Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 23.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 81-84).


Des choſes qui m’arriuerent apres mon partement d’Aaru.


Chapitre XXIII.



Ayant pris congé du Roy d’Aaru, ie m’embarquay tout incontinent, & partis preſqu’à Soleil couché, allant à val la riuiere à force de rames, iuſques à vn hameau, qui eſt à ſon emboucheure, compoſé de dix ou douze maiſons couuertes de chaume. Ce lieu n’eſt habité que de gens fort pauures, & qui ne gaignent leur vie en ce païs qu’à tuer des Lezards, du foye deſquels ils font du poiſon pour frotter les poinctes des fleſches dont ils combatent. Car le poiſon de ce lieu, principalement celuy qu’ils nomment Pocauſilim, eſt tenu d’eux pour le meilleur de ces contrées, à cauſe que la bleſſeure en eſt ſans remede. Le lendemain apres que nous fuſmes partis de ce hameau, nous fiſmes voile le long de la coſte auec vn vent de terre, iuſqu’au ſoir que nous doublaſmes les Iſles d’Anchepiſan, puis le reſte du iour, & partie de la nuict nous cinglaſmes en mer pour nous eſloigner de terre. Mais enuiron la premiere garde le vent ſe changea en Nordeſt, car tels vents ſont ordinaires en ceſte Iſle de Samatra : ce qui fit que la mer fut eſmeuë de telle ſorte par la violence de la tourmente, que nous penſions tous eſtre perdus, à cauſe que noſtre Lanchare n’auoit plus, ny maſt, ny voile, l’vn & l’autre ayant eſté mis en pieces par la tempeſte, d’ailleurs l’eau y entroit deſia par trois endroits proches de la quille, & l’abondance en fut ſi grande en fort peu de temps, qu’incontinent nous allaſmes à fonds, ſans pouuoir ſauuer aucune choſe que ce fuſt. Peu de gens auſſi s’eſchapperent, car de vingt-huict hommes que nous eſtions dedans, il y en euſt vingt-trois de noyez en moins de demy quart d’heure. Pour nous autres cinq qui reſtaſmes par la miſericorde de Dieu, tous bleſſez que nous eſtions, nous paſſaſmes le reſte de la nuict ſur des eſcueils, où les vagues de la mer nous ietterent. Là tout ce que nous peuſmes faire fut de nous plaindre les larmes aux yeux, du triſte éuenement de noſtre infortune. Et dautant qu’en ce temps-là nous ne ſçauions, ny quel conſeil prendre, ny quelle route, à cauſe que le païs eſtoit tout mareſcageux, & enuironné d’vne ſi eſpaiſſe garenne, qu’vn oyſeau, pour petit qu’il fuſt, eut peu difficilement paſſer à trauers les branches, tant ces arbres ſauuages eſtoient touffus, nous demeuraſmes donc là par l’eſpace de trois iours, accroupis ſur le petit rocher, où nous n’auions pour tous alimens que les limons & les immondices que l’eſcume de la mer y produiſoit. Apres ce temps-là que nous paſſaſmes miſerablement, & auec beaucoup de peine, ſans ſçauoir à quoy nous reſoudre, nous marchaſmes tout vn iour le long de l’Iſle de Samatra, enfoncez dans la vaſe iuſqu’à la ceinture, & enuiron le Soleil couché nous arriuaſmes à l’emboucheure d’vne petite riuiere, large d’vn traict d’arbaleſtre, que nous n’oſaſmes entreprendre de paſſer à nage, pour eſtre profonde, & nous fort laſſez. Ainſi nous fuſmes contraints de paſſer toute la nuict en ce lieu, enfoncez dans l’eau iuſqu’au col. À ceſte miſere eſtoit iointe la grande incommodité que nous apportoient les taons & les mouſcherons, qui ſorti des bois prochains nous picquoient de telle ſorte, qu’il n’y auoit pas vn de nous qui ne fuſt tout en ſang. Le lendemain, ſi toſt que nous apperceuſmes le iour, qu’vn chacun de nous deſiroit fort de voir, bien que nous euſſions peu d’eſperance de viure, ie demanday à mes quatre compagnons, tous Mariniers, s’ils connoiſſoient ce pays-là, & s’il n’y auoit point aux enuirons quelque hameau où l’on pût treuuer du monde ? Surquoy le plus vieil de tous, qui eſtoit marié à Malaca, ne pouuant retenir ſes larmes ; Helas ! me reſpondit-il, le lieu qui nous eſt maintenant le plus propre à vous & à moy, c’eſt le ſeiour de la mort, que par la miraculeuſe aſſiſtance du Tout-puiſſant, il faudra que nous rendiõs compte de nos pechez deuant qu’il ſoit peu de temps. Voila pourquoy il eſt neceſſaire de nous tenir preſts, ſans differer dauantage, puis qu’il eſt certain que nous deuons bien-toſt eſprouuer vne peine beaucoup plus grande que celle que nous endurons à preſent : prenons donc en patience ce qui nous eſt enuoyé de la main de Dieu. Pour moy, ie te prie de ne perdre point courage, quelque choſe que tu voye, & que l’apprehenſion de mourir ne t’effraye point, puiſque tout bien conſideré il n’importe que ce ſoit auiourd’huy, ou demain. Cela dit, il m’embraſſa fort eſtroittement, & auec les larmes aux yeux, il me pria de le faire Chreſtien, pource, diſoit-il, qu’il tenoit pour vne choſe aſſeurée, laquelle il confeſſoit & croyoit fermement, qu’il luy suffiſoit de l’eſtre pour ſauuer ſon ame : ce qu’il ne peuuoit faire autrement dans la maudite ſecte de Mahomet, où il auoit veſcu iuſqu’alors, & dequoy il demandoit pardon à Dieu. Ayant acheué de proférer ces dernieres paroles, il demeura mort entre mes bras. Car il eſtoit ſi foible qu’il n’en pouuoit plus, tant pour n’auoir mangé de long-temps, que pour vne grande bleſſeure que le fracas de la Lanchare luy auoit faite à la teſte, par où l’on luy voyoit toute la ceruelle gaſtée & pourrie, comme n’ayant eſté penſé, ioinct que dans ſa playe il y eſtoit entré vne quantité d’eau ſalée, & que les mouſcherons l’auoient endommagée par leur morſure. Et certainement ce fut bien à mon grand regret que ie ne le peu ſecourir, tant pour le peu de commodité que i’en auois, que pour me treuuer ſi foible, que preſque à chaque pas que ie faisois, ie tombois dans l’eau comme eſuanoüy, à cauſe de la grande abondance de ſang que ie perdois, pour les bleſſeures que i’auois à la teſte, & ſur les eſpaules. L’ayant enſeuely dans la vaſe le mieux que nous peuſmes, les autres trois Mariniers & moy priſmes reſolution de trauerſer la riuiere, pour nous en aller dormir ſur des grands arbres que nous voyons de l’autre coſté, de crainte des Tygres & des Crocodiles dont ceſte contrée eſt plaine, ſans y comprendre beaucoup d’autres animaux fort veneneux, comme vne infinité de ces couleuures chaperonnées, dont i’ay parlé cy deuant au 14. chap. & tout plein d’autres ſerpens eſmaillez de verd & de noir, dont le venin eſt ſi contagieux, qu’ils tuënt les perſonnes ſeulement de leur haleine. Ceſte reſolution ainſi priſe, i’en priay deux de paſſer les premiers, & l’autre de demeurer auec moy pour me ſoulager dans l’eau, à cauſe que pour mon extréme foibleſſe ie pouuois à peine me ſouſtenir ſur les pieds. Alors voyla que l’vn des deux ſe ietta tout incontinent dans l’eau, tous deux nous exhortans à les ſuiure, & à n’auoir point de peur. Mais helas ! ils furent à peine au milieu de ceſte riuiere, qu’ils ſe virent attaquez par deux grands Lezards, qui tout deuant nous, & en vn inſtant les mirent en pieces, & les traiſnerent à fonds, laiſſans la riuiere toute ſanglante : ce qui nous fut vn obiet ſi effroyable, que nous n’euſmes pas la force de crier, & pour moy ie ne ſçay, ny qui me tira hors de l’eau, ny comme quoy i’eſchappay. Car ie m’eſtois, deſia mis dans l’eau iuſqu’à la ceinture, auec cet autre marinier qui me tenoit par la main, à qui l’apprehenſion du danger preſent auoit oſté la connoiſſance de ſoy-meſme.