Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 88.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 309-312).




Comme nous partiſmes de ce lieu pour nous en aller à Pequin, & des merueilles de la ville de Nanquin.


Chapitre LXXXVIII.



Cette lettre nous ayant eſté donnée le lendemain deuant le iour, nous partiſmes de ce lieu priſonniers comme nous eſtions, de la façon que i’ay deſia dit, & cõtinuâmes noſtre voyage par des iournées incertaines, pour raiſon de l’impetuoſité du courant de l’eau qui eſtoit grand, à cauſe de la ſaiſon, enuiron le Soleil couché nous nous en allaſmes ancrer en vn petit village nommé Minhacutem, d’où eſtoit natif le Chifuu qui nous conduiſoit, & là meſme il auoit ſa femme & ſes enfans ; ce qui fut cauſe qu’il y demeura trois iours, à la fin deſquels il s’embarqua auec ſa famille. Ainſi nous paſſaſmes outre en la compagnie de pluſieurs autres vaiſſeaux, qui alloient ſur cette riuiere en diuers endroits de cét Empire. Or bien que nous fuſſions tous liez enſemble au banc de la Lanteaa où nous ramions, nous ne laiſſions pas neantmoins de voir les villes, citez & villages qui eſtoient ſituées le long de cette riuiere ; dequoy il me ſemble à propos de faire icy quelques deſcriptions. Pour cét effet ie commenceray par la ville de Nanquin d’oû nous eſtions partis. Cette ville eſt deſſous le Nord, à la hauteur de trẽte neuf degrez & trois quarts, ſituée le long de la riuiere nommé Batampina, qui ſignifie, Fleur de poiſſon. Cette riuiere ſelon ce qu’on nous en dit alors, & que i’ay veu depuis, vient de Tartarie, d’vn lac appellé Fanoſtir, à neuf lieuës de la ville de Lançame, où tient ſa Cour la pluſpart du temps Tamburlan Roy des Tartare. De ce meſme lac qui a 28. lieuës de long, douze de large, & vne grande profondeur, prennent leur ſource les plus grandes riuieres que i’ay veuës. La premiere eſt celle-cy appellée Batampina, qui paſſant par le milieu de cét Empire de la Chine, en longueur de 360. lieuës s’engolfe dans la mer par l’enſe de Nanquin à trente ſix degrez ; la ſeconde appellée Lechune pouſſe ſon courant auec vne grande impetuoſité le long des montagnes de Pancruum, qui ſeparent le païs de Cauchim & l’Eſtat de Catebenan, borné du Royaume de Champaa, à la hauteur de ſeize degrez ; la troiſieſme ſe nomme Tauquiday, qui ſignifie Mere des eaux. Elle court le long du Nord-oüeſt, & trauerſe le Royaume de Nacataas, païs où la Chine eſtoit anciennement ſituée comme ie diray cy-apres elle s’engolfe dans la mer en l’Empire de Sornau, vulgairement appellé Siam, par l’emboucheure de Cuy cent trente lieuës plus bas que Patane, la quatrieſme nommée Batobaſoy, deſcend de la prouince de Sanſim, qui eſt cella-là meſme qui fut ſubmergée en l’année mil cinq cent cinquante ſix comme i’eſpere monſtrer ailleurs, & ſe va rendre dans la mer par l’ẽboucheure de Coſmin au Royaume de Pegu ; & la cinquieſme & derniere nommée Leyſacotay trauerſe les païs du coſté de l’Eſt, iuſques à l’Archipelago de Xinxipou, qui eſt l’imitrophe à la Moſcouie, & ſe rend à ce que l’on tient, dans vne mer où l’on ne peut nauiger, à cauſe que le climat y eſt à la hauteur de ſeptante degrez. Or pour reuenir à mon diſcours, la ville de Nanquin, comme i’ay deſia dit : eſt ſituée le long de cette riuiere de Batampina, ſur vne montagne aſſez haute, tellement qu’elle commande aux plaines qui ſont à l’entour. Son climat eſt vn peu froid, mais grandement ſain, & a huict lieuës de circuit de quelque coſté qu’on la conſidere, trois lieuës de large, & vne de long. Les maiſons n’y ſont que de deux eſtages, & toutes faites de bois. Mais quãt à celles des Mandarins elles ſont baſties de terre, & de pierre de taille. Auec cela elles ſont enuironnées de murs & de foſſez, où il y a des portes faits de pierre, par où l’on ſe donne vne entrée aux portes, où ſe voyent des arcades fort riches & de grande deſpenſe, auec diuerſes ſortes d’inuentions ſur les clochers, tous leſquels baſtimens ioints enſemble ſont fort agreables aux yeux, & repreſentent ie ne ſçay quoy de maieſtueux. Les maiſons des Chaems, des Anchacys, Aytaus, Toutons, & Chumbys, tous Seigneurs qui ont gouuerné des Prouinces, & des Royaumes, ont des tours fort hautes de ſix à ſept eſtages, auec des clochers tous dorez, où ils ont leur magazins d’armes, leurs garde-robbes, leurs threſors, leurs meubles de ſoye, & pluſieurs autres choſes de grand prix, enſemble vne infinité de porcelaines fort riches, qu’ils eſtiment & priſent autant parmy eux que ſi c’eſtoit de la pierrerie, à cauſe que la porcelaine de cette façon ne ſort iamais du Royaume, ſi bien qu’ils la prisent beaucoup plus que nous ne ferions, à cauſe qu’il y a dans les pays des inhibitions & des defenſes expreſſes d’en vendre, ſous peine de la mort, à quelque eſtranger que ce ſoit, reſerué aux Perſes de Xatamaas, qu’on appelle ordinairement Sophys, leſquels auec permiſſion particuliere en acheptent des pieces fort cher. Les Chinois nous ont aſſeuré qu’il y a en cette ville huit cent mille feux, vingt-quatre mille maiſons de Mandarins, ſoixante-deux marchez fort grands, cent trente boucheries, chacune de huitante boutiques, & huit mille ruës, dont il y en a ſix cent qui ſont les plus belles & les plus grandes, enuironnées de part & d’autre de baluſtres de laiton faits au tour, l’on nous a aſſeuré qu’il y a deux mille trois cent Pagodes, mille deſquels ſont des Monaſteres de Religieux Profez en leur maudite ſecte, dont les baſtimens grandement riches & ſomptueux ont des tours haut eſleucées, où il y a iuſqu’à ſoixãte & ſeptante cloches de fonte & de meſtail, toutes ſi grandes que c’eſt vne chose eſpouuantable de les ouyr quand elles ſonnent, il y a encore dans cette ville trente priſons grandes & fortes, chacune deſquelles a deux ou trois mille priſonniers, & vn hoſtel de Charité eſtably exprez pour remedier aux neceſſitez des pauures, où ſe voyent encore des Procureurs ordinaires pour leur deffence, en ce qui touche le Ciuil & Criminel ; & là ſe font des grandes aumoſnes. A l’entrée des principales ruës il y a des arcades & de grãdes portes, qui pour l’aſſeurance d’vn chacun ſont fermées à chaque nuit, & en la pluſpart des ruës ſe voyẽt encore de fort belles fontaines dõt l’eau eſt extremement bonne à boire. Dauantage à toutes les Lunes nouuelles & pleines, en diuers endroits ſe tiennent des foires generales où les Marchands s’aſsẽblent de toutes parts, & là ſur tout il y a grande quantité de viures de toutes les ſortes qu’on pourroit s’imaginer, principalement des fruits & de chair. L’on ne ſçauroit dire combien est grande l’abondance du poiſſon qui ſe peſche dans cette riuiere, principalement de ſoles & de ſurmulets, qui ſont vendus tous en vie & attachez à des ioncs, qu’on leur paſſe par les narines, ſans y comprendre le poiſſon de mer fraiz, ſec & ſalé, dont l’abondance y eſt infinie. Nous appriſmes de quelques Chinois, qu’il y auoit en cette ville dix mille meſtiers pour accommoder les ſoyes, que l’on enuoyoit de là par tout le Royaume. La ville eſt enuironnée d’vne muraille grandement forte, faite de belle pierre de taille. Le nombre des portes eſt de cent trente, à chacune deſquelles il y a vn portier, & deux hallebardiers, qui ſont obligez à chaſque iour de rendre compte de tout ce qui eſt entré & ſorty. Il y a auſſi douze Roquetes ou Citadelles à la façon des noſtres, enſemble des bouleuarts & des tours fort hautes, qui neantmoins ne ſont munies d’aucunes pieces d’artillerie. Ces meſmes Chinois nous dirent que cette ville rendoit tous les iours au Roy deux mille Taeis d’argent, qui valle trois mille ducats, comme i’ay déja dit pluſieurs fois. Ie ne parle point icy du Palais Royal, pour ne l’auoir veu que par dehors. Les Chinois neantmoins nous en dirent de ſi grandes choſes, qu’elles ſont capables de cauſer de l’eſtonnement, c’eſt pourquoy ie n’en feray point de mention : car auparauant que paſſer outre, mon intention eſt de raconter ce que nous viſmes dans la ville de Pequin. Ce que ie puis affirmer au vray pour l’auoir veu ; & toutesfois il faut que i’aduoüe, que i’apprehende d’eſcrire ſi peu que i’en diray, non que cela doiue ſembler eſtrange à ceux qui auront veu & leu les grandes merueilles du Royaume de la Chine ; mais bien pource que i’ay peur que ceux qui voudrõt comparer les merueilles qu’il y a dans les contrées qu’ils n’õt pas veuës, auec ce peu qu’ils ont veu dans les païs où ils ont eſté nourris, ne mettent en doute, ou poſſible ne refuſent tout à fait d’adiouſter foy à ces veritez, pour n’eſtre conformes à leur entendement, ny à leur peu d’experience.