Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 8.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 29-31).


Du ſuccez que nous euſmes en noſtre voyage de Chaül à Goa, & de ce qui m’aduint particulierement y eſtant arriué.


Chapitre VIII.



Novs ne demeuraſmes à Chaül qu’vn iour ſeulement, apres lequel nous fiſmes voile vers Goa ; & aduancez que nous fuſmes iuſques à la riuiere de Carapatan, nous rencontraſmes Fernand de Morais, Capitaine de trois Fuſtes, qui par le commandement du Vice-Roy Dom Garcia de Noronha, eſtoit nouuellement arriué de Portugal, & s’en alloit à Dabul, afin de voir s’il ne pourroit point prendre ou bruſler vn vaiſſeau Turc, qui eſtoit dans le port, chargé de viures par le commandement du Bachat. Ce meſme Fernand de Morais n’euſt pas ſi toſt reconneu noſtre Nauire, qu’il requiſt à noſtre Capitaine que de vingt hommes qu’il auoit auec luy, il euſt à luy en bailler quinze, pour ſubuenir au grand beſoin qu’il auoit de gens, à cauſe que le Viceroy l’auoit fait embarquer trop promptement, & qu’il importoit que cela ſe fiſt ainſi pour le ſeruice de Dieu, & de ſon Alteſſe. Apres pluſieurs conteſtations de part & d’autre qui ſe firent ſur ce ſuiet, & que ie paſſeray ſous ſilence pour abbreger ce diſcours ; à la fin ils demeurerent d’accord que noſtre Capitaine donneroit douze hommes des quinze que Fernand de Morais luy demandoit, & dont il ſe contenta. De ceux-cy i’en fus vn du nombre, pour eſtre touſiours des plus reiettez. Le Nauire eſtant party pour aller à Goa, Fernand de Morais auec ſes trois Fuſtes continua ſon voyage, & priſt la route du port de Dabul. Là nous arriuaſmes le iour ſuiuant, à neuf heures du matin, & y priſmes vne Patache de Malabar, qui chargée de coton & de poivre, eſtoit à l’ancre au milieu du port. L’ayant priſe nous fiſmes mettre aux tourmens le Capitaine & le Pilote, qui nous confeſſerent incontinent que peu de iours auparavant il eſtoit venu exprés en ce port vn Nauire du Bachat, afin d’y charger des viures, & que dedans ce vaiſſeau eſtoit vn Ambaſſadeur, qui auoit apporté à Hidalcan vne fort riche Cabaya, veſtement des Gentilshommes de ce païs, laquelle il n’auoit voulu accepter, pour n’eſtre par ce moyen ſuiet au Turc ; à cauſe que c’eſt la couſtume des Mahumetans, de ne point faire cette ſorte d’honneur, ſi ce n’eſt du Seigneur au Vassal ; qu’au reſte ce refus auoit tellement faſché l’Ambaſſadeur, qu’il s’en eſtoit retourné ſans prendre aucune ſorte de prouiſions de viures, & qu’Hidalcan auoit fait reſponſe, qu’il eſtimoit bien plus que ſon amitié, pleine de tromperies, celle du Roy de Portugal, comme ayant vſurpé ſur luy la ville de Goa, apres luy auoir fait offre de l’ayder de ſa faueur & de ſes forces à la reprendre. Enſuitte de ces diſcours il fut dit, qu’il n’y auoit ſeulement que deux iours que le vaiſſeau dont ils parloient eſtoit party du port, & que le Capitaine de ce Nauire, qui ſe nommoit Cide Ale, auoit fait declarer la guerre à Hidalcan, iurant qu’auſſi-toſt que la fortereſſe de Diu ſeroit priſe, ce qui ne tarderoit au plus que huict iours, ſelon l’eſtat auquel il l’auoit laiſſée, Hidalcan perdoit ſon Royaume, ou la vie, & que là il reconnoiſtroit combien peu luy ſeroient vtiles les Portugais, en qui il auoit tant de confiance. Auec ces nouuelles le Capitaine Morais s’en retourna à Goa, où il arriua dans deux iours, pour y rendre compte au Vice-Roy de ce qui s’eſtoit paſſé. Là nous treuuaſmes Gonzallo Vaz Continho, lequel auec cinq Fuſtes s’en alloit à Onor, pour y demander à la Reyne vne Galere de l’armée de Solyman, qui auoit eſté iettée en ces ports par vn vent contraire. Or dautant qu’vn des Capitaines de ces Fuſtes m’eſtoit grandement amy, me voyant pauure & neceſſiteux, il me fiſt embarquer auec luy pour faire ce voyage, me faiſant donner en outre cinq ducats de paye, que i’acceptay tres-volontiers, ſous l’eſperance que i’eus que par là Dieu m’ouuriroit vn chemin à vne meilleure fortune. Alors le Capitaine & les ſoldats voyans bien en quelle miſere i’eſtois, m’aſſiſterent auſſi de quelques hardes qu’ils auoient de ſurplus, ainſi ie me treuuay tout rapiecé, comme les autres ſoldats mes compagnons, qui n’eſtoient pas plus heureux que moy. Le lendemain matin, qui eſtoit vn Samedy, nous partiſmes de la rade de Bardées, & le Lundy ſuiuant nous moüillaſmes l’ancre dans le port d’Onor. Là afin que les habitans du lieu reconneuſſent le peu de conte que nous tenions de cette grande armée, nous fiſmes vne grande ſalue d’artillerie, accommodans nos Antennes en façon de guerre, auec vn grand bruit de fifres & de tambours, afin que de ces monſtres exterieures ils inferaſſent que nous faiſions fort peu d’eſtime des Turcs.