Les Voyages de Cyrus/VI

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G.-F. Quillau (2p. 1-70).


LIVRE  SIXIÉME.


CYRUS ne fut pas plûtôt arrivé en Crete, qu’il se hâta d’aller à Gnossus Capitale de cette Isle, où l’on admire le fameux Labyrinthe de Dedale, & le superbe Temple de Jupiter Olympien : Ce Dieu y est représenté sans oreilles, pour marquer que le souverain Maître de l’univers n’a pas besoin d’organes corporels, pour entendre les plaintes & les prieres des humains.[1]

Dans une grande enceinte, au milieu d’un bois sacré, s’éleve un magnifique bâtiment. On entre d’abord par un portique de vingt colonnes de Granite oriental ; la porte est de bronze d’une riche sculpture ; deux grandes figures ornent le portail, l’une représente la vérité, l’autre la justice.

L’intérieur est une voute immense, éclairée seulement par le haut, pour dérober à la vûe tous les objets du dehors, excepté celui du ciel ; le dedans du Temple est un Peristile de porphyre, & de marbre Numide.

L’on y voit de distance en distance plusieurs autels consacrés aux Dieux célestes, & les statues des Divinités terrestres s’élevent entre chaque colonne. Le dôme est couvert de lames d’argent, & le dedans de ce dôme est orné des simulachres des Héros qui ont mérité l’Apothéose.

Cyrus entre dans ce Temple ; Le silence & la majesté du lieu le remplissent de crainte & de respect ; il se prosterne, & adore la Divinité présente : Il avoit appris de Zoroastre que le Jupiter Olympien[2] des Grecs, étoit le même que l’Oromaze des Perses, & l’Osiris des Egyptiens.

Il parcourt ensuite toutes les merveilles de l’art qui éclatent dans ce lieu ; Il fut moins frappé de la richesse, & de la magnificence des autels, que de la noblesse & de l’expression des statues : comme il avoit appris la Mythologie des Grecs, il reconnut sans peine toutes les Divinités, & tous les mysteres qu’on avoit dépeints dans les figures allégoriques qui se présentoient à sa vûe.

Ce qui attira sur-tout l’attention du jeune Prince, fut de voir que chaque Divinité céleste tenoit dans sa main une table d’or : Sur ces tables étoient gravées les hautes idées de Minos sur la Religion, & les différentes réponses que les Oracles rendirent à ce Legislateur, lorsqu’il les consulta sur la nature des Dieux, & sur le culte qu’ils demandent.

Sur la table de Jupiter Olympien on lisoit ces paroles : Je donne l’être, la vie, & le mouvement à toutes les Créatures.[3]. Nul ne peut me connoître, que celui qui veut me ressembler.[4]

Sur celle de Pallas : Les Dieux se font sentir au cœur, & se cachent à ceux qui veulent les comprendre par l’esprit seul.[5]

Sur celle de la Déesse Uranie : Les Loix divines ne sont pas des chaînes qui nous lient, mais des aîles qui nous élevent vers l’éclatant Olympe.[6]

Sur celle d’Apollon Pythien, on voyoit cet ancien Oracle : Les Dieux habitent avec moins de plaisir dans le Ciel, que dans l’ame des justes qui est leur vrai Temple.[7]

Tandis que Cyrus méditoit le sens sublime de ces paroles, un vieillard vénerable entre dans le Temple, se prosterne devant la statue d’Harpocrate, & y demeure long-temps enseveli dans un profond silence. Cyrus soupçonne que c’est Pythagore, mais il n’ose interrompre sa priere.

Pythagore, car c’étoit lui-même, ayant rendu ses hommages aux Dieux, se leve, & apperçoit les deux étrangers : Il croit voir dans l’air & dans le visage de Cyrus, les mêmes traits que Solon lui avoit dépeints, en lui annonçant le départ de ce Prince pour la Crete ; Il l’aborde, le salue & se fait connoître à lui.

Le sage Samien pour ne pas interrompre plus long-temps le silence qu’on doit garder dans un lieu destiné au culte des Immortels, mena Cyrus & Araspe dans le bois sacré voisin du Temple.

Alors Cyrus lui dit : Ce que j’ai vû sur les tables d’or, me donne une haute idée de votre Religion. Je me suis hâté de venir ici non seulement pour connoître les Loix de Minos, mais encore pour apprendre de vous la doctrine d’Orphée sur le siecle d’or : On m’a dit qu’elle ressemble à celle des Perses sur l’Empire d’Oromaze, & à celle des Egyptiens sur le regne d’Osiris. Je me plais à voir dans tous les pays les traces de ces grandes vérités ; daignez me développer ces traditions antiques.

Solon, reprit Pythagore, m’a fait sçavoir votre départ pour cette Isle ; Je devois aller à Crotone, mais j’ai differé mon voyage pour avoir le plaisir de voir un Héros, dont la naissance & les conquêtes ont été prédites par les Oracles de presque toutes les Nations : Je ne vous cacherai rien des mysteres de la sagesse, parceque je sçai que vous ne deviendrez un jour le conquerant de l’Asie, que pour en être le Legislateur.

Ils s’assirent ensuite près d’une statue de Minos placée au milieu du bois sacré, & le Philosophe leur enseigna la Mythologie des premiers Grecs, en se servant du style poëtique d’Orphée, qui rendoit sensibles par ses peintures, les vérités les plus sublimes.

[8] Pendant le siecle d’or les habitans de la terre vivoient dans une innocence parfaite : Tels que sont les Champs Elisées pour les Héros, tel étoit alors l’heureux séjour des hommes ; On n’y connoissoit point les intemperies de l’air, ni le combat des élemens ; Les Aquilons n’étoient pas encore sortis de leurs grottes profondes ; Les Zephirs seuls animoient tout par leurs douces haleines : On n’y ressentoit jamais ni les ardeurs de l’Eté, ni les rigueurs de l’Hiver ; le Printemps couronné de fleurs, s’unissoit à l’Automne chargée de fruits ; La mort, les maladies & les crimes n’osoient approcher de ces lieux fortunés.

Tantôt ces premiers hommes se reposant dans les bocages odoriferans sur des gazons toujours verds, goutoient les plaisirs purs de l’amitié ; Tantôt assis à la table des Dieux, ils se rassasioient de Nectar & d’Ambroisie ; quelquefois Jupiter suivi de toutes les Divinités atteloit son char aîlé, & les conduisoit au-dessus des Cieux : Les Poëtes n’ont point connu ni celebré ce lieu suprême ; Là les ames voyoient la verité, la justice & la sagesse dans leur source ; Là elles contemploient par les yeux du pur esprit, l’essence premiere dont Jupiter & les autres Dieux ne sont que des rayons ; Là elles se nourrissoient de cette vûe, jusqu’à ce que n’en pouvant plus soutenir la splendeur, elles redescendoient dans leur séjour ordinaire.

Les Dieux frequentoient alors les jardins des Hesperides, & prenoient plaisir à converser avec les hommes : Les bergeres étoient aimées des Dieux, & les Déesses ne dédaignoient point l’amour des bergers ; Les graces les accompagnoient par-tout, & ces graces étoient les vertus mêmes. Mais helas ! ce siecle d’or ne dura pas long-temps.

Un jour les hommes ne suivirent point le char de Jupiter, ils resterent dans le champ d’Hecate, s’enyvrerent de nectar, perdirent leur goût pour la verité pure, & diviserent l’amour du plaisir, d’avec l’amour de l’ordre. Les bergeres se regarderent dans les fontaines, & devinrent idolatres de leur propre beauté ; chacune ne fut plus occupée que d’elle-même ; L’Amour abandonna la terre, & avec l’Amour toutes les Divinités célestes disparurent : Les Dieux Silvains furent changés en Satyres, les Napées en Bacchantes, & les Nayades en Syrenes ; Les vertus & les graces se séparerent, & le faux amour de soi-même, pere de tous les vices, enfanta la volupté source de tous les maux.

Toute la nature change de forme dans cette sphere inférieure : Le soleil n’a plus la même force ni la même douceur, sa lumiere s’obscurcit ; la terre s’enveloppe d’une croute épaisse, opaque, & difforme ; les jardins des Hesperides sont détruits, notre globe s’écroule ; les abymes s’ouvrent, & l’inondent ; il se divise par les mers en Isles & en continens ; Les collines fertiles s’élevent en rochers escarpés ; les vallons agréables deviennent des précipices affreux : On ne voit plus que les ruines de l’ancien monde noyé dans les eaux.

Les aîles de l’ame sont abbatues ; son char subtil se brise, & les esprits sont précipités dans des corps mortels, où ils subissent plusieurs metempsycoses, jusqu’à ce qu’ils soient purgés de leurs crimes par des peines expiatrices. C’est ainsi que le siecle de fer succeda au siecle d’or : Il durera dix mille ans ; pendant ce temps Saturne se cache dans une retraite inaccessible ; mais à la fin il reprendra les rênes de son Empire, & rétablira l’univers dans son premier éclat : Alors toutes les ames seront réunies à leur Principe.

Voilà, continue Pythagore, l’allégorie par laquelle Orphée & les Sybilles nous ont fait comprendre le premier état de l’homme, & le malheur où il est tombé. Le corps mortel qui nous enveloppe est la punition de nos crimes, & le désordre de notre cœur, est une marque évidente de notre dégradation.

Je vois bien, dit Cyrus, que les principes de Zoroastre, d’Hermés, & d’Orphée sont les mêmes : Toutes leurs allégories sont pleines des vérités les plus sublimes. Pourquoi donc vos Pontifes veulent-ils tout reduire au seul culte extérieur ? Ils ne m’ont parlé de Jupiter que comme d’un Legislateur qui promettoit son nectar & son ambroisie, non aux vertus solides, mais à la croyance de certaines opinions, & à l’observance de quelques cérémonies extérieures qui ne servent ni à éclairer l’esprit, ni à épurer le cœur.

La corruption des Prêtres, & leur avarice, est, reprit Pythagore, la source de tous ces maux. Les Ministres des Dieux établis d’abord pour rendre les hommes bons, tournent souvent le Sacerdoce en un vil métier, & ne s’attachent quelquefois qu’au spectacle de la Religion. Les hommes vulgaires n’entendant plus le sens mystérieux des Rites sacrés, tombent dans la superstition, pendant que les esprits témeraires se livrent à l’impieté.

Voilà la source des differentes sectes qui inondent la Grece : Les unes méprisent ce que l’antiquité a de plus pur ; les autres nient la nécessité d’un culte ; d’autres attaquent la sagesse éternelle, à cause des maux & des crimes qui arrivent ici bas. Anaximandre & son école audacieuse osent soutenir que la nature, & Dieu sont la même chose. Chacun se forme un systême à sa mode, sans respecter la doctrine des anciens.

Cyrus ayant entendu nommer Anaximandre, dit à Pythagore : On m’a raconté la cause de vos disgraces, & de votre exil ; J’ai un grand désir de sçavoir le détail de votre dispute avec le Philosophe Milesien : apprenez-moi comment vous avez combattu sa doctrine ? J’en aurai peut-être besoin pour me garantir de ces maximes dangereuses. J’ai déja vû à Ecbatane plusieurs Mages qui parloient le même langage qu’Anaximandre : Les égaremens de l’esprit humain sont à-peu-près les mêmes dans tous les pays, comme dans tous les temps.

Le détail de cette dispute, repond Pythagore, sera long, mais je n’affecterai point de l’abreger, de peur d’y jetter de l’obscurité.

En retournant à Samos, après une longue absence, je trouvai qu’Anaximandre, déja fort avancé en âge, avoit répandu par-tout sa doctrine impie : Les jeunes gens l’avoient adoptée ; le goût de la nouveauté, l’envie de flatter leurs passions, la vanité de se croire plus habiles que les autres hommes, les avoient éblouis & entraînés dans ces erreurs.

Pour remedier à ces maux, j’attaquai les principes du Milesien : Il me fit citer devant un Tribunal de Pontifes dans le Temple d’Apollon, où le Roy & tous les Grands étoient assemblés : Il commenca par présenter ma doctrine sous la forme la plus odieuse ; Il donna des tours faux, & malins à mes paroles ; il tâcha de me rendre suspect de l’impieté dont il étoit lui-même coupable. Alors je me levai, & je parlai de cette maniere.

O Roy ! image du grand Jupiter, Pontifes d’Apollon, & vous Citoyens de Samos, écoutez-moi & jugez de mon innocence. J’ai voyagé chez tous les peuples de l’univers, pour apprendre la sagesse, qui ne se rencontre que dans la tradition des anciens : J’ai découvert que dès l’origine des choses on n’adoroit qu’un seul principe éternel ; que tous les Dieux de la Grece ne sont que des noms differens pour exprimer les attributs de la Divinité, les proprietés de la nature, ou les vertus des Héros.

Je trouve que c’est une maxime constante chez toutes les nations, que les hommes ne sont plus ce qu’ils étoient pendant le siecle d’or ; qu’ils se sont avilis & degradés ; que la religion est le seul moyen de rétablir l’ame dans sa premiere grandeur, de faire croître de nouveau ses aîles, & de l’élever aux régions étherées d’où elle est tombée.

Il faut d’abord devenir homme par les vertus civiles & sociables ; il faut ensuite ressembler aux Dieux par cet amour du beau, qui fait aimer la vertu pour elle-même : Voilà le seul culte digne des Immortels, & voilà toute ma doctrine.

Anaximandre se leve au milieu de l’assemblée ; son âge, ses talens & sa réputation attirerent l’attention, & firent regner par-tout un profond silence. Pythagore, dit-il, détruit la Religion par ses raffinemens : Son amour du beau est une chimere. Consultons la nature, pénetrons tous les plis & les replis du cœur humain, interrogeons les hommes de toutes les nations, nous verrons que l’amour propre est la source de toutes nos actions, de toutes nos passions, & même de toutes nos vertus. Pythagore se perd dans les raisonnemens abstraits : Je me borne à la simple nature, j’y trouve tous mes principes, le sentiment de tous les cœurs les autorise, & les preuves de sentiment sont les plus courtes & les plus convaincantes.

Anaximandre, dis-je alors, substitue les passions à la place des sentimens ; Il affirme hardiment, mais il ne prouve rien : Je n’agis pas de même, voici mes preuves.

Les Dieux font le bien pour le seul amour du bien ; l’ame est une parcelle de leur substance ; elle peut par consequent les imiter, elle peut aimer la vertu pour elle même : Telle est la nature primitive de l’homme ; Anaximandre ne sçauroit le nier, sans renverser la Religion.

Cette doctrine influe sur tous les devoirs de la societé : si l’on ne peut rien aimer que par rapport à soi, tous les Citoyens se regarderont peu-à-peu comme des Etres indépendans faits pour eux-mêmes. On ne pourra plus sacrifier ses interêts particuliers pour le bien géneral : On détruira les sentimens nobles, & les vertus héroïques. Ce n’est pas tout : On autorisera bien-tôt tous les crimes cachés. Si la vertu n’est point aimable pour elle-même, chacun l’abandonnera lorsqu’il pourra se dérober aux yeux du public ; On se livrera au crime sans remords, quand l’interêt y pousse, & que la crainte ne retient pas ; Voilà l’anéantissement de toute societé. Soit donc qu’on considere la Religion ou la politique, tout conspire à prouver ma doctrine.

Ici Anaximandre replique ; Pythagore non-seulement ne connoît point la nature humaine, il ignore encore l’histoire des Dieux. Il dit qu’il faut leur ressembler ; les Dieux nagent là-haut dans les délices, rien ne trouble leur repos ; pour les imiter, il faut aimer le plaisir. Ils ne donnent des passions que pour les satisfaire ; Jupiter lui-même nous en montre l’exemple : Le plaisir est la grande Loi des Mortels, & des Immortels ; son attrait est invincible, c’est l’unique ressort du cœur humain.

Nous aimons toujours avec plaisir, repondis-je, mais nous n’aimons pas toujours pour le plaisir. On peut aimer la justice pour le bien qu’elle nous procure ; on peut aussi l’aimer pour elle-même : C’est ce qui fait la difference entre la vertu héroïque & la vertu commune. Le véritable Héros fait de grandes actions par de grands motifs.

O Samiens ! Anaximandre cherche à corrompre vos mœurs aussi-bien que votre esprit : Il vous trompe en s’attachant trop au sens litteral de votre Mythologie. Les Dieux exempts de nos foiblesses ne descendent point sur la terre pour contenter leurs passions. Tout ce que la sage antiquité nous raconte des amours de Jupiter, & des autres Divinités, n’est qu’une allégorie ingenieuse pour représenter le pur commerce des Mortels & des Immortels pendant le siecle d’or : Mais les Poëtes qui ne cherchent qu’à plaire, & qu’à frapper l’imagination en entassant merveilles sur merveilles, ont défiguré votre Mythologie par leurs fictions.

Anaximandre m’interrompit alors & s’écria : souffrirez-vous ô Samiens, qu’on anéantisse ainsi votre Religion, en tournant ses mysteres en allégories, en blasphemant contre les Livres sacrés de vos Poëtes, en niant les faits les plus constans de la tradition. Pythagore renverse vos autels, vos temples, & votre sacerdoce, pour vous conduire à l’impieté, sous prétexte de détruire la superstition.

Un murmure confus s’éleve aussi-tôt dans l’assemblée ; Les sentimens se partagent ; la plûpart des Prêtres me traitent d’impie, & d’ennemi de la Religion. Voyant alors la profonde dissimulation d’Anaximandre, & le zele aveugle d’un peuple séduit par des sophismes, il me fut impossible de me contenir, & je dis en élevant la voix :

Roy, Pontifes, Samiens, écoutez-moi pour la derniere fois. Je n’ai pas voulu dévoiler les mysteres du monstrueux systême d’Anaximandre, ni chercher dans une assemblée publique à rendre sa personne odieuse, comme il a tâché de noircir la mienne. Jusqu’ici j’ai respecté sa vieillesse, mais à present que je vois l’abyme dans lequel il veut vous précipiter, je ne sçaurois plus me taire, sans trahir les Dieux & la Patrie.

Anaximandre vous paroit zelé pour la Religion, mais dans le fond il ne cherche qu’à l’anéantir. Voici les principes qu’il debite & qu’il enseigne secrettement à ceux qui veulent l’entendre.

Tout n’est que matiere & mouvement. Dans le sein fécond d’une immense nature tout se produit par une révolution éternelle de formes ; La destruction des unes fait la naissance des autres ; Le different arrangement des atomes fait seul la differente sorte d’esprits, mais tout se dissipe, & se replonge dans le même abyme après la mort. Selon Anaximandre, ce qui est à present pierre, bois, metail, peut se dissoudre, & se transformer non-seulement en eau, en air, en flamme pure, mais même en esprit raisonnable : Selon lui nos craintes frivoles ont creusé les enfers, & notre imagination effrayée est la source des fleuves fameux, qui coulent dans le noir Tartare : Notre superstition a peuplé les régions célestes de Dieux & de demi-Dieux, & notre vanité nous fait croire que nous boirons un jour le nectar dans leur societé. Selon lui la bonté, la malice, la vertu, le crime, la justice, l’injustice, ne sont que des noms que nous donnons aux choses, suivant qu’elles nous plaisent, ou nous déplaisent : Les hommes naissent vicieux ou vertueux, comme les ours naissent féroces, & les agneaux doux : Tout est l’effet d’une fatalité invincible, & l’on ne croit choisir que parceque le plaisir cache par sa douceur, la force qui nous entraîne. Voilà, ô Samiens, le précipice affreux dans lequel Anaximandre veut vous conduire.

Tandis que je parlois les Dieux se déclarent. On entend par-tout gronder le tonnere ; les vents impetueux mêlent & confondent les élemens ; tous sont remplis d’horreur & d’épouvante. Je me prosterne au pied des autels, & je m’écrie : Puissances célestes rendez témoignage à la vérité dont vous seules inspirez l’amour. Aussi-tôt un calme profond succede à l’orage, la nature s’appaise & se tait, une voix divine semble sortir du fond du Temple, & parler ainsi : Les Dieux font le bien pour le seul amour du bien : On ne peut les honorer dignement qu’en leur ressemblant.[9]

Les Prêtres & la multitude plus frappés du merveilleux qu’ils ne l’avoient été du vrai, changent de sentiment, & se réunissent en ma faveur. Anaximandre s’en apperçoit, & persuadé que j’avois corrompû les Pontifes pour séduire le peuple, il s’enveloppe dans une nouvelle espece d’hypocrisie, & dit à l’assemblée : l’Oracle a parlé, & je dois me taire ; Je crois, mais je ne suis pas encore éclairé ; mon cœur est touché, mais mon esprit n’est pas convaincu : Je veux entretenir Pythagore seul, & m’instruire par ses raisonnemens.

Attendri par ces paroles que je crus sinceres, j’embrasse le vieillard avec des larmes de joye, en présence du Roy & des Pontifes, & je le conduis chez moi. L’impie s’imaginant qu’on ne pouvoit avoir de l’esprit, sans penser comme lui, croyoit que je n’affectois ce zéle pour la Religion, qu’afin d’éblouir le peuple & de gagner son suffrage. Quand nous fûmes seuls, il changea de langage & me dit :

Notre dispute se réduit à sçavoir si la nature éternelle agit avec sagesse & dessein, ou si elle prend toutes sortes de formes par une nécessité aveugle. Ne nous éblouissons point par les préjugés vulgaires ; Un Philosophe ne doit croire que lorsqu’il y est forcé par une évidence entiere. Je ne raisonne que sur ce que je vois, & je ne vois dans toute la nature qu’une matiere immense, & une force infinie : Cette matiere agissante est éternelle ; Or dans un temps infini, une force toute puissante doit donner nécessairement toutes sortes de formes à une matiere immense. Elle en a eû d’autres que celles que nous voyons aujourd’hui ; elle en prendra de nouvelles : Tout a changé, tout change, tout changera. Voilà le cercle éternel dans lequel roulent les atomes.

Voilà, repris-je, un sophisme & non une preuve. Vous ne voyez, dites-vous, dans toute la nature qu’une force infinie & une matiere immense, j’en conviens : mais s’ensuit-il que la force infinie soit une proprieté de la matiere. La matiere est éternelle, ajoutez-vous, cela se peut,[10] parceque la force infinie toujours agissante l’a pû produire de tout temps : mais concluez-vous de-là qu’elle soit l’unique substance existante. Je conviendrai encore que la force toute puissante peut donner dans un temps infini toutes sortes de formes à une matiere immense, mais est-ce là une preuve que cette force agit par une nécessité aveugle & sans dessein. Quand j’admettrois vos principes, je nierai cependant vos conséquences qui me paroissent absolument fausses : En voici les raisons.

L’idée que nous avons de la matiere ne renferme point celle de force ; elle ne cesse point d’être matiere quand elle est dans un parfait repos, elle ne sçauroit se rendre le mouvement lorsqu’elle l’a perdu : De-là je conclus qu’elle n’est pas active par elle-même, & par consequent que la force infinie n’est pas une de ses proprietés.

De plus, j’apperçois en moi & dans plusieurs Etres qui m’environnent, un Principe comparateur qui sent, qui raisonne, & qui juge : Or il est absurde de supposer qu’une matiere sans pensée & sans sentiment, puisse sentir & devenir intelligente en changeant de lieu ou de figure ; Il n’y a aucune liaison entre ces idées. Il est vrai que la vivacité de nos sentimens, dépend souvent du mouvement de nos humeurs ; cela prouve que l’esprit & le corps peuvent être unis, mais nullement qu’ils sont un : De-là je conclus qu’il y a dans la nature une autre substance que la matiere, & par consequent qu’il peut y avoir une intelligence souveraine fort supérieure à mon ame, à la vôtre, & à celles de tous les autres hommes.

Pour sçavoir s’il y a une telle intelligence, je parcours toutes les merveilles de l’univers ; j’observe la constance & la régularité de ses Loix, la fécondité & la varieté de ses productions, la liaison & la convénance de ses parties, la conformation des animaux, la structure des plantes, l’ordre des élemens, la révolution des astres : Alors je ne puis plus douter que tout ne soit l’effet d’un dessein, d’un art, & d’une sagesse suprême. De-là je conclus que la force infinie que vous reconnoissez dans la nature est une intelligence souveraine.

Je me rappelle, dit Cyrus, que Zoroastre me dévoila autrefois toutes ces vérités : une vûe superficielle de ces prodiges peut laisser l’esprit dans l’incertitude, mais lorsqu’on descend dans le détail, lorsqu’on entre dans le sanctuaire de la nature, lorsqu’on étudie à fond ses secrets, on ne peut plus hésiter. Je ne vois pas comment Anaximandre a pu résister à la force de ces preuves.

Après lui avoir exposé, reprit le sage Samien, les raisons qui me faisoient croire, je le priai de me dire celles qui le portoient à douter.

Un Etre infiniment sage & puissant, repondit-il, doit avoir toutes sortes de perfections ; Sa bonté & sa justice doivent égaler sa sagesse & sa puissance : Cependant l’univers est rempli de defauts & de vices ; Je vois par-tout des Etres malheureux & méchans : Or je ne sçaurois concevoir comment les souffrances & les crimes peuvent commencer ou subsister sous l’Empire d’un Etre souverainement bon, sage & puissant ; L’idée d’une cause infiniment parfaite me paroît incompatible avec des effets si contraires à sa nature bienfaisante. Voilà la raison de mes doutes.

Quoi, repliquai-je, nierez-vous ce que vous voyez clairement parceque vous ne voyez pas plus loin. La plus petite lumiere nous porte à croire, mais la plus grande obscurité n’est pas une raison de nier. Dans ce crepuscule de la vie humaine, les lumieres de l’esprit sont trop foibles, pour nous montrer les premieres vérités dans une clarté parfaite : On ne fait que les entrevoir de loin par un rayon échappé qui suffit pour nous conduire, mais ce n’est pas une évidence qui dissipe tous les nuages. Rejetterez-vous les preuves les plus convaincantes de l’existence d’une intelligence souveraine, à cause que vous ne voyez pas les raisons secrettes de sa conduite. Vous niez la sagesse éternelle, parceque vous ne concevez pas comment le mal peut subsister sous son Empire. O Anaximandre, est-ce là raisonner ! Une chose n’est pas, parceque vous ne la voyez point. Voilà à quoi se reduisent toutes vos difficultés.

Vous me faites injustice, reprit Anaximandre : Je ne nie & je n’affirme rien, mais je doute de tout, parceque je ne vois rien de démontré ; je suis dans la triste nécessité de flotter éternellement dans une mer d’incertitudes.[11]

Je sentois que son aveuglement l’alloit conduire à toutes sortes d’absurdités ; Je voulois le suivre jusqu’au bord du précipice, & lui montrer les horreurs de l’abyme où il se jettoit : Examinons pas à pas, lui dis-je, les conséquences de votre systême.

Démontrer,[12] c’est prouver non-seulement qu’une chose est, mais encore l’impossibilité qu’elle ne soit pas : L’on ne sçauroit prouver ainsi l’existence des corps : Oserez-vous en douter serieusement ? On peut démontrer la liaison des idées, mais les faits ne se prouvent que par le témoignage des sens. Demander des démonstrations où il s’agit de sentimens, placer les sentimens où il faut des démonstrations, c’est renverser la nature des choses, c’est vouloir voir des sons & entendre des couleurs. Quand tout nous porte à croire, quand rien ne nous force à douter, l’esprit doit se rendre à cette évidence : Ce n’est pas une démonstration géometrique ; ce n’est pas non plus une simple probabilité ; mais c’est une preuve suffisante pour nous déterminer.[13]

Les sens nous trompent souvent, s’écria-t-il, l’on ne doit point se fier à leur témoignage : La vie n’est peut-être qu’un songe perpetuel, semblable aux illusions du sommeil.

Je conviens, repondis-je, que les sens nous trompent souvent, mais est-ce une preuve qu’ils nous trompent toujours ? Je crois qu’il y a des corps, non sur le témoignage d’un seul, ni de plusieurs sens, mais sur le consentement unanime de tous les sens, dans tous les hommes, dans tous les temps, & dans tous les lieux : Or comme les idées universelles & immuables nous tiennent lieu de démonstrations dans les sciences, de même l’uniformité continuelle, & la liaison constante de nos sentimens, nous tiennent lieu de preuves, lorsqu’il s’agit de faits.

Vous voilà, dit Anaximandre, où je voulois vous conduire. Nos idées sont aussi incertaines que nos sentimens ; il n’y a point de démonstrations ; il n’y a point de vérités immuables & universelles. Il ne suit pas qu’une chose soit vraye parcequ’elle nous paroît telle ; tout esprit qui se trompe souvent, peut se tromper toujours, & cette simple possibilité suffit pour me faire douter de tout.

Telle est la nature de notre esprit, repris-je, nous ne pouvons pas refuser de rendre hommage à la vérité quand elle est clairement apperçue, nous sommes même forcés d’y acquiescer : Le doute n’est pas libre ; or cette impossibilité de douter, est ce qu’on appelle conviction : L’esprit humain ne peut pas aller plus loin. O Anaximandre vous croyez raisonner mieux que les autres hommes, mais à force de subtiliser, vous anéantissez la pure raison. Remarquez l’inconstance de votre esprit & la contradiction de vos raisonnemens. Vous avez voulu d’abord me démontrer qu’il n’y a point d’intelligence souveraine ; quand je vous ai fait voir que vos prétendues démonstrations étoient des suppositions vagues, vous vous êtes jetté dans un doute universel ; votre philosophie se termine enfin à détruire la raison, à rejetter toute évidence, & à soutenir qu’il n’y a aucune regle qui puisse fixer nos jugemens : Il est par consequent inutile de raisonner plus long-temps avec vous.

Ici je cessai de parler pour écouter ce qu’il alloit me répondre, mais voyant qu’il gardoit le silence, je continuai ainsi : Je suppose que vous doutez sérieusement, mais est-ce le défaut de lumiere ou la crainte d’en être éclairé qui cause vos doutes ? Rentrez en vous-même ; la sagesse se fait mieux sentir que comprendre : Ecoutez la voix de la nature qui parle en vous, elle se soulevera bien-tôt contre vos subtilités ; votre cœur né avec une soif insatiable de felicité, démentira votre esprit qui se réjouit dans l’esperance dénaturée de sa prochaine extinction ; Encore une fois rentrez en vous-même, imposez silence à votre imagination, ne vous laissez plus éblouir par vos passions, & vous trouverez dans le fond de votre ame, un sentiment de la Divinité qui dissipera vos doutes : C’est en écoutant ce sentiment intérieur que votre esprit sera d’accord avec votre cœur ; cet accord fait la tranquillité de l’ame, & c’est dans cette paix seule qu’on entend la voix de la sagesse, qui supplée à la foiblesse de nos raisonnemens. Ici Pythagore cessa de parler, & Cyrus lui dit :

Vous unissez les sentimens les plus touchans avec les raisonnemens les plus solides ; soit qu’on consulte l’idée de la premiere cause ou la nature de ses effets, le bonheur de l’homme ou le bien de la societé, la raison ou l’experience, tout conspire à prouver votre systême : Mais pour penser comme Anaximandre, il faut supposer contre toute raison, que le mouvement est une proprieté essentielle de la matiere ; que la matiere est l’unique substance existante ; que la force infinie agit sans connoissance, & sans dessein, malgré toutes les marques de sagesse répandues dans l’univers.

Je ne conçois pas comment les hommes peuvent balancer entre ces deux systêmes : L’un est ténébreux pour l’esprit, désolant pour le cœur, destructeur de la société ; l’autre est plein d’idées consolantes, il produit les sentimens nobles, il nous affermit dans tous les devoirs de la vie civile.

Ce n’est pas tout, il me semble que vous avez été trop modeste sur la force de vos preuves ; elles me paroissent invincibles, & démontrées. Il faut que l’un des deux systêmes soit vrai : La nature éternelle est une matiere aveugle, ou une intelligence éclairée ; Il n’y a point de milieu : vous avez prouvé que la premiere opinion est fausse & absurde ; il s’ensuit évidemment que l’autre est véritable & solide. Hâtez-vous sage Pythagore, hâtez-vous de me dire l’impression que firent vos entretiens sur Anaximandre.

Il se retira, répondit le Philosophe, desesperé, & résolu de me perdre. Tels que de foibles yeux que la lumiere du soleil éblouit & aveugle, tel étoit le cœur d’Anaximandre ; ni les prodiges, ni les preuves, ni les sentimens ne peuvent ébranler l’ame, lorsque l’erreur s’est emparée de l’esprit par la corruption du cœur.

Depuis mon départ de Samos, j’apprens qu’il est tombé dans l’égarement que j’avois prevû ; à force de ne vouloir rien croire que ce qu’on peut démontrer avec une évidence géometrique, il est parvenu non seulement à douter des vérités les plus certaines, mais même à croire les plus grandes absurdités. Il soutient sans aucune allégorie que tout ce qu’il voit n’est qu’un songe ; que tous les hommes qui l’entourent sont des fantômes ; que c’est lui-même qui se parle, & qui se répond ; que le ciel & la terre, les astres, & les élemens, les plantes & les arbres ne sont que des illusions, & enfin qu’il n’y a rien de réel que lui.

Il vouloit d’abord anéantir l’essence divine, pour substituer à sa place une nature aveugle ; à present il a détruit cette nature même, pour soutenir qu’il est le seul Etre qui existe dans l’univers.[14]

Cyrus sortit de cet entretien pénetré de la foiblesse de l’esprit humain ; il sentit par l’exemple d’Anaximandre, que les génies les plus subtiles peuvent aller de degré en degré depuis l’impieté jusques à l’extravagance, & tomber dans un délire philosophique qui n’est pas moins insensé que la folie la plus grossiere.

Le jeune Prince étant instruit à fond de la Religion des Grecs, alla le lendemain voir Pythagore pour l’interroger sur les Loix de Minos.

La profonde paix qui regne dans la Perse, dit-il au sage Samien, me donne le loisir de voyager ; je cherche dans tous les pays à recueillir des connoissances utiles ; j’ai passé par l’Egypte dont j’ai appris les Loix & le Gouvernement ; j’ai parcouru la Grece pour connoître les différentes Républiques qui la composent, & sur-tout celles de Lacédemone & d’Athénes.

Les anciennes Loix d’Egypte m’ont paru excellentes, & fondées sur la nature, mais la forme de son Gouvernement étoit défectueuse ; Il n’y avoit aucun frein pour retenir les Rois ; Les trente Juges ne partageoient point avec eux la puissance suprême, ils n’étoient que les Interpretes des Loix : Le despotisme & les conquêtes ont enfin détruit cet Empire.

Je crains qu’Athénes ne périsse par le défaut contraire ; son Gouvernement est trop tumultueux & trop populaire : Les Loix de Solon sont bonnes, mais il n’a pas eû assez d’autorité pour réformer le génie d’un peuple, qui a un goût démesuré pour la liberté, pour le luxe, & pour le plaisir.

Lycurgue a remedié aux maux qui ont ruiné l’Egypte, & qui perdront Athénes ; mais ses Loix sont trop contraires à la nature. L’égalité des rangs & la communauté des biens ne peuvent pas durer long-temps : Si-tôt que les Lacédemoniens auront étendu leur pouvoir dans la Grece, ils s’affranchiront sans doute de ces Loix ; elles bornent les passions d’un côté, mais elles les flattent trop d’un autre ; en proscrivant la volupté, elles autorisent l’ambition.

Aucune de ces trois formes de Gouvernement ne me paroît parfaite : On m’a dit que Minos en établit une autrefois dans cette Isle qui remedie à tous ces excès.

Pythagore admira la pénetration du jeune Prince, & le conduisit au Temple, où les Loix de Minos étoient conservées dans un coffre d’or.

Cyrus y lut tout ce qui regardoit la Religion, la morale, & la politique, & tout ce qui pouvoit servir à la connoissance des Dieux, de soi-même, & des autres hommes : Il trouva dans ce Livre sacré ce qu’il y avoit de meilleur dans les Loix d’Egypte, de Sparte, & d’Athénes, & sentit par-là que comme Minos avoit profité des lumieres des Egyptiens, de même Lycurgue & Solon devoient au Legislateur de Crete ce qu’il y avoit de plus excellent dans leurs institutions. C’est aussi sur ce modéle que Cyrus forma les Loix admirables qu’il établit dans son Empire après avoir conquis l’Asie.

Pythagore lui expliqua ensuite la forme du Gouvernement de l’ancienne Crete, & après lui avoir montré comment elle prévenoit également le despotisme & l’anarchie, il lui dit : On croiroit qu’un Gouvernement si parfait dans toutes ses parties auroit dû subsister toujours, mais on n’en voit presque plus aucun vestige. Les successeurs de Minos regnerent pendant quelques siecles en dignes enfans d’un tel pere ; leurs descendans dégenererent peu à peu : Ils ne se crurent pas assez grands pendant qu’ils n’étoient que conservateurs des Loix ; ils voulurent substituer à la place de ces Loix leurs volontés absolues. Les Cretois résisterent aux innovations ; de-là naquirent les discordes, & les guerres civiles : Dans ces tumultes les Rois furent détrônés, des usurpateurs se mirent à leur place : Ces usurpateurs affoiblirent l’autorité des nobles ; les députés du peuple s’emparerent de la puissance souveraine ; la Monarchie fut éteinte, & le Gouvernement devint populaire.

Tel est le triste état des choses humaines : Le desir de l’autorité sans bornes dans les Princes, l’amour de l’indépendance dans les peuples, exposent tous les États à des révolutions inévitables. Rien n’est fixe, rien n’est stable parmi les hommes.

Cyrus comprit par ce discours que ce n’est pas seulement dans la sagesse des Loix, mais plus encore dans celle des souverains qu’on trouve le salut & le bonheur d’un État. Dans tous les pays cinq ou six hommes hardis, artificieux, éloquens, entraînent presque toujours le Monarque ou le Senat. Tous les Gouvernemens sont bons, lorsque ceux qui régnent ne cherchent que le bien public ; mais ils seront toujours défectueux, parceque les hommes qui y président sont imparfaits.

Après plusieurs entretiens semblables avec le sage Samien, Cyrus se prépara enfin à continuer ses voyages. En quittant Pythagore, il lui dit : Que j’ai de regret de vous voir abandonné aux caprices du sort qui vous persecute ! Que je serois heureux de passer ma vie avec vous dans la Perse ! Je ne vous offrirois ni les plaisirs, ni les richesses qui flattent les autres hommes ; Je sçai que vous en seriez peu touché : Vous êtes au-dessus des faveurs des Rois, parceque vous êtes détrompé de toutes les fausses grandeurs ; mais je vous offre dans mes États, la paix, la liberté, & le doux loisir que les Dieux accordent à ceux qui aiment la sagesse.

J’aurois une vraye joye, reprit Pythagore, de vivre sous votre protection avec Zoroastre & les Mages, mais il faut que je suive les ordres d’Apollon. Un grand Empire s’éleve en Italie qui deviendra un jour maître de l’univers ; la forme de son Gouvernement est semblable à celle que Minos établit en Crete ; Le génie de ses peuples est aussi guerrier que celui des Spartiates ; L’amour génereux de la Patrie, le goût de la pauvreté personnelle pour augmenter la richesse publique, les sentimens nobles & desinteressés qui regnent parmi ses Citoyens, le mépris du plaisir qu’ils unissent avec un zéle ardent pour la liberté, les rendent propres à conquerir le monde entier : J’y dois porter la connoissance des Dieux & des Loix. Je vous quitte, mais je ne vous oublierai jamais ; Mon cœur vous suivra par-tout ; vos conquêtes s’étendront selon les oracles ; Puissent les Dieux vous préserver alors de l’yvresse de l’autorité suprême ! Puissiez-vous sentir long-temps le plaisir de ne régner que pour rendre les hommes heureux ! La Renommée m’instruira de votre sort ; Je demanderai souvent, la grandeur n’a-t-elle pas changé le cœur de Cyrus ? Aime-t-il toujours la vertu ? Craint-il toujours les Dieux ? Il faut que je vous quitte, mais nous nous rejoindrons dans le séjour des justes. Ah Cyrus ! quelle sera ma joye de vous revoir après la mort parmi les bons Rois que les Dieux couronnent d’une gloire immortelle. Adieu Prince, adieu, souvenez-vous de n’employer jamais votre puissance, que pour faire sentir des effets de votre bonté.

Cyrus ne put rien répondre, son cœur s’attendrit, il embrasse le Philosophe avec véneration, il mouille son visage de ses larmes, il fallut enfin se séparer. Pythagore partit bien-tôt pour l’Italie, & Cyrus s’embarqua sur un vaisseau Fénicien pour aller à Tyr.

En s’éloignant de Crete & des côtes de la Grece, il les quitte avec regret, & se ressouvenant de tout ce qu’il avoit vû, il dit à Araspe : Quoi ! c’est donc là cette nation qu’on croit superficielle & frivole : J’y ai trouvé de grands hommes de toutes les especes, des Philosophes profonds, des Capitaines habiles, de grands politiques, des génies capables d’atteindre à tout, & de tout approfondir.

Ils préferent les connoissances agréables aux idées abstraites, les arts d’imitation aux recherches subtiles ; mais ils ne méprisent pas les sciences sublimes, au contraire ils y excellent, quand ils veulent s’y appliquer.

Ils aiment les étrangers plus que ne font les autres nations, & par-là leur pays mérite d’être appellé la Patrie commune du genre humain : Ils paroissent quelquefois trop occupés de bagatelles & d’amusemens, mais les grands hommes parmi eux ont le secret de préparer les affaires les plus importantes, même en s’amusant. Ils sentent que l’esprit a souvent besoin de repos, mais en se délassant ils sçavent mouvoir les plus grandes machines par les plus petits ressorts. Ils regardent la vie comme un jeu, mais un jeu semblable aux Jeux Olympiques, où les danses enjouées se mêlent avec les travaux pénibles.

J’admire, dit Araspe, la politesse des Grecs, & toutes les qualités qu’ils ont pour la societé ; mais je ne sçaurois estimer ni leurs talens, ni leurs sciences. Les Chaldéens & les Egyptiens les surpassent infiniment dans toutes les connoissances solides.

Je suis, repliqua Cyrus, d’un sentiment bien different du vôtre : Il est vrai qu’on trouve chez les Chaldéens, & chez les Egyptiens de grandes idées, & des découvertes utiles ; mais leur science est souvent pleine d’obscurité : Ils ne sçavent pas comme les Grecs parvenir aux vérités inconnues par l’enchaînement des vérités communes : Cette méthode ingénieuse de mettre chaque idée à sa place, de mener l’esprit par degrès des vérités les plus simples aux vérités les plus composées, avec ordre, clarté, & précision, est un secret peu connu des Chaldéens & des Egyptiens qui se vantent d’avoir plus de génie original ; c’est là pourtant la véritable science qui apprend à l’homme l’étendue & les bornes de son esprit ; c’est par-là que je préfere les Grecs aux autres peuples, & non à cause de leur politesse.

La vraye politesse est propre aux ames délicates de toutes les nations, & n’est point attachée à aucun peuple en particulier. La civilité extérieure n’est que la forme établie dans les differens pays pour exprimer cette politesse de l’ame. Je préfere la civilité des Grecs à celle de tous les autres peuples, parcequ’elle est plus simple, & moins embarassante ; elle rejette toutes les formalités superflues ; elle n’est occupée qu’à rendre la societé libre & agréable : La politesse intérieure est bien différente de cette civilité superficielle.

Vous n’êtiez pas present le jour que Pythagore m’en parla : Voici comme il la définit, voici comme il la pratique. C’est une égalité d’ame qui exclud tout à la fois l’empressement & l’insensibilité ; elle suppose un discernement vif qui s’apperçoit d’abord de tout ce qui peut convenir aux différens caractéres : C’est une douce condescendance qui sçait s’accommoder au goût des autres, non pour flatter, mais pour apprivoiser leurs passions : C’est un oubli de soi-même qui cherche avec délicatesse le plaisir d’autrui, sans faire appercevoir de cette recherche : Elle sçait contredire avec respect, elle sçait plaire sans adulation, elle est également éloignée de la fade complaisance, & de la basse familiarité.

Cyrus s’entretenoit ainsi avec Araspe, lorsque les vents contraires arrêterent leur course, & les obligerent à relâcher dans l’Isle de Chypre. Le jeune Prince profita de cette occasion pour visiter le Temple de Paphos, & les Bocages d’Idalie, consacrés à la mere des Amours. En voyant ces lieux fameux, il rappella les remarques de Pythagore sur la corruption des Poëtes Grecs, & sur les effets monstrueux de leur imagination déreglée : Ils avoient dégradé la Théologie primitive d’Orphée, pour faire descendre de l’Empyrée les Puissances célestes, pour les placer sur les montagnes de la Grece comme dans leur Ciel suprême, & pour leur attribuer non seulement les passions humaines, mais encore les vices les plus honteux.[15] Il se hâta de quitter l’Isle profane, & débarqua bien-tôt à Tyr.



  1. Plut. de Isid. & Osirid.
  2. Le Jupiter Olympien des Grecs étoit leur Dieu suprême, superieur au Jupiter Conducteur, & le même que Saturne & Cœlus.
  3. Vers d’Epimenide cités par S. Paul.
  4. Platon, Epinom.
  5. Ibid.
  6. Plat. de Rep.
  7. Hieroc. aur. carm.
  8. Toute cette Mythologie est tirée de Platon. Voyez le Discours page 97.
  9. Vid. Hier. aur. carm.
  10. Voyez le Discours, pag. 68.
  11. La narration marque les differens progrés de l’esprit dans l’incrédulité : L’athée qui vouloit demontrer, devient ici Pyrrhonien. Voyez le Discours, page 88, &c.
  12. Je parle ici de la démonstration geometrique & metaphysique.
  13. La source du Pyrrhonisme vient de ce que l’on ne distingue pas entre une démonstration, une preuve & une probabilité. Une démonstration suppose l’idée contradictoire impossible ; Une preuve de fait est où toutes les raisons portent à croire, sans qu’il y ait aucun prétexte de douter ; Une probabilité est où les raisons de croire sont plus fortes, que celles de douter.
  14. Les Egomistes se servent aujourd’hui de ce langage, & Carneades autrefois parloit à peu près de même, pour prouver qu’on ne peut être assuré de rien que de sa propre existence. Ici l’Athée de Pyrrhonien devient Egomiste. Voyez le Dis. page 89.
  15. Voyez le Discours, page 3.