’importe ?
Son passage ne fait pas d’ombre sur votre œil
Qu’enchantent des jets d’eau sous les arceaux des portes.

Vous dites : « Que me veut ce lutteur irrité,
Qui, par moi introduit dans la royale arène
Pour servir de spectacle à mon oisiveté,
Pense pouvoir fléchir ma langueur souveraine ?

Que les chaleurs, les eaux, les tigres des forêts
Le détruisent, qu’il aille en ces métamorphoses
Où toujours ma puissance invincible apparaît ;
Je ne distingue pas l’homme d’avec les choses… »



— Que vos jardins sont beaux, que vos vergers sont clairs,
Seigneur ! Père des flots, des saisons, des contrées ;
Des cymbales d’argent semblent frapper les airs,
Et soulèvent aux cieux des trombes azurées !

Non, nous n’avions pas droit à vos soins vigilants,
Notre grandeur n’est pas le fruit d’or de votre œuvre ;
Vous nous aviez créés d’un cœur indifférent,
Comme le rossignol et la verte couleuvre.


Vous ne pouviez savoir que de vos frais matins,
De vos nuits, que les vents transportent d’allégresse,
Nous ferions, nous, rêveurs exigeants et hautains,
Le temple de notre âpre et frénétique ivresse ;

Que toujours désirant et jamais satisfaits,
Aux flèches du désir ajoutant le reproche,
Nous emplirions l’éther insensible et parfait,
D’un chant plus remuant que l’orage et les cloches ;

Que l’amour et la mort, dont vous aviez lié
Les mains, dans une sage et suave harmonie,
Seraient pour nous, héros toujours à l’agonie,
Le mystique portail avec ses deux piliers ;

Que nous appellerions amour, splendeur, désastre,
Ce qui n’est à vos yeux que la pente du sort.
Et qu’avec nos orgueils, nos défis, nos transports,
Nous viendrions, — Bouddha qui rêvez dans les astres,
Près de la lune, blanc lotus mort à demi,
Écoutant la musique éparse et frémissante
Que font les sphères d’or en leur course dansante, —
Troubler par nos sanglots votre rire endormi…