Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 9.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 32-34).




Des choſes que Gonzallo Vaz Continho fiſt, & traitta auec la Royne d’Onor.


Chapitre IX.



L’armée eſtant arreſtée, apres que noſtre ſalue d’artillerie fut faite, le Capitaine Gonzallo Vas Continho, enuoya Bento Caſtanho, homme fort diſcret & tres-eloquent, vers la Royne d’Onor, pour luy porter vne lettre de la part du Vice-Roy, & luy dire comme quoy il n’y venoit qu’en intention de ſe plaindre d’elle, à cauſe qu’elle auoit iuré paix & amitié auec le Roy de Portugal, & que neantmoins elle ſouffroit que les Turcs, ennemis mortels des Portugais abordaſſent en ces ports. La reſponſe qu’elle fiſt à cela fut, Que luy & ceux de ſa compagnie eſtoient les tres-bien venus, qu’elle les eſtimoit grandement pour eſtre vaſſaux du Roy de Portugal & que pour le regard de ce qu’il luy diſoit touchant la paix qu’elle auoit auec ce Prince, & auec ſes Gouuerneurs, qu’elle eſtoit veritable, & tres-iuſte ; qu’au reſte elle deſiroit de la maintenir toute ſa vie. Mais que pour ce qu’il diſoit des Turcs, qu’elle en prendroit ſon Dieu a teſmoin, & que luy ſçauoit bien que c’eſtoit contre ſon gré qu’elle les auoit receus & ſoufferts dedans ſes Ports. Mais que ſe voyant trop foible pour reſiſter à de ſi puiſſans ennemis, elle auoit eſté contraincte de dißimuler, ce qu’elle n’euſt faict, ſi elle ſe fuſt treuuée auec des forces à ſuffiſance ; au reſte pour deſcouurir apertement ſon deſſein, elle offroit, & ſon pouuoir, & ſes gens pour les repouſſer des enuirons de ſes Ports ; ioinct que luy-meſme ayant amené autant de gens qui luy en falloit pour les chaſſer, qu’il ne feigniſt point de le faire, & que de ſon coſté elle l’aßiſteroit de tout ſon poßible : ce qu’elle luy confirmoit par ſermens, le iurant ainſi par les Sandales dorées, chauſſeure du Souuerain Dieu qu’elle adoroit. À ces paroles elle adiouſta, qu’elle ſeroit außi contente ſi Dieu luy donnoit la victoire contr’eux, comme ſi le Roy de Narſingue de qui elle eſtoit eſclaue, la faiſoit aſſeoir à table auec ſa femme. Gonzallo Vaz Continho oüit de ceſte ſorte le contenu de cét Ambaſſade, enſemble les complimens que luy fiſt la Royne, & bien que ce fuſt la moindre choſe qu’il eſperoit d’elle, il le diſſimula neantmoins auec beaucoup de prudence : puis apres s’eſtre amplement inſtruit des gens du pays, de l’intention des Turcs, du lieu où ils eſtoient, & de ce qu’ils faiſoient alors, il penſa à ceſte affaire, puis l’ayant bien conſiderée, il traicta tout à loiſir de l’importance d’icelle, conformément à l’opinion de ceux auec qui il en auoit communiqué. Ainſi toutes choſes eſtant exactement balancées pour ſon honneur, pour conſeruer celuy de la banniere du Roy de Portugal, il attaqua la Galere, en intention de la prendre, ou du moins de faire tout ſon poſſible afin d’y mettre le feu, auec eſperance que Dieu pour qui nous combations, nous feroit à tous ſecourable contre ces ennemis de ſa ſaincte Foy. L’ayant ainſi arreſté, & fait ſigner de tous nous autres, il entra dans la riuiere enuirõ la portée de deux Fauconneaux. Là il eut à peine ancré, que voyla venir à bord de noſtre Fuſte vn petit bateau qu’ils nomment Almadia, qui s’en venoit de l’autre coſté de la riue, auec vn Brachmane qui parloit bon Portugais. Ceſtuy-cy fiſt à noſtre Capitaine vn meſſage de la part de la Royne, par lequel elle le prioit inſtamment, qu’en faueur du Vice-Roy il euſt à ſe deſiſter de l’entrepriſe qu’il auoit faicte, & de n’attaquer les Turcs en aucune façon que ce fuſt, ce qu’elle diſoit ne ſe pouuoir faire ſans vne trop grande temerité, comme ayant eſté aduertie par ſes eſpions, qu’ils s’eſtoient fortifiez d’vne bonne tranchée qu’ils auoient faicte prés du foſſé, dans lequel ils auoient mis la Galere, que cela eſtant il luy ſembloit auec raiſon qu’il luy falloit beaucoup plus de force quil n’en auoit, pour venir à bout d’vne ſi grande entrepriſe ; qu’au reſte elle prenoit Dieu à teſmoin du deſplaiſir que luy apportoit dans l’ame l’extréme apprehenſion qu’elle auoit qu’il ne luy arriuaſt quelque malheur. À ces paroles le Capitaine reſpondit en termes pleins de prudence & de courtoiſie, diſant qu’il baiſoit les mains à son Alteſſe, pour la grande faueur qu’elle luy faiſoit, & pour vn ſi bon aduis ; mais que touchant le combat des Turcs qu’il ne pouuoit ſuiure ſon conſeil, & qu’ainſi il ne laiſſeroit pas de paſſer outre ; pource que lors qu’il eſtoit queſtion d’en venir aux mains, les Portugais n’auoient pas accouſtumé de s’enquerir s’il y auoit peu d’ennemis, ou s’ils eſtoient en grand nombre ; attendu que plus il y en auroit, plus de perte il leur en reuiendroit, & à luy plus de profit & d’honneur. Auec ceſte reſponſe fut congedié le Brachmane, à qui le Capitaine fiſt preſent d’vne piece de camelot vert, & d’vn chapeau doublé de ſatin rouge, auec quoy il s’en retourna fort content.