Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 61.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 214-216).



Comme Antonio de Faria partit de cette riuiere de Tinlau, pour s’en aller à Liampoo, & du mauuais ſuccés qu’il euſt en cette nauigation.


Chapitre LXI.



Apres qu’Antonio de Faria euſt eſté en cette riuiere de Tinlau vingt-quatre iours, durant leſquels tous les bleſſez furent gueris, il partit pour s’en aller droit à Liampoo, où il faiſoit deſſein de paſſer l’hyuer, afin qu’à l’entrée du Printemps il pût faire le voyage des mines de Quoanjaparu, comme il auoit reſolu auec Quiay Panjan, qui eſtoit le Corſaire Chinois qu’il auoit en ſa compagnie ; mais comme il eut aduancé iuſqu’à la pointe de Micuy, qui eſt à vingt ſix degrez de hauteur, il ſuruint vne ſi grande tempeſte vers le Nord oüeſt, que les Pilotes furent d’aduis d’amener le trinquet, pour ne retourner arrierre de leur route. Dauantage ce mauuais temps ſe chargea ſi fort ſur l’apreſdinée à force de pluye, & la mer ſe groſſit de telle ſorte, que les deux Lanteaas de rame n’en pûrent ſouffrir la violence ; tellement qu’elles retournerent ſur le ſoir vers terre, à deſſein de gagner la riuiere Xilendau, qui eſtoit à vne lieuë & demie de là. Alors Antonio de Faria apprehendant qu’il ne luy arriua quelque malheur, fiſt leuer les rames le plus promptement qu’il puſt, & ſuiuit ſa route auec cinq ou ſix pans de voile ſeulement, tant pour ne les ſurpaſſer, qu’à cauſe de l’impetuoſité du vent qui eſtoit ſi grande, que les Nauires n’en pouuoient porter dauantage. Cependant comme la nuit eſtoit fort obſcure, & les vagues pouſſées les vnes contre les autres, ils ne pûrent iamais reconnoiſtre vn banc de ſable, qui eſtoit entre l’Iſle & la pointe d’vn rocher ; de maniere que paſſant par deſſus il les chocqua ſi rudement, que la ſoubre-quille creua par trois ou quatre endroits, auec vn peu de la quille d’embas. Vn Canonnier voulant alors mettre le feu à vn fauconneau, afin que les autres Iuncos les vinſſent ſecourir en cette affliction, Antonio de Faria n’y voulut iamais conſentir, diſant que puis que noſtre Seigneur auoit agreable qu’il ſe perdit en ce lieu-là, qu’il n’y auoit point d’apparẽce que les autres y fiſſent naufrage à cauſe de luy ; mais qu’il prioit vn chacun de le ſecourir, tant par le trauail manuel, que par ſecrettes prieres, en demandant à Dieu pardon des pechez commis, afin d’obtenir grace pour l’amendement de leur vie. Surquoy il les aſſeura, que s’il ſe faiſoit ainſi, en fort peu de temps ils ſeroient deliurez de tout danger. Cela dit, il fit coupper le grand maſt ioignant le tillac, qui ne fut pas pluſtoſt abbatu que le Iunco demeura plus en repos qu’auparauant. Mais helas ! ſa cheute couſta la vie à trois Mariniers, & à l’vn de nos valets, qui s’eſtans trouuez deſſous lors qu’il vint à cheoir, en furent tous eſcraſez. Par meſme moyen il fit coupper tous les autres maſts de pouppe & de proüe, & raſer les œuures mortes comme les chambres, & les galeries de dehors ; de ſorte que tout demeura à raze du premier tillac. Et quoy que tout cela ſe fit auec vne diligence incroyable, neantmoins il ne nous ſeruit preſque de rien ; parce que le temps eſtoit ſi irrité, la mer ſi enflée, la nuit ſi obſcure, les vagues ſi furieuſes, la pluye ſi forte, & l’impetuoſité de l’orage ſi inſupportable, qu’il n’y auoit perſonne qui fut capable d’y reſiſter. Cependant voila que les autres quatre Iuncos nous firent auſſi vn ſignal comme s’ils ſe fuſſent perdus. Surquoy Antonio de Faria iettant les yeux vers le Ciel, & ioignãt les mains, Seigneur, dit-il deuant tous, comme par voſtre miſericorde infinie vous vous eſtes chargé en croix de ſatisfaire pour les pecheurs ; ainſi ie vous ſupplie que tout miſericordieux que vous eſtes, par le chaſtimẽt de voſtre dinine Iuſtice, ie puiſſe endurer ſeul les offenſes que ces hommes que voicy vous ont faites, puiſque ie ſuis la principale cauſe de ce qu’ils ont peché contre voſtre diuine bonté. Permettez donc, Seigneur, qu’en vne ſi triſte nuit ils ne ſe puiſſent voir en l’eſtat où ie me trouue à preſent reduit à cauſe de mes pechez. C’eſt pourquoy, Seigneur, ie vous prie auec vne ame repentante, & au nom de tous, encore que ie ne ſois pas digne d’eſtre ouy de vous ; qu’au lieu d’auoir eſgard à nos pechez, vous nous regardiez des yeux de voſtre pitié, & de cette infinie miſericorde dont vous eſtes remply. Apres ces paroles ils ſe mirent tous à dire, Seigneur Dieu miſericorde, auec des cris ſi pitoyables, qu’il n’y euſt celuy qui ne ſe paſmaſt de douleur & de triſteſſe ; & comme tous les hommes qui ſe trouuent en de ſemblables afflictions, ſe laiſſent porter naturellement à la conſeruation de leur vie, ſans penſer qu’à cela ſeulement, il n’y euſt celuy d’entr’eux qui ne cherchaſt les moyens de ſauuer la ſienne, tellement que tous enſemble s’employerent à deſcharger leur vaiſſeau, iettant leur marchandiſe dans la mer. Pour cét effect il ſauta au bas du Nauire enuiron cent hommes, tant Portugais, qu’eſclaue, & Mariniers, qui en moins d’vne heure ietterent tout dans la mer, ſans qu’en vn danger ſi eminent ils priſſent garde à ce qu’ils faiſoient, car ils y jetterent meſme douze grandes quaiſſes pleines de lingots d’argent, que l’on auoit priſes à Coja Acem en cette derniere rencontre, ſans y comprendre pluſieurs autres choſes de grand prix, dont le Nauire fut allégé.