Les Voyages de Cyrus/III

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G.-F. Quillau (1p. 133-226).


LIVRE  TROISIÉME.


L’EMPIRE des Medes joüissoit alors d’une paix profonde ; Cambyse crut que Cyrus ne pouvoit mieux employer ce temps qu’en sortant de la Perse, pour apprendre les mœurs, les Loix, & la Religion des autres peuples ; il le fit appeller un jour, & lui parla ainsi :

Le Grand Oromaze vous destine à étendre vos conquêtes sur toute l’Asie ; il faut que vous vous mettiez en état de rendre les nations heureuses par votre sagesse, quand vous les aurez soumises par votre valeur. Je veux que vous voyagiez en Égypte qui est la mere des sciences ; de-là dans la Grece où se voyent plusieurs Républiques fameuses ; vous irez ensuite en Crete étudier les Loix de Minos ; vous reviendrez enfin par Babylone, & vous rapporterez ainsi dans votre patrie toutes les connoissances nécessaires pour polir l’esprit de vos Sujets, & pour vous rendre capable de remplir votre haute destinée. Allez, mon fils, allez voir & étudier la nature humaine sous toutes ses formes différentes ; ce petit coin de la terre qu’on appelle la patrie, est un tableau trop borné, pour pouvoir juger par là de l’humanité en géneral.

Cyrus obéit aux ordres de son pere, & quitta bien-tôt la Perside avec Araspe son ami ; deux fidelles esclaves faisoient toute sa suite ; il vouloit voyager inconnu : Il descend l’Agradate, s’embarque sur le Golfe Persique, & aborde bien-tôt au Port de Gerra sur les côtes de l’Arabie heureuse.

De-là il continue sa route vers la ville de Macoraba ;[1] dans ce séjour délicieux la serenité du Ciel, la douceur du climat, les parfums qui embaumoient l’air, une nature variée, féconde & riante de toute part, charmoient tous les sens.

Cyrus ne pouvoit se lasser d’admirer les beautés de ce pays, lorsqu’il vit un homme qui marchoit d’un pas grave, & qui sembloit enseveli dans une profonde méditation ; il étoit déjà près de Cyrus, sans s’en être apperçû ; le Prince interrompit la rêverie du vieillard, pour lui demander le chemin qui conduisoit à Badeo, où il devoit s’embarquer pour l’Egypte.

Amenophis, c’est ainsi qu’il s’appelloit, salüa Cyrus & Araspe avec politesse ; & leur ayant representé que le jour étoit trop avancé pour continuer leur voyage, il offrit de les conduire dans sa retraite.

Il les mena par un chemin détourné, vers une colline prochaine, où il avoit creusé de ses propres mains plusieurs grottes champêtres ; une fontaine sortoit du penchant de la colline ; son onde transparente en s’enfuyant alloit arroser un petit jardin plus éloigné, & formoit ensuite un ruisseau, dont le doux murmure étoit le seul bruit qu’on entendoit dans ces lieux tranquilles.

Amenophis servit à ses Hôtes des fruits secs, & des vins exquis, & pendant le repas il les entretint agréablement ; une joye naïve & paisible regnoit sur son visage, ses discours étoient pleins de sens & de sentimens, il avoit toute la politesse d’un homme élevé à la Cour des Rois : C’est ce qui donna à Cyrus la curiosité de sçavoir la cause de sa retraite. Pour mériter la confiance d’Amenophis, Cyrus lui découvrit sa naissance, & le sujet de ses voyages ; il lui fit ensuite entrevoir son desir, avec ce respect modeste qu’on doit avoir pour le secret d’un Inconnu. Amenophis plein de reconnoissance pour le Prince, & encore plus touché de sa délicatesse & de sa retenue, commença ainsi l’histoire de sa vie & de ses malheurs.

Quoique je sois descendu d’une des plus anciennes familles d’Egypte, cependant par la succession des temps & la triste vicissitude des choses humaines, la branche dont je sors est tombée dans une grande pauvreté : Mon pere vivoit près de Diospolis ville de la haute Égypte, & cultivoit de ses propres mains son champ paternel ; il m’élevoit à goûter les vrais plaisirs dans la simplicité d’une vie champêtre, à mettre mon bonheur dans l’étude de la sagesse, & à trouver dans l’agriculture, la chasse & les beaux arts, mes plus douces occupations.

C’étoit l’usage du Roy Apriés de parcourir de temps en temps les différentes Provinces de son Royaume ; un jour qu’il passa par les forêts voisines du lieu où j’habitois, il m’apperçut à l’ombre d’un Palmier où je lisois les livres sacrés d’Hermés.

Je n’avois pas plus de seize ans, ma jeunesse & mon maintien attirerent les regards du Roy ; il s’approcha de moi, & me demanda mon nom, mon état, & ce que je lisois ; mes réponses lui plurent ; il me fit conduire à sa Cour, avec le consentement de mon pere, & ne négligea rien pour mon éducation.

Le goût qu’Apriés avoit pour moi, se changea peu-à-peu en confiance ; elle paroissoit augmenter à mesure que j’avançois en âge, & je me livrois sans réserve aux sentimens de tendresse & de reconnoissance. Comme j’étois jeune & sans expérience, je croyois que les Princes étoient capables d’amitié ; j’ignorois que les Dieux leur ont refusé cette douce consolation, pour contre-balancer leur grandeur.

Après avoir suivi le Roy dans ses guerres contre les Sidoniens & les Cypriotes, je devins son unique favori ; il me communiqua les secrets les plus importans de l’Etat, & m’honora de la premiere Charge auprès de sa personne.

Je ne perdis jamais de vûe l’obscurité d’où le Roy m’avoit tiré ; je n’oubliai point que j’avois été pauvre, & je craignis d’être riche ; je conservois ainsi mon integrité au milieu des grandeurs : J’allois de temps en temps voir mon pere dans la haute Égypte dont j’étois Gouverneur ; je visitois avec plaisir le bocage où Apriés m’avoit rencontré : Heureuse solitude, disois-je en moi-même, où j’ai puisé d’abord les maximes de la vraye sagesse ! Malheur à moi, si j’oublie l’innocence & la simplicité de mes premieres années, où je ne sentois point les faux desirs, & ne connoissois pas les objets qui les excitent !

Je fus souvent tenté de renoncer à la Cour, pour rester dans cette aimable solitude ; c’étoit sans doute un pressentiment des disgraces qui devoient m’arriver ; ma fidélité devint bien-tôt suspecte à Apriés.

[2] Amasis qui me devoit sa fortune, tâcha de lui inspirer ces défiances ; c’étoit un homme d’une basse naissance, mais d’une grande valeur ; il avoit tous les talens naturels & acquis, mais les sentimens cachés de son cœur étoient corrompus : Quand on a beaucoup d’esprit, & que rien n’est sacré, il est aisé de réussir auprès des Princes.

Le soupçon étoit éloigné de mon cœur, & je ne me défiois pas d’un homme que j’avois comblé de bienfaits ; il se couvrit du voile d’une profonde dissimulation, pour me mieux trahir.

Je n’aimois point la basse flatterie, mais je n’étois pas insensible aux louanges délicates ; Amasis sentit bien-tôt ma foiblesse, & s’en servit adroitement ; il affectoit, pour me plaire, une candeur, une noblesse, & un désinteressement qui me charmerent ; enfin il gagna tellement ma confiance, qu’il étoit à mon égard, ce que j’étois à l’égard du Roy. Je le presentai à Apriés comme un homme très-capable de le servir ; il eut bien-tôt un accès libre auprès du Prince.

Le Roy avoit de grandes qualités, mais il vouloit tout gouverner par sa volonté absolue ; il s’étoit déja affranchi des loix, il n’écoutoit plus le conseil des trente Juges.

Mon amour pour la vérité ne me permit pas toujours de suivre les regles d’une exacte prudence, & mon attachement pour le Roy me porta souvent à lui parler avec trop de force, & sans assez de ménagement.

Je m’apperçus peu-à-peu de sa froideur, & de la confiance qu’il prenoit en Amasis ; loin de m’en allarmer, je me réjoüissois de l’élevation d’un homme que je croyois non seulement mon ami, mais encore zelé pour le bien public.

Amasis me disoit souvent avec des regrets qui paroissoient sinceres : Je ne goûte point le plaisir de la faveur du Prince, puisque vous en êtes privé. N’importe, lui disois-je, par qui le bien se fasse, pourvû qu’il soit fait.

Ce fut alors que les Villes principales de la haute Égypte m’adresserent leurs plaintes, sur les subsides extraordinaires que le Roy exigeoit. J’écrivis des lettres circulaires, pour adoucir les esprits ; Amasis fit saisir ces lettres, & contrefit exactement mon caractere ; il manda dans celles qu’il envoya en mon nom aux habitans de Diospolis ma patrie, que si je ne pouvois pas gagner le Roy par la persuasion, j’irois moi-même me mettre à leur tête, pour le forcer à les traiter avec moins de rigueur.

Ce peuple étoit naturellement porté à la révolte, & s’imaginant que j’étois auteur de ces lettres, il crut entrer avec moi dans un traité secret ; Amasis entretint cette correspondance sous mon nom pendant plusieurs mois, croyant enfin avoir des preuves suffisantes de mon infidélité, il alla se jetter aux pieds du Prince, lui découvrit toute la prétendue conspiration, & lui montra les lettres supposées.

Je fus arrêté sur le champ, & mis dans une étroite prison ; le jour fut fixé pour me faire mourir avec éclat. Amasis me vint voir ; il parut d’abord chancelant dans ses idées, incertain de ce qu’il devoit croire, arrêté par la connoissance qu’il avoit de ma vertu, ébranlé par la force des preuves, attendri sur mon sort.

Après l’avoir entretenu quelque temps, il sembla convaincu de mon innocence, me promit de parler au Prince, & de travailler à découvrir les auteurs de la perfidie.

Pour mieux cacher ses noirs projets, il alla trouver le Roy, & tâchant foiblement de l’engager à me pardonner, il lui fit entrevoir qu’il n’agissoit que par reconnoissance, & par compassion pour un homme à qui il devoit sa fortune ; il le confirma ainsi adroitement dans la persuasion où il étoit de mon crime ; le Roy naturellement soupçonneux & défiant fut inexorable.

Le bruit de ma trahison se répandit par toute l’Egypte ; les peuples des différentes Provinces accoururent à Saïs, pour voir le spectacle inhumain qu’on préparoit ; enfin le jour fatal étant arrivé, plusieurs de mes amis parurent à la tête d’une foule nombreuse, & m’arracherent au supplice qui m’étoit destiné ; les troupes du Roy firent d’abord quelque résistance, mais la multitude se déclara pour moi ; j’étois maître alors de faire la même révolution dans l’Egypte qu’Amasis fit depuis ; mais je ne profitai de cette conjoncture heureuse, que pour me justifier auprès d’Apriés ; je lui envoiai un de mes libérateurs pour l’assurer que son injustice ne me faisoit pas oublier mon devoir, & que je ne voulois que le convaincre de mon innocence.

Il m’ordonna de l’aller trouver dans son Palais ; Amasis étoit avec lui ; ce perfide, en continuant toujours sa dissimulation, courut au-devant de moi avec empressement, & me presentant lui-même au Roy, que j’ai de joye, lui dit-il, de voir que la conduite d’Amenophis ne vous laisse plus aucun prétexte de douter de sa fidélité ; je vois bien, répondit froidement Apriés, qu’Amenophis n’aspire point à la Royauté, & je lui pardonne d’avoir voulu borner mon autorité pour plaire à ses concitoyens. Je répondis au Roy que je n’étois point coupable des crimes qu’on avoit voulu m’imputer, & que j’en ignorois l’auteur ; Amasis chercha alors à faire tomber les soupçons de sa trahison, sur les meilleurs amis & les plus fidéles serviteurs du Roy.

Je sentis que l’esprit du Prince n’étoit point guéri de ses défiances, & pour prévenir de nouvelles accusations, je me retirai de Saïs ; je retournai dans ma premiere solitude, & je ne rapportai de la Cour, que mon innocence & ma pauvreté.

Apriés envoya des troupes à Diospolis, pour en empêcher le soulevement, & ordonna de veiller sur ma conduite ; il s’imaginoit sans doute que je ne pourrois jamais me borner à une vie tranquille, après avoir vêcu dans les emplois les plus éclatans.

Cependant Amasis devint maître absolu de l’esprit du Roy, Apriés se livra aveuglément à lui ; ce Favori lui rendit suspects ses meilleurs Sujets, & les fit éxiler, afin d’écarter du Trône ceux qui pouvoient empêcher l’usurpation qu’il méditoit. Une occasion se presenta bien-tôt pour executer ses projets.

[3] Les Cyrenéens, Colonie de Grecs, qui s’étoient établis en Afrique, ayant pris aux Lybiens une grande partie de leurs terres, les Lybiens se donnerent à Apriés pour obtenir sa protection : Le Roy d’Egypte envoya une grande armée dans la Lybie pour faire la guerre aux Cyrenéens ; cette armée où il y avoit beaucoup de mécontens qu’Amasis avoit eu soin d’éloigner, fut taillée en piéces ; les Egyptiens s’imaginerent qu’Apriés avoit eu dessein de la faire périr, afin de régner plus despotiquement ; cette pensée les irrita, il se forma une ligue dans l’Egypte inférieure, le peuple se souleva, & prit les armes.

Le Roy leur envoya Amasis pour les appaiser, & les faire rentrer dans le devoir ; c’est alors qu’éclaterent les desseins de ce perfide ; loin de calmer les esprits, il les échauffa de plus en plus, il se mit à la tête des séditieux, & se fit proclamer Roy ; la révolte devint bien-tôt universelle ; Apriés fut obligé de quitter Saïs, & de se sauver dans la haute Égypte.

Il se retira à Diospolis ; j’engageai les habitans de cette Ville à oublier ses injustices, & à le secourir dans ses malheurs : Pendant tout le temps qu’il y demeura, j’avois un accès libre auprès de lui, mais j’évitois avec soin tout ce qui pouvoit lui rappeller le souvenir des disgraces qu’il m’avoit fait essuyer.

Apriés tomba bien-tôt dans une mélancolie profonde ; cet esprit si fier dans la prosperité, qui s’étoit vanté qu’il n’étoit pas au pouvoir des Dieux même de le détrôner, ne put soutenir l’adversité ; ce Prince d’une valeur si renommée, n’avoit point le vrai courage d’esprit ; il avoit mille & mille fois méprisé la mort, il ne sçavoit pas mépriser la fortune. Je tâchai de le calmer, de le soutenir, & d’éloigner de son esprit toutes les funestes idées qui l’accabloient ; je lui lisois souvent les Livres d’Hermés, il étoit frappé sur-tout de ce passage, Lorsque les Dieux aiment les Princes, ils versent dans la coupe du fort, un mélange de biens & de maux, afin qu’ils n’oublient pas qu’ils sont hommes.

Ces réflexions le tranquilliserent, & adoucirent peu-à-peu ses chagrins ; je sentois un plaisir infini de voir que le Prince commençoit à goûter la vertu, & qu’elle le rendoit paisible au milieu des malheurs.

Apriés n’oublia rien pour se retirer de la triste situation où il étoit ; il ramassa trente mille Cariens & Ioniens, qui s’étoient établis en Égypte sous son régne ; je sortis avec lui de Diospolis ; nous marchâmes contre l’Usurpateur, & nous lui donnâmes bataille près de Memphis ; comme nous n’avions que des troupes étrangeres, nous fumes entierement défaits.

Amasis me fit chercher par-tout, mais le bruit de ma mort s’étoit répandu, & vingt années s’étant écoulées depuis ma retraite de la Cour, je fus confondu avec les autres prisonniers, & mis dans une haute tour à Memphis.

Le Roy fut amené à Saïs ; Amasis lui rendit de grands honneurs pendant les premiers jours : Pour fonder les inclinations du peuple, il proposa de le rétablir ; mais en secret il formoit le dessein de lui ôter la vie ; tous les Egyptiens demanderent la mort du Prince, Amasis le leur abandonna, il fut étranglé dans son propre Palais, & l’Usurpateur fut couronné solemnellement.[4]

A peine le peuple fut-il calmé, qu’il se livra à cette inconstance naturelle qui agite toujours la multitude ; on commença à mépriser la basse naissance d’Amasis, & à murmurer contre lui ; ce Politique habile se servit heureusement de son adresse pour adoucir les esprits irrités, & prévenir la révolte.

Les Rois d’Egypte avoient coutume de donner des festins solemnels à leurs Courtisans ; les conviés lavoient alors les mains avec le Roy dans une cuvette d’or, destinée de tout temps à cet usage ; Amasis fit faire de cette cuvette une Statüe de Serapis, qu’il exposa à la véneration des peuples ; il vit avec joye les hommages empressés qu’on rendoit de toutes parts à sa nouvelle Divinité ; il assembla les Egyptiens, & leur fit cette harangue :

Citoyens, écoutez-moi ; Cette Statüe que vous adorez aujourd’hui, vous servoit autrefois pour les usages les plus vils ; c’est ainsi que tout dépend de votre choix, & de votre opinion ; toute autorité réside originairement dans le peuple ; arbitres absolus de la Religion & de la Royauté, vous créez également vos Dieux, & vos Souverains : Je vous affranchis des craintes frivoles des uns & des autres, en vous apprenant vos véritables droits ; tous les hommes naissent égaux, votre volonté seule les distingue ; quand il vous plaît d’élever quelqu’un au rang suprême, il ne doit y demeurer que parceque vous le voulez, & autant que vous le voulez : Je ne tiens mon autorité que de vous, vous pouvez la reprendre pour la donner à un autre qui vous rendra plus heureux que moi ; montrez-moi cet homme, je descends du Trône avec plaisir, & me confonds dans la multitude.

Par ce discours impie, mais flateur pour le peuple, Amasis affermit solidement son autorité ; on le conjura de rester sur le Trône ; il parut accepter la Royauté comme une grace qu’il faisoit au peuple ; il est adoré par les Egyptiens qu’il gouverne avec douceur & modération ; la politique le demande, & son ambition est satisfaite ; il vit à Saïs dans un éclat qui ébloüit ceux qui l’approchent, rien ne paroît manquer à son bonheur ; mais on m’assure que le dedans est bien différent de ce qui paroît au dehors ; il croit que tous les hommes qui l’entourent lui ressemblent, & qu’ils veulent le trahir comme il a trahi son Maître ; ces défiances continuelles l’empêchent de joüir du fruit de son crime ; c’est par-là que les Dieux l’ont puni de son usurpation : Les cruels remords déchirent sans cesse son cœur, & les noirs soucis se répandent souvent sur son front ; la colere du grand Osiris le poursuit par-tout ; la splendeur de la Royauté ne sçauroit le rendre heureux, parcequ’il ne goûte ni la paix du cœur, ni l’amitié des hommes, ni la douce confiance qui fait le principal charme de la vie.

Amenophis alloit continuer son histoire, mais Cyrus l’interrompit pour lui demander comment Amasis avoit pris un tel ascendant sur l’esprit d’Apriés.

Le Roy, reprit Amenophis, ne manquoit ni de talens, ni de vertus, mais il n’aimoit point à être contredit ; il ordonnoit souvent à ses Ministres de lui dire la vérité, cependant il ne pardonnoit jamais à ceux qui lui obéissoient ; il aimoit la flaterie, en affectant de la haïr : Amasis s’apperçut de cette foiblesse, & la ménagea avec art. Lorsqu’Apriés résistoit aux maximes despotiques que son Ministre lui inspiroit, ce perfide insinuoit au Roy que la multitude incapable de raisonner, doit être menée par l’autorité absolue, & que les Princes étant dépositaires du pouvoir des Dieux, peuvent agir comme eux, sans rendre raison de leur conduite ; il assaisonnoit ses conseils de tant de principes apparens de vertu, & de tant de louanges délicates, que le Prince séduit s’étoit rendu haissable à ses Sujets sans s’en appercevoir.

Alors Cyrus attendri sur le sort du Roy d’Egypte, dit à Amenophis : Il me semble qu’Apriés est plus à plaindre qu’à blâmer ; comment les Princes peuvent-ils reconnoître la perfidie, quand elle se cache avec tant d’art ?

Le bonheur du peuple, répondit Amenophis, fait celui du Prince ; leurs veritables interêts se réunissent nécessairement, quelque effort qu’on fasse pour les separer. Quiconque inspire aux Princes des maximes contraires, doit être regardé comme ennemi de l’Etat.

De plus, les Rois doivent toujours craindre un homme qui ne les contredit jamais, & qui ne leur dit que des verités agréables. Il ne faut point d’autres preuves de la corruption d’un Ministre, que de voir qu’il prefere la faveur, à la gloire de son Maître.

Enfin un Prince habile doit sçavoir mettre à profit les talens de ses Ministres, mais il ne doit point s’abandonner aveuglement à leurs conseils ; il peut se prêter aux hommes, mais il ne doit jamais s’y livrer.

Ah ! s’écria Cyrus, que la condition des Rois est malheureuse ! Ils ne peuvent, dites-vous, que se prêter aux hommes, ils ne doivent jamais s’y livrer, ils ne connoîtront donc jamais les charmes de l’amitié. Que je suis à plaindre, si la royauté est incompatible avec le plus grand de tous les biens.

Quand un Prince bien né, répondit Amenophis, n’oublie point qu’il est homme, il peut trouver des amis qui n’oublieront pas qu’il est Roy : Mais son amitié ne doit jamais le faire agir par goût, ni par inclination dans les affaires de l’Etat. Comme particulier, il peut jouir des plaisirs d’une tendre amitié, mais comme Prince, il doit ressembler aux Immortels qui n’ont aucune passion.

Après ces réflexions, Cyrus impatient de sçavoir le sort d’Amenophis, lui demanda comment il étoit sorti de prison, & le sage Egyptien continua ainsi son récit.

Je fus oublié quelques années dans ma prison à Memphis. Je ne pouvois voir ni entretenir personne ; abandonné à la solitude, sans aucune consolation, je souffris les maux les plus cruels de l’ennui. L’homme ne trouve au dedans de lui-même qu’un vuide affreux qui le desole ; son bonheur ne vient que des amusemens qui l’empêchent de sentir son insuffisance naturelle. Je desirai la mort avec ardeur, mais je respectai les Dieux, & je n’osai me la procurer, persuadé que ceux qui m’ont donné la vie, ont seuls le droit de me l’ôter.

Un jour que j’étois accablé des plus tristes réflexions, j’entendis tout à coup un bruit sourd, comme si l’on avoit voulu percer le mur de ma prison. Ce bruit étoit causé par un homme qui cherchoit à se sauver ; il aggrandit assez l’ouverture en peu de jours, pour pénétrer dans ma chambre. Ce prisonnier quoiqu’Etranger, parloit parfaitement la Langue Egyptienne ; il m’apprit qu’il étoit Tyrien, qu’il se nommoit Arobal, qu’il avoit servi Apriés dans les troupes des Cariens, & qu’il avoit été pris dans le même temps que moi ; il avoit l’esprit vif, naturel, & aimable ; il s’énonçoit avec feu, délicatesse, & grace ; en redisant les mêmes choses, il ne les répetoit jamais. Le plaisir que je trouvois dans les entretiens de cet Etranger, me fit oublier la perte de ma liberté, je contractai bien-tôt avec lui une étroite amitié.

Nous ne fumes tirés de prison que pour subir de nouvelles peines, on nous condamna aux mines : nous n’esperions plus de ressource que dans la mort, mais l’amitié soulagea nos maux, & nous conservâmes assez de courage pour nous faire des amusemens au milieu des malheurs même, par l’observation des merveilles cachées dans les entrailles de la terre.

Rien ne se produit par hazard ; tout est l’effet d’une circulation qui unit, entretient, & renouvelle sans cesse toutes les parties de la nature : Les pierres, & les métaux, sont des corps organisés qui se nourrissent, & croissent comme les plantes ; les feux, & les eaux, renfermés dans les cavités de la terre, semblables à notre Soleil, & à nos pluyes, fournissent une chaleur, & un suc nourricier convenables à cette espece de végetaux. Nous nous promenions avec plaisir au milieu de ces beautés inconnues à la plûpart des mortels : Mais helas ! la lumiere du jour y manque ; nous ne pouvions rien distinguer que par la sombre lueur des lampes.

Nous commencions déja à nous accoutumer à cette nouvelle espece de malheur, lorsque le ciel nous rendit la liberté par un coup également terrible, & inesperé.

Les feux souterrains rompent quelquefois leurs prisons avec une violence qui paroît ébranler la nature jusques dans ses fondemens, semblables au tonnerre qui brise les nues pour vomir par-tout des flammes, & remplir l’air de ses éclats. Nous entendîmes souvent ces bruits horribles. Un jour les secousses redoublerent, la terre sembla mugir ; nous n’attendions plus que la mort, lorsque ces feux impetueux nous ouvrirent un passage dans une caverne spacieuse : Ce qui devoit nous priver de la vie, nous procura la liberté.

Nous marchâmes long-temps à la clarté de nos lampes, avant que de revoir le jour ; nous l’apperçûmes à la fin. Le souterrain aboutissoit à un vieux Temple que nous connûmes avoir été consacré à Osiris, par les bas reliefs qu’on remarquoit sur l’autel ; nous nous prosternâmes, & nous adorâmes la Divinité du lieu. Nous n’avions point de victimes à offrir, ni de quoi faire des libations ; pour tout sacrifice nous jurâmes d’aimer toujours la vertu.

Ce Temple étoit situé près du Golfe Arabique. Nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisoit voile pour le port de Muza. Nous traversâmes une grande partie de l’Arabie heureuse, & nous arrivâmes enfin dans cette solitude. Les Dieux semblent avoir caché les plus beaux endroits de la terre à ceux qui ne connoissent point le prix d’une vie tranquille. Nous trouvâmes dans ces bois & dans ces forêts, des hommes d’un naturel doux & humain, pleins de bonne foi & de justice.

Nous nous rendîmes bien-tôt celebres parmi eux ; Arobal leur apprenoit à tirer de l’arc, & à lancer le javelot, pour detruire les bêtes feroces qui ravageoient leurs troupeaux : Je leur apprenois la Religion d’Hermés, & je guerissois leurs maladies par le secours des simples. Ils nous regardoient comme des hommes divins. Nous admirions tous les jours les mouvemens de la belle nature qui se remarquoient en eux ; leur joye naïve, leur simplicité ingenue, & leur tendre reconnoissance.

Nous comprîmes alors que les grandes Villes, & les Cours magnifiques n’ont que trop servi à corrompre les mœurs & les sentimens ; en réunissant une multitude d’hommes dans le même lieu, elles n’ont fait souvent que réunir leurs passions, & les multiplier. Nous remerciâmes les Dieux d’être désabusés des faux plaisirs, & même de ces fausses vertus politiques & militaires, que l’amour propre a introduites dans les grandes societés, pour tromper les hommes, & pour les rendre esclaves de leur ambition.

Mais, hélas ! quelle est l’inconstance des choses humaines ; quelle est la foiblesse de l’esprit de l’homme ; Arobal, cet ami si vertueux, si tendre, si génereux, qui avoit soutenu la prison avec tant de courage, & l’esclavage avec tant de fermeté, ne put se contenter d’une vie simple & uniforme : Né pour la guerre, il soupiroit après les grands exploits ; & plus Philosophe par l’esprit que par le cœur, il m’avoüa qu’il ne pouvoit plus soutenir la simplicité d’une vie champêtre. Il me quitta, & je ne l’ai point revû depuis.

Je suis un être isolé sur la terre ; Apriés m’a persécuté, Amasis m’a trahi, Arobal m’abandonne. Je trouve par-tout un vuide affreux : Je sens que l’amitié le plus grand de tous les biens, est difficile à rencontrer ; les passions, les foiblesses, mille contrarietés la réfroidissent, ou la dérangent ; on s’aime trop soi-même pour bien aimer son ami : Je connois à present les hommes ; cependant je ne les haïs point, mais je ne sçaurois les estimer ; je leur veux, & je leur fais du bien sans espoir de récompense.

Tandis qu’Amenophis parloit, on voyoit sur le visage de Cyrus les sentimens & les passions que tous ces différens évenemens devoient faire naître en lui ; il conçut une haute estime pour le Philosophe Egyptien, & ne put se résoudre qu’avec peine à s’en séparer. Si j’étois né dans une condition privée, lui dit-il, je me trouverois heureux de passer le reste de mes jours avec vous dans cette retraite ; mais le Ciel me destine aux travaux de la Royauté ; J’obéis à ses ordres, moins, ce me semble, pour satisfaire mon ambition, que pour contribuer au bonheur de la Perside.

Allez, Cyrus, allez la rendre heureuse, répondit Amenophis, il n’est permis de gouter le repos, qu’après avoir travaillé long-temps pour la Patrie ; l’homme n’est pas né pour lui-même, mais pour la societé. Cependant tout étoit préparé pour le départ du Prince ; Cyrus & Araspe reprirent leur chemin, & traverserent le pays des Sabéens.

Pendant le voyage, Araspe paroissoit quelquefois triste & rêveur ; Cyrus s’en apperçut, & lui en demanda la raison ; Araspe lui répondit : Vous êtes Prince, & je n’ose vous parler à cœur ouvert. Oublions le Prince, dit Cyrus, & parlons en amis. Eh ! bien, reprit Araspe, j’obéis. Tout ce qu’Amenophis nous a dit sur l’instabilité du cœur humain dans l’amitié, m’effraye. Je sens souvent ces contrarietés dont il a parlé ; vos mœurs trop ennemies du plaisir, me blessent quelquefois, sans doute mes défauts vous sont incommodes à leur tour ; que je serois malheureux, si cette différence de sentimens pouvoit altérer notre amitié.

Tous les hommes ont leurs foiblesses, repliqua Cyrus ; celui qui cherche un ami parfait, cherche inutilement : on n’est pas toujours également content de soi-même, comment le seroit-on de son ami ? Vous avez vos foiblesses, j’ai aussi les miennes ; mais notre candeur à nous avouer nos défauts, & notre indulgence à nous les pardonner réciproquement, doivent faire le lien de notre amitié. C’est traiter son ami comme soi-même, que de lui montrer son ame toute nüe ; cette simplicité fait disparoître toutes les imperfections. Avec les autres hommes, il suffit d’être sincere, en ne paroissant jamais ce que l’on n’est pas ; mais avec son ami, il faut être simple, jusqu’à se montrer tel qu’on est.

C’est ainsi qu’ils s’entretenoient ensemble pendant leur voyage ; ils arriverent enfin sur les bords du Golfe Arabique, où ils s’embarquerent pour passer en Égypte.

Cyrus fut surpris de trouver dans l’Égypte une nouvelle espece de beautés, qu’il n’avoit pas vû dans l’Arabie heureuse : Là tout étoit l’effet de la simple nature ; ici l’art avoit tout perfectionné.

[5] Il pleut rarement dans l’Égypte, mais le Nil l’arrose par ses debordemens reglés. Elle est traversée d’une infinité de canaux, qui portent par-tout la fécondité avec leurs eaux, qui unissent les villes entre elles, qui joignent la grande mer avec la mer rouge, & qui entretiennent par-là, le commerce au dedans & au dehors du Royaume.

Les villes élevées avec des travaux immenses, paroissent comme des Isles au milieu des eaux, & dominent sur la plaine inondée, & rendue fertile par ce fleuve bienfaisant. Lorsque ses inondations sont trop abondantes, de vastes réservoirs faits exprès reçoivent ses eaux débordées, pour en empêcher les ravages ; des écluses ouvrent ou ferment ces réservoirs selon les besoins. Tel est l’usage du lac Meris, creusé par un des anciens Rois d’Egypte dont il porte le nom ; son tour est de cent quatre-vingt lieües.[6]

Les Villes d’Egypte sont nombreuses, grandes, bien peuplées, & pleines de Temples magnifiques, & de Palais superbes, ornés de statües, & de colonnes.

Cyrus parcourut avec plaisir toutes ces beautés, & alla ensuite voir le fameux Labyrinthe bâti par les douze Nomarques : Ce n’est pas un seul Palais, mais un magnifique amas de douze Palais disposés régulierement. Trois mille chambres qui se communiquent par des terrasses, s’arrangent autour de douze salles, & ne laissent point de sortie à ceux qui s’y engagent sans guide. Il y a autant de bâtimens sous terre que dessus ; ces souterrains sont destinés à la sépulture des Rois.

Dans ce Palais magnifique on voit par-tout sur les murs, des bas reliefs représentans l’histoire des Rois ; les Princes enterrés dans les souterrains, semblent revivre dans ces sépultures, de sorte que le même Palais contient des monumens qui montrent aux Monarques, & leur grandeur, & leur néant.

Outre les Temples consacrés pour le culte des Dieux, & les Palais destinés pour l’habitation des Princes, on voit encore dans l’Egypte, & sur-tout près de Memphis, des Pyramides qui servent de tombeaux aux grands hommes : Ce sage peuple croyoit devoir élever des monumens superbes aux morts, pour éterniser le mérite, & perpétuer l’émulation.

Après avoir admiré toutes ces merveilles, Cyrus s’appliqua à connoître l’histoire, la politique, & les loix de l’ancienne Égypte, qui ont été le modéle de celles de la Grece.

Il apprit que les Prêtres Egyptiens avoient composé leur histoire d’une suite immense de siecles ; ils se perdoient avec plaisir dans cet abyme infini de temps, pendant lequel Osiris lui-même gouvernoit les hommes. Toutes les fictions dont ils ont rempli leurs annales sur le régne des Dieux, & des demi-Dieux, ne sont que des allégories, pour exprimer le premier état des ames, avant leur descente dans des corps mortels.

Selon eux, l’Égypte étoit alors le séjour favori des Dieux, & le lieu de l’univers où ils se plaisoient le plus. Après l’origine du mal, & la grande révolution arrivée par la révolte du monstre Typhon, ils croyoient que leur pays étoit le moins changé & le moins défiguré ; arrosé par le fleuve du Nil, il demeura fécond, pendant que tout le reste de la nature étoit stérile ; ils regardoient l’Egypte comme la mere des hommes, & des animaux.

Leur premier Roy se nomma Menés ; depuis son temps leur histoire se renferme dans des bornes raisonnables, & se réduit à trois âges. Le premier, jusques aux Rois Pasteurs, contient huit cens ans. Le second, depuis les Rois Pasteurs jusques à Sesostris, contient cinq siecles. Le troisiéme, depuis Sesostris jusques à Amasis, renferme plus de sept cens ans.

Pendant le premier âge, l’Egypte fut divisée en plusieurs dynasties, ou gouvernemens, qui avoient chacune leurs Rois. Leurs principaux sieges étoient à Memphis, à Thanis, à This, à Elephantis, & à Thebes ; cette derniere dynastie absorba toutes les autres, & en devint la maitresse. L’Egypte, sans avoir aucun commerce au dehors, se bornoit alors à l’agriculture, & à la vie pastorale ; les Bergers étoient Heros, & les Rois étoient Philosophes. Dès ce temps vivoit le premier Hermés, qui pénetra tous les secrets de la nature, & de la Theologie ; c’étoit le siecle des sciences occultes. Les Grecs, disent les Egyptiens, s’imaginent que le monde dans son enfance étoit ignorant, mais ils ne pensent ainsi que parcequ’ils sont toujours enfans eux-mêmes ;[7] ils ne sçavent rien de l’origine du monde, de son antiquité, ni des révolutions qui y sont arrivées. Les hommes du siecle de Mercure se souvenoient encore de leur premier état sous le régne d’Osiris, & avoient plusieurs connoissances traditionnelles que nous avons perdues. Les arts d’imitation, la poësie, la musique, la peinture, tout ce qui est du ressort de l’imagination, ne sont que des jeux d’esprit en comparaison des hautes sciences, connues des premiers hommes. La nature, ajoutoient-ils, obéissoit alors à la voix des sages : Ils sçavoient remuer tous ses ressorts cachés ; ils produisoient, quand ils vouloient, les prodiges les plus merveilleux ; les Génies aëriens leur étoient soumis ;[8] ils entroient souvent en commerce avec les Esprits étherées, & quelquefois avec les pures Intelligences qui habitent l’Empyrée. Nous avons perdu, dirent les Prêtres à Cyrus, ces connoissances sublimes, il ne nous en reste que quelques vestiges sur nos anciens obelisques, qui sont les monumens de notre Theologie, de nos mysteres, & de nos traditions sur la Divinité & sur la nature, & nullement les annales de notre histoire civile, comme s’imaginent les ignorans.

Le second âge fut celui des Rois Pasteurs venus d’Arabie ; ils inonderent l’Egypte avec une armée de deux cens mille hommes : La barbarie de ces Arabes grossiers & ignorans, fit mépriser & oublier les sciences sublimes & cachées ; ils ne pouvoient rien imaginer qui ne fût matériel & sensible : C’est depuis leur temps que le génie des Egyptiens changea tout-à-fait, se tourna du côté des arts, de l’architecture, de la guerre, & de toutes les connoissances superficielles, inutiles à ceux qui sçavent se contenter de la simple nature : C’est alors que l’idolatrie entra dans l’Egypte ; la sculpture, la peinture, & la poësie, obscurcirent toutes les idées pures, & les transformerent en images sensibles ; le vulgaire s’y arrêta, sans pénetrer le sens caché des allégories.

Peu de temps après cette invasion des Arabes, plusieurs Egyptiens qui ne pouvoient supporter le joug étranger, quitterent leur pays, & allerent établir des colonies dans toute la terre ; de-là sont venus tous les grands hommes fameux dans les autres nations ; le Belus des Babyloniens, le Cecrops des Atheniens, le Cadmus des Béotiens ; de-là vient que tous les peuples de l’univers doivent leurs loix, leurs sciences, & leur Religion à l’Egypte. C’est ainsi que les Prêtres parloient à Cyrus,

Dans ce siecle vivoit le second Hermés appellé Trismegiste ; il fut le restaurateur de l’ancienne Religion ; il recueillit les loix & les sciences du premier Mercure, & les rédigea en quarante-deux volumes, qu’on appelloit Le Trésor des Remedes de l’Ame, parcequ’ils guérissent l’esprit de son ignorance, source de tous les maux.

Le troisiéme âge fut celui des conquêtes & du luxe ; les arts se perfectionnerent de plus en plus ; les villes, les édifices & les pyramides, se multiplierent. Le pere de Sesostris fit amener à sa Cour tous les enfans qui naquirent le même jour que son fils, & les fit élever avec le même soin que ce jeune Prince. Lorsque le Roy mourut, Sesostris leva une armée formidable, & choisit pour Officiers les jeunes gens qui avoient été élevés avec lui ; il y en avoit près de deux mille, capables d’inspirer à toute l’armée, le courage, les vertus militaires, & l’attachement pour le Prince, qu’ils regardoient tout ensemble comme leur maître, & comme leur frere. Sesostris forma le dessein de conquerir le monde entier ; il pénetra dans les Indes plus loin que Bacchus & Hercule ; Les Scythes se soumirent à son empire ; la Thrace & l’Asie mineure sont pleines de monumens de ses victoires ; on y voit les superbes inscriptions de Sesostris Roy des Rois, & Seigneur des Seigneurs. Ayant étendu ses conquêtes depuis le Gange jusques au Danube, & depuis le Tanaïs jusqu’aux extrémités de l’Afrique, il revint après neuf années d’absence, chargé des dépoüilles de tous les peuples vaincus, se faisant traîner dans un char par les Rois qu’il avoit soumis.

Son gouvernement fut tout-à-fait militaire & despotique ; il diminua l’autorité des Pontifes, & la transporta aux gens de guerre. Après sa mort, la division se mit parmi ces Chefs, & continua pendant trois génerations ; ils se trouverent trop puissans pour demeurer unis & soumis à un seul Maître. Sous Anysis l’Aveugle, Sabacon Ethyopien profita de leurs discordes pour envahir l’Egypte ; ce Prince religieux rétablit le pouvoir des Prêtres, gouverna pendant cinquante ans dans une paix profonde, & retourna ensuite dans sa patrie, pour obéir aux oracles de ses Dieux.

Le Royaume abandonné, tomba entre les mains de Sethon Pontife de Vulcain ; il anéantit l’art militaire, & méprisa les gens de guerre ; le régne de la superstition qui amollit les cœurs, succeda au despotisme, qui les avoit trop abattus.

Depuis ce temps, l’Egypte ne se soutint plus que par des troupes étrangeres, elle tomba peu-à-peu dans l’anarchie ; douze Nomarques ou Gouverneurs choisis par le peuple, partagerent le Royaume entr’eux. Un d’eux nommé Psammetique, se rendit maître de tous les autres ; l’Egypte se rétablit un peu durant cinq ou six régnes ; enfin cet ancien Royaume devint tributaire de Nabucodonosor Roy de Babylone.

La source de tous ces maux vint des conquêtes de Sesostris. Cyrus sentit par là que les Princes insatiables de conquerir, sont ennemis de leur postérité ; à force de vouloir trop étendre leur domination, ils sappent les fondemens de leur puissance.

L’autorité des anciennes Loix d’Egypte, avoit été fort affoiblie dès le Regne de Sosostris ; du tems de Cyrus il n’en restoit plus que le souvenir. Ce Prince recueillit avec soin ce qu’il en put apprendre des grands hommes, & des sages vieillards qui vivoient alors. Ces Loix peuvent se réduire à trois, d’où dépendent toutes les autres : Elles regloient la conduite des Rois, la Police, & la Jurisprudence.

Le Royaume étoit hereditaire, mais les Rois étoient obligés plus que les autres à vivre selon les loix. Les Egyptiens regardoient comme une usurpation criminelle sur les droits du grand Osiris, & comme une présomption insensée dans un homme, de mettre son caprice à la place de la raison.

Le Roy se levoit au point du jour, & dans ce premier moment où l’esprit est le plus pur, & l’ame le plus tranquille, on lui donnoit une idée claire & nette de ce qu’il avoit à décider pendant la journée ; mais avant que de prononcer le Jugement, il alloit au Temple invoquer les Dieux par des sacrifices : Là environné de toute sa Cour, & les victimes étant à l’autel, il assistoit à une priere pleine d’instruction, dont voici la formule.

Grand Osiris, œil du monde, & lumiere des esprits, donnez au Prince votre image, toutes les vertus royales, afin qu’il soit religieux envers les Dieux, & doux envers les hommes, moderé, juste, magnanime, génereux, ennemi du mensonge, maître de ses passions, punissant au-dessous du crime, & récompensant au-dessus du mérite.[9]

Le Pontife représentoit ensuite au Roy les fautes qu’il avoit faites contre les loix, mais on supposoit toujours qu’il n’y tomboit que par surprise, ou par ignorance, & l’on chargeoit d’imprécations les Ministres qui lui avoient donné de mauvais conseils, ou qui lui avoient déguisé la vérité.

Que ne devoit-on pas esperer d’un Prince accoutumé à entendre chaque jour les vérités les plus fortes & les plus salutaires, comme une partie essentielle de sa Religion ? Il est arrivé aussi que la plûpart des anciens Rois d’Egypte ont été si cheris de leur peuple, que chacun pleuroit leur mort comme celle d’un pere.

La seconde Loi regardoit la Police, & la subordination des Rangs ; les terres étoient séparées en trois parties : La premiere faisoit le domaine des Rois ; la seconde appartenoit aux Pontifes ; & la troisiéme aux gens de guerre. Il paroissoit absurde d’employer pour le salut de la patrie, des hommes qui n’eussent aucun intérêt à la défendre.

Le peuple étoit divisé en trois classes, les Laboureurs, les Bergers, & les Artisans : Ces trois sortes d’hommes faisoient de grands progrès dans chacune de leurs professions ; ils profitoient des expériences de leurs ancêtres ; chaque famille transmettoit ses connoissances à ses enfans ; il n’étoit permis à personne de sortir de son rang, ni d’abandonner les emplois paternels ; par-là les arts étoient cultivés, & conduits à une grande perfection ; & les troubles causés par l’ambition de ceux qui veulent s’élever au-dessus de leur état naturel, étoient prévenus.

Afin que personne n’eût honte de la bassesse de son état, les arts étoient en honneur ; dans le corps politique comme dans le corps humain, tous les membres contribuent de quelque chose à la vie commune ; il paroissoit insensé en Égypte, de mépriser un homme, parcequ’il sert la patrie par un travail pénible ; on conservoit ainsi la subordination des rangs, sans que les uns fussent enviés, ni les autres méprisés.

La troisiéme Loi regardoit la Jurisprudence ; trente Juges tirés des principales Villes, composoient le Conseil suprême qui rendoit la justice dans tout le Royaume ; le Prince leur assignoit des revenus suffisans pour les affranchir des embarras domestiques, afin qu’ils pussent donner tout leur temps à composer & à faire observer les bonnes Loix ; ils ne tiroient d’autre profit de leurs travaux, que la gloire & le plaisir de servir la patrie.

Pour éviter les surprises dans les Jugemens, on défendoit dans les Plaidoyers la fausse éloquence qui ébloüit l’esprit, & qui anime les passions ; on exposoit la vérité des faits avec une précision claire, nerveuse, & dépoüillée des faux ornemens du discours ; le Chef du Sénat portoit un collier d’or & de pierres précieuses, d’où pendoit une figure sans yeux, qu’on appelloit la Vérité ; il l’appliquoit au front & au cœur de celui en faveur de qui la Loi décidoit ; c’étoit la maniere de prononcer les Jugemens.

Il y avoit en Égypte une forme de Justice, inconnue aux autres peuples : Aussi-tôt qu’un homme avoit rendu le dernier soupir, on l’amenoit en Jugement ; l’accusateur public étoit écouté ; si l’on prouvoit que la conduite du mort avoit été contraire aux Loix, on condamnoit sa mémoire, & on lui refusoit la sépulture ; s’il n’étoit accusé d’aucun crime contre les Dieux, ni contre la patrie, on faisoit son éloge, & on l’ensevelissoit honorablement.

Avant que de porter le corps au tombeau, on en ôtoit les entrailles, & on les mettoit dans une urne que le Pontife levoit vers le Soleil, en faisant cette priere au nom du mort :[10]

Grand Osiris, vie de tous les êtres, recevez mes manes, & réunissez-les à la societé des immortels ; pendant ma vie j’ai tâché de vous imiter, par la vérité, & par la bonté ; je n’ai commis aucun crime contre les devoirs de la societé ; j’ai respecté les Dieux de mes peres, & j’ai honoré mes parens ; si j’ai commis quelque faute par foiblesse humaine, par intemperance, ou par le goût du plaisir, ces viles dépoüilles de moi-même en sont la cause. En prononçant ces paroles, on jettoit l’urne dans la riviere, & l’on déposoit le reste du corps embaumé dans les pyramides.

Telles étoient les idées des anciens Egyptiens ; remplis des esperances de l’immortalité, ils s’imaginoient que les foiblesses humaines étoient expiées par notre séparation d’avec le corps, & qu’il n’y avoit que les vices contre les Dieux & contre la societé, qui empêchoient l’ame de se réunir à son origine.

Toutes ces découvertes donnerent à Cyrus une grande envie de s’instruire à fond de l’ancienne Religion d’Egypte ; pour cet effet il alla à Thebes. Cette Ville fameuse, dont Homere a chanté les cent portes, disputoit en magnificence, en grandeur, & en puissance, à toutes les Villes de l’univers ; on dit qu’elle pouvoit autrefois faire sortir dix mille combattans par chacune de ses portes ; il y a sans doute ici de la fiction poëtique, mais tous conviennent que le peuple en étoit innombrable.

Cyrus avoit été adressé par Zoroastre à Sonchis Souverain Pontife de Thebes, afin qu’il l’instrusît dans tous les mysteres de la Religion de son pays ; Sonchis conduisit le Prince dans une salle spatieuse, ornée par trois cens Statües de grands Prêtres Egyptiens ; cette longue succession de Pontifes donna au Prince une haute idée de l’antiquité de leur Religion, & une grande curiosité d’en sçavoir les principes.

Pour vous faire connoître, lui dit le Pontife, l’origine de notre culte, de nos symboles, & de nos mysteres, il faut vous apprendre l’histoire d’Hermés Trismegiste, qui en est le fondateur.

Siphoas, ou Hermés second du nom, étoit de la race de nos premiers Souverains ; pendant que sa mere étoit enceinte, elle alla par mer en Lybie faire un sacrifice à Jupiter Hammon ; en cotoyant l’Afrique, il s’éleva subitement un orage qui fit périr le vaisseau près d’une Isle déserte ; la mere d’Hermés y fut jettée toute seule par une protection particuliere des Dieux.

Là elle vécut solitaire jusques au moment de son accouchement ; elle en mourut ; l’enfant demeura abandonné à l’inclemence des saisons, & à la fureur des bêtes ; mais le Ciel qui avoit de grands desseins sur lui, le préserva au milieu de ces malheurs : Une jeune Chévre, dont il y avoit grande abondance dans cette Isle, accourut à ses cris, & l’allaita jusqu’à ce qu’il fut sorti de l’enfance.

Il brouta pendant ses premieres années l’herbe tendre avec sa nourrice, ensuite les dattes & les fruits sauvages lui parurent une nourriture plus convenable ; il sentit par les premiers rayons de raison qui commencerent à luire en lui, que sa figure n’étoit pas la même que celle des animaux, qu’il avoit plus d’esprit, plus d’invention, plus d’adresse qu’eux, & par conséquent qu’il pouvoit être d’une nature différente.

La Chévre qui l’avoit nourri, mourut accablée de vieillesse ; il fut fort surpris de ce nouveau phénomene qu’il n’avoit pas remarqué auparavant ; il ne put comprendre pourquoi elle demeuroit si long-temps immobile & froide, il l’examina pendant plusieurs jours, il compara tout ce qu’il voyoit en elle, avec ce qu’il sentoit en lui, & s’apperçut enfin qu’il avoit un battement dans le cœur qu’elle n’avoit pas, & qu’il y avoit un principe de mouvement en lui, qui n’étoit plus en elle ; il la vit peu-à-peu pourrir, se dessécher, se dissiper, rien ne restoit que os : L’esprit parle à soi-même, sans sçavoir les noms arbitraires que nous avons attachés à nos idées ; Hermés raisonna ainsi : La Chévre ne s’est point donné ce principe de vie, puisqu’elle l’a perdu, & qu’elle ne peut plus se le rendre.

Comme il avoit une merveilleuse sagacité naturelle, il chercha long-temps quelle pouvoit être la cause de ce changement ; il remarqua que les plantes & les arbres sembloient mourir, & revivre tous les ans par l’éloignement & le retour du Soleil ; il s’imagina que cet astre étoit le principe de toute chose.

Il ramassa les os dessechés de sa mere nourrice, & les exposa aux rayons du Soleil, mais la vie ne revint point ; il vit par-là qu’il s’étoit trompé, & que le Soleil ne donnoit pas la vie aux animaux.

Il examina si ce ne seroit pas quelque autre astre ; mais il observa que la nuit, les étoiles n’avoient ni autant de chaleur, ni autant de lumiere que le Soleil, & que toute la nature sembloit languir pendant l’absence du jour ; il sentit que les astres n’étoient point le premier principe de vie.

A proportion qu’il avança en âge, son esprit se meurit, & ses réflexions devinrent plus profondes.

Il avoit remarqué que les corps inanimés ne se remuoient point par eux-mêmes ; que les animaux ne se rendoient point le mouvement, lorsqu’ils l’avoient perdu, & que le Soleil ne ranimoit point les corps morts ; de-là il conclut qu’il y avoit un Premier Moteur plus puissant que le Soleil & les astres.

En réflechissant ensuite sur lui-même, & sur toutes les remarques qu’il avoit faites depuis le premier usage de sa raison, il observa qu’il y avoit en lui quelque chose qui sentoit, qui pensoit, & qui comparoit ses pensées ; après avoir médité plusieurs années entieres sur toutes les operations de son esprit, il conclut enfin que le Premier Moteur pouvoit avoir de l’intelligence aussi-bien que de la force, & que sa bonté devoit égaler sa puissance.

La solitude de l’homme, au milieu des Etres qui ne peuvent le secourir, est un état affreux ; mais lorsqu’il découvre l’idée d’un Etre qui peut le rendre heureux, rien n’égale ses esperances, & sa joye.

L’amour du bonheur, inséparable de notre nature, fit souhaiter à Hermés de voir ce Premier Moteur, de le connoître, & de l’entretenir ; si je pouvois, disoit-il, lui faire entendre mes pensées & mes desirs, sans doute il me rendroit plus heureux que je ne suis. Ses esperances & sa joye furent bientôt troublées par de grands doutes : Hélas ! disoit-il, si le premier Moteur est aussi bon & aussi bienfaisant que je me l’imagine, pourquoi ne le vois-je pas ? pourquoi ne s’est-il point fait connoître à moi ? & sur-tout pourquoi suis-je dans une si triste solitude, où je ne vois rien qui me ressemble, rien qui me paroisse raisonner comme moi, rien qui puisse me secourir ?

Dans ces agitations, la raison impuissante gardoit le silence, & ne pouvoit rien répondre ; le cœur parla, se tourna vers le premier Principe, & lui dit par ce langage muet, que les Dieux entendent mieux que les paroles : Vie de tous les Etres, montrez-vous à moi, faites-moi sçavoir qui vous êtes, & ce que je suis ; venez me secourir dans l’état solitaire & malheureux où je me trouve.

Le grand Osiris aime les cœurs purs, il écoute toujours leurs desirs ; il ordonna au premier Hermés ou Mercure, de prendre une figure humaine, & de l’aller instruire.

Un jour que le jeune Trismegiste s’étoit endormi au pied d’un chêne, Hermés vint s’asseoir auprès de lui ; Trismegiste en s’éveillant fut surpris de voir une figure semblable à la sienne ; il forme des sons à l’ordinaire, mais ils n’étoient pas articulés ; il montre tous les mouvemens différens de son ame par les transports, les empressemens, & les démonstrations ingenües & naïves, que la nature enseigne aux hommes, pour exprimer ce qu’ils sentent vivement.

En peu de temps Mercure apprit au Philosophe sauvage la Langue Egyptienne ; il l’instruisit ensuite de ce qu’il étoit, de ce qu’il alloit devenir, & de toutes les sciences que Trismegiste enseigna depuis aux Egyptiens ; il commença alors à voir dans la nature ce qu’il n’y avoit pas remarqué auparavant, des caracteres d’une sagesse & d’un pouvoir infini répandus par-tout ; il reconnut par-là l’impuissance de la raison humaine, quand elle est toute seule, & abandonnée à elle-même sans instruction ; il fut étonné de sa premiere ignorance, mais ses nouvelles lumieres produisirent en lui de nouveaux embarras.

Un jour que Mercure lui parloit de la haute destinée de l’homme, de la dignité de sa nature, de l’immortalité qui l’attend, Hermés lui dit : Si le grand Osiris destine les hommes pour un bonheur si parfait, d’où vient donc qu’ils naissent dans une telle ignorance ? d’où vient qu’il ne se montre pas à eux pour dissiper leurs ténebres ? Hélas ! si vous n’étiez point venu m’éclairer, j’aurois cherché long-temps sans découvrir le premier principe de toutes choses, tel que vous me l’avez fait connoître ; alors Mercure lui développa ainsi tous les secrets de la Theologie Egyptienne.

L’état primitif de[11] l’homme étoit bien différent de ce qu’il est aujourd’hui : au dehors toutes les parties de l’univers étoient dans une harmonie constante, au dedans tout étoit soumis à l’ordre immuable de la raison ; chacun portoit sa loi dans son cœur, & toutes les nations de la terre n’étoient qu’une république de sages.

Les hommes vivoient alors sans discorde, sans ambition, sans faste, dans une paix, dans une égalité, dans une simplicité parfaite ; chacun avoit pourtant des qualités, & des inclinations différentes, mais tous les gouts conduisoient à l’amour de la vertu, & tous les talens conspiroient à la connoissance du vrai ; les beautés de la nature, & les perfections de son auteur, faisoient les spectacles, les jeux, & l’étude des premiers hommes.

L’imagination reglée ne présentoit alors que des idées justes & pures ; les passions soumises à la raison, ne troubloient point le cœur, & l’amour du plaisir étoit toujours conforme à l’amour de l’ordre ; le Dieu Osiris, la Déesse Isis, & leur fils Orus, venoient souvent converser avec les hommes, & leur apprenoient tous les mysteres de la sagesse.

Cette vie terrestre, quelque heureuse qu’elle fut, n’étoit pourtant que l’enfance de notre être, où les ames se préparoient à un développement successif d’intelligence & de bonheur : Après avoir vêcu un certain temps sur la terre, les hommes changeoient de forme sans mourir, & s’envoloient dans les astres ; là, avec de nouveaux sens, & de nouvelles lumieres, ils jouissoient de nouveaux plaisirs, & de nouvelles connoissances ; de-là ils s’élevoient dans un autre ciel, ensuite dans un troisiéme, & parcouroient ainsi les espaces immenses par des métamorphoses sans fin.

Un siecle entier, & selon quelques-uns, plusieurs siecles s’étoient passés de cette sorte ; il arriva enfin un triste changement dans les esprits, & dans les corps : Typhon & ses compagnons, avoient habité autrefois le séjour des hommes ; mais enivrés par leur orgueil, ils s’oublierent jusqu’à vouloir escalader les Cieux ; ils furent précipités, & ensevelis dans le centre de la terre.

Ils sortirent de leurs abymes, percerent l’œuf du monde, y répandirent le mauvais principe, & corrompirent par leur commerce l’esprit, le cœur, & les mœurs de ses habitans ; l’ame du grand Osiris abandonna son corps, qui est la nature ; elle devint comme un cadavre ; Typhon en déchira, en découpa, & en dispersa tous les membres ; il en flétrit toutes les beautés.

Depuis ce temps, le corps devint sujet aux maladies & à la mort, & l’esprit à l’erreur & aux passions ; l’imagination de l’homme ne lui presenta plus que des chimeres ; sa raison ne servit qu’à contredire ses penchans, sans pouvoir les redresser ; la plûpart de ses plaisirs sont faux & trompeurs, & toutes ses peines même imaginaires, sont des maux réels ; son cœur est une source féconde de desirs inquiets, de craintes frivoles, de vaines esperances, de goûts déreglés qui le tourmentent tour à tour ; une foule de pensées vagues, & de passions turbulentes, causent en lui une guerre intestine, le soulevent sans cesse contre lui-même, & le rendent en même temps idolatre & ennemi de sa propre nature.

Ce que chacun sent en soi, est une image de ce qui se passe dans la societé des hommes. Trois Empires différens s’élevent dans le monde, & partagent tous les caracteres : L’empire de l’opinion, celui de l’ambition, & celui de la volupté ; l’erreur préside dans l’un, la force domine dans l’autre, & le frivole régne dans le troisiéme.

Voilà l’état de la nature humaine : La Déesse Isis va par toute la terre chercher les ames égarées, pour les ramener à l’Empyrée, tandis que le Dieu Orus attaque sans cesse le mauvais Principe ; on dit qu’il rétablira enfin le régne d’Osiris, & bannira à jamais le monstre Typhon ; jusqu’à ce temps les bons Princes peuvent adoucir les maux des hommes, mais ils ne peuvent les guérir tout-à-fait.

Vous êtes, continue Mercure, de l’ancienne race des Rois d’Egypte : Le grand Osiris vous destine pour aller réformer ce Royaume par vos sages loix ; il ne vous a conservé que pour rendre un jour les hommes heureux ; bien-tôt, cher Trismegiste, vous reverrez votre patrie. Il dit, & soudain il s’éleve dans les airs, & disparoît comme l’étoile du matin qui s’enfuit devant l’aurore ; son corps devient transparent ; un nuage leger & pur, peint de toutes les couleurs, l’enveloppe comme un vêtement ; il avoit une couronne sur la tête, des aîles aux pieds, & tenoit dans la main un caducée ; on voyoit sur sa robe flotante tous les hieroglyphes dont Trismegiste s’est servi depuis pour exprimer les mysteres de la Theologie, & de la nature.

Meris Premier qui regnoit alors en Égypte, fut averti en songe par les Dieux, de ce qui se passoit dans l’Isle déserte ; il envoya chercher le Philosophe sauvage, & voyant la conformité de l’histoire d’Hermés avec le songe divin, il l’adopta pour son fils ; après la mort de ce Prince, Trismegiste monta sur le Trône, & rendit long-temps l’Egypte heureuse, par la sagesse de ses loix.

Il écrivit plusieurs Livres, qui contenoient la Theologie, la Philosophie, & la Politique des Egyptiens. Le Premier Hermés avoit inventé l’art ingénieux d’exprimer toutes sortes de sons par les différentes combinaisons de peu de lettres ; invention merveilleuse par sa simplicité, & qui n’est pas assez admirée, parcequ’elle est commune ; outre cette maniere d’écrire, il y en avoit une autre consacrée aux choses divines, & que peu de personnes entendoient.

Trismegiste désignoit les vertus & les passions de l’ame, les actions & les attributs des Dieux, par les figures des animaux, des insectes, des plantes, des astres, & par plusieurs caracteres symboliques ; c’est pour cela qu’on voit des vaches, des chats, des reptiles, & des crocodiles dans nos anciens Temples, & sur nos obelisques ; mais ils ne sont pas les objets de notre culte, comme les Grecs se l’imaginent follement.

Trismegiste cachoit les mysteres de la Religion sous des hieroglyphes & des allégories, & ne laissoit voir au commun des hommes que la beauté de sa morale ; c’est ainsi qu’en ont usé les Sages de tous les temps, & les Legislateurs de tous les pays ; ils sçavoient, ces hommes divins, que les esprits corrompus ne pouvoient gouter les vérités célestes, tant que leur cœur ne seroit pas purgé des passions ; c’est pourquoi ils répandirent sur la Religion un voile sacré, qui s’entrouvre, & disparoît, lorsque les yeux de l’esprit peuvent en soutenir l’éclat ; c’est le sujet de l’inscription qu’on voit à Saïs sur la Statüe d’Isis : Je suis tout ce qui est, qui a été, & qui sera, & nul mortel n’a encore ôté le voile qui me couvre.

Cyrus comprit par cette histoire d’Hermés, que l’Osiris, l’Orus, & le Typhon des Egyptiens, étoient les mêmes que l’Oromaze, le Mythras, & l’Arimane des Perses, & que la Mythologie de ces deux nations étoit fondée sur les mêmes principes : Ce n’étoient que des noms différens, pour exprimer les mêmes idées : Celles des Orientaux étoient plus simples, plus claires, & plus dépouillées d’images sensibles ; celles des Egyptiens étoient plus allégoriques, plus obscures, & plus enveloppées de fictions.

Quand Sonchis eut entretenu Cyrus, il le conduisit au Temple, où il lui fit voir les céremonies & les mysteres du culte Egyptien, privilege qu’on n’avoit jamais accordé auparavant à aucun Etranger, qu’après les plus rudes épreuves.

Le Prince de Perse passa plusieurs jours avec le Pontife ; il partit enfin de Thebes, & sortit de l’Egypte, sans se faire connoître à Amasis dont il détestoit le caractere & l’usurpation.



  1. C’est aujourd’hui la Meque. Elle a été de tout tems un lieu Saint pour les Arabes.
  2. Voyez Herodote, liv. 1. & 2.
  3. Voyez Herodote, liv. 1. & 2.
  4. Herod. lib. 2. Diod. Sic. lib. 1. part. 2.
  5. Tout ce qui est dit ici sur l’Égypte, est tiré de Diodore de Sicile, d’Herodote & de Strabon.
  6. Dix-huit cens stades, selon Herod., & Diod. de Sic.
  7. Expression de Platon dans son Politique. Voyez le Discours, page 104.
  8. Voyez Zambl. de Myst. Ægypt.
  9. Diod. de Sicile.
  10. Porphyre, de abst. lib. 4. §. 10.
  11. Voyez la Mythologie Egyptienne dans le Discours à la fin, page 120.