Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 73.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 257-261).




De ce qui aduint à Antonio de Faria, iuſques à ſon arriuée en la montagne Gangitanou, & de la deformité des hommes auſquels il parla.


Chapitre LXXIII.



Continvant noſtre route à force de rames & de voiles, tournant la prouë par diuers endroits, à cauſe des grands deſtours de la riuiere, le lendemain nous arriuaſmes à vne fort haute montagne nommée Botinafau où couloient pluſieurs riuieres d’eau douce. En cette mõtagne il y auoit quantité de Tygres, de Rhinoceros, de Lyons, d’Onces, de Zeures, & d’autres tels animaux de diuerſes ſortes, leſquels ſautans & crians par vn naturel farouche, faiſoient vne cruelle guerre aux autres beſtes plus foibles, cõne Cerfs, Sangliers, Singes, Magots, Guenons, Loups & Renards ; à quoy nous priſmes vn merueilleux plaiſir, & nous amuſaſmes vn aſſez long-temps à les voir, meſmes des Nauires où nous eſtions nous criaſmes tous à la fois pour donner l’eſpouuante ; dequoy neantmoins ils ne s’effrayerent que bien peu, pour n’auoir accouſtumé d’eſtre pourſuiuis des chaſſeurs. Nous fuſmes enuiron ſix iours à paſſer cette montagne, qui pouuoit eſtre à quarante ou cinquante lieuës de chemin. Au ſortir de ce mont nous en trouuaſmes vn autre qui n’eſt pas moins ſauuage, & qui s’appelle Gangitanou, d’où paſſant outre, tout le reſte de ce païs eſt fort raboteux, & preſque inacceſſible. Dauantage il eſt plain de ſi eſpaiſſes foreſts, que le Soleil n’y peut communiquer ſes rayons, ny la force de ſa chaleur en aucune façon que ce ſoit. Similau nous dit, qu’en cette meſme montagne il y auoit enuiron nonante lieuës de terre deſerte, pour n’eſtre propre au labourage, & que ſeulement au bas de ce lieu habitaient certains hommes grandement difformes, appellez Gigauhos, qui viuoient brutalement, & ne ſe nourriſſoient d’autre chose que de la chaſſe qu’ils pouuoient faire, ou du riz que les marchands de la Chine leur apportoient de Catan, en eſchange des fourrures qu’ils leur bailloient ; en ſuite de cela il nous dit, qu’il eſtoit bien aſſeuré que les droits que l’on payoit de ces peaux aux doüanes de Pocaſſer & de Lantau, ſe montoient au nombre de vingt mille Cates, & que chacun Cates ou Balot, eſtoit de ſoixante peaux ; d’où l’on peut inferer que ſi le Chinois diſoit vray, il ſortoit tous les ans de ce païs plus de deux cens mille fourrures, dont ces peuples ſe ſeruoient en hyuer à doubler les robes, tapiſſer des maiſons, & à faire des couuertures de lict, pour reſiſter à la froideur du climat qui eſt grande. Alors Antonio de Faria bien eſtonné de cela, & de pluſieurs autres choſes que Similau luy diſoit ; mais plus encore de la difformité de ces Gigauhos, dont ce Chinois l’entretenoit, il le pria qu’il taſchaſt de luy en faire voir quelqu’vn, l’aſſeurant que cela le contenteroit plus que s’il luy donnoit tous les threſors de la Chine ; à quoy Similau luy fiſt reſponse ; Seigneur Capitaine, puis que ie voy que cela m’importe, tant pour me maintenir en credit enuers vous, que pour impoſer ſilence à ceux qui murmurent contre moy, & qui ſe pouſſant l’vn l’autre ſe mocquent de moy, quand ie vous raconte ces choſes qu’ils tiennent pour autant de fables, afin que par vne verité ils puiſſent entrer en connoiſſance de l’autre, ie vous promets qu’auparauant que le Soleil ſoit couché, ie vous feray voir vne couple de ces gens-là, & parler à eux, à cõdition que vous ne mettrez point pied à terre, comme vous auez touſiours fait iuſqu’à maintenant, de peur qu’il ne vous arriue quelque malheur, comme il aduient tous les iours aux marchands qui ſe veulent pourmener aux deſpens du bien d’autruy. Car ie vous aſſeure que les Gigauhos ſont d’vn naturel ſi brutal & ſi farouche, qu’ils ne ſe nourriſſent que de chair & de ſang, comme tous les animaux qui viuent dans ces foreſts. Ainſi comme nous continuons d’aller à voile & à rame le long de ces coſtes, voyant touſiours l’eſpaiſſeur des arbres, & la rudeſſe des montagnes, enſemble vn nombre infiny de Guenuches, Singes, Renards, Loups, Cerfs, Sangliers, & autres tels animaux sauuages, qui à force de courir dans ces lieux couuerts, s’embarraſſoient les vns dans les autres, nous priſmes garde qu’ils faiſoient vn ſi grand bruit, que nous ne pouuions nous entr’oüir lors que nous parlions, choſe qui nous deſennuya vn aſſez lõg-temps ; cependant de derriere vne pointe que faiſoit la terre, nous viſmes venir vn ieune garçon qui n’auoit pas vn ſeul poil de barbe, & qui chaſſoit deuant luy ſix ou ſept vaches qui paiſſoient là tout aupres. Similau luy ayant fait ſigne auec vne ſeruiette, il s’arreſta tout incontinent, puis quand nous euſmes abordé la riue où il eſtoit, Similau luy monſtra vne piece de taffetas verd, eſtoffe qu’il nous dit eſtre fort agreable à ces hommes brutaux. Par meſme moyen il luy demanda par ſigne s’il la vouloit achepter ; ſurquoy s’eſtant approché de nous, il nous reſpondit auec vne voix fort caſſe, Quiteu, paran, fau fau. Paroles que nous ne peuſmes comprendre, à cauſe que pas vn de ceux qui eſtoient dans nos vaiſſeaux n’entendoit ce langage barbare, tellement qu’il falloit que tout ce commerce ne ſe fiſt que par ſignes. Alors Antonio de Faria commanda que de cette meſme piece de taffetas on luy en donnaſt trois ou quatre aulnes, enſemble ſix pourcelaines ; dequoy ce ſauuage teſmoigna d’eſtre fort content, ſi bien qu’ayant pris l’vn & l’autre, tranſporté de ioye qu’il eſtoit, il ſe miſt à dire, Pur pacam pochy pilaca hunangue doreu ; ce que nous ne pûmes entendre non plus que le reſte. A l’heure meſme faiſant ſigne de la main vers le lieu d’où il eſtoit, il s’y en retourna, & laiſſant ſes vaches pres du riuage, il s’en alla courant vers le bois, veſtu qu’il eſtoit d’vne peau de Tygre, les bras nuds, & les pieds auſſi, & la teſte deſcouuerte n’ayant pour toutes armes qu’vn baſton bruſlé par le bout. Au reſte il eſtoit fort bien proportionné de ses membres, & auoit les cheueux roux & creſpelus, qui luy pendoient deſſus les eſpaules. Quant à ſa taille, à ce qu’on en pouuoit conjecturer, elle eſtoit bien de plus de dix pans de haut ; mais nous fuſmes tous eſtonnez qu’vn quart d’heure apres il s’en reuint au meſme lieu portant ſur ſes eſpaules vn Cerf tout en vie, & ayant en ſa compagnie treize perſonnes, à ſçauoir huict hommes & cinq femmes, qui amenoient trois vaches liées, & danſoient tous enſemble au ſon d’vn tambour Imperial, ſur lequel ils frappoient cinq fois de temps en temps, & en faiſoient autant auec les mains, diſans d’vne voix fort caſſe, Cur cur hinau falem. Alors Antonio de Faria leur fit monſtrer cinq ou ſix pieces d’eſtoffe de ſoye, enſemble quantité de pourcelaines, pour les obliger à croire que nous eſtions marchands ; ce qu’ils furent bien aiſe de voir. Toutes ces perſonnes tant hommes que femmes, eſtoient veſtues d’vne meſme façon, ſans qu’en leur habillement il y euſt d’autre difference, ſinon que les femmes portoient au milieu de leur bras de gros braſſelets d’eſtain, & qu’elles auoient les cheueux beaucoup plus longs que les hommes, où elles portoient quantité de fleurs ſemblables à celles que nous appelions flambes. Dauantage en leur col elles auoient des chaiſnes de coquilles rouges, qui n’eſtoient gueres moins grandes que celles des huiſtres ; pour les hommes ils portoient en main de gros baſtons garnis iuſqu’au milieu des meſmes peaux dont on les voyoit couuerts. Au reſte ils auoient tous vne mine fort farouche, les levres groſſes, le nez plat, les narines larges, & tout le reſte du corps enorme, mais non pas tant comme nous croyons ; car Antonio de Faria les ayant fait meſurer, il ſe trouua que le plus haut d’entr’eux ne paſſoit pas dix pans & demy de hauteur, reſerué vn vieillard qui en auoit preſque onze. Quant aux femmes leur taille n’eſtoit pas tout à fait de dix pans : à voir leur mine ie iugeay auſſi toſt qu’ils eſtoient fort rudes & groſſiers, & moins raiſonnables que tous les autres peuples que nous auions veus en nos conqueſtes. Or Antonio de Faria eſtant bien aiſe qu’ils ne fuſſent point là venus inutilement, leur fiſt donner ſoixante pourcelaines, vne piece de taffetas verd, & vn panier tout plein de poivre ; dequoy ils teſmoignerent eſtre ſi contens, que ſe proſternans à terre, & leuans les mains au Ciel, ils ſe mirent tous à dire, Vumguabileu opomguapau lapaon lapaon lapaon ; ce que nous priſmes pour des paroles de remerciment à leur mode ; ioint qu’il nous fut bien aiſé de le iuger par leur façon de faire, à cauſe que par trois diuerſes fois ils ſe ietterent par terre, nous donnant les trois vaches & le cerf, enſemble vne grande quantité de poirée ; puis ils dirent tous enſemble auec vne voix fort deſagreable, pluſieurs autres mots ſelon leur jargon, dont ie ne puis me ſouuenir, ioint qu’il n’y auoit perſonne de nous qui les entendiſt. Ainſi apres auoir eſté auec eux enuiron trois heures parlant par ſignes, & n’eſtans pas moins eſtonnez de les voir qu’ils l’eſtoient eux meſmes de nous regarder, ils s’en retournerent dans le meſme bois d’où ils eſtoient venus, ſautans à tous coups au ſon du tambour, pour monſtrer qu’il ſe departoient d’auec nous grandement contens de ce que nous leur auions donné ; de là nous ſuiuiſmes noſtre route à mont la riuiere par l’eſpace de 5. iours, pendant leſquels nous les voyons touſiours le long de l’eau, & par fois comme ils ſe lauoient tous nuds. Mais nous ne vouluſmes pas les aborder dauantage. Apres auoir paſſé tout cette diſtance de terre, qui pouuoit eſtre de quarente lieuës, plus ou moins, nous nauigeaſmes encore ſeize iours à forces de voiles & de rames, ſans voir perſonne en ce lieu deſert, ſi ce n’eſt que durant deux nuits nous viſmes quelques feu aſſez auant dans la terre. A la fin apres ce temps-là, Dieu nous fit la grace d’arriuer à l’anſe de Nanquin, comme Similau nous auoit dit, auec eſperance de voir dans cinq ou ſix iours l’effet de noſtre deſſein.