Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 64.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 223-226).


De la lettre qu’Antonio de Faria eſcriuit au Mandarin de Nouday, ſur le ſujet de ſes priſonniers, enſemble quelle en fut la reſponſe, & ce qu’il fiſt depuis.


Chapitre LXIV.



Cette reſolution priſe, l’on tint le conſeil pour ſçauoir de quelle façon on ſe deuoit gouuerner en cette affaire ; ſurquoy il fut reſolu qu’il la falloit traitter ſans delay, & à l’amiable auec le Mandarin, à qui pour cet effet l’on enuoyeroit demander ces priſonniers, auec promeſſe de donner pour leur rançon ce qui ſeroit treuué raiſonnable, & que ſuiuant ſa reſponſe l’on prendroit vne plus ample reſolution ſur ce qu’on auroit à faire. L’on fiſt donc à meſme temps requeſte conforme au ſtile dont l’on auoit accouſtumé de ſe ſeruir en iugement, & Antonio de Faria l’enuoya au Mandarin par deux des Chinois qu’il auoit pris, & qui ſembloient les plus honorables. Par meſme moyen il luy fiſt tenir vn preſent qui valoit deux cents ducats, luy ſemblant que cela deuoit ſuffire entre gens d’honneur, pour l’obliger à rendre ces priſonniers ; mais il en arriua bien autrement comme l’on verra cy-apres. Car ſi toſt que ces Chinois furent partis, & qu’il eurent donné leur requeſte & leur preſent, ils s’en retournerent le lendemain, auec vne reſponſe eſcripte ſur le dos de la requeſte, dont la teneur eſtoit telle : Que ta bouche ſe vienne preſenter à mes pieds : & apres t’auoir ouy ie te feray iuſtice, & te la garderay ſi tu l’as. Antonio de Faria voyant la mauuaiſe reſponſe du Mandarin, & combien eſtoient altieres ſes paroles, en demeura fort triſte, & grandement affligé, pource qu’il recognuſt bien par ce commencement, qu’il auroit beaucoup de peine à deliurer ſes compagnons ; de maniere que ayant communiqué cette affaire en particulier à quelques-vns, qui pour cét effet furent appellés, il ſe trouuerent d’opinion differente ; neantmoins apres y auoir bien penſé, il fut à la fin conclu, qu’il y falloit enuoyer vn autre meſſager, qui luy demandaſt auecque plus d’efficace les priſonniers & offriſt pour leur rançon iuſques à la ſomme de deux mille Taeis en lingots d’argent & en marchandiſe, luy declarant qu’il ne partiroit point de ce lieu iuſqu’à ce qu’il les euſt renuoyés ; car il faiſoit ſon compte que cette reſolution l’obligeroit poſſible à faire ce qu’il luy auoit refuſé par vn autre voye, ou qu’il s’y porteroit par la conſideration du gain & de l’intereſt. Ainſi les deux meſmes Chinois partirent pour la ſeconde fois, auec vne lettre cloſe comme d’vne perſonne à vne autre, ſans aucune ſorte de ceremonies, ny de vanitez, dont ces Gentils ont accouſtumé d’vſer entr’eux ; ce qu’Antonio de Faria fiſt expres, afin que par l’aigreur de cette lettre le Mandarin reconnuſt qu’il eſtoit picqué au ieu, & reſolu d’executer ce qu’il luy eſcriuoit. Mais deuant que paſſer outre ie veux ſeulement deduire icy les deux points du contenu de la lettre, qui furent cauſe de l’entiere ruyne de cette affaire. Le premier fut, en ce qu’Antonio de Faria luy dit, qu’il eſtoit vn marchand eſtranger, Portugais de nation, qui s’en alloit en marchandiſe vers le port de Liampoo, où il y auoit pluſieurs marchands eſtrangers comme luy, qui payoient fort bien la doüane accouſtumée, ſans qu’ils fiſſent iamais aucun vol, ny aucune méchanceté, comme ils aſſeuroient. Le ſecond point fut, pource qu’il diſoit que le Roy de Portugal ſon maiſtre eſtoit allié d’vne vraye amitié de frere auec le Roy de la Chine, ce qui eſtoit cauſe qu’ils s’en alloient traficquer en ſon païs, pour la meſme raiſon que les Chinois auoient accouſtumé d’aller à Malaca, où ils eſtoient traittés auec toute verité, faueur & iuſtice, ſans qu’il leur fuſt fait aucun tort. Or combien que ces deux points fuſſent deſagreables au Mandarin, ſi eſt-ce que touchant le dernier particulierement, par lequel il nommoit le Roy de Portugal frere du Roy de la Chine, il le priſt en ſi mauuaiſe part, que ſans auoir eſgard à rien que ce fuſt, il commanda qu’on foüetaſt cruellement ceux qui auoient apporté la lettre, meſme il leur fiſt coupper les oreilles, & ainſi il les renuoya auec vne reſponce à Antonio de Faria, eſcrite ſur vn meſchãt morceau de papier tout déchiré, où ſe liſoient ces paroles : Puante charongne, née des mouches croupies dans le plus vilain cloüaque qu’il y puiſſe auoir dãs les cachots des priſonniers, qu’on ne nettoye iamais, qui a donné l’aſſurance à ta baſſeſſe, d’entreprendre d’eſplucher les choſes du Ciel, ayant fait lire ta requeſte, par laquelle comme Seigneur que ie ſuis, tu me pries d’auoir pitié de toy, qui n’est qu’vn pauure miſerable ? Comme genereux que ie ſuis, ma grandeur eſtoit déja preſque ſatisfaicte du peu que tu me preſentois, i’auois quelque inclination à t’accorder ta demande, lors que mon oreille a eſté touchée par l’horrible blaſpheme de ton arrogance, qui te fait appeller ton Roy frere du fils du Soleil, Lyon couronné par vne puiſſance incroyable au throſne du monde, aux pieds duquel ſont ſoubmiſes toutes les couronnes de ceux qui gouuernent la terre, voire tous les ſceptres ne ſeruent que d’agraphes a ſes tres-riches ſandales eſcraſées par le frotement de ſes talons, comme le certifient ſoubs la loy de leurs verités les eſcriuains du Temple de l’or, & ce par toute la terre habitable. Sçache donc que pour la grande hereſie que tu as proferée, i’ay fait bruſler ton papier repreſentant en iceluy par ceremonie d’vne cruelle iuſtice la vile ſtatuë de ta perſonne, deſirant t’en faire de meſme pour l’enorme crime que tu as commis. A cauſe dequoy ie te commande que tu faſſes voile tout maintenant, afin que la mer qui te ſouſtient ne ſoit point maudite. Si toſt que l’interprete, qu’ils appellent Tauſud, eut acheué de lire la lettre, & qu’il eut expliqué ce qu’elle diſoit, tous ceux qui l’ouyrent furent grandement honteux ; entre leſquels il n’y en eut point à qui cet affront fuſt plus ſenſible qu’à Antonio de Faria, qui demeura confus vn aſſez long temps, ſe voyant priué tout à fait de l’eſperance de racheter ſes priſonniers ; de maniere qu’apres qu’ils eurent tous bien examiné ces inſolentes paroles cõtenues dans la lettre du Mandarin, & ſa grande diſcourtoiſie, ils conclurent en fin qu’il falloit mettre pied à terre & attaquer la ville, ſur l’eſperãce que Dieu les aſſiſteroit, puiſque leurs intentions eſtoient bonnes. Pour cet effet ils ordonnerent incontinent des vaiſſeaux pour gaigner la terre qui furent quatre grandes barques de peſcheurs qu’ils auoient priſes la nuit paſſée. Sur quoy faiſant le denombrement des gens qu’il y pouuoit auoir pour cette entrepriſe, il y en fut trouué trois cens, dont il y en auoit quarãte Portugais de nation. Pour les autres ils eſtoient eſclaues & mariniers, ſans y comprendre les hommes de Quiay Panjan, dont il y auoit cent ſoixante harquebuſiers, & les autres eſtoient armés de pieux & de lances, & auoient auec cela des bombes à feu, & autres telles choſes neceſſaires pour l’effet de leur entrepriſe.