Les Voyages de Cyrus/IV

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G.-F. Quillau (1p. 227-286).


LIVRE  QUATRIÉME.


EN quittant l’Egypte, Cyrus résolut de passer en Grece ; il descendit le Nil depuis Memphis jusques à l’embouchure de ce fleuve, & s’embarqua sur la grande mer dans un vaisseau Phénicien, qui faisoit voile pour l’Argolide.

Tandis que les vents favorables enfloient les voiles, Cyrus rappellant les idées de Zoroastre & des Mages, s’entretenoit avec Araspe de toutes les merveilles qu’on découvre dans le vaste empire des ondes ; de la conformation de ses habitans proportionnée à leur élement ; de l’usage de leurs nageoires, dont ils se servent, tantôt comme de rames, & tantôt comme d’aîles pour fendre l’eau en les remuant, ou pour s’arrêter en les étendant ; des membranes délicates qu’ils contiennent dans leur sein, & qu’ils enflent ou resserrent pour se rendre plus ou moins legers, selon qu’ils veulent monter ou descendre dans l’eau ; de la structure admirable de leurs yeux parfaitement ronds, pour rompre, & pour réunir plus promptement les rayons de lumiere, sans quoi ils ne verroient pas dans l’élement humide.

Ils parlerent ensuite des lits de sel & de bitume, cachés dans le fond de l’Océan ; la pesanteur de chaque grain de ces sels est reglée de telle façon, que le Soleil ne peut les attirer en-haut ; ce qui fait que les vapeurs & les pluyes qui retombent sur la terre n’en sont pas surchargées, & deviennent des sources fécondes d’eaux douces.

Ils raisonnerent long-temps du flux & du reflux, qui se fait moins sentir dans cette mer que dans le grand Océan ; de l’action de la Lune, qui cause ces mouvemens reglés ; de la distance & de la grandeur de cette planette sagement proportionnée à nos besoins : Si elle étoit plus grande, dirent-ils, si elle étoit plus près de nous, ou s’il y en avoit plusieurs, la pression augmentée par-là, rendroit les marées trop abondantes, & la terre seroit inondée à tout moment par des déluges ; s’il n’y en avoit point, si elle étoit plus petite, ou plus éloignée, l’Océan ne contiendroit dans son vaste sein que des eaux dormantes, dont les exhalaisons empestées se répandroient par-tout, & détruiroient les plantes, les animaux & les hommes. Ils s’entretinrent enfin de cette Puissance souveraine, qui a arrangé toutes les parties de l’univers avec tant d’art & de symetrie.

Après quelques jours de navigation, le vaisseau entre dans le Golfe Saronique, aborde bien-tôt à Epidaure, & le Prince se hâte d’aller à Sparte.

Cette Ville fameuse étoit d’une figure ronde, & semblable à un camp de guerriers ; elle étoit située dans un vallon sauvage & stérile, où coule l’Eurotas fleuve impétueux, qui ravage souvent le pays par ses inondations : Ce vallon est entouré d’un côté par des montagnes inaccessibles, & de l’autre par des collines arides, qui produisoient à peine ce qui est nécessaire pour soulager les véritables besoins de la nature ; la situation du pays avoit beaucoup contribué au génie militaire & feroce de ses habitans.

En entrant dans la Ville, Cyrus n’y découvrit que des bâtimens simples & uniformes, bien différens des Palais superbes qu’il avoit vûs dans l’Egypte ; tout y ressentoit encore la simplicité primitive des Spartiates, mais leurs mœurs alloient se corrompre sous le régne d’Ariston & d’Anaxandride, si Chylon un des sept Sages de la Grece n’avoit pas prévenu ce malheur : Ces deux Rois de l’ancienne race des Heraclides, partageoient entre eux la Puissance suprême ; l’un gouvernoit l’Etat, l’autre commandoit les Troupes.

Ariston d’un naturel aimable, bien-faisant, & doux, se confioit également à tous ceux qui l’environnoient ; Anaxandride étoit d’un caractere opposé, sombre, soupçonneux, & défiant.

Prytanis favori d’Ariston, élevé dès sa jeunesse à Athenes, s’étoit abandonné à toutes sortes de voluptés ; comme son esprit étoit plein de graces, il avoit le secret de rendre ses défauts aimables ; il sçavoit s’accommoder à tous les goûts, & parler le langage de tous les caracteres ; il étoit sobre avec les Spartiates, poli avec les Atheniens, & sçavant avec les Egyptiens ; il prenoit tour à tour toutes les formes différentes, non pour tromper, (car il n’étoit pas méchant,) mais pour flatter sa passion dominante, qui étoit l’envie de plaire, & de devenir l’idole des hommes ; en un mot c’étoit un composé de ce qu’il y avoit de plus aimable, & de plus déreglé ; Ariston aimoit Prytanis, & se livroit entierement à lui.

Le Favori entraîna son Maître ; les Spartiates commencerent à s’amollir ; le Roy répandoit ses bienfaits sans distinction, & sans connoissance.

Anaxandride tenoit une conduite toute différente, mais aussi ruineuse pour l’Etat ; ne sçachant point discerner les cœurs sinceres & droits, il croyoit tous les hommes faux, & que ceux qui paroissoient bons, ne differoient des autres, que parcequ’ils ajoutoient l’hypocrisie à leur malice cachée ; les meilleurs Officiers de son armée lui devinrent suspects, & sur-tout Leonidas.

C’étoit le principal & le plus habile de ses Géneraux ; il avoit une probité exacte, & une valeur distinguée : Il aimoit sincerement la vertu ; mais il n’en avoit pas assez, pour supporter les défauts des autres hommes ; il les méprisoit trop ; il ne se soucioit ni de leurs louanges, ni de leurs bienfaits ; il ne ménageoit ni les Princes, ni leurs Courtisans : A force de haïr le vice, ses mœurs étoient devenues sauvages & feroces : Il cherchoit toujours le parfait, & comme il ne le trouvoit jamais, il n’avoit de liaison intime avec personne. Nul ne l’aimoit, tous le craignoient ; c’étoit un abregé des vertus les plus respectables, & les plus incommodes : Anaxandride s’en dégouta, & l’éxila ; c’est ainsi que ce Prince affoiblissoit les forces de Sparte, tandis qu’Ariston en corrompoit les mœurs.

Chylon qui avoit élevé les deux jeunes Princes, les alla trouver, & leur parla ainsi : Mon âge, mes longs services, les soins que je me suis donné pour votre éducation, m’autorisent à vous parler avec franchise : Vous vous perdez l’un & l’autre par des défauts contraires ; Ariston s’expose à être souvent trompé par des favoris flatteurs ; & vous Anaxandride, vous vous exposez à n’avoir jamais de véritables amis.

Vouloir toujours traiter les hommes avec toute la rigueur qu’ils méritent, c’est ferocité, ce n’est pas justice ; mais une bonté trop generale, qui ne sçait pas punir le mal avec vigueur, ni récompenser le bien avec choix, n’est pas une vertu, c’est une foiblesse ; elle fait souvent d’aussi grands maux que la malice même.

Pour vous Anaxandride, votre défiance fait encore plus de mal à l’Etat que la bonté trop confiante d’Ariston : Pourquoi vous défier des hommes sur de simples soupçons, quand leurs talens & leur capacité vous les ont rendus nécessaires ? Lorsqu’un Prince a une fois donné sa confiance à un Ministre pour de bonnes raisons, il ne doit jamais la retirer qu’après des preuves invincibles de perfidie : Il est impossible de tout faire par soi-même ; il faut avoir le courage de hazarder quelquefois d’être trompé, plûtôt que de manquer les occasions d’agir ; il faut sçavoir se servir sagement des hommes, sans s’y livrer aveuglément, comme fait Ariston. Il y a un milieu entre la défiance outrée, & la confiance excessive ; il faut vous corriger, autrement votre Empire ne peut être de longue durée.

Les réflexions, & l’expérience diminuerent peu-à-peu les défauts d’Ariston, il éloigna Brytanis ; mais le naturel farouche d’Anaxandride ne fut corrigé que par les malheurs ; dans ses guerres contre les Atheniens il fut souvent défait, & sentit enfin la nécessité de rappeller Leonidas.

Cyrus se fit connoître aux deux Rois, qui le reçurent avec une politesse plus grande que les Spartiates n’en marquoient ordinairement pour les Etrangers : Il alla ensuite voir Chylon. Ce Philosophe avoit acquis par sa sagesse une grande autorité auprès des Rois, dans le Sénat, & sur le peuple ; on le regardoit comme un second Lycurgue, sans lequel rien ne se faisoit à Lacédemone.

Le sage Spartiate, pour donner à Cyrus une idée vivante de leurs Loix, de leurs mœurs, & de la forme de leur gouvernement, le mena d’abord dans le Conseil des Gerontes établi par Lycurgue.

Ce Conseil où les deux Rois présidoient, se tenoit dans une salle tendue de nattes & de joncs, de peur que la magnificence du lieu ne détournât l’attention : Il étoit composé d’environ quarante Sénateurs, & n’étoit point exposé au tumulte & à la confusion, qui régnoient souvent dans les déliberations populaires d’Athenes.

L’autorité des Rois de Sparte avoit été absolue jusqu’au temps de Lycurgue : Eurytion un de ces Rois s’étant relâché de ses droits pour complaire au peuple, il se forma un Parti républicain qui devint audacieux & turbulent ; les Rois voulurent reprendre leur ancienne autorité, le peuple voulut la retenir, & ce combat continuel de Puissances opposées, déchiroit sans cesse l’Etat.

Pour tenir en équilibre le pouvoir Royal & le pouvoir populaire, qui panchoient tour à tour vers la tyrannie ou vers la confusion, Lycurgue établit un Conseil de vingt-huit Vieillards ; cette autorité mitoyenne entre la sujettion tyrannique, & l’excessive liberté, sauva Sparte de ses dissensions domestiques.

Cent trente ans après lui, Theopompe ayant remarqué que ce qui étoit résolu par les Rois & par leur Conseil, n’étoit pas toujours agréable à la multitude, établit des Ephores dont la Magistrature ne duroit qu’un an ; ils étoient choisis par le peuple, & concouroient en son nom à tout ce qui étoit déterminé par les Rois, & par le Sénat ; chacun regardoit ces déliberations unanimes comme faites par lui-même, & c’étoit dans cette union des Chefs & des membres, que consistoit la vie du Corps Politique à Sparte.

Après que Lycurgue eut reglé la forme du Gouvernement, il donna aux Spartiates des Loix propres à prévenir tous les excès que causent dans les autres États l’avarice, l’ambition, & l’amour. Pour bannir de Lacédemone le luxe, & l’envie, ce grand Legislateur voulut en chasser à jamais la richesse, & la pauvreté : Il persuada à ses Citoyens de faire un partage égal de tous les biens, & de toutes les terres, il décria l’usage de l’or, & de l’argent, & ordonna qu’on ne se serviroit que de monnoye de fer, qui n’avoit point de cours dans les pays étrangers ; il aima mieux priver les Spartiates des avantages du commerce avec leurs voisins, que de les exposer à rapporter de chez les autres peuples, les instrumens d’un luxe, qui pouvoit les corrompre.

Pour affermir l’égalité parmi les Citoyens, ils mangeoient tous ensemble dans des salles publiques, mais séparées ; chaque societé élisoit librement son convive, nul n’y étoit admis que par le consentement de tous, afin que la paix ne fût pas troublée par la différence des humeurs ; précaution nécessaire pour des hommes d’un naturel guerrier, & sauvage.

Cyrus entra dans ces salles publiques, où les hommes étoient assis sans autre distinction que celle de leur âge ; ils étoient entourés d’enfans qui les servoient ; leur temperance, & l’austerité de leur vie étoient si grandes, que les autres nations disoient, qu’il valoit mieux mourir que de vivre comme les Spartiates : En mangeant ils s’entretenoient de matieres graves & sérieuses, des interêts de la patrie, de la vie des grands hommes, de la différence du bon & du mauvais Citoyen, & de tout ce qui pouvoit former la jeunesse au goût des vertus militaires : Leurs discours renfermoient un grand sens en peu de paroles ; c’est pour cela que le style Laconique a été admiré dans toutes les nations : En imitant la rapidité des pensées, il peignoit tout dans un moment, & donnoit le plaisir de pénetrer un sens profond : les graces & les délicatesses attiques étoient inconnues à Lacédemone, on y vouloit de la force dans les esprits, comme dans les corps.

Le jour d’une fête solemnelle, Cyrus & Araspe assisterent aux assemblées des jeunes Spartiates : Dans une grande enceinte, entourée de plusieurs sieges de gazon élevés en amphitheâtre, les jeunes filles presque nües & les jeunes garçons, disputoient le prix de la course, de la lutte, de la danse, & de tous les travaux pénibles. Il n’étoit permis aux Spartiates d’épouser, que celles qu’ils avoient vaincues dans ces jeux.

Cyrus fut choqué de voir la liberté qui régnoit dans ces assemblées publiques entre des personnes d’un sexe different, & il ne put s’empêcher de le représenter à Chylon : Il me paroît, lui dit-il, qu’il y a une grande contradiction dans les Loix de Lycurgue ; il ne veut qu’une Republique de Guerriers, endurcis à toutes sortes de travaux, & cependant il n’a point craint de les exposer à la volupté qui amollit les courages.

Le dessein de Lycurgue en établissant ces fêtes, reprit Chylon, étoit de conserver & de perpetuer les vertus guerrieres dans sa Republique. Ce grand Legislateur avoit une profonde connoissance de la nature humaine. Il sçavoit combien les inclinations, & les dispositions des meres influent sur les enfans. Il a voulu que les femmes Spartiates fussent des Héroïnes, afin qu’elles ne donnassent à la Republique que des Héros.

Au reste, continua Chylon, l’amour délicat & la volupté grossiere sont également inconnus à Lacedemone. Ce n’est que dans ces fêtes publiques qu’on souffre cette liberté qui vous choque. Lycurgue crut pouvoir amortir la volupté, en accoutumant quelquefois la vûe aux objets qui l’excitent. Dans tous les autres temps, les filles sont fort retirées : Il n’est même permis suivant nos Loix aux personnes nouvellement mariées, de se voir que rarement & en secret. On forme ainsi la jeunesse à la temperance, & à la modération dans les plaisirs même les plus légitimes.

D’un autre côté, le cœur & le goût ont peu de part à nos unions : Par-là les amours furtifs, & la jalousie sont bannis de Sparte. Les maris malades ou avancés en âge, prêtent leurs femmes à d’autres, & les reprennent ensuite sans scrupule. Les femmes se regardent comme appartenant plus à l’Etat, qu’à leurs maris. Les enfans sont élevés en commun, & souvent sans connoître d’autre mere que la Republique, ni d’autres peres que les Senateurs.

Cyrus rappellant ici sa tendresse pour Cassandane, & la pureté de leur union, soupira en lui-même, ayant horreur de ces maximes. Il méprisoit la volupté qui amollit les cœurs, mais il ne pouvoit gouter la férocité Spartiate qui sacrifioit à l’ambition, les plus doux charmes de la societé, & qui croyoit les vertus guerrieres incompatibles avec les sentimens tendres ; sçachant néanmoins que Chylon ne sentiroit point ces délicatesses, il se contenta de lui dire.

L’amour paternel me paroît d’une grande ressource dans un État. Les peres ont soin de l’éducation de leurs enfans, cette éducation oblige les enfans à la reconnoissance : de-là naissent les premiers liens de la societé. La patrie n’est que l’union de toutes les familles ensemble. Si l’amour de la famille est affoibli, que deviendra l’amour de la patrie qui en depend. Il faut, ce me semble, craindre les établissemens qui détruisent la nature, sous pretexte de vouloir la perfectionner.

Les Spartiates, répond Chylon, ne font tous qu’une même famille. Lycurgue avoit remarqué que les peres indignes, & les enfans ingrats manquent souvent à leurs devoirs reciproques ; il confia l’éducation des enfans à plusieurs vieillards, qui se regardant comme les peres communs, ont un soin égal de tous.

En effet les enfans n’étoient nulle part mieux élevés qu’à Sparte : On leur apprenoit principalement à bien obéir, à supporter le travail, à vaincre dans les combats, & à montrer du courage contre les douleurs & contre la mort. Ils alloient la tête, & les pieds nuds, couchoient sur des roseaux, & mangeoient très-peu. Encore falloit-il qu’ils prissent ce peu par adresse dans les salles publiques des convives. Ce n’est pas qu’on autorisât à Sparte les vols, & les larcins. Comme tout étoit commun dans cette Republique, ces vices n’y pouvoient avoir aucun lieu ; mais on vouloit accoutumer les enfans destinés pour la guerre, à surprendre l’attention de ceux qui veilloient sur eux, & à s’exposer avec courage aux punitions les plus séveres, s’ils n’avoient point l’adresse qu’on exigeoit d’eux.

Lycurgue avoit senti que les speculations subtiles & les rafinemens des sciences, ne servoient souvent qu’à gâter l’esprit, & qu’à corrompre le cœur, c’est pourquoi il en fit peu de cas ; on ne négligeoit pourtant rien pour réveiller dans les enfans, le goût de la pure raison, & pour donner de la force à leur jugement ; mais toutes les connoissances qui ne servoient point aux bonnes mœurs, étoient regardées comme des occupations inutiles, & dangereuses.

Les Spartiates croyoient que dans cette vie, l’homme est fait moins pour connoître, que pour agir ; & que les Dieux l’ont formé, plûtôt pour la societé, que pour la contemplation.

Cyrus alla ensuite dans les Gymnases, où s’exerçoit la jeunesse ; Lycurgue avoit renouvellé les Jeux Olympiques institués par Hercule, & avoit dicté à Iphitus les Statuts & les Céremonies de ces Fêtes. La Religion, le génie guerrier, & la politique, s’unissoient pour en maintenir l’usage ; elles servoient non seulement à honorer les Dieux, à célebrer la vertu des Héros, à disposer les corps aux fatigues de la guerre, mais aussi à rassembler de temps en temps dans un même lieu, & à réunir par des sacrifices communs, divers peuples dont l’union faisoit la force.

Les exercices par lesquels on se préparoit à disputer les prix dans ces Jeux, faisoient le seul travail des Citoyens de Lacedemone ; les Islotes qui étoient leurs esclaves, labouroient les champs, & exerçoient tous les métiers ; les Spartiates regardoient comme vile, toute occupation qui se bornoit au simple entretien du corps.

L’agriculture & les arts, dit Cyrus, sont absolument nécessaires pour préserver le peuple de l’oisiveté qui enfante les discordes, la mollesse, & tous les maux ruineux pour la societé : Il me paroît que Lycurgue s’écarte toujours un peu trop de la nature dans toutes ses Loix.

Les plaisirs tranquilles, reprit Chylon, & le doux loisir qu’on goûte dans une vie champêtre, paroissoient à Lycurgue contraires au génie guerrier ; au reste les Spartiates ne sont jamais oisifs ; on les occupe sans cesse, comme vous le voyez, à tous les travaux qui sont des images de la guerre, & sur-tout à marcher, à camper, à ranger les armées en bataille, à défendre, à attaquer, à bâtir, & à détruire des forteresses.

Par-là on entretient dans les esprits pendant la paix, une noble émulation, sans exciter la haine, & sans répandre de sang : Chacun y dispute le prix avec ardeur, & les vaincus se font gloire de couronner les vainqueurs ; on oublie les fatigues par les plaisirs qui accompagnent ces spectacles, & ces fatigues empêchent que le repos n’amollisse les courages.

Ce discours donna curiosité à Cyrus de connoître la discipline militaire des Spartiates, il le témoigna à Chylon : Le lendemain les deux Rois ordonnerent à Leonidas d’assembler les troupes de Lacédemone, dans une grande plaine près de la Ville, pour les passer en revûe devant Cyrus, & lui montrer tous les exercices en usage chez les Grecs.

Leonidas parut revêtu de ses habits militaires, son casque étoit orné de trois oiseaux, dont celui du milieu faisoit l’aigrette ; sur sa cuirasse se voyoit une tête de Meduse, & sur son bouclier hexagone étoient représentés tous les attributs du Dieu Mars ; il tenoit dans sa main un bâton de commandement.

Cyrus & Araspe monterent deux Coursiers superbes, & sortirent de la Ville avec le Géneral Spartiate, qui, sçachant le goût que le jeune Prince avoit de s’instruire, l’entretint ainsi pendant le chemin.

La Grece est partagée en plusieurs Républiques, & chaque État entretient une armée proportionnée à sa grandeur : Nous ne voulons pas, comme les Asiatiques, des armées énormes, mais des troupes bien disciplinées ; les grands corps sont difficiles à mouvoir, & coûtent trop à l’État. Nous avons pour regle invariable de camper surement, afin de n’être jamais obligés de combattre malgré nous ; une petite armée bien aguerie, peut en se retranchant à propos, dissiper les plus nombreuses troupes, qui se détruisent d’elles-mêmes, faute de vivres.

Lorsqu’il s’agit de la défense commune de la Grece, tous ces corps séparés se réunissent, & alors il n’y a aucun État qui osât nous attaquer. A Lacédemone tous les Citoyens sont soldats ; dans les autres Républiques on n’enrôle point les hommes de la lie du peuple, mais on choisit les meilleurs Citoyens, hardis, robustes, à la fleur de leur âge, & endurcis aux travaux pénibles : Les qualités requises dans les Chefs, sont l’intrepidité, la temperance, & l’expérience ; il faut qu’ils passent par les plus rigoureuses épreuves, avant que d’être élevés à ces emplois ; il faut qu’ils ayent donné des marques éclatantes de toutes les différentes especes de courage, en entreprenant, en executant, & sur-tout en se montrant supérieurs même aux plus funestes évenemens ; par ce moyen chaque République a toujours une milice reglée, par des Chefs habiles, des soldats accoutumés à la fatigue, des armées peu nombreuses, mais invincibles.

A Sparte, on modere dans le tems des guerres la séverité des exercices, & l’austerité de la vie ; les Lacédemoniens sont le seul peuple du monde à qui la guerre est une espece de repos ; nous jouissons alors de tous les plaisirs qu’on nous refuse pendant la paix.

Le jour d’une bataille nous disposons nos troupes de telle sorte, qu’elles ne combattent pas toutes à la fois, comme celles des Egyptiens ; mais elles se succedent, & se soutiennent sans s’embarasser jamais. Nous n’opposons point à l’ennemi un ordre de bataille semblable au sien, & nous mettons les plus vaillans soldats aux aîles, afin qu’ils puissent s’étendre & envelopper l’armée ennemie.

Quand elle est en déroute, Lycurgue nous a ordonné d’exercer envers les vaincus toute sorte de clemence, non seulement par humanité, mais encore par politique. Nous adoucissons ainsi la férocité de nos ennemis ; l’esperance d’être bien traités, s’ils rendent les armes, les empêche de se livrer à cette fureur qui est souvent fatale même aux victorieux.

Tandis qu’il parloit, ils arriverent dans la plaine où les troupes étoient assemblées. Leonidas les fit passer devant Cyrus ; elles étoient divisées en plusieurs cohortes à pied & à cheval. A leur tête se voyoient les Polemarques, & les Commandans des differentes bandes. Les soldats étoient vêtus de rouge, afin que dans la chaleur du combat, la vûe de leur sang ne pût les effrayer, ni allarmer leurs compagnons.[1]

Tous marchoient au son des flûtes, la tête couronnée de fleurs, en chantant l’hymne du Castor. Leonidas ordonne, & tout d’un coup les troupes s’arrêtent. Au moindre signal de leurs Chefs, les différentes cohortes se rassemblent, se separent, s’entrelassent, s’étendent, doublent, redoublent, s’ouvrent, se reserrent, & se forment par plusieurs évolutions & conversions, en quarrés parfaits, en quarrés longs, en lozanges, en figures triangulaires pour ouvrir les rangs de l’ennemi.

L’armée se partage ensuite en deux corps separés, pour représenter un combat. L’un s’avance contre l’autre, les Piques se baissent, chaque phalange se serre, le bouclier touche au bouclier, le casque au casque, l’homme à l’homme, les deux corps s’attaquent, se mêlent, se combattent, & s’enfonçent. Enfin après beaucoup de résistance, les uns remportent la victoire, les autres fuyent & gagnent une forteresse prochaine.

On ne connoissoit pas alors dans la Grece les machines guerrieres inventées depuis ; on attaquoit ordinairement les Villes en disposant les troupes dans un ordre que l’on appelloit la Tortue.

Leonidas parle, & soudain les Assiégeans se réunissent ; les premiers rangs se couvrent de leurs boucliers quarrés, les autres les levent par-dessus leurs têtes, les serrent les uns contre les autres, & se baissant par degrès, forment ensemble un toit penchant impénetrable aux fléches. Un triple étage de Tortues s’éleve jusqu’à la hauteur des murs ; les assiégés font pleuvoir une grêle de pierres & de dards, mais enfin les Assiégeans se rendent maîtres de la place.

Quand Cyrus fut de retour à Sparte, il repassa dans son esprit tout ce qu’il avoit vû & entendu, il se forma de grandes idées sur l’art militaire, & résolut de le perfectionner un jour en Perse. Puis il dit à Araspe lorsqu’ils furent seuls.

Il me paroît que la Republique de Sparte est un camp toujours subsistant, une assemblée de guerriers toujours sous les armes. Quelque respect que j’aye pour Lycurgue, je ne sçaurois admirer cette forme de Gouvernement. Des hommes élevés uniquement pour la guerre, qui n’ont d’autre travail, d’autre étude, d’autre profession que celle de se rendre habiles à détruire les autres hommes, doivent être regardés comme ennemis de la societé. La bonne politique doit pourvoir non seulement à la liberté de chaque état, mais même à la sureté de tous les États voisins ; se détacher du reste du genre humain, se regarder comme fait pour le conquerir c’est armer toutes les nations contre soi. C’est encore ici où Lycurgue a manqué à la nature, & à la justice : En accoutumant chaque Citoyen à la frugalité, il auroit dû apprendre à la nation en général à borner son ambition. La conduite des Spartiates ressemble à celle des avares, ils sont avides de tout ce qu’ils n’ont pas, tandis qu’ils se refusent la jouissance de tout ce qu’ils possedent.

Après que Cyrus eut étudié à fond les Loix, les mœurs, & l’art militaire des Spartiates, il quitta Lacedemone, pour aller visiter les autres Republiques de la Grece.

Chylon & Leonidas le conduisirent jusqu’aux frontieres de leur pays : Il leur jura à tous deux une amitié éternelle, & promit d’être toujours l’allié fidéle de leur Republique. Il garda sa promesse ; les Perses n’ont jamais eû du tems de ce Conquerant aucune guerre avec les Grecs.

Avant que de quitter le Peloponese, Cyrus voulut en parcourir les Villes les plus considerables ; il passa à Argos, & à Mycenes, où avoit régné Persée, de qui descendoient les Rois de la Perside ; il alla ensuite à Sicyone, il s’arrêta enfin à Corinthe, qui étoit la plus florissante République de la Grece, après celles de Sparte & d’Athenes.

En entrant dans la Ville, il fut surpris d’y voir tout le peuple en deuil ; il apperçut une pompe funebre, plusieurs joueurs de flûtes la devançoient, & augmentoient la douleur publique par leurs sons lugubres : Quarante jeunes filles, pieds nuds, & les cheveux épars, vêtues de longues robes blanches, entouroient le cercueil, & fondoient en larmes en chantant les louanges du mort ; peu après suivoient les soldats, d’un pas lent, d’un air triste, les yeux baissés, & les piques renversées ; un vieillard vénerable marchoit à leur tête, son air noble & militaire, sa taille haute & majestueuse, la douleur amere qui étoit peinte sur son visage, attirerent les regards de Cyrus ; le jeune Prince ayant demandé son nom, apprit que c’étoit le Roy Periandre, qui conduisoit au tombeau son fils Lycophron.

Cyrus & Araspe, se mêlent parmi la foule qui alloit vers une forteresse appellée Acro-Corinthe ; elle étoit bâtie sur le sommet d’une haute montagne, d’où l’on découvroit la mer Egée & la mer Ionienne, ce qui la fit nommer l’œil de la Grece.

Periandre étant arrivé à la forteresse, lieu de la sépulture des Rois, versa d’abord sur le corps de son fils, du vin, du lait, & du miel ; il alluma ensuite lui-même le bucher sur lequel on avoit répandu de l’encens, des aromates, & des huiles odoriferantes ; il demeura muet, immobile, & les yeux noyés de larmes, tandis que les flammes dévorantes consumoient le corps ; après avoir arrosé de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes, il les recueillit enfin dans une urne d’or, puis il fit signe au peuple qu’il vouloit parler, & rompit ainsi le silence qu’il avoit gardé jusques alors : Peuple de Corinthe, les Dieux ont pris soin eux-mêmes de vous vanger de mon usurpation, & de vous délivrer de la servitude ; Lycophron est mort, toute ma race est éteinte, je ne veux plus régner ; Citoyens, reprenez vos droits, & votre liberté.

Après avoir prononcé ces paroles, il ordonne à toute l’assemblée de se retirer, fait couper ses cheveux pour marque de sa douleur, & s’enferme dans le tombeau avec son fils. Cyrus frappé vivement de ce spectacle, voulut en sçavoir la cause ; voici ce qu’on lui raconta :

[2] Corinthe avoit été gouvernée d’abord par des Rois, mais la Monarchie ayant été abolie, l’on établit à leur place des Prytanes, ou des Magistrats annuels ; ce gouvernement populaire dura pendant un siecle entier, & Corinthe augmentoit tous les jours en richesses & en splendeur, lorsque Cypsele pere de Periandre usurpa l’Autoriré Royale : Après avoir régné plus de trente ans, ses passions étant satisfaites, les remords commencerent à troubler son cœur, la raison reprit ses droits, & il vit avec horreur le crime qu’il avoit commis ; il résolut de délivrer les Corinthiens de leur servitude, mais la mort le prévint ; il appella Periandre en expirant, & lui fit jurer de rendre la liberté à ses Citoyens ; le jeune Prince aveuglé par son ambition, oublia bien-tôt ses sermens, voilà la premiere source de tous ses malheurs.

Les Corinthiens chercherent à le détrôner, & se souleverent plusieurs fois contre lui, mais il dompta les rebelles, & affermit de plus en plus son autorité. Pour se mettre à l’abri de ces insultes populaires, il rechercha l’alliance de Melisse heritiere de la Couronne d’Arcadie, & l’épousa en secondes nôces ; c’étoit la plus belle Princesse de son siecle, d’une vertu parfaite, & d’un grand courage.

Plusieurs années après son mariage, Periandre déclara la guerre aux Corcyréens, & se mit à la tête de ses troupes ; pendant son absence les Corinthiens se révolterent de nouveau : Melisse se renferma dans la forteresse, en soutint vigoureusement le siege, & envoya demander du secours à Procles Roy d’Epidaure, qui avoit toujours paru l’allié fidéle de Periandre : Le Tyran d’Epidaure qui méditoit depuis long-temps d’étendre sa domination sur toute la Grece, profita de cette occasion pour s’emparer de Corinthe ; il la regardoit comme une Ville très-propre à devenir la Capitale d’un grand Empire ; il y arriva avec une armée nombreuse, & s’en rendit maître en peu de jours.

Melisse qui ignoroit ses desseins, ouvrit les portes de la forteresse, & le reçut comme l’ami de Periandre & son libérateur ; Procles se voyant maître de Corinthe, y établit le siege de son Royaume, & fit dire à Periandre de se contenter de régner à Corcyre, que ce Prince venoit de conquerir.

Melisse s’apperçut bien-tôt que l’usurpation de Procles n’étoit pas le seul crime dont il étoit coupable ; il avoit conçu pour la Reine une passion violente, il essaya tous les moyens de la satisfaire ; après avoir employé en vain les caresses & les menaces, il la fit enfermer inhumainement avec son fils Lycophron dans une haute tour située sur le bord de la mer.

Cependant Periandre apprit la trahison de Procles, & son amour pour Melisse ; on l’assura en même temps qu’elle avoit non seulement favorisé les projets perfides du Tyran d’Epidaure, mais même qu’elle répondoit à sa passion.

Le Roy de Corinthe écouta trop facilement ces calomnies, la jalousie s’empara de son cœur ; il équippe une grande flotte, & s’embarque pour Corinthe, avant que Procles pût en être averti ; il étoit prêt à entrer dans le Port, lorsqu’une tempête violente s’éleve & dissipe ses vaisseaux : Melisse ignoroit les sentimens de Periandre, & benissoit déja les Dieux de sa délivrance prochaine, quand elle vit périr devant ses yeux une partie de la flotte ; le reste poussé par les vents sur les côtes de l’Afrique, y fit naufrage ; le vaisseau où étoit Periandre, échappa seul à la fureur des flots irrités.

Ce Prince retourne à Corcyre, où il tombe dans une tristesse profonde ; son courage lui avoit fait supporter la perte de ses États, mais il ne pouvoit soutenir l’idée du crime dont il croyoit Melisse coupable : Il l’avoit aimée uniquement ; il succombe sous le poids de sa douleur, son esprit se trouble & s’égare.

Cependant Melisse enfermée dans la tour, croyoit Periandre mort, & le pleuroit amerement ; elle se voyoit de nouveau exposée aux insultes d’un Prince barbare, qui n’avoit pas d’horreur des plus grands crimes.

Tandis qu’elle imploroit le secours des Dieux, & les conjuroit de proteger son innocence, celui que Procles avoit commis à sa garde, touché de ses malheurs lui apprend que Periandre étoit vivant, & s’offre de la conduire à Corcyre avec son fils ; ils se sauverent tous trois par un souterrain ; en marchant la nuit par des routes détournées, ils sortirent en peu de jours du pays de Corinthe, mais ils errerent long-temps sur les côtes de la mer Egée, avant que de pouvoir passer à Corcyre.

Procles désesperé de leur évasion, fit passer des avis secrets pour confirmer Periandre dans tous ses soupçons, & le faire avertir que Melisse alloit bien-tôt arriver dans l’isle de Corcyre pour l’empoisonner ; l’infortuné Roy de Corinthe écouta avec avidité tout ce qui pouvoit aigrir sa jalousie, & redoubler sa rage.

Cependant Melisse & Lycophron arriverent à Corcyre avec leur conducteur, & se hâterent d’aller trouver Periandre ; il n’étoit pas dans son Palais, mais dans une sombre forêt où il se retiroit souvent pour se livrer à sa douleur : Si-tôt qu’il voit de loin Melisse, la jalousie & la fureur s’emparent de son ame ; il court ; elle tend les bras pour le recevoir, mais étant près d’elle il lui plonge un poignard dans le sein ; elle tombe en lui disant : Ah ! Periandre, est-ce ainsi que vous récompensez mon amour & ma fidélité ? Elle veut continuer, mais la mort la délivre d’une vie pleine de malheurs, & son ame s’envole vers les Champs Elisées, pour y recevoir la récompense de ses vertus.

Lycophron voit sa mere nageant dans son sang, fond en larmes, & s’écrie : Justes Dieux vangez la mort d’une mere innocente, sur un pere barbare que la nature me défend de punir : Après ces paroles, il ne parla plus, il s’enfonça dans le bois, & ne voulut jamais revoir son pere. Le fidéle Corinthien qui l’accompagnoit, instruisit alors Periandre de l’innocence, & de la fidélité de Melisse, & de tous les maux que Procles lui avoit fait souffrir dans sa prison.

Le malheureux Roy de Corinthe s’apperçoit trop tard de sa crédulité, se livre à son desespoir, & se frappe du même poignard ; mais le coup ne fut point mortel ; il alloit lever le bras une seconde fois, on le retient ; il se jette sur le corps de Melisse, & repete souvent ces paroles : Grand Jupiter, consommez par vos foudres la punition que les hommes m’empêchent d’achever. Ah, Melisse ! Melisse ! l’union la plus tendre devoit-elle finir par la cruauté la plus barbare ?

En prononçant ces mots, il porte ses mains à sa blessure qu’il veut déchirer, mais on l’arrête, & on le conduit à son Palais ; il continue de refuser tout soulagement, & reproche à ses amis leur cruauté, de vouloir lui conserver une vie qu’il déteste.

On ne put tranquilliser son esprit, qu’en lui remontrant que lui seul pouvoit punir les crimes de Procles ; cette esperance l’appaise, il se laisse guérir.

Si-tôt qu’il fut rétabli, il alla chez ses alliés representer ses disgraces, & les crimes de l’Usurpateur ; les Thebains lui prêterent des troupes ; il assiege Corinthe, prend Procles prisonnier, & le fait immoler sur le tombeau de Melisse.

Lycophron resta toujours à Corcyre, & refusa de revenir à Corinthe, pour ne pas voir dans un pere, le meurtrier d’une mere vertueuse qu’il avoit aimée tendrement. Periandre traîna le reste d’une vie malheureuse, sans jouir de sa grandeur ; il avoit poignardé une femme qu’il adoroit ; il aimoit un fils qui ne pouvoit soutenir sa presence ; il résolut enfin de se démettre de la Royauté, de faire couronner son fils, & de se retirer à Corcyre pour y pleurer à jamais ses malheurs, & pour expier dans la retraite les crimes qu’il avoit commis.

Cependant il fit équiper un vaisseau qu’il envoya à Corcyre, pour chercher Lycophron, & pour le ramener à Corinthe ; le Roy alloit souvent sur les bords de la mer impatient de voir arriver son fils ; le vaisseau parut enfin, Periandre courut avec empressement sur le rivage ; mais quelle fut sa surprise & sa douleur, lorsqu’il vit Lycophron dans un cercueil.

Les Corcyréens gémissans sous le joug de Periandre, dont ils détestoient la barbarie, s’étoient révoltés ; & pour détruire à jamais la race du Tyran, ces cruels insulaires assassinerent Lycophron, & le renvoyerent mort dans le vaisseau pour marque de leur haine éternelle.

Periandre frappé de cet horrible spectacle, rentre profondement en lui-même reconnoit la vengeance céleste, & s’écrie : J’ai violé les sermens faits à un pere mourant ; Je n’ai pas voulu rendre la liberté à mes Citoyens ; O Melisse ! ô Lycophron ! ô Dieux vangeurs ! Je n’ai que trop mérité tous les maux qui m’accablent. Il fit préparer ensuite une pompe funebre, & commanda à tout le peuple de s’y trouver.

Cyrus qui avoit été present à ces funerailles, apprit quelques jours après que Periandre avoit ordonné à deux Esclaves d’aller la nuit dans un lieu qu’il leur marqua, tuer le premier homme qu’ils rencontreroient, & de jetter son corps dans la mer. Periandre s’y rendit lui-même & fut assassiné. On n’a jamais pû retrouver son corps, ni lui rendre les honneurs de la sépulture. Ce Prince s’étant livré à un désespoir sans exemple, voulut se punir ainsi lui-même, afin que son ombre errante & vagabonde sur les rives du Styx ne passat jamais dans le séjour des Heros. Quelle affreuse suite de crimes & de malheurs ! le mari poignarde sa femme, des sujets rébelles assassinent leur Prince, & le Roy se fait immoler lui-même. La Justice vangeresse des Dieux après avoir éteint toute la famille du tyran, le poursuit encore au-delà du tombeau. Quel spectacle, & quelle instruction pour Cyrus ?

Il se hâte de quitter un lieu si plein d’horreurs, & passe à Thebes, où il vit des nouveaux monumens des malheurs des Rois. Il visita le tombeau d’Œdipe & de Jocaste, & apprit l’histoire de leur race infortunée, livrée à des discordes éternelles. Il remarqua sur-tout que cette Ville fameuse avoit changé la forme de son gouvernement qui pour lors étoit populaire. Il avoit vû des révolutions semblables dans plusieurs Villes de la Grece. Tous ces petits États avoient été d’abord Monarchiques, mais par la foiblesse, ou la corruption des Princes, ils s’étoient changés en Republiques.



  1. Remarque d’Elien.
  2. Le fondement de cette histoire est tiré d’Herodote, liv. 3. & de Diogene Laerce, vie de Periandre.