Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 90.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 319-322).


Des choſes que nous trouuaſmes à mont cette riuiere iuſqu’a noſtre arriuée à la ville de Iunquieu, enſemble de ce que nous viſmes tant en ce lieu qu’en vn autre village plus eſloigné.


Chapitre XC.



Le lendemain eſtant partis de cette ville de Pocaſſer, nous arriuaſmes en vne autre ville appellée Xinligau, qui eſt encore fort grande & fort belle. Là ſe voyent plusieurs baſtimens enclos de muraille de brique auec de bons foſſez à l’entour, & aux extremitez deux chaſteaux grandement bien fortifiez auec des tours & des bouleuards preſque à noſtre mode. Aux portes il y a des ponts leuis ſuſpendus en l’air par des groſſes chaiſnes de fer, & au milieu de ces meſmes chaſteaux eſt remarquable vne tour à cinq eſtages, auec force inuentions de peintures differentes. Les Chinois nous aſſeurerent qu’en ces deux tours il y auoit vn treſor qui valoit plus de quinze mille picos d’argent de rente, que l’on recueilloit en tout cet Archipelago, lequel treſor le pere grand du Roy qui regnoit auoit fait mettre en ce lieu, pour memoire d’vn ſien fils qui eſtoit né, & s’appelloit Liuquinau c’eſt à dire, Allegreſſe de tous. Ceux du païs le tiennent pour Saint, pour auoir finy ſes iours en religion, & là meſme il eſt enſeuely dans vn temple de l’inuocation de Quiay Varatel, Dieu de tous les poiſſons de la mer, de qui ces miſerables aueugles racontent vne infinité de ſottiſes, enſemble des loix qu’il a inuentées, & des preceptes qu’il leur a donnez. Ce qui eſt veritablement capable d’eſtonner vn chacun, comme ie diray plus amplement lors qu’il en ſera temps. En cette ville & en vne autre qui eſt cinq lieuës plus haut, on trauaille à la pluſpart des teintures des ſoyes de ce Royaume, à cauſe qu’ils tiennẽt que les eaux de ce païs-là font les couleurs beaucoup plus viues que celles de toutes les autres contrées, & les meſtiers de ces ſoyes qu’ils diſent eſtre treize cẽt mille de nõbre, rendent de reuenu au Roy trois cent mille Taeis par an. Continuant noſtre route à mont la riuiere le iour d’apres enuiron le ſoir, nous arriuaſmes en de grandes plaines où il y auoit quantité de beſtail, comme cheuaux, poulains, vaches & iuments, le tout gardé par certains hõmes à cheual qui en faiſoient vente aux bouchers, leſquels le vendent par apres indifferemment comme vne autre chair. Cõme nous euſmes paſſé cette plaine qui pouuoit contenir enuiron dix ou douze lieues, nous arriuaſmes en vne ville appellée Iunquileu, murée de brique, où toutesfois nous ne remarquaſmes ny creneaux : ny bouleuarts, ny tours comme aux autres dont i’ay parlé cy-deuant, mais bien des chardons au haut des murailles. Au bout du faux bourg de cette ville du coſté de la riuiere, nous viſmes des maiſons baſties en l’eau ſur des pieux fort gros, faites en façon de magaſins, & qui eſtoient fort vieilles & ruïnées. Au deuãt de la porte en vn petit carrefour, ſe voyoit vn tombeau de pierre entouré de grilles de fer, peintes de verd & de rouge, & par deſſus vn clocher fait de pieces de porcelaines fort fines, dreſſé ſur quatre colomnes de pierre licée. Sur le haut du tombeau il y auoit cinq globes, & deux autres qui ſembloient eſtre de fer fondu, & ſur vn des coſtez de ce tõbeau eſtoient grauez en lettre d’or & en langue Chinoise, des mots de cette ſubſtance. Cy giſt Trannocem Mudeliar, oncle du Roy de Malaca, que la mort oſta du monde auant que s’eſtre vangé du Capitaine Alfonſe d’Albuquerque, Lyon des voleries de la mer. Nous nous eſtonnaſmes tous de voir là cette inſcription, & nous enquiſmes à meſme temps que vouloit dire cela, à quoy vn Chinois qui ſembloit plus honorable que tous les autres qui eſtoient là preſents, nous fiſt cette reſponſe. Il y peut auoir enuiron quarante ans que cet homme qui eſt là enſeuely, s’en vint icy pour Ambaſſadeur d’vn Prince qui ſe diſoit Roy de Malaca, pour demander ſecours au fils du Soleil, contre des hommes d’vn païs qui n’a point de nom, qui eſtoient venus du bout du monde par mer, & luy auoient pris Malaca. Cet homme nous raconta pluſieurs autres choſes ſur ce ſujet, & des particularitez incroyables, dont il eſt fait mention en vn liure qui en a eſté imprimé. Or d’autant qu’il y auoit deſia pres de trois ans qu’il eſtoit en Cour, continuant la pourſuite de ce ſecours, qui luy eſtoit deſia accordé par les Chaems du gouuernement, comme l’on en faiſoit deſia les preparatifs, ſa mauuaiſe fortune voulut qu’vne nuict en ſouppant il tut ſurpris d’vne apoplexie, dont il mourut au bout de neuf iours ; de maniere que voyant qu’vne mort inopinée l’emportoit, extremément affligé de ce que ce qu’il eſtoit venu demander n’auoit peut reüſſir, il exprima cet ardant deſir de vengeance, par l’inſcription qu’il fiſt mettre ſur ce tombeau où il eſt enſeuely afin que la poſterité ſçache ce qu’il eſtoit venu faire icy. A pres cela nous partiſmes incontinent de ce lieu, & continuaſmes noſtre route à mõt la riuiere, qui de ce coſté là n’eſt pas ſi large que vers la ville de Nanquin ; mais le païs y eſt auſſi plus peuplé de villages, bourgs & iardins, que ne ſont tous les autres endroits ; car d’vn ject de pierre à l’autre l’on rencontre touſiours quelque Pagode, ou quelques maiſons de laboureurs, ou gens de trauail : paſſant plus auant enuiron deux lieuës, nous arriuaſmes à vn grand carrefour enuironné de groſſes grilles de fer, au milieu duquel eſtoient debout deux groſſes ſtatuë de bronze, appuyées à des colomnes de fonte de la groſſeur d’vn muid, & hautes de ſept braſſes, l’vne d’hõme & l’autre de femme, l’vn & l’autre monſtre de ſeptante quatre pans de hauteur, & auoient les deux mains dans leurs bouches, les iouës fort enflées, & les yeux ſi égarez, qu’ils faiſoient peur à tous ceux qui les regardoient. Celuy de ces monſtres qui repreſentoit vn homme, s’appelloit Quiay Xingatalor, & l’autre qui auoit la figure d’vne femme eſtoit nommé Apancapatur ; comme nous euſmes demandé à ces Chinois l’explication de ces figures, ils reſpondirent que le maſle eſtoit celuy qui auec ces iouës enflées ſouffloit le feu d’enfer pour tourmenter tous ces miſerables, qui n’auoient daigné donner l’aumoſne en cette vie ; mais que pour le regard de la femme elle eſtoit portiere d’enfer, pour recognoiſtre ceux qui luy faiſoient du bien dans le monde, les laiſſant enfuir dans vne riuiere d’eau grandement froide, & qui s’appelloit Ochilenday, où elle les tenoit cachez, ſans que les demons les y tourmentaſſent comme les autres condamnez. A ces mots vn de noſtre compagnie ne pût s’empeſcher de rire d’vne ſi grande ſottiſe, & d’vne choſe ſi diabolique ; ce que voyant trois de leurs Bonze ou Preſtres qui eſtoient là preſens, ils s’en ſcandaliſerent ſi fort, qu’ils mirent dans la teſte du Chifuu qui nous conduiſoit, que s’il ne nous chaſtioit ſi bien que ces Dieux là s’en tinſſent pour contens & pour ſatisfaits, de nous voir punis de la raillerie que nous auions faite d’eux, aſſurément l’vn & l’autre tourmenteroit fort ſon ame, & ne la laiſſeroit iamais ſortir d’enfer, laquelle menace eſpouuenta ſi fort ce chien de Chifuu, que ſans tarder dauantage ny vouloir eſcouter nos raiſons, il nous fit tous lier pieds & mains, & commanda qu’auec vne double corde, l’on nous donnaſt à chacun plus de cent coups de foüet ; ce qui fut incontinent executé auec tant de rigueur, que l’on nous miſt tous en ſang, & de puis nous ne nous mocquaſmes iamais plus d’aucune chose que nous viſſions : au temps que nous arriuaſmes là nous y rencontraſmes douze Bonzes, leſquels auec des encenſoirs d’argent pleins de pluſieurs parfums d’aloes & de benioin, enſenſoient ces deux monſtres diaboliques, & diſoient tout haut Ayde nous ainſi que nous te ſeruons : A quoy pluſieurs autres Preſtres reſpõdoient au nom de l’Idole auec vn grand bruit, Ainſi ie te le promet comme bon Seigneur. De cette façon ils s’en alloient tous en Proceſſion à l’entour du carrefour, chantant d’vne voix mal accordée au ſon de plusieurs cloches de metail & de fonte qui eſtoient ſur des clochers hors du carrefour. Cependant il y en auoit d’autres, qui auec des tambours & des baſſins faiſoient tant de bruit, qu’il faut aduoüer que toutes ces choſes enſemble donnoient de l’effroy à ceux qui les oyoient.