Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 70.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 245-249).


Du manifique banquet que les Portugais de Liampoo firent à Antonio de Faria, & à ſes compagnons.


Chapitre LXX.



La Meſſe eſtant acheuée, les quatre principaux Gouuerneurs de la ville ou cité de Liampoo, ainſi que les noſtres les nõmoient, qui eſtoient Matthieu de Brito, Lançarot Pereyra, Hieroſme de Rego, & Triſtan de Gaa, s’en vindrent à Antonio de Faria, & l’emmenerent auec eux en la compagnie de tous les Portugais, qui eſtoient plus de mille hommes de nombre. Auec cette compagnie il fut conduit en vne grande place qui eſtoit deuant ſa maiſon, toute entourée d’vn eſpais boccage de chaſtaigniers tels qu’ils eſtoient venus des bois, tous chargez de fruit, & hornez par le haut de quantité d’eſtendars & de banderolles de ſoye, le tout jonché par en bas de forces flambes & bois de roſes vermeilles & blanches, dont il y en a vne tres-grande abondance à la Chine. Dans ce bocage eſtoiẽt dreſſées trois longues tables, & entourées d’vne paliſſade de myrthe fort longue auſſi, dont toute la place eſtoit enuironnée, ou il y auoit pluſieurs conduits d’eau qui couroient des vns aux autres, par certaines inuentions des Chinois qui eſtoient ſi ſubtiles, que nul n’en pouuoit reconnoiſtre le ſecret. Car par le moyen d’vn certain ſoufflet, tel que peut eſtre celuy d’vn orgue, auquel le principal conduit aboutiſſoit, l’eau rejaliſſoit ſi haut, que lors qu’elle venoit à deſcendre en bas elle tomboit auſſi menu que de la roſée : de ſorte qu’auec vn ſeul pot remply d’eau on pouuoit arrouſer cette grande place. Deuant ces trois tables fe voyoient dreſſez de meſme trois grands buffets pleins de quantité de porcelaine tres-fine, & où ſe voyoient ſix grands vaſes d’or, que les marchands Chinois auoient apportez & emprunté des Mendarins de la ville de Liampoo. Car en ce pays là les perſonnes de qualité ſe ſeruẽt tous en vaiſelle d’or, & l’argent n’eſt que pour ceux de moindre condition. Ils apporterent auſſi pluſieurs autres pieces de vaiſſelle toute d’or comme grands baſſins, ſalieres, & couppes fort agreables à la veuë, ſi de temps en temps elles n’euſſent donné de l’enuie à ceux qui les regardoient. Apres qu’on eut congedié ceux qui n’eſtoient pas du bãquet, il n’y demeura que les conuiez, qui eſtoiẽt quatre-vingts en nombre, ſans y comprendre cinquante ſoldats d’Antonio de Faria. S’eſtans mis à table ils furent ſeruis par des ieunes filles grandement belles, & fort bien veſtuës à la mode des Mandarins. A chaque ſeruice qu’on portoit ſur table elles chantoient au ſon de certains inſtrumens melodieux, dont ioüoiẽt quelques autres de leur compagnie. Pour le regard d’Antonio de Faria il fut ſeruy par huit femmes, filles d’honneſtes marchands extrememẽt blanches & gentilles, à qui leurs peres en auoient donné la permiſſion, les auoient là menez de la ville, pour l’amour de Matthieu Brito, & de Triſtan de Gaa. Elles eſtoient veſtuës en Sereines, & portoient la viande ſur table en danſant au ſon de diuers inſtrumens ; choſe merueilleuſe à voir, & dequoy tous les Portugais demeurerent fort eſtonnez, ne pouuant aſſez loüer l’ordre & la gentilleſſe de ces magnificences, dont leurs oreilles & leurs yeux eſtoient charmez ; ce qu’il y auoit de remarquable auſſi, c’eſt qu’à chaque fois qu’ils beuuoient, l’on faiſoit ſonner les trompettes, les haut bois & les tambours Imperiaux ; en cét ordre le banquet dura bien deux heures, pendant leſquelles il y eut touſiours des intermedes à la Portugaiſe & à la Chinoiſe. Ie ne m’arreſteray pas icy à vous raconter la delicateſſe & l’abondance des viandes qu’on y ſeruit, pour ce que ce ſeroit vne choſe ſuperfluë, voir infinie de deduire chaque choſe en particulier. Il me ſuffira de vous dire que ie mets fort en doute s’il ſe peut faire vn feſtin, ſi ce n’eſt en fort peu d’endroits, qui ſurpaſſe celuy-cy en aucune choſe que ce ſoit. Apres que les tables furent leuées ils s’en allerẽt à vn autre carrefour, enuironné d’eſchafauts tous tendus de ſoye, & qui eſtoient tous pleins de monde, là ſe voyoit vne grãde place dans laquelle on courut dix taureaux & cinq cheuaux ſauuages ; ce qui fut vn paſſe-temps ſi agreable qu’on n’en eut ſceu auoir vn plus beau, durant lequel on ouït retentir de toutes parts quantité de trompettes, de fifres & de tambours, tant Imperiaux, qu’ordinaires. En ſuite dequoy furent repreſentées plusieurs mommeries de diuerſes inuentions. Or pour ce qu’il eſtoit deſia tard, & qu’Antonio de Faria voulut derechef s’embarquer pour s’en aller paſſer la nuit dans ſes vaiſſeaux, il en fut empeſché par ceux de la ville, qui ne le voulurent iamais permettre ; car on luy auoit appreſté deſia pour logis les maiſons de Triſtan de Gaa, & de Matthieu de Brito ayant fait faire pour cela vne galerie de l’vne à l’autre, là il fut logé fort commodément durant cinq mois de temps qu’il fut de ſejour, ſans iamais manquer de diuertiſſemens, & de nouveaux paſſe-temps, qui conſiſtoient en peſcheries, & en diuerſes ſortes de chaſſes, de voleries de faucons & d’eſperuiers, enſemble à d’autres de cerfs, ſangliers, taureaux & cheuaux ſauuages, dont il y en a quantité dans cét Iſle ; à quoy furent ioints auſſi diuerſes ieux & paſſe-temps de farces & mommeries de pluſieurs ſortes, ſans y comprendre les manifiques banquets qui ſe faiſoient, tant les Feſtes que les Dimanches, & en quelques autres iours de la ſemaine, de maniere que nous paſſfaſmes là cinq mois de temps, auec tant de diuertiſſement & de plaiſir, que lors que nous en partiſmes nous ne croyons pas y auoir eſté ſeulement cinq iours. Ce terme expiré, Antonio de Faria fit ſes preparatifs de vaiſſeaux & de gens, pour s’en aller aux mines de Quanjaparu. Or d’autant qu’il eſtoit en vne ſaiſon fort propre à faire ce voyage, il ſe reſolut de partir le plus promptement qu’il pourroit. Mais il arriua cependant que le Corſaire Quiay Panjan fut ſaiſi d’vne ſi grande maladie qu’il en mourut quelques iours apres, & ce au grand regret d’Antonio de Faria qui l’affectionnoit infiniment, parce qu’il trouuoit en luy des qualités fort dignes de ſon amitié ; auſſi le fit il enſeuelir honorablement, comme eſtant le dernier deuoir que l’on peut rendre à vn amy. Apres la mort de Quiay Panjan on luy conſeilla de ne ſe point hazarder en ce voyage, à cauſe que l’on tenoit pour choſe aſſeurée que tout ce païs eſtoit en armes, & en reuolte pour les grandes guerres que le Prechau Muan auoit auec le Roy Chammay, enſemble auec les Pafuas & auec le Roy de Champaa, ſur quoy luy fut donné vn auis en ce meſme lieu d’vn fameux Corſaire qui ſe nommoit Similau, qu’il s’en alla chercher incontinent ; & l’ayant trouué il luy raconta de grandes merueilles d’vn Iſle appellée Calempluy, où il l’aſſeura qu’il y auoit dix-ſept Roys de la Chine enſeuelis en des tombeaux d’or, enſemble vne grande quantité d’idoles de meſme matiere, il adiouſta là deſſus que la plus grande difficulté qu’il y euſt en cela, c’eſtoit de charger les Nauires. Ce meſme Corſaire luy fit le recit des grands threſors qu’il y auoit en cette Iſle, dont ie ne veux point traiter icy, pour ce que ie me doute bien que ceux qui en liroient la relation n’en voudroit rien croire. Or comme Antonio de Faria eſtoit naturellement fort curieux, & porté de cette méme ambition à laquelle tous les ſoldats ſont enclins, il preſta l’oreil tout auſſi toſt à l’auis de ce Chinois, ſi bien que pour tarder dauantage il ſe reſolut de le ſuiure. Ainſi ſans en chercher d’autre teſmoignage que ce recit, il entreprit de s’expoſer à ce hazard, & de faire ce voyage, ſans qu’en particulier il voulut prendre conſeil de perſonne ; dequoy quelques-vns de ſes amis s’offencerent auecque raiſon.