Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 93.

La bibliothèque libre.
Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 331-333).


Des autres choſes qui s’enſuiuirent de cette affaire lors que le ieuſne fut acheué, & de ce qui fut fait depuis.


Chapitre XCIII.



Les trois iours de cette abſtinence eſtant paſſez, l’on ietta cinq fois le ſort & tous les cinq tomberent ſur vn petit garçon aagé de ſept ans, qui s’appelloit Silau comme le Tyran qu’ils redoutoient. Ils demeurerent tous confus & triſtes, pour eſtre aſſeurez qu’en toute leur armée il n’y en auoit pas vn autre de meſme nom. Apres qu’ils eurent fait leurs ſacrifices auec toutes les ceremonies accouſtumées, de muſique, parfums & ſenteurs odoriferantes pour rendre graces à Dieu, ils commanderent au petit garçon de leuer les mains vers le Ciel, & dire ce qui luy ſembloit eſtre neceſſaire pour remedier à vne affliction ſi grande que celle où ils eſtoient. Sur quoy le petit garçon Silau regardant Nancaa, les Hiſtoires font foy qu’il luy diſt ces paroles : O foible & miſerable femme, maintenant que la triſteſſe & l’affliction te rendent plus troublée & plus confuſe que iamais, pour le peu de remede que l’entendement humain te repreſnne, ſouſmets toy par humbles ſouſpirs à la puiſſante main du Seigneur. Eſloigne donc, ou à tous le moins taſche d’eſloigner ton cœur des vanitez de la terre, eſleuant auev foy & eſperance tes yeux en haut, & tu verras ce que peut le cœur d’vn innocent affligé & pourſuiuy devant la Iuſtice de celuy qui t’a crée. Car dés l’heure qu’en toute humilité tu as declaré au Tout-puiſſant ton foible pouuoir : incontinent du haut des Cieux la victoire t’a eſté donnée ſur le Tyran Silau, auec de grandes promeſſes que le Seigneur de tous les hommes te manifeſte a par moy, ſa moindre fourmy. Voila pourquoy ie te commande de ſa part que tu embarques dans les vaiſſeaux de tes ennemis, tes enfans, & toute ta famille. Alors au confus murmure des eaux tu roderas toute la terre, veillant tous les ans auec la douleur de ton bras, pource qu’auparauant que tu arrives au bord de la riuiere, il ſe monſtrera où pour vne longue demeure tu dois poſer le fondement d’vne maiſon dont la reputation ira ſi auant, que la miſericorde du Tres haut y ſera publiée au ſiecles des ſiecles, par la voix & le ſang d’vn peuple eſtranger, dont les cris luy ſeront außi agreables que ceux des petits enfans qui ſont au berceau. Cela dit, l’Hiſtoire rapporte que ce petit enfant tomba par terre tout roide mort ; ce qui fut vne choſe de laquelle Nancaa & tous les ſiens furent grandement eſtonnez. Cette meſme Hiſtoire raconte, & ie l’ay pluſieurs fois ouy lire, que cinq iours apres ce ſuccés vn matin l’on vid deſcendre à val la riuiere l’armée des trente Iangas, dont les vaiſſeaux eſtoient fort bien équipez, mais où il n’y auoit pas vn ſeul homme. La raiſon de cecy au rapport de l’Hiſtoire que les Chinois tiennent pour tres-veritable, fut que tous ces Nauires de guerre s’eſtant ioints enſemble afin d’executer impitoyablement ſur la pauure Nancaa, enſemble ſur ſes trois enfans, & ſur tous les autres qui l’accompagnoient, les cruelles & damnables intentions du Tyran Silau ; vne nuict comme cette flotte eſtoit à l’ancre en vn lieu qui s’appelloit Cathebuſoy, voila qu’on vid s’éleuer ſur elle vne fort groſſe nuë, de laquelle ſe lançant quãtité d’eſclairs & de tonnerres, accompagnez d’vne groſſe rauine d’eau, dont les gouttes eſtoient ſi chaudes, que venant à tõber ſur ceux qui eſtoient endormis dans les vaiſſeaux, elle les contraignoit de ſe ietter dans la riuiere, ſi bien que par ce moyen ils y perirent tous en moins d’vne heure. Car l’on tient qu’vne ſeule goutte de cette pluye venant à cheoir ſur vn corps, le bruſloit de telle ſorte qu’elle penetroit iuſqu’au plus profond de l’os auec vne douleur inſupportable, ſans que les veſtemens ny les armes meſmes fuſſent capables d’y reſiſter. Alors la Nancaa prenant cela pour vn grand myſtere, receut cette faueur de la main du Seigneur auec vne grande abondance de larmes ; tellement qu’elle & les ſiens l’en remercierent infiniment. Cela fait, apres qu’elle-meſme, ſes trois enfans, & tous les autres de ſa ſuite ſe furent embarquez dans les trente Iangas de la flotte, ils s’en allerent à val la riuiere, ſi bien qu’emportez par le courant de l’eau, qui à leur faueur ſe redoubla (comme le raconte l’Hiſtoire) au bout de quarante-ſept iours ils arriuerent en ce meſme endroit où eſt maintenant baſtie la ville de Pequin. Là elle mit pied à terre auec tous les ſiens, en intention d’y eſtablir ſa demeure. Or pource qu’elle apprehendoit que le Tyran Silau, de qui elle auoit touſiours redouté les cruautez, ne s’en vinſt fondre ſur elle, l’on dit qu’en ce lieu elle ſe fortifia le mieux qu’elle pût auec des ſtaccades & des plattes formes qu’elles fit de pierres & de faſcines comme ie diray cy-apres.