Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 67.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 234-237).


De ce qu’Antonio de Faria fiſt à ſon arriuée aux ports de Liampoo, & des nouuelles qu’il euſt en ce lieu de ce qui paſſoit dans le Royaume de la Chine.


Chapitre LXVII.



Entre ces deux Iſles, que les habitans du païs, & ceux qui nauigent en cette coſte, appellent les ports de Liampoo, il y a vn canal vn peu plus large que deux portées d’harquebuſe, profond iuſqu’à vingt cinq braſſes, où en certains endroits il y a des riuages fort bons pour y ancrer, enſemble vne agreable riuiere d’eau douce, qui prend ſa ſource du haut d’vne montagne, & paſſe par des boccages fort eſpais de Cedres, de Cheſnes, & de Sapins, dequoy beaucoup de Nauires font prouiſion pour s’enſeruir d’antennes, de maſts, & de planches, ſans qu’il leur en couſte rien. Ce fut en ces Iſles qu’Antonio de Faria moüilla l’ancre vn Mercredy matin. Mais deuant que paſſer outre Mem Taborda & Antonio Anriquez, luy demanderent congé de s’en aller aduertir la ville de ſon arriuée, afin de ſçauoir par meſme moyen quelles nouuelles il y auoit dans le pays, & s’il ne s’y parloit point de ce qu’il auoit fait à Nouday. Car en cas que ſon arriuée fuſt dommageable à ce lieu en la moindre choſe que ce fût, il eſtoit reſolu de s’en aller hyuerner en l’Iſle de Pullo Hinhor ; ſurquoy ils luy promirent de l’aduertir en diligence de tout ce qu’ils apprendroient. A cela Antonio de Faria fiſt reſponſe, qu’il approuuoit grandemẽt cet aduis, qu’il leur accorderoit le congé qu’ils demandoient. Alors il enuoya par eux meſmes certaines lettres qu’il addreſſoit aux principaux de ceux qui pour lors gouuernoit en la ville, par leſquelles il leur faiſoit vn bref recit du ſuccés de ſon voyage, & les prioit inſtãment de le conſeiller ſur ce qu’ils auoient enuie qu’il fiſt, adiouſtant qu’il eſtoit tout preſt à leur obeïr. A ces paroles de compliment il en adjouſta pluſieurs autres ſemblables, d’où il reuient ſouuẽt beaucoup de profit, ſans qu’elles couſtent rien. Antonio Anriquez & Mem Taborda partirent ce meſme iour ſur le tard, cependant qu’Antonio de Faria ne bougeaſt de là, en attendant les nouuelles qui luy viendraient ; il eſtoit bien deux heures de nuit quand il arriuerent tous deux à la ville, où ſi toſt que les habitans les virent, & qu’ils ſceurent d’eux les nouuelles qu’ils apportoient, enſemble le ſuccés de leur voyage, ils demeurerent fort eſtonnez ; comme en effet la nouueauté d’vn tel cas le requeroit ainſi. Ils s’aſſemblerent donc incontinent au ſon d’vne cloche dans l’Egliſe noſtre Dame de la Conception, qui eſtoit la Catedrale de ſix ou ſept qu’il y auoit en cette ville. Là ils traitterent entr’eux de ce qu’Antonio Anriquez & Mem Taborda leur auoient dit ; puis voyant qu’Antonio de Faria auoit vſé d’vne grande libéralité, tant enuers eux, qu’enuers tous les autres qui auoient part dans le Iunco, ils reſolurent de luy ſatisfaire en partie par des demonſtrations d’affection & de reconnoiſſance, faiſant ſuppleer tous les deux au peu de pouuoir qu’ils auoient. Pour cet effet ils luy firent pour reſponſe vne lettre qu’ils ſignerent tous generalement, comme vne concluſion priſe en vne aſſemblée, & la luy enuoyerent incontinent, enſemble deux Lanteaas pleines de quantité de rafraichiſſemens, & ce par vn Gentil-homme d’entr’eux nommé Hieroſme de Rego, homme deſia vieil, de ſçauoir & d’autorité. Dans cette lettre ils le remercioient en termes tous remplis de courtoiſie, de la grande obligation qu’ils auoient tous en general, tant pour la grande faueur qu’il leur auoit faite en leur oſtant leur marchandiſe entre les mains des ennemis, comme pour l’extréme affection qu’il leur auoit teſmoignée, en vſant enuers eux d’vne grande liberaliré, pour laquelle ils eſperoient que Dieu luy ſatisferoit en abondance des biens de ſa gloire ; Quant à la crainte qu’il auoit d’hiuerner en ce lieu, à cauſe de ce qui s’eſtoit paſſé à Nouday, qu’il ſe tint aſſeuré de ce coſté la, pource que le païs n’eſtoit alors ſi plein de repos, que cela fut capable de luy donner du reſſentiment, pour eſtre aſſez troublé d’ailleurs, tant pour l’amour du Roy de la Chine, que pour les diſſentions qu’il y auoit en tout le Royaume, parmy treize opposans, qui pretendans tous à la Couronne tenoient la campagne, afin que par la force des armes ils euſſent moyen de vuider vn different, qui ne ſe pouuoit terminer par le droit. A quoy ils adiouſtoiẽt que le Tutan Nay premiere perſonne apres le Roy ; & qui commandoit ſouuerainement comme le Roy meſme, eſtoi aſſiegé dans la ville de Quoanſy, par le Prechau Muan Empereur des Cauchins, en faueur duquel l’on tenoit que le Roy de Tartarie s’en venoit fondre dans le pays, auec vne armée de neuf cens mille hommes ; de maniere que tout eſtoit tellement broüillé & meſlé entr’eux, que quand meſme il auroit raſé la ville de Canton, c’eſt dequoy l’on ne ſe ſoucieroit pas beaucoup, qu’ainſi à plus forte raison ils pouuoient penſer qu’on tiendroit pour grandement indifferent ce qui s’eſtoit paſſé à Nouday ; qui dans la Chine à comparaiſon de pluſieurs autres, n’eſtoit pas plus grande que Oeyras en Portugal, pour eſtre egalé à Liſbone. Qu’au demeurant pour l’aſſeurance de la bonne nouuelle qu’il leur auoit enuoyée, d’eſtre arriué en leur port, ils le prioient inſtamment qu’il luy plût y demeurer à l’ancre ſix iours, afin que durant ce temps-là ils euſſent moyen de luy accommoder vn lieu propre à le receuoir, puis que par cela ſeulement ils luy pouuoient teſmoigner leur bonne volonté, n’eſtant pas capables de dauantage pour le preſent, ny de s’acquitter de tant d’obligations, dont ils luy eſtoient redeuables. Ces paroles de courtoiſies eſtoient ſuiuies de pluſieurs autres complimens auſquels Antonio de Faria reſpondit auec la bienſeance requiſe. Cependant leur voulant complaire il leur accorda ce qu’ils luy demandoient, & dans les deux meſmes Lanteaas d’où luy eſtoient venus les rafraichiſſemens, il enuoya en terre les malades & les bleſſés qu’il auoit dans ſes nauires, que ceux de Liampoo receurent auec de grands teſmoignages d’affection & de charité : car à l’heure meſme ils furent logée dans les maiſons des plus riches, & pourueus magnifiquement de tout ce qui leur eſtoit neceſſaire, ſans qu’il leur manquaſt aucune choſe. Or durant les ſix iours qu’Antonio de Faria demeura en ce lieu il n’y eut point d’homme de qualité en toute la ville qui ne le vinſt viſiter auec quantité de preſens & de diuerſes ſortes de prouiſions, de rafraichiſſemens & de fruits, le tout en ſi grande abondance, que nous eſtions eſtonnés de ce que nous voyons deuant nous, principalement de la grande proprieté & magnificence dont toutes ces choſes s’accompagnaient.