Les Voyages de Gulliver/Voyage à Laputa, aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon/IX

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Les Voyages de Gulliver : Voyage à Laputa, etc.
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 72-84).

CHAPITRE IX.

Des struldbruggs ou immortels.

Les Luggnaggiens sont un peuple très-poli et très-brave ; et, quoiqu’ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les nations de l’Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à l’égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour. Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air ; et, par le moyen de mon interprète, j’eus souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs.

Un d’eux me demanda un jour si j’avais vu quelques-uns de leurs struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non, et que j’étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des humains : il me dit que quelquefois (quoique rarement) il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placée directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse marque le préservait de la mort ; que cette tache était d’abord de la largeur d’une petite pièce d’argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu’ensuite elle croissait et changeait même de couleur ; qu’à l’âge de douze ans elle était verte jusqu’à vingt ; qu’elle devenait bleue ; qu’à quarante-cinq ans elle devenait tout à fait noire, et aussi grande qu’un schilling, et ensuite ne changeait plus ; il m’ajouta qu’il naissait si peu de ces enfants marqués au front qu’on comptait à peine onze cents immortels de l’un et de l’autre sexe dans tout le royaume ; qu’il y en avait environ cinquante dans la capitale ; et que depuis trois ans il n’était né qu’un enfant de cette espèce, qui était fille ; que la naissance d’un immortel n’était point attachée à une famille préférablement à une autre ; que c’était un présent de la nature ou du hasard ; et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilége.

Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs, et même les plus outrés. Je m’écriai, comme dans une espèce de ravissement et d’enthousiasme : Heureuse nation, dont tous les enfans à naître peuvent prétendre à l’immortalité ! Heureuse contrée, où les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, où la vertu des premiers siècles n’a point péri, et où les premiers hommes vivent encore, et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leurs descendans ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilége de ne point mourir, et que par conséquent l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point !

Je témoignai ensuite que j’étais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour ; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappé les yeux. Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère, et ne leur donne-t-il point sa confiance ? Mais peut-être que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis résolu d’en parler à sa majesté à la première occasion qui s’offrira ; et, soit qu’elle défère à mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’établissement qu’elle a eu la bonté de m’offrir dans ses États, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne.

Celui à qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un souris qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu’il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et pendant quelque temps, ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point ; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin la même personne qui m’avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalité ; mais qu’ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues, si la nature m’avait fait naître struldbrugg.

À cette question intéressante, je répartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j’étais accoutumé à m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse été roi, général d’armée ou ministre d’État ; que, par rapport à l’immortalité, j’avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j’avais à vivre éternellement ; et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor à mon imagination.

Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j’aurais pu connaître mon bonheur, et savoir la différence qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en œuvre pour devenir riche ; et qu’à force d’être intrigant, souple et rampant, j’aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu’en second lieu, je me fusse appliqué si sérieusement à l’étude dès mes premières années, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers ; que j’aurais remarqué avec soin tous les grands événemens ; que j’aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d’État qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères, et de faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde ; que j’aurais tracé un mémoire fidèle et exact de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d’antiquités, un registre vivant, un trésor de connaissances, un dictionnaire parlant, l’oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

Dans cet état je ne me marierais point, ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon gaîment, librement, mais avec économie, afin qu’en vivant toujours j’eusse toujours de quoi vivre. Je m’occuperais à former l’esprit de quelques jeunes gens, en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidens, seraient mes illustres confrères les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques mortels de mérite, que je m’accoutumerais à voir mourir sans chagrin et sans regret, leur postérité me consolant de leur mort : ce pourrait même être pour moi un spectacle assez agréable, de même qu’un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les œillets de son jardin naître, mourir et renaître.

Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traité de morale, plein de leçons utiles, et capable d’empêcher la nature humaine de dégénérer comme elle fait de jour en jour et comme on le lui reproche depuis deux mille ans.

Quel spectacle noble et ravissant que de voir de ses propres yeux les décadences et les révolutions des empires, la face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses ; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans ; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux ; l’océan baignant d’autres rivages ; de nouvelles contrées découvertes ; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos ; la barbarie et l’ignorance répandues sur les nations les plus polies et les plus éclairées ; l’imagination éteignant le jugement, le jugement glaçant l’imagination ; le goût des systèmes, des paradoxes, de l’enflure, des pointes et des antithèses, étouffant la raison et le bon goût ; la vérité opprimée dans un temps, et triomphant dans l’autre ; les persécutés devenus persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour ; les superbes abaissés et les humbles élevés ; des esclaves, des affranchis, des mercenaires, parvenus à une fortune immense et à une richesse énorme par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des peuples ; enfin la postérité de ces brigands publics rentrée dans le néant, d’où l’injustice et la rapine l’avaient tirée !

Comme, dans cet état d’immortalité, l’idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour me troubler, ou pour ralentir mes désirs, je m’abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l’usage. Les sciences seraient néanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet ; et je m’imagine qu’à force de méditer je trouverais à la fin les longitudes, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, et le remède universel ; qu’en un mot, je porterais toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection.

Lorsque j’eus fini mon discours, celui qui seul l’avait entendu se tourna vers la compagnie, et lui en fit le précis dans le langage du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes et attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. À la fin cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée par la compagnie d’avoir la charité de me dessiller les yeux et de me découvrir mes erreurs.

Il me dit d’abord que je n’étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l’état des struldbruggs, qu’il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près les mêmes dispositions ; que le désir de vivre était naturel à l’homme ; que celui qui avait un pied dans le tombeau s’efforçait de se tenir ferme sur l’autre ; que le vieillard le plus courbé se représentait toujours un lendemain et un avenir, et n’envisageait la mort que comme un mal éloigné et à fuir ; mais que dans l’île de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l’exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitans de cet amour insensé de la vie.

Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de votre être immortel, et que vous nous avez tracé tout à l’heure, est ridicule et tout-à-fait contraire à la raison. Vous avez supposé sans doute que dans cet état vous jouiriez d’une jeunesse perpétuelle, d’une vigueur et d’une santé sans aucune altération ; mais est-ce là de quoi il s’agissait lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre ? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point, et que votre prétendue immortalité serait un printemps éternel ?

Après cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu’ils ressemblaient aux mortels, et vivaient comme eux jusqu’à l’âge de trente ans ; qu’après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une mélancolie noire qui augmentait toujours jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de quatre-vingts ans, qu’alors ils n’étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que l’idée affligeante de l’éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler ; qu’ils n’étaient pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu’ils n’aimaient qu’eux-mêmes, qu’ils renonçaient aux douceurs de l’amitié, qu’ils n’avaient plus même de tendresse pour leurs enfans, et qu’au-delà de la troisième génération ils ne reconnaissaient plus leur postérité ; que l’envie et la jalousie les dévoraient sans cesse ; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusemens, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir à chaque instant ; que tout, jusqu’à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir ; que, pour cette raison, toutes les fois qu’ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur sort, et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait refusé la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse, et d’entrer dans un repos éternel ; qu’ils n’étaient plus alors en état de cultiver leur esprit et d’orner leur mémoire ; qu’ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu’ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur moyen âge ; que les moins misérables et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout-à-fait perdu la mémoire, et étaient réduits à l’état de l’enfance ; qu’au moins on prenait alors pitié de leur triste situation, et qu’on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin dans leur imbécillité.

Lorsqu’un struldbrugg, ajouta-t-il, s’est marié à une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l’État, est dissous dès que le plus jeune des deux est parvenu à l’âge de quatre-vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnés malgré eux, et sans l’avoir mérité, à vivre éternellement, ne soient pas encore, pour surcroît de disgrâce, obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce qu’il y a de plus triste est qu’après avoir atteint cet âge fatal ils sont regardés comme morts civilement. Leurs héritiers s’emparent de leurs biens ; ils sont mis en tutelle, ou plutôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une simple pension alimentaire, (loi très-juste à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards). Les pauvres sont entretenus aux dépens du public dans une maison appelée l’hôpital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d’emploi, ne peut négocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage même n’est point reçu en justice.

Mais lorsqu’ils sont parvenus à quatre-vingt-dix ans, c’est encore bien pis ; toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent ; ils perdent le goût des alimens, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir ; ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir, et oublient le nom de leurs amis, et quelquefois leur propre nom. Il leur est pour cette raison inutile de s’amuser à lire, puisque, lorsqu’ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu’ils lisent les deux derniers. Par la même raison il leur est impossible de s’entretenir avec personne. D’ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquens changements, les struldbruggs nés dans un siècle ont beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont toujours comme étrangers dans leur patrie.

Tel fut le détail qu’on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m’en montra dans la suite cinq ou six, et j’avoue que je n’ai jamais rien vu de si laid et de si dégoûtant : les femmes surtout étaient affreuses ; je m’imaginais voir des spectres.

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout-à-fait l’envie de devenir immortel à ce prix. J’eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m’étais abandonné sur le système d’une vie éternelle en ce bas monde.

Le roi ayant appris ce qui s’était passé dans l’entretien que j’avais eu avec ceux dont j’ai parlé, rit beaucoup de mes idées sur l’immortalité et de l’envie que j’avais portée aux struldbruggs. Il me demanda ensuite sérieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j’aurais été fort aise qu’il m’eût fait ce présent ; mais, par une loi fondamentale du royaume, il est défendu aux immortels d’en sortir.